LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI printemps 2008
tactique
et stratégie
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L’entraînement
martial porte en priorité sur l’acquisition d’une panoplie technique,
une
préparation physique et, dans l’hypothèse la plus favorable, un
développement
des qualités mentales : détermination, courage, vigilance,
maîtrise des
émotions. Quelques professeurs prétendent transmettre une philosophie
―
la prétendue « philosophie des arts martiaux » ― qui
s’apparente plutôt, dans la majorité des cas, à une vulgaire doctrine
puisqu’elle n’est l’objet d’aucune réflexion ni discussion. Mais qui
donc se préoccupe de tactique et de stratégie du combat ? Tout au
plus
les meilleurs préparateurs de compétiteurs. Cependant leur recherche
s’arrête
aux bornes définies par les règles de compétition.
Même si
ce n’est pas la seule motivation, la plupart des pratiquants sont venus
à
l’art martial pour être plus sereins face au risque d’agression.
Celle-ci
peut être perpétrée par plusieurs individus, éventuellement armés, dans
les
circonstances les plus variées et en des lieux parfois surprenants.
Quand on
doit affronter une situation aussi délicate, la maîtrise technique est
insuffisante pour résoudre toutes les questions qui surgissent. Quelle
stratégie
mettre en œuvre ? Quelles tactiques employer ? Et où trouver
cet
enseignement ?
Définitions
La
stratégie
― du grec stratos : « armée »
et ageîn : « conduire » ― est l'art
de coordonner l'action de
l'ensemble des forces d’une nation ― politiques, militaires,
économiques,
financières, morales ― pour conduire une guerre, gérer une crise
ou
préserver
la paix.
Par
extension, ce terme s’utilise dans d'autres domaines que celui de la
défense
d’un pays, notamment dans les activités économiques (stratégie
commerciale,
industrielle, financière, etc.), politiques (campagnes électorales)
mais aussi
dans des jeux complexes (stratégie des échecs). Ce terme a bien entendu
toute
sa place dans le cadre de la défense personnelle.
La
tactique ― du grec taktikhé : « art de ranger,
de
disposer » ― dont l'enjeu est local et limité dans le temps,
est
l’art d’organiser et d’utiliser les moyens disponibles à un moment et
un
endroit donnés pour faire face à une opposition (bataille militaire,
agression, sport, jeu, concurrence, etc.).
En
pratique, la délimitation entre stratégie et tactique n’est pas
toujours évidente,
les deux termes étant souvent confondus, avec une tendance à utiliser
« stratégie »
lorsque le degré d’élaboration s’élève. Ainsi s’établit une sorte de
hiérarchie ou de chronologie entre ces deux mots : les options
tactiques
― l’action ― du moment sont toujours dépendantes des choix
stratégiques
― la réflexion ― opérés au préalable. Si la France
décide de
construire un second porte-avions à propulsion nucléaire, la tactique
de ses
interventions militaires lointaines en sera forcément modifiée. Si un budoka
travaille quasi uniquement les projections, ses possibilités de réponse
à une
agression violente en seront dangereusement affectées.
Ainsi, la
gestion d’un conflit belliqueux est-elle directement tributaire des
décisions
prises au préalable. Pour la défense personnelle : choix d’un art
martial, d’un professeur, d’un objectif, d’un mode d’entraînement, etc.
Avez-vous fait les bons
choix ?
Tous les
choix sont bons s’ils s’inscrivent dans une cohérence générale. Si vous
pensez que la fuite est toujours la meilleure réponse à une agression,
il est
peut-être judicieux de pratiquer la course à pied. Malheureusement, la
grande
majorité des individus n’est pas totalement maître des orientations
prises
par leur existence : les choix ont souvent été biaisés, imposés ou
occultés. Le hasard, les circonstances, diverses influences, le
« destin »
diraient certains, ont conduit chacun à sa situation présente.
Quelques-uns
ont réussi un parcours honorable (la chance ?), mais beaucoup se
sont fourvoyés.
Parmi ceux-ci, certains vivent mal leur situation, d’autres s’en
accommodent, mais tous auraient préféré disposer des moyens de mieux
gérer
leur vie.
Observons
le parcours classique du budoka tel que nous le présente la
tradition.
Au début est la technique (ghi) ; puis vient le besoin de
développer
les capacités physiques (tai) pour aboutir à l’efficacité ;
suivent réflexion philosophique et élévation spirituelle (shin),
caractéristiques du vieux maître. C’est bien ce qu’illustrait
l’enseignement des maîtres d’arts martiaux japonais, il y a 30 ou 40
ans.
Jamais ils ne donnaient la moindre explication : ils montraient,
les élèves
copiaient.
Comment
pourrait-il y avoir un véritable choix si l’esprit est condamné à la
servilité durant de longues années et n’intervient qu’en fin de
cycle ?
Et encore cette dernière phase n’interviendra-t-elle même pas si
l’activité
pratiquée en est fondamentalement dénuée ou si l’enseignant n’est
porteur d’aucun message.
Certes,
votre comportement a peu d’influence sur le déroulement de l’histoire,
les grands événements ne sont guère influencés par vos actions
individuelles,
mais vous pouvez très largement décider de la qualité de votre vie. À
condition de ne pas suivre le troupeau, de faire preuve de
discernement, de vous
interroger constamment ― les incessants
« pourquoi ? »
du
petit enfant que la société a réussi à définitivement bâillonner ―
et remettre en question les certitudes tenues pour acquises par le plus
grand
nombre.
Choix du guide
Dans
le cadre d’un entraînement destiné à assurer votre sécurité physique,
les
questions fondamentales doivent surgir dès le début de la pratique,
voire avant. Chacun doit savoir où mène le chemin sur lequel il
s’engage et
quelles en sont les étapes. Je parle d’un cheminement pragmatique
parfaitement défini techniquement et non de la Voie (do)
susceptible de
transcender l’esprit, état qui se dérobe à toute tentative de
formulation.
Ainsi, deux instructeurs d’un même style de karaté dont les visions sur
la finalité de leur technique divergent, enseigneront des arts martiaux
sensiblement différents malgré un intitulé théorique similaire. Prenons
l’exemple de deux stratèges militaires :
Sun Zi
(Maître Sun), Chinois du 5e siècle avant notre ère, a légué
à la postérité un ouvrage éminent : « L'art de la
guerre ».
Pour Sun Zi, l'habileté suprême est de vaincre sans combattre.
Cependant,
cette paix se payera du prix de la subversion, de l’hypocrisie, de
l’espionnage, etc.
Carl von
Clausewitz est un général prussien (1780-1831). La Révolution et
l'Empire lui ont inspiré son œuvre : « De la
guerre ».
Il y présente le concept de « guerre totale » où l’écrasement
absolu de l’ennemi est le seul garant d’une paix future durable.
Il va
sans dire que l’antinomie de ces deux stratégies implique des moyens
humains,
techniques, financiers et autres totalement différents.
Ce grand
écart conceptuel se retrouve fréquemment chez les adeptes des arts
martiaux.
Que va-t-il se passer si votre inclination vous porte vers des horizons
spirituels inconnus de votre professeur ? (Évidemment, je parle de
divergences fondamentales, pas de différences ponctuelles de points de
vue). Un
conflit plus ou moins conscient va perturber votre ascension vers la
maîtrise
de l’art martial, car la comparaison de l’enseignement d’un disciple de
« Sun » à celui d’un inconditionnel de
« Clausewitz »
révèle deux mondes diamétralement opposés. Pas seulement sur la
finalité de
l’art martial, mais aussi sur les moyens, tant externes
― techniques et
physiques ― qu’internes ― mentaux ou spirituels.
Malheureusement,
ce type de cohabitation au sein des clubs d’arts martiaux est monnaie
courante. Quelles sont les solutions envisageables si vous vous êtes
fourvoyé
dans un club dont l’instructeur véhicule une philosophie
― doctrine ? ― qui ne vous convient guère ?
- Soit vous révisez votre analyse (possible) ;
- Soit votre professeur révise la sienne (improbable) ;
- Soit vous changez de professeur (difficile mais salutaire).
Vous
pouvez aussi continuer à jouer les autruches, mais ce n’est pas une
solution.
Sauf si vous « jouez » votre vie comme on joue aux dés. Mais
souvenez vous du proverbe japonais : « Attendre la
chance,
c’est attendre la mort ». Mieux vaut donc se poser quelques
questions et
donner à votre entraînement ― mais le bénéfice s’étend bien
au-delà
de ce cadre restreint ― l’inflexion souhaitable.
Donc, si
vous êtes du genre jeune loup aux dents longues toujours prêt à mordre,
cherchez un instructeur convaincu que :
- La société est constituée de
dominants et de dominés ; il faut écraser les minables ;
- C’est en exacerbant l’agressivité
qu’on forme l’élite et les champions ;
- La vie est un ring ; les plus
belles victoires s’obtiennent par K.O.
- Bonté, pitié et autres sentiments du
même acabit sont des faiblesses à bannir.
Certes,
ce n’est peut-être pas en accord avec la Voie où l’on s’engage avec
humilité, bienveillance, sincérité, droiture et retenue, mais vous
serez en
accord avec votre instructeur. Et peu importe que vous soyez brouillé
avec le
reste du monde puisque votre instructeur vous garantit l’acquisition
rapide
d’une méthode de résolution musclée et définitive des conflits.
Mais
s’il vous paraît important de vivre en harmonie avec les autres, alors
réfléchissez
bien avant tout engagement et sélectionnez un professeur pourvu de
quelque
sagesse ou qui s’efforce de cheminer dans cette voie en vous
accompagnant.
C’était,
en tout état de cause, le cas des principaux fondateurs du karaté
moderne qui
voyaient en celui-ci un vecteur de paix. Rappelez-vous le célèbre
aphorisme de
Funakoshi Gichin : « Le karaté est fait pour ne pas
servir. »
Son prêche n’était pas isolé : Jigoro Kano (fondateur du judo),
Morihei Ueshiba (fondateur de l’aïkido) et beaucoup d’autres tenaient
le même
discours. Ces promoteurs de l’art martial à visée pacifique ont des
successeurs ; ils ne sont pas si difficiles à trouver, même si
cette
caractéristique n’est pas mentionnée sur leur carte de visite.
Choix de la discipline martiale
L’objectif
défini ― violent, belliqueux, pragmatique, pacifique, sportif,
ludique,
méditatif, etc. ―
(c’est la première étape de l’élaboration d’une stratégie), il faut se
doter des moyens et des armes nécessaires. Dans le cadre de la défense
personnelle, les moyens résident dans vos capacités physiques et
mentales, les
armes se limitent à vos mains, pieds, coudes et genoux pour
l’essentiel. Seul
un art martial peut répondre à cette problématique ; lequel
choisir ?
La tâche est ardue, car, dans leurs versions les plus couramment
rencontrées,
aucun ne répond à toutes les situations d’agression. Avec un peu de
chance,
vous découvrirez un enseignant qui a effectué une synthèse convaincante
de
plusieurs arts martiaux. Prudence, cependant, avec les charlatans qui
ont tout
inventé en l’espace de quelques petites années. Quant à pratiquer deux
arts
martiaux complémentaires avec deux enseignants différents, cela n’a
jamais
donné de très bons résultats : incompatibilité des philosophies,
contradictions techniques, etc. Il n’est jamais bon de courir plusieurs
lièvres
à la fois. Mieux vaut maîtriser correctement un art martial incomplet
que de
se disperser. Toutefois, lors d’un stage récent, Maître Mochizuki, le
plus
haut gradé officiel en France (9e dan) et fondateur d’une
synthèse
nommée Yoseikan Budo, déclarait : « Il y a tout dans le
karaté ! »
Et de démontrer que uchi-uke peut servir de blocage, d’atemi,
de clé ou de projection. à
condition de revenir aux sources et de ne pas pratiquer le karaté
édulcoré
destiné aux enfants que l’on voit un peu partout. Comme vous le
constatez, je
ne suis donc pas seul, loin s’en faut, dans ma conception d’un karaté
art martial total.
L’option
karaté est donc excellente. Cependant si le seul club près de chez vous
est
handicapé par un médiocre instructeur, n’hésitez pas à vous orienter
vers
une autre discipline animée par un professeur compétent. Vous ne vivez
qu’une fois ; ne perdez pas votre temps !
La meilleure méthode de progression
Vous avez
donc guidé vos pas sur la Voie ; c’est un bon début ! vous
avez
opté pour le karaté ; bien ! Vous êtes persuadé que votre
professeur est un excellent guide ; c’est parfait ! Votre
rythme
d’entraînement vous permet une progression notable ;
merveilleux !
Mais
c’est insuffisant ! Votre professeur ne doit pas être le seul à se
poser des questions sur l’art martial. Vous devez être habité d’une
méticuleuse
et systématique curiosité. Car, aussi érudit soit-il, jamais il ne vous
communiquera tout ce que recèle l’art martial. Plusieurs raisons à
cela :
- D’abord, personne ne sait tout, y
compris votre sensei.
- Ensuite, il n’est pas bon de jeter
en pâture toute la connaissance martiale. Des individus mal
intentionnés pourraient l’utiliser à des fins douteuses. Un tri doit
s’effectuer et seuls ceux qui se sont investis durant de longues années
découvriront les vrais secrets de l’art martial avec l’aide
bienveillante mais parcimonieuse du sensei.
- De plus, tout bon pédagogue sait que
les meilleurs résultats s’obtiennent quand l’élève découvre lui-même
les éléments constitutifs de son érudition. Cette pédagogie de la
découverte a le défaut d’exiger beaucoup de temps, ce qui explique, en
dépit de son intérêt, la désaffection dont elle est victime. Mais l’art
martial n’a aucun sens s’il ne s’inscrit pas dans la durée (toute la
vie !). Dès lors, puisque le temps ne nous est pas compté,
pourquoi se priverait-on de la meilleure pédagogie ?
- Enfin, la mode est à l’assistanat. À
croire qu’homo sapiens ne survivrait pas s’il n’avait à sa
disposition un coach pour conduire ses projets, un psy pour supporter
les vicissitudes de la vie et un gourou pour calmer ses craintes
existentielles. Ce mode de vie est à l’opposé de la Voie. Le véritable
art martial, qui ne connaît pas la mode, est avant tout l’art
d’affronter la difficulté, d’assumer la responsabilité de son
existence, de se tenir sans béquille. Il ne s’agit pas de rejeter toute
aide, mais de limiter celle-ci à sa fonction d’aide et de rester maître
de son destin. Le sensei est un guide qui doit s’effacer
progressivement pour vous permettre d’accéder à l’autonomie, la
maîtrise ou la sagesse.
Votre
parcours dans l’art martial va donc être jalonné d’une longue suite de
questionnements. Mais vous devez commencer avant même d’être inscrit
dans un
club ; car c’est à vous de vous interroger sur la compétence de
l’enseignant. Ne faites pas aveuglément confiance à son palmarès ni à
ses
diplômes ; observez également l’homme (ou la femme), sa maîtrise,
sa pédagogie,
son éventuelle sagesse et son rapport à autrui.
Cette
interrogation perpétuelle, véritable concrétisation du doute cartésien,
est
indispensable à la conception et au développement d’une force de frappe
personnelle dont tous les paramètres soient cohérents. L’entraînement
régulier
permettra de la rendre opérationnelle.
Cependant,
il n’est pas nécessaire que chacun découvre ou invente ce qui a déjà
été
mis en lumière par les maîtres du passé. Ceux-ci nous ont légué les
fruits
de leur expérience dans des documents d’une richesse inestimable :
les kata,
qui existent dans quelques arts martiaux. En ce domaine, le karaté
recèle
des trésors.
Le kata : source intarissable de la connaissance martiale
« Le
karaté doit être étudié avec les kata en tant que méthode
principale
et les assauts comme méthode complémentaire. » Gichin FUNAKOSHI.
« Toutes
nos bases, tous nos kumite, tout vient des kata. »
Tsutomu OHSHIMA.
Il
n’est nul besoin de longs développements pour convaincre que le karaté,
comme tous les arts martiaux à mains nues, est fondamentalement destiné
à la
défense personnelle. Certes, des formes sportives, ludiques ou
artistiques se
sont développées durant le 20e siècle, mais elles ne
remettent
pas en cause cette analyse : ce que nous nommons aujourd’hui
« arts
martiaux » doit son émergence à la volonté de se protéger de
l’agression.
Le karaté,
né dans l’extraordinaire creuset qu’a constitué l’île d’Okinawa,
épicentre
de la concurrence, de la volonté d’hégémonie et de la haine que se
vouent
le Japon et la Chine depuis des siècles, est parvenu à un degré
d’efficacité
redoutable. Pratiqué selon les préceptes traditionnels, le karaté est
une des
meilleures, sinon la meilleure, méthodes de défense personnelle.
Nous
sommes donc en présence de deux prémisses :
- Le karaté, d’une efficacité incontestable, est
originellement destiné à l’autodéfense ;
- Les kata, de l’avis même d’illustres maîtres,
constituent l’essence du karaté ;
D’où nous tirons la conclusion du syllogisme :
- Les kata forment la base
d’une méthode de défense personnelle extrêmement efficace.
Puisque
tout est dans les kata, nous devrions y trouver des réponses à
nos
questions sur les stratégies et les tactiques à mettre en œuvre en cas
d’agression. Pourtant, un regard critique sur la pratique usuelle des
karatékas
ne semble pas le démontrer. En effet, dans de nombreux clubs, kata
et kumite
sont perçus comme deux univers totalement indépendants. Et cela n’est
pas
arrangé par la compétition qui dresse une barrière presque hermétique
entre
ces deux aspects du karaté. Inconsciente victime de ce phénomène, je
n’ai
pas moi-même perçu la richesse des kata et leur liaison avec le
kumite
avant d’être 1er ou 2e dan. Après de
multiples et infructueux tâtonnements en direction des kata
supérieurs
qui semblaient receler une diversité stratégique et tactique fastueuse,
c’est finalement de Heian-shodan que la lumière a jailli. Et ce kata
d’apparence simpliste me livre encore
aujourd’hui de nouvelles pépites.
Les jeunes budoka font trop souvent l’erreur de négliger et de
travailler superficiellement les kata de base, les kata
supérieurs
leurs paraissant plus attrayants et gratifiants. C’est pourtant sous
l’éclairage
des kata les plus simples que les kata supérieurs se
dévoilent.
Et là, une fabuleuse richesse s’étale sous nos yeux. Mais il y a deux
conditions indispensables pour accéder à ce Graal :
- Quelques milliers de répétitions des
kata et des bunkai (les applications
avec des adversaires) sont un préalable incontournable pour toucher le
jackpot. Avant, on croit comprendre. Les explications fournies à un
débutant ont souvent pour lui une teneur purement intellectuelle. Cela
se traduit couramment par l’affirmation « je sais » ou
« je comprends » alors qu’il est aisé de constater l’absence
du savoir-faire correspondant. La connaissance martiale ne peut pas se
limiter à l’intellect. Il faut penser avec son ventre (le hara).
- Pour trouver, il faut
chercher ; mais personne ne cherche sans la possibilité d’une
découverte. L’élève doit être convaincu de la haute valeur pédagogique
des kata afin d’en entreprendre une étude soigneuse. C’est le
rôle du sensei de transmettre cette fièvre de l’orpailleur. En
vérité, les kata contiennent beaucoup plus que l’apparence qui
s’offre au néophyte. Ce sont de véritables traités de l’art du
combat ; il faut apprendre à les lire en commençant par les plus
faciles. Certains compétiteurs ont répété des milliers de Unsu avec une
robotique précision sans y déceler le moindre enseignement martial, car
ils ont totalement négligé les Heian. Ils récitaient un texte dans une
langue étrangère qu’ils ne comprenaient pas.
Entrons
donc dans l’univers didactique des kata. Toutefois,
le sujet est si vaste que, pour être correctement traité, il
nécessiterait
des développements d’une longueur incompatible avec la vocation de ce
modeste
article. De plus, il faut laisser à chacun le plaisir et le bénéfice de
la découverte.
Ajoutons, pour finir, que je suis loin d’avoir tout compris de
l’ensemble
des kata. Aussi limiterai-je mon analyse aux aspects tactiques
et stratégiques
contenus dans Heian-shodan, c’est-à-dire le premier kata
appris
par un débutant dans le style Shotokan.
Voici
les enseignements que chacun peut découvrir, s’il s’en donne la peine,
car
ils sont plus ou moins cryptés, dans ce kata.
Toujours garder une noble attitude
Un kata,
Heian-shodan ne fait pas exception, commence
toujours
par un salut, marque de respect et de retenue. Une agression est
fréquemment
une manifestation de colère. Soyez attentifs à l’origine de cette
colère.
Si elle n’est pas bienvenue, peut-être est-elle néanmoins justifiée. Et
quand bien même elle ne le serait pas, en comprendre la genèse
permettra plus
facilement de la maîtriser. Refusez ces combats de chiffonniers tels
qu’on en
voit tous les jours à la sortie des lieux de réjouissance. Il suffit
d’agiter un chiffon rouge pour que le taureau fonce tête baissée. Un
karatéka
ne saurait se comporter comme une bête de cirque. Efforcez-vous de
rester digne ;
le calme qui en découle procure le recul nécessaire pour gérer au mieux
les
événements. Même si vous êtes la cible d’une agression crapuleuse et
préméditée,
faites preuve de noblesse et de sérénité, ce qui a souvent pour
conséquence
de freiner les ardeurs belliqueuses.
Toutefois
s’il n’y a pas d’autre
issue possible, entrez dans le combat avec détermination, exactement
comme vous
le faites avec les premiers mouvements de Heian-shodan. Et revenez
au calme dès que possible, sans vous acharner ni tenter de vous
venger ;
vous y perdriez toute dignité. Inspirez-vous de la fin de
Heian-shodan :
une défense. Quand les adversaires cessent d’attaquer, le combat est
terminé.
Le plus grand vainqueur n’est pas celui qui a anéanti l’ennemi mais
celui
qui a su trouver et imposer le chemin de la paix.
Pacifier les agresseurs avec des paroles fermes mais sereines
L’exécution
d’un kata est toujours précédée de l’annonce de son nom :
« Heian-shodan! » dans le cas qui nous intéresse.
Cette habitude de parler avant d’agir doit se transposer dans le cadre
de
l’agression. La plupart des conflits peuvent se désamorcer avec le
dialogue.
Parlez avec une parfaite sérénité, au moins en apparence ; montrer
votre
peur ne pourrait qu’encourager vos adversaires à afficher leur
domination. Évitez
d’être provocant afin de ne pas susciter une escalade de la violence,
mais
restez ferme pour donner du poids à votre parole.
D’autre
part, la peur tétanise la plupart des gens ; les muscles
respiratoires
suivent la tendance générale et le sujet approche de l’asphyxie. Parler
lève
ce spasme et mobilise un flux d’air important qui réactive l’apport
d’oxygène aux poumons. Cela revêt une importance à plusieurs
titres :
- On ne saurait se lancer dans une
action violente en apnée.
- La respiration profonde est le
meilleur moyen de repousser l’angoisse.
- Pour s’entendre, il est nécessaire
de se parler ― et de s’écouter.
Déclarer
la guerre au premier désaccord est une absurdité. La diplomatie ne doit
pas s’incliner devant la violence.
Attendre l’attaque adverse
Heian-shodan
débute avec une technique de défense : gedan-barai.
C’est une constante dans les kata : le premier mouvement
est
toujours une parade, une esquive ou un dégagement sur saisie.
Évidemment ce
geste peut s’utiliser à d’autres fins, mais restons sur l’idée d’une
défense
et voyons ce qu’elle implique. Si nous nous défendons, c’est que
l’adversaire
attaque. Deux enseignements sautent aux yeux :
- Même dans une situation extrêmement
tendue, il est préférable de ne pas attaquer. De nombreuses
altercations ne dégénéreraient pas si l’agressé, opprimé par la peur,
ne devenait lui-même agressif ou s’il ne décidait de laver l’affront.
Combien de morts faudra-t-il encore déplorer au nom de l’affolement ou
de l’honneur ? Le flegme de l’agressé est souvent la meilleure
méthode pour désamorcer un conflit.
- L’attaque expose votre
agresseur : elle l’oblige à entrer dans la zone dangereuse et à
ouvrir sa garde. Vous pouvez aisément exploiter cette vulnérabilité
passagère. Le jyu-ippon-gumite est le meilleur exercice pour
comprendre les subtilités et l’efficacité des techniques de contre qui
s’avèrent les plus pertinentes dans ce contexte. Attention cependant à
la pratique du contre sans parade où tout repose sur la vitesse
d’exécution ; en autodéfense il est préférable de toujours
accompagner ces techniques d’une défense de sécurité.
Ce
comportement respecte les fondements de la légitime défense, ce qui
peut se révéler
capital dans certaines circonstances.
Bien
sûr, prendre l’initiative de l’attaque afin de créer la surprise est
toujours possible, mais vous n’utiliserez cette tactique qu’une fois le
combat irrémédiablement engagé.
Pénétrer la défense adverse
Toutes
les parades de Heian-shodan sont accompagnées d’un déplacement
(un pas) vers l’adversaire. Il s’agit, tout en déviant l’attaque, de
reprendre l’initiative physique et mentale. Vous constituez une cible
pour
l’assaillant ; si la cible se déplace, sa tâche se complique.
Votre intérêt
est donc d’adopter une grande mobilité lors de l’attaque. Tous les arts
martiaux enseignent que le déplacement le plus efficace consiste à
entrer dans
l’attaque adverse. Cependant, avancer paraît dangereux, surtout aux
débutants.
On apprend vite, toutefois, que la prise de risque est minime :
entrer sur
la technique adverse expose à un heurt éventuel sans puissance puisque
nous ne
sommes plus à l’emplacement prévu par l’adversaire pour libérer son
maximum de puissance (kime). De plus le kata enseigne à
entrer en
déviant l’attaque adverse, ce qui supprime tout
risque aléatoire. Enfin on s’installe ce faisant dans une domination
psychologique essentielle en combat. En attaquant, l’agresseur pense
prendre
un avantage ; pénétrer (irimi) dans la trajectoire de son
attaque
vous permet de lui subtiliser cet avantage. C’est l’arroseur
arrosé !
En kumite,
les débutants ont tous tendance à reculer
systématiquement
lorsque l’adversaire attaque. Ce recul permet d’éviter l’atemi
mais pas de reprendre l’initiative. Irimi offre une réponse
définitive
à ce problème. Certes, l’acquisition de cet automatisme est difficile,
car le
réflexe naturel est à l’opposé, mais, sans ce savoir-faire, il n’existe
quasiment pas de salut.
Surveiller sa stabilité et détruire celle des adversaires
La
stabilité est un des premiers critères de jugement lors de l’exécution
des kata.
De bons appuis garantissent des techniques puissantes et efficaces. A
contrario,
une mauvaise position prive de toute efficacité. Vous vous efforcerez
donc de déstabiliser
vos adversaires tout en gardant vous-même de solides ancrages notamment
lors
des pivots.
Les
rotations de Heian-shodan peuvent aisément servir de balayage.
Exemple :
après avoir dévié un migi oi zuki avec hidari shuto uke,
vous
contrez migi shuto uchi sur la carotide en amenant votre jambe
droite à
l’extérieur de la jambe droite de l’adversaire ; prenez appui sur
son
épaule droite et repartez en arrière en crochetant sa jambe avec la
vôtre pour
terminer en shuto uke dans l’autre sens.
Les ayumi ashi sont susceptibles de s’accompagner d’un de
ashi barai
(balayage de la jambe avant). Veillez à ne pas vous laisser entraîner
par la
dynamique du mouvement : vous devez reposer votre pied à l’endroit
où
il serait arrivé avec un simple déplacement ayumi ashi.
Lors
des contrôles et immobilisations, veillez à ôter tout appui qui
permettrait
une éventuelle efficacité à votre adversaire. Pour le contrôler debout,
forcez-le à se hisser sur la pointe des pieds ou contraignez-le à une
position
hyper-cambrée. Ainsi, si vous utilisez le tetsui uchi du
Heian-shodan
comme un contrôle du poignet en flexion vers le bas, forcez
suffisamment sur la
menace de luxation pour que l’adversaire soulève les talons. Shuto
uke,
à la fin du kata, peut se transformer en hara gatame
(contrôle
du coude avec le hara) ; dans ce cas, amenez-le dans une
position très
cambrée et inconfortable pour lui tout en veillant à votre propre
stabilité.
Au sol, évitez de laisser l’adversaire couché sur le dos, car l’appui
dorsal lui offre de nombreuses possibilités de réaction.
Quant
à vous, pour obtenir une excellente stabilité, entraînez-vous, dans les
kata,
à pivoter le plus rapidement possible et, lors des bunkai, à
contrôler
et projeter vos adversaires, quel que soit leur poids, avec un parfait
enracinement de vos appuis dans le sol. De parfaites positions doivent
vous éviter
de suivre votre adversaire dans ses déséquilibres.
Adopter la bonne distance de combat (ma-ai)
Les
attaques oi zuki se font avec un grand déplacement : ayumi
ashi pour
finir en zen kutsu dachi. Face à un adversaire, ces oi zuki
démarrent
à une distance qui paraît démesurément grande. D’ailleurs, en combat,
la
plupart des karatékas (sauf les très bons combattants) s’installent
beaucoup
trop près de l’adversaire. Pourquoi ? Pour surprendre l’adversaire
avec une technique d’exécution rapide alors qu’un déplacement plus long
serait facilement détecté. C’est une erreur à plusieurs titres :
- Lorsque
vous vous mettez en garde face à un adversaire, il existe une distance
à
laquelle il se sent en sécurité et une autre plus courte où il ressent
le
danger. Or, quand il se sent menacé, il est très attentif, donc
difficile à
surprendre.
- À cette distance courte,
l’adversaire à autant de chances que vous d’être le
plus rapide, voire un peu plus, puisqu’en prenant l’initiative de
l’attaque, la pensée qui guide votre tactique risque de vous encombrer
l’esprit au moment où l’adversaire va vous surprendre.
- À grande distance, vous êtes en
relative sécurité et l’adversaire peut plus
facilement être surpris puisqu’il est moins attentif. À deux
conditions :
être rapide et agir au moment opportun.
- Travaillez
inlassablement votre vitesse de déplacement :
- Exercices de musculation
appropriés des jambes et de la ceinture
abdominale.
- Prise
de conscience des forces permettant le démarrage du déplacement :
traction du pied avant et poussée du pied arrière. Les appels du pied
avant
sont fréquents (ouverture notamment) même chez des budoka
confirmés.
C’est une double faute : un appel qui alerte l’adversaire et une
position du pied qui rend impossible la traction sur celui-ci. Pour une
poussée
efficace, le pied arrière doit être orienté vers l’avant. Dans
Heian-shodan, on veillera à réaliser des zen kutsu dachi avec
le
pied arrière pointé le plus possible vers l’avant et à amorcer les
déplacements
sans bouger le pied avant.
- Attaquez à bon escient :
- Personne ne maintient une
vigilance permanente : attaquez quand
l’adversaire est distrait, soit spontanément, soit à l’aide d’une
feinte :
votre regard qui change brusquement de direction par exemple.
- Agissez à la fin de son expiration
ou au tout début de son inspiration ;
cette phase respiratoire ne permet pas un bon kime, donc pas de
réaction
efficace. Vous-même, camouflez votre respiration. La respiration sonore
cultivée
par de nombreux compétiteurs est une faute magistrale.
- Une
distance courte élimine la possibilité de nombreux coups de pied. La
tâche de
l’adversaire est simplifiée.
- Partir
de loin offre plus de possibilités de feintes.
- Le
déplacement ayumi ashi d'oizuki peut facilement se
transformer en amorce de mae geri qui fera baisser la garde de
l’adversaire sans ralentir votre tsuki.
- Inspirez
vous de l’enchaînement de trois oi zuki dans
Heian-shodan : tsuki et hikite explosent à
l’instant
où vous posez votre pied avant. Ainsi,
le bras qui réalise hikite reste tendu en avant jusqu’au moment
de
l’impact. En kamae, démarrez donc un ayumi ashi en
faisant jodan kizami zuki, laissez ce bras tendu le plus
longtemps possible pour occuper
l’attention de l’adversaire et terminez votre déplacement avec chudan
oi zuki.
Pour obtenir une réelle efficacité de cette tactique, exécutez un
rapide kizami zuki très pénétrant afin d’inquiéter
l’adversaire.
Dans ces conditions votre oi zuki passera
sans difficulté.
Dans
tous les cas, même en dehors des phases de combat, dès que l’hostilité
est
avérée, gardez vos distances. Jouer les fanfarons en parlant à quelques
centimètres du visage de l’adversaire pour l’intimider risque de vous
coûter
très cher.
Se servir de la même technique à diverses fins
Trois défenses age uke et on
tourne le dos à l’adversaire ! Cela n’a
pas de sens ! Mais cette séquence est un morceau de
Heian-shodan ;
alors il faut impérativement chercher une réponse satisfaisante, car,
rassurez-vous, il n’y a pas d’erreur dans ce kata. Comme nous
l’avons vu plus haut, la plupart des gestes du karaté peuvent trouver
différentes
applications. Ainsi, age uke, parade remontante, peut
facilement
s’utiliser comme dégagement sur saisie, luxation du coude après saisie
du
poignet, atemi de l’avant-bras sur le cou, préparation d’une
projection ou tsuki remontant en biais. Pour avoir le choix de
l’application vous devez exécuter cette technique avec une trajectoire
du
poing parfaitement rectiligne entre la hanche et le point d’impact. De
nombreux budoka amènent d’abord le bras devant le buste et le
remontent ensuite. Ce mouvement en deux temps ralentit la défense et
compromet
fortement son utilisation en tsuki.
Entraînez-vous
à parer ou frapper avec exactement le même geste. Cela vous permettra
de
changer, sans le moindre temps mort, la destination d’une technique.
Exemple :
votre adversaire lance un tsuki, vous amorcez un age uke ;
voyant que vous réagissez, il stoppe son action ; vous achevez la
vôtre
en tsuki. Dans la séquence de kata susmentionnée, vous
pouvez dévier le migi oi zuki jodan de votre adversaire en hidari
age uke ;
enchaînez avec hidari kakete (saisie) et migi zuki sur
une
trajectoire identique à age uke.
Créer une attente chez l’adversaire
Sur
l’axe du kata, nous enchaînons trois oi zuki. Seul le
rythme
subit une modification, les autres paramètres techniques étant trois
fois les
mêmes. Le kiai sur le dernier tsuki traduit la réussite
de cette
dernière attaque. Quel est le sens de cette séquence ? La
répétition de
deux techniques identiques induit une attention particulière chez
l’adversaire. Il a réussi à éviter ou dévier les attaques mais sans
réussir
à contrer. Mais après deux attaques, il pense avoir compris le
déroulement de
votre technique et a bien en tête le schéma défense-contre-attaque qui
convient. Cette idée-là va le perdre puisque son esprit occupé ne
pourra pas
faire face convenablement à l’attaque suivante dont un élément clé aura
été
modifié (rappelez vous : le cerveau ne peut gérer qu’une seule
pensée
à la fois). Dans Heian-shodan, c’est le rythme qui change, mais
on peut faire varier le niveau ― jodan, chudan ou gedan
―, la
trajectoire ou la technique elle-même. On retiendra qu’en combat,
répéter
deux fois une séquence identique se justifie pour créer une attente
chez
l’adversaire. Trois fois strictement la même séquence serait une
erreur. Évidemment,
vous pouvez construire la même tactique sur seulement deux techniques.
Si, par
exemple, un premier mae geri est parfaitement paré en gedan
barai
par votre adversaire, vous savez qu’il maîtrise bien la bonne réaction
et
vous pouvez tout de suite construire la feinte : amorce de mae
geri
pour lui faire descendre le bras et finition en mawashi geri jodan par
exemple. Mais s’il n’a pas très bien réagi au premier mae geri,
il
faut en exécuter un deuxième pour obtenir le bon réflexe et feinter
seulement
sur le troisième.
En
défense, la même stratégie donne d’excellents résultats. Reprenons la
même séquence
mais inversée ; c’est vous qui parez. Sur les deux premiers mae
geri,
couplée à votre gedan-barai, vous effectuez une légère
esquive sur l’intérieur et vers l’arrière. Au troisième, comme
l’adversaire a tendance à anticiper votre déplacement supposé
― vous
pouvez le vérifier à l’entraînement ―, vous faites harai uke
sur l’extérieur en glissant en avant. La suite
ne sera guère compliquée à mettre en œuvre.
Répétez
souvent ces feintes au
dojo afin d’arriver à les construire instinctivement et de toujours
conserver
l’esprit totalement disponible pour l’observation car, pour être prêt à
tout, vous ne devez vous attendre à rien. Cette vacuité mentale est la
clé du
succès. À l’inverse, efforcez-vous d’introduire
le ver dans l’esprit de vos adversaires en créant des attentes qu’il
vous
sera facile de tromper.
Devenir maître des décisions de l’adversaire
Vous
venez de prendre l’avantage sur un adversaire grâce à une feinte, mais
vous
pouvez prévoir ses attaques sans même chercher à le feinter.
Inspirez-vous
des six et septièmes mouvements de Heian-shodan : gedan barai
et age uke. Imaginez ce gedan barai comme une simple
prise de
garde comme vous le faites en ippon gumite. La garde est une
attitude qui
permet de protéger au mieux vos points vitaux. Vos bras sont proches de
l’axe
du corps, l’un assurant une protection haute, l’autre une protection
basse.
Mais dans la réalité du combat toutes sortes d’erreurs
apparaissent :
garde trop basse, trop haute, ouverte, etc. Un bon combattant exploite
sans délai
toutes ces faiblesses. S’il repère une ouverture, il ne va pas la
rater,
comme il ne saurait laisser l’adversaire récupérer d’un léger
déséquilibre
sans le balayer immédiatement. Dans notre séquence du kata,
vous
adoptez donc une garde basse. Vous incitez ainsi votre adversaire à
attaquer
au-dessus de votre garde. Il fait migi oi zuki jodan ;
cette
attaque prévisible est facile à parer en remontant votre main gauche.
Sans
lui laisser le temps de retirer son poing, vous saisissez son poignet
et avancez
avec un uppercut à l’angle de la mâchoire (trajectoire du age uke).
La saisie de son poignet droit inhibe son possible gyaku zuki.
Cette
incitation à exploiter une pseudo-défaillance peut s’envisager dans le
feu
du combat. Après avoir dévié un mae geri en gedan barai,
vous
laissez ostensiblement votre bras en position très basse, ce qui ne
manquera
pas de pousser votre adversaire vers le tsuki jodan que vous
attendez.
Suivant le degré de compétence de votre adversaire, vous devez moduler
l’amplitude
de l’ouverture que vous lui offrez. Une feinte trop voyante ne leurrera
pas un
bon combattant ; trop discrète, elle ne sera pas perçue par un
débutant.
Un combat ne se résume pas à un échange de techniques martiales. La
ruse y joue
un rôle prépondérant.
Utiliser les rotations comme esquives ou projections
Plusieurs
pivots de Heian-shodan, sur le pied avant (mawari ashi)
ou arrière (ushiro ashi mawari ashi), peuvent se concevoir comme
des
esquives (tai sabaki). Dans cette optique, vous serez attentifs
à
effectuer ces pivots avec la plus grande célérité car une esquive doit
être
explosive et déclenchée dans la fraction de seconde qui précède le kime
de l’adversaire. Le novice esquive trop tôt, ce qui offre à son
adversaire
le loisir de modifier sa trajectoire en conséquence. Pour corriger ce
défaut,
Maître Masutatsu Oyama, fondateur du Kyokushinkai, demandait à ses
élèves
d’attendre d’être touchés pour esquiver. Cependant, une esquive
s’achève
généralement avec le corps tourné dans la direction de l’adversaire
afin de
pouvoir contrer efficacement. Or dans le kata, nous tournons
délibérément le
dos à l’adversaire, exposant ainsi des points vitaux sans défense. Deux
explications sont possibles pour éviter de rester sur cette
aberration :
- Un atemi a porté sur un
point vital simultanément à l’esquive.
Cela correspond aux mouvements de Heian-shodan qui précèdent les kiai
et leur succèdent. On entre sur l’attaque adverse (irimi) en
plaçant
un atemi et on pivote aussitôt sur le pied avant pour sortir de
l’axe
du combat. Cette méthode évite l’éventuelle surprise d’un contre, car
il
n’est jamais totalement sûr que notre attaque soit suffisante pour
éliminer
l’adversaire.
Toutefois, les esquives ne sont pas nécessairement de grande amplitude
avec déplacement
des pieds. La série de trois age uke s’exécute en hanmi zen
kutsu dachi
(corps de trois quarts). Cette simple rotation du corps, légèrement
amplifiée si nécessaire, suffit à esquiver l’attaque adverse ; le age
uke
converti en tsuki conclut l’action.
- Il s’agit d’une projection (nage
waza).
Les gedan barai achevant les pivots doivent s’exécuter en
plaçant
l’énergie au niveau du hara. Les projections correspondantes
devront
également trouver leur énergie dans le hara grâce à la vitesse
de
rotation du corps. Deux points de contrôle sur l’adversaire donneront
un
levier suffisant pour projeter sans effort (par exemple, une main sur
la nuque,
l’autre saisissant le poignet). Vous ne devez jamais avoir la sensation
de
lutter ni de placer une quelconque force dans vos bras ou vos épaules.
Pour
obtenir cette aisance, votre buste doit être le plus près possible de
l’adversaire.
Ces
projections peuvent intervenir dans deux applications
différentes :
Une
projection, soyez-en sûr, n’est pas nécessairement moins violente qu’un
atemi.
Avec une technique éprouvée et l’impulsion nécessaire, vous pouvez
projeter
sur la tête ou le dos, au sol ou contre un mur et obtenir un effet
similaire,
voire supérieur, à un atemi.
Se placer de façon optimale et gérer ses déplacements
Le
début du kata correspond à une disposition bien précise des
emplacements respectifs des protagonistes du combat : vos
adversaires sont
devant vous et sur les côtés, aucun derrière. En examen de grade ou
compétition,
le karatéka choisit l’endroit où il va démarrer son kata. S’il
est
trop près du jury et est gêné dans son évolution, c’est sa faute et le
jury sanctionnera sa maladresse. Lors d’une agression, le scénario est
similaire mais la sanction sera peut-être plus cruelle.
Dès que les prémices de l’agression se dessinent, il faut priver les
adversaires de toute initiative irréversible et s’installer
immédiatement au
meilleur emplacement disponible. Selon la configuration des lieux,
diverses
solutions sont envisageables mais jamais vous ne laisserez un
combattant
s’introduire sur vos arrières. La principale difficulté à ce stade est
l’évaluation
de l’agressivité d’un ensemble d’individus louches situés sur votre
itinéraire.
Passer
au milieu d’un groupe vindicatif expose à des surprises violentes.
Certes, il
est toujours possible de changer de trottoir ou de faire demi-tour mais
ces décisions
diffusent un parfum d’humiliation. Ce seront néanmoins les meilleures
si la
peur se manifeste. Sinon, avec un esprit calme et serein, vous
chercherez une
trajectoire limitant au maximum les possibilités d’attaques dans le dos
ou
simultanées. Si vous ne voyez pas d’autre issue, vous traverserez
l’attroupement avec tous les sens en éveil et sortirez vivement de
l’encerclement au premier mouvement hostile. D’une manière générale, il
vaut mieux surévaluer le danger ; cela induit une attention plus
grande et
évite de se faire surprendre. Les samouraïs apprenaient à manger avec
des
baguettes en les tenant de telle sorte qu’il était impossible de les
leur
enfoncer d’un coup dans la gorge. Mais attention, s’il est bon d’être
toujours vigilant, ne sombrez pas dans une phobie maladive.
Dans
Heian-shodan, la surface de combat est rectangulaire. Au début, au
milieu et à la fin du kata, vous combattez au milieu d’un côté
du
rectangle et jamais vous ne marquez d’arrêt prolongé dans un coin ni au
centre de la surface. Il peut sembler tentant de s’installer dans une
encoignure délimitée par deux murs perpendiculaires pour avoir un angle
de
champ à surveiller plus restreint, mais votre liberté de manœuvre se
réduit,
notamment en esquive. De plus, ce placement en coin ramène les
adversaires plus
près de l’axe principal et limite grandement la possibilité de
traverser les
lignes adverses. La fuite devient difficile.
S’enchaînent
rapidement et sans temps mort, sur l’axe principal de
Heian-shodan, un gedan barai et trois techniques identiques, age
uke
ou oi zuki, avec une accélération sur la troisième. Être
régulièrement
en mouvement complique la tâche des adversaires, surtout si la vitesse
de déplacement
varie. En cas de besoin il faut traverser la zone dangereuse sans
laisser aux
adversaires le temps de se réorganiser et surtout veiller à ne pas
avoir
d’adversaire dans le dos ou, si c’est le cas, le distancer grâce à une
subite accélération. Cette rapide traversée des lignes adverses peut
d’ailleurs constituer le prélude d’une fuite salvatrice. Il est bon
également
de changer souvent d’emplacement pour éviter que les adversaires
découvrent
nos lignes de faiblesse et s’entendent sur un mode opératoire. Les
changements de direction fréquents de vos déplacements ont un effet
équivalent :
désorienter vos adversaires.
Il
n’existe pas de règle unique quant au choix de sa position et à la
manière
de se déplacer ; le bon sens devrait suffire à vous guider. Seules
prescriptions incontournables mais
elles tombent sous le sens également : ne pas se laisser encercler
et
adopter une grande mobilité sauf si vous tenez une position
favorable : en
haut d’une forte déclivité par exemple.
Provoquer la gêne mutuelle des assaillants
Si
plusieurs individus attaquent simultanément, la défense devient ardue.
Pour
éviter cet écueil, essayez d’aligner plusieurs adversaires. S’ils
forment
une colonne, vous les combattrez un par un. Cette disposition est
aisément
imaginable dans Heian-shodan lorsqu’on enchaîne plusieurs techniques
sur un même
axe. Certes s’ils sont nombreux vous aurez du mal à maintenir cet
alignement,
mais vous pouvez en tenir deux ou trois dans votre ligne de mire. Dès
que la
situation se dégrade reprenez immédiatement l’initiative d’un
déplacement
qui rétablira votre avantage stratégique.
Heian-shodan,
nous l’avons souligné, est riche de possibilités de projection. Mais
ces
techniques peuvent être doublement productives, en particulier quand
vous
projetez l’adversaire dans les pieds d’un de ses acolytes. Le temps
qu’il
s’en dépêtre, vous éliminerez un troisième larron.
Une
confusion psychologique est également envisageable. Le bunkai
le
plus fréquent du début de Heian-shodan
se construit sur une attaque qui
vient de la gauche. Imaginez donc une attaque provenant de la
droite : une
fuite à gauche permet d’esquiver et d’attaquer l’adversaire de gauche
qui
ne s’y attend pas. Cette réaction surprenante a toutes les chances de
déstabiliser
les assaillants. Le temps que l’adversaire de droite se reprenne et
relance
son action, déjà vous revenez en arrière pour le percuter dans sa
trajectoire, éventuellement avec un ushiro geri.
Plus
le nombre d’individus d’un groupe augmente, plus les chances sont
grandes de voir se multiplier les obstructions mutuelles. Il suffit
parfois de
peu de choses pour amplifier ce phénomène et provoquer le désarroi des
adversaires. Le cinéma est friand de ce genre de situation souvent
cocasse,
vous en avez sûrement déjà vu des dizaines, mais il y a peu
d’enseignements
concrets à en tirer. Hormis les quelques principes évidents vus plus
haut qui
seront mis en pratique à l’entraînement, cultivez plutôt votre
ouverture
d’esprit et votre réactivité.
Surveiller tous les belligérants et les maintenir à distance
Après
le kiai, survient un pivot par l’arrière sur le pied avant que
les enseignants ont beaucoup de mal à apprendre aux enfants et même
parfois
aux adultes. Cependant, quand l’utilité de cette rotation est comprise,
les
choses s’arrangent. Mais pourquoi diable pivote-t-on de cette façon
compliquée
alors qu’il serait si simple de déplacer le pied avant de quelques
dizaines
de centimètres pour faire face à l’adversaire suivant ?
J’ai posé cette question à de nombreuses ceintures noires et quelques
professeurs venant d’horizons divers. Réponses obtenues dans la moitié
des
cas : « je ne sais pas ! » ou « c’est une
esquive. »
Pour les autres : « la rotation permet une projection. »
Certes, il est loisible d’utiliser l’énergie de la rotation à diverses
fins. C’est judicieux dans la recherche de bunkai et nous
l’avons déjà
suggéré plus haut avec des applications en tai sabaki et nage
waza.
Mais la raison fondamentale de ce pivot est ailleurs. Nous venons de
traverser
la surface de combat. Les adversaires se sont peut-être déplacés. Où
sont-ils exactement ? Cette connaissance est de la plus haute
importance
pour ne pas subir une attaque fatale dans le dos. Pivoter de cette
manière
permet de balayer du regard l’ensemble de la surface de combat et de
localiser
ainsi tous les belligérants. Les autres pivots, pour lesquels une autre
forme eût
été possible, répondent également à cette nécessité. Vous devez
toujours
connaître la localisation exacte de tous vos agresseurs.
Ajoutons
un dernier point : il existe des formes chinoises très anciennes
presque identiques à Heian-shodan. Ce kata n’est donc pas,
comme on le prétend, une création totale d’Anko Itosu (créateur des
Pinan
que Gichin Funakoshi a rebaptisés Heian en y apportant des
modifications
notables). Or, de tous temps, les hommes se sont battus avec des armes
et la
grande majorité des exercices de combat anciens utilisaient une
arme : bâton,
sabre, etc. Certains de nos kata en portent encore la marque
évidente.
Si c’est moins flagrant pour Heian-shodan, il n’en est pas moins vrai
que les anciens maîtres d’art martial concevaient les armes comme des
prolongements naturels de la main. Le combat à mains nues n’était censé
intervenir qu’en cas de perte ou de bris de l’arme. Imaginons donc ces
rotations avec un sabre : elles n’ont pas seulement pour but de
repérer
tous les adversaires mais également de les repousser ou les frapper
s’ils
sont trop près. Aujourd’hui, tout le monde ne se promène pas avec un
sabre
comme c’était le cas à Okinawa avant l’interdit du roi Sho Shin en
1477.
Mais on peut disposer d’un sac à main, d’un attaché-case, d’un
parapluie
ou de tout autre objet contondant.
Changer de tactique
Quand
on observe des combattants, il est fréquent de déceler pour chacun des
tactiques répétitives :
- L’un avance systématiquement ;
c’est le défaut classique de
l’habitué des règles de compétition qui n’a pas compris (ou qui n’a pas
envie de comprendre !) que, sans ces règles (le contrôle), il
serait hors de combat
depuis longtemps.
- L’autre enchaîne toujours deux
techniques, jamais une, jamais trois ;
une fois cette habitude repérée, son adversaire se fera un plaisir de
réaliser
lui-même la troisième technique de l’enchaînement.
- Celui-ci est obsédé par le
contre ; la facilité avec laquelle on
provoque sa réaction le rend extrêmement vulnérable.
- Celui-là remonte systématiquement
son pantalon de karate-gi avant un coup de pied
et s’étonne de ne jamais toucher l’adversaire.
- Ce dernier recule sur chaque attaque
adverse ; comment pourrait-il éliminer
son adversaire s’il n’est jamais à la bonne distance ?
Bien
d’autres comportements peuvent être repérés et dans la mesure où ils
deviennent répétitifs, parfois à la limite du tic, ils ne permettent
plus de
surprendre les adversaires.
Heian-shodan
se déroule avec un fort kime, en zen kutsu dachi,
position qui
permet de transmettre un maximum de puissance, jusqu’au deuxième kiai.
Viennent ensuite quatre shuto uke beaucoup plus fluides, en kokutsu
dachi,
position plutôt destinée à absorber l’énergie adverse. D’un
karaté dur, nous passons à un karaté souple. Voilà un changement
tactique à
méditer et intégrer à votre stratégie du combat afin de rester
imprévisible
pour vos adversaires.
Si
vos techniques sont correctement réalisées mais échouent plusieurs fois
à
maîtriser vos adversaires, cela signifie, presque à coup sûr, qu’ils
ont
deviné vos projets. Il faut impérativement modifier votre mode d’action
mais surtout
changer d’état d’esprit : reprenez une distance confortable,
respirez profondément et essayez d’évacuer
toute pensée (mushin). Ne tentez surtout pas d’imaginer votre
prochaine démarche. La bonne stratégie naîtra spontanément de
l’évidence
perçue par votre esprit enfin libéré de ses pensées parasites, donc
réellement
disponible, et des automatismes développés lors de vos entraînements.
Vos
adversaires ne doivent jamais deviner vos intentions. La meilleure
méthode
consiste à ne pas en avoir, à maintenir la vacuité de l’esprit. Mais
vous pouvez les amener dans un piège en leur faisant croire
à une intention technique, tactique ou stratégique. En dehors de ce
type de
ruse, éliminez tous les comportements répétitifs et les appels.
Enchaîner plusieurs déplacements
En kumite,
deux comportements fâcheux peuvent
s'observer : l'attaque suivie d'un rebond systématique vers
l'arrière et le kime appuyé sur toutes les actions. Certes, la
première tactique permet
d'éviter l'éventuelle contre-attaque, mais, trop automatisée, elle
devient un
défaut quand l'adversaire esquive en reculant et qu'il serait aisé de
le
marquer en poursuivant le déplacement. Quant à la seconde, bien
qu'étant
théoriquement garante de l'efficacité, elle fige dans une position bien
ancrée, ce qui nuit à la possibilité d'enchaîner un autre pas
rapidement.
Que
nous propose Heian-shodan
pour résoudre cette difficulté ? Après
avoir paré en gedan barai, nous attaquons migi oi zuki
chudan.
L’adversaire esquive en reculant et nous nous retrouvons dans la même
situation. À nouveau, nous attaquons hidari oi zuki chudan mais
lorsque
l’adversaire esquive, au lieu d’envoyer notre énergie dans le kime
du tsuki, nous l’utilisons à la poursuite de notre déplacement
en
enchaînant sans temps mort un autre oi zuki qui va déborder
l’adversaire. Vous devez acquérir la capacité d’effectuer un kime
puissant en vous figeant dans une attitude solide comme celle
d’enchaîner
deux ou plusieurs ayumi ashi (pas en avant) dans une même
dynamique.
Dans ce cas, le kime, modéré, sert uniquement à maîtriser sa
gestuelle.
Comment décider de l’utilisation de l’une ou l’autre forme ? Cette
commande ne doit pas provenir d’une réflexion mais d’un automatisme
afin de
conserver l’esprit disponible pour l’observation. Le débutant apprend à
réaliser
un fort kime dans le vide car on lui demande d’imaginer la
présence de
l’adversaire. Durant les kata vous devez sentir vos adversaires
comme
s’ils étaient réellement de chair et d’os. En kumite,
cependant,
lorsque vous arrivez dans le vide, vous ne devez pas produire ce kime
ni
vous figer dans une quelconque attitude. Vous pourrez ainsi poursuivre
votre déplacement
sans interruption et prendre votre adversaire de vitesse.
Quand
vous attaquez, votre déplacement génère une énergie cinétique. Si
votre technique touche, cette énergie passe dans le kime. Sinon
elle
sert à poursuivre le mouvement. Le choix entre ces deux possibilités
repose
sur une sensation : l’atemi touche ou il arrive dans le
vide. Avec
l’entraînement, cette tactique deviendra un réflexe, libérant ainsi
votre
esprit pour d’autres tâches.
Ne pas relâcher son attention
Le
dernier shuto est exécuté, vous revenez en hachiji dachi,
toujours zanshin, c’est à dire en état de vigilance active,
tous les
sens en éveil. Cet état s’oppose à la concentration qui se fixe sur un
seul
objet et élimine tout ce qui pourrait perturber l’observation. La
concentration est valable en compétition avec un seul adversaire qui
respecte des règles, mais, en situation
d’agression, il faut s’attendre à tout. Le danger peut survenir de
toutes
les directions et prendre les formes les plus inattendues. Tout
mouvement doit
être pris en compte, mais aussi les bruits et les odeurs. Dès les
prémices de
l’agression vous devez vous installer dans l’état zanshin et le
maintenir durant toute l’opération et même après, tant que vous n’êtes
pas certain d’en avoir réellement terminé.
La répétition du kata est un excellent apprentissage de zanshin
et sans doute le meilleur moment pour l’instructeur d’en vérifier la
réalité.
Certains karatékas avancés semblent s’ennuyer dans un kata
qu’ils
maîtrisent techniquement. Ils doivent se convaincre de l’intérêt de cet
exercice pour fortifier leur mental. En effet, lorsque l’esprit n’est
plus
accaparé par les détails techniques, et seulement à partir de ce
moment, le
mental se muscle. Quand ce recadrage s’est opéré, on constate, outre le
bénéfice
sur la volonté, une nette amélioration de la technique.
En
cas d’agression votre vigilance est votre principal atout. Bien sûr,
vous
pouvez vous exercer à la maintenir à son optimum en kumite,
mais vous y
arriverez assez facilement et ce n’est pas là que réside le piège.
Celui-ci
survient lorsque vous croyez maîtriser la situation. Par exemple, quand
vous
sous-estimez la dangerosité de vos adversaires, quand vous êtes
persuadé, à
tort, d’en avoir mis un K.O. ou, à l’entraînement, quand vous vous
relâchez
car vous pensez être au-dessus des exigences d’un kata. C’est à
cet
instant que survient l’erreur fatale : la réaction inattendue d’un
adversaire ou le déséquilibre aussi surprenant pour vous que prévisible
pour
le sensei qui vous observe. Répéter un kata simple que
l’on maîtrise
parfaitement, tel Heian-shodan, en s’efforçant de maintenir un zanshin
parfait jusqu’à l’ultime seconde, même dans un environnement bruyant et
agité, est le meilleur entraînement imaginable, surtout pour les plus
gradés.
À vous de poursuivre ; le sensei a assez travaillé
Oui,
il y a tout cela dans Heian-shodan. Et encore, cette analyse se
cantonne-t-elle à la stratégie et à la tactique. Les aspects
philosophiques,
psychologiques et techniques sont absents de cet article. De plus, même
dans ce
cadre restreint, je n’ai pas dévoilé toutes les pépites de ce kata ;
il en reste. Beaucoup ? À vous de le découvrir. Ensuite vous
pourrez vous
attaquer aux quatre autres Heian et aux vingt-et-un kata
supérieurs Shotokan. Dans une énième vie, peut-être explorerez-vous les
kata
des autres styles de karaté ! Car, vous l’avez compris
l’enseignement
des kata est un « must » dont il ne faut pas se
priver, mais
l’étude sérieuse d’un kata nécessite des années de travail. Ce
n’est pas un hasard si les maîtres du passé se limitaient à trois ou
quatre kata. Aujourd’hui, la tendance est à l’accumulation,
mais votre
progression exige l’approfondissement. Certes, vous pouvez attendre le
bon
vouloir de votre professeur qui procédera à votre place à ce
décorticage pédagogique,
mais cette passivité rencontrera vite ses limites. Vous pouvez aussi
faire
appel à votre culture : le combat des Horaces et des Curiaces
décrit par
Tite-Live au début de notre ère et repris dans une tragédie en 1640 par
Corneille donne un bon exemple de tactique de combat. Cependant,
l'amoncellement
de connaissances éparses, en dépit de leur indiscutable intérêt, risque
de
former une mosaïque sans liens évidents et trop théorique pour
affronter une
agression.
Chaque kata forme un tout cohérent dont vous allez exploiter
les enseignements
dans de nombreuses et répétitives applications martiales. En quantité
suffisante pour penser avec votre ventre.
Comme
vous le constatez, Heian-shodan
mène déjà à une érudition
martiale notable puisque la réelle possession des capacités présentées
ci-dessus confère une redoutable efficacité. À condition, évidemment,
de ne
pas s’arrêter au savoir intellectuel, mais de poursuivre
l’apprentissage
jusqu’à un savoir-faire totalement maîtrisé. Cela représente de
nombreuses
années d’entraînement et des milliers de répétitions du kata et
des bunkai. Rien n’est gratuit ; tout se mérite.
Pour accéder à la
maîtrise il faut s’investir corps et âme dans la pratique martiale et y
consacrer l’essentiel de sa vie. Toutefois, l’effort intelligemment
mené,
quelles qu’en soient l’intensité et la fréquence, est toujours
payant :
les progrès sont forcément au rendez-vous. Bien sûr, au prorata de
votre
investissement. C’est cette certitude d’avancer en suivant
l’enseignement
véhiculé par les kata ― avec l’aide d’un bon sensei ―
qui fait du karaté l’outil privilégié de la préparation à la défense
personnelle. Sans oublier que le meilleur guide, celui qui élabore une
philosophie, une orientation stratégique et donne un sens à vos
efforts,
c’est vous.
Sakura Sensei
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