LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI printemps 2001

PHILOSOPHIE MARTIALE

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L’étymologie
des mots, d’origine grecque, philo (j'aime) et sophia (sagesse),
définit la philosophie comme l’amour de la sagesse. Que faut-il
entendre par cette sagesse, que les Latins nommeront sapientia ?
« Selon la définition des anciens philosophes, dira Cicéron,
c’est la science (ou connaissance exacte et approfondie) des choses
divines et humaines, ainsi que des principes sur lesquels elles
reposent. » Or nulle autre activité, dans la cité des hommes,
n’affiche un projet aussi ambitieux. Dès lors, philosophes et
non-philosophes s’accordent implicitement sur cette idée que si la
philosophie est possible, si elle n’est pas un vain mot, elle doit
faire du philosophe un être qui a quelque rapport avec
l’intelligence divine, étant entendu que le divin est une notion
qui oscille entre le religieux et le profane au gré des idées et
des époques.
Philosophie et religion
Loin
de s’ignorer, la philosophie et la religion, ces deux grandes
productions de la pensée humaine, n’ont cessé
de se mesurer l’une à l’autre, s’affrontant avec des armes
différentes (raison et révélation), sur un même champ de
bataille, infiniment vaste : celui des choses divines et
humaines, et des principes qui les fondent ou les maintiennent. De
sorte qu’aux divers moments de l’histoire il y a toujours eu,
entre philosophie et religion, conflit ouvert ou latent, ou
attraction réciproque, voire dissolution intégrale de l’une des
deux dans l’autre.
Karaté et bouddhisme zen sont
historiquement liés et les marques du zen
impriment toujours de façon sensible la pratique de cet art martial
dans les dojos où il n’est pas devenu un simple sport. Quant à
savoir si le zen est une philosophie ou une religion, les
spécialistes fournissent généralement une réponse plutôt
ambiguë. Toujours est-il que le zen s’appuie sur une philosophie
qui a su séduire de nombreux occidentaux grâce à ses principes de
tolérance et d’humilité, ses multiples liaisons avec les arts
traditionnels japonais et l’impression de sérénité qui s’en
dégage.
Naissance des systèmes philosophiques
Socrate
est, comme le dit l’oracle, le plus sage des Grecs, parce qu’il
sait qu’il ne sait rien, tandis que les autres croient savoir. Ils
ignorent surtout qu’ils n'ont pas à recevoir la vérité de
quelqu’un d’autre.
C’est
ce qu’illustre, dans un dialogue de Platon, le Ménon, le célèbre
exemple du petit esclave qui, sans avoir jamais étudié, trouve tout
seul la solution d’un problème de géométrie, guidé seulement par les
questions opportunes de Socrate. En un temps qui séparait
absolument les hommes libres des esclaves, la sagesse socratique
enseigne ainsi que la vérité s’offre à tous, sans appartenir à
personne en particulier, fût-il Socrate. Car celui-ci prétend
seulement accoucher les esprits, comme sa mère, la sage-femme
Phénarète, accouchait les corps. Avec Socrate, la philosophie
« descendue du ciel sur la terre », comme dira Cicéron,
s’annonce donc, en premier lieu, comme le refus de l’opinion et
des préjugés auxquels le plus grand nombre souscrit aveuglément,
sans y avoir réfléchi. De plus, les seules ressources humaines,
telles qu’elles se trouvent en chacun, doivent suffire pour nous
guider sagement dans nos recherches et nous procurer le salut. De
tels principes, caractéristiques d’un humanisme de la raison,
s’imposeront désormais à toute doctrine philosophique digne de ce
nom.
Ainsi,
la philosophie est-elle l’art de construire sa propre pensée. Elle
est émancipation, pas assujettissement.
Mais,
avec la mort de Socrate, la philosophie n’a pas dit son dernier
mot. Les systèmes philosophiques vont s’accumuler, à commencer
par le socratisme, en contradiction flagrante avec la volonté de
Socrate de se soustraire à toute influence. Platonisme,
existentialisme, kantisme, matérialisme, stoïcisme, cartésianisme,
etc., les systèmes ou doctrines philosophiques qui encombrent les
livres des étudiants sont, aujourd’hui, innombrables. Toutes ces
doctrines ont, ou ont eu en leur temps, la prétention de guider
efficacement notre pensée. D’ailleurs, l’enseignement de la
philosophie dans nos écoles ne nous incite guère à élaborer des
pensées novatrices ; les étudiants s’apparentent trop
souvent à de vulgaires catalogues de citations. Réussir les examens
constitue la principale motivation au détriment d’une véritable
construction de la pensée philosophique. La connaissance des auteurs
doit être un support, pas une fin. Pire, ceux-ci sont fréquemment
présentés au travers du prisme déformant du consensus académique ;
certains auteurs encensés par la communauté intellectuelle d’une
époque sont vilipendés par l’intelligentsia quelques
années plus tard. L’étudiant ne peut que se conformer à ce diktat.
Il
convient de stimuler l’esprit, pas de l’enfermer dans un
comportement doctrinal. Pourtant, il existe d’excellents
professeurs de philosophie, mais le bilan que l’on tire de l’examen
des souvenirs de lycée suggère que nous sommes très peu nombreux à
les avoir rencontrés. Cela est regrettable, car si chacun était
capable de se poser les questions de fond, on verrait sans doute
moins souvent les individus se comporter de façon aberrante,
moutonnière et irresponsable. On ne soulignera jamais assez le
caractère utilitaire de la philosophie. Un exemple : disserter
sur l’éducation, se demander ce que recouvre l’expression « élever
un enfant » sont
des réflexions nécessaires à tout procréateur ou éducateur.
Malheureusement, il est évident que la majorité des gens concernés
se contente de suivre les préceptes populaires. Or, élever un enfant
signifie
in fine le rendre adulte, c’est-à-dire responsable et autonome.
C’est exactement le contraire que font de très nombreux parents
qui refusent inconsciemment de conférer ces qualités à leurs enfants
sous le prétexte
fallacieux de les aider. Ainsi, beaucoup de jeunes gens de vingt ans
et plus sont-ils incapables de s’inscrire seuls dans une école, de
chercher un job d’été ou de prendre une quelconque initiative.
Philosopher
n’est pas se poser des questions oiseuses ; c’est établir
les fondements sur lesquels l’action quotidienne va pouvoir se
développer efficacement ; c’est se donner les moyens d’agir
avec sagesse.
Arts martiaux
Étymologiquement
« arts de guerre », les arts martiaux (budo en
japonais) ne concernent pas les armées pour lesquelles on parle plus
volontiers de stratégie militaire. Le terme « art » nous
renvoie à technique, artiste ou artisan et donc à l’individu.
Leur
nom est souvent accouplé au suffixe do qui signifie voie
(karaté-do, judo, aïkido, etc.). Voie vers l’épanouissement, le
bonheur ou la sagesse ; concepts ayant tous des liens étroits,
sagesse nous renvoyant directement à philosophie.
Quelle
est donc la particularité des arts martiaux qui leur permet d’être
un véhicule vers la sagesse ? Quelle différence entre l’art
martial et le sport de combat ?
L’art
martial est constitué d'un ensemble de réponses verbales, physiques ou
psychologiques à une agression éventuelle qui menacerait notre
intégrité physique, voire notre vie. Aucune règle ne régit cette
agression qui peut être perpétrée par plusieurs individus
éventuellement armés et les ripostes peuvent aller jusqu’à la
mort des agresseurs si le contexte l’exige. Cette absence de
limites est la marque essentielle de l’art martial. Le simple
aménagement de celui-ci en vue de la compétition ou la présentation
édulcorée que certains éducateurs réservent aux enfants dans un
but pédagogique lui font perdre ce côté extrême ; il est
devenu un sport sans prolongements spirituels ni philosophiques.
Constatons, à propos de la valeur pédagogique, que la violence se
rencontre souvent dans les salles de sport de combat, jamais dans les
dojos d’arts martiaux, or la philosophie a une prédilection pour
les grandes questions existentielles ; celles qui touchent à la
vie et à la mort. Comment pourrait-on s’entraîner durement comme
si la mort nous guettait à chaque tournant sans nous poser de
questions sur le fondement de cette démarche ? Initialement
simple méthode de combat, l’art martial, comme la peine de mort ou
l’euthanasie, ne pouvait éviter de se confronter à la pensée
philosophique.
De
plus, l’art martial a pour vocation de servir à n’importe quel
moment de notre existence. Sa portée dépasse de très loin le cadre
restreint de l’entraînement. Ainsi devient-il un véritable mode
de vie qui soulève une kyrielle de questions, car les répercussions
sur le comportement quotidien sont multiples. Elles ne pourront
recevoir de réponses satisfaisantes qu’à l’aide d’une
philosophie cohérente.
Zen et karaté
Ainsi,
le karaté a rencontré la philosophie du bouddhisme zen. Ce qui
frappe dès la première analyse, c’est la complémentarité
évidente entre zen et karaté. Le karaté ne serait sans doute
pas aussi efficace si les samouraïs et autres guerriers qui l’ont
développé n’avaient été guidés par les principes du zen. En
effet, ceux-ci doivent permettre de maîtriser son esprit, donc
d’atteindre la perfection puisque la technique pourra s’exercer
sans contrainte dans une totale lucidité. Comme on le voit, la
rencontre entre le karaté et le zen a été doublement profitable :
la technique martiale est devenue redoutable grâce au zen et,
toujours grâce à ce dernier, elle s’est dotée d’un message de
paix et de tolérance. La pensée de Sensei Funakoshi la plus
répandue est la suivante : « le karaté est fait pour ne
pas servir. » De fait, les arts martiaux auraient pu devenir
extrêmement violents, mais les philosophies bouddhistes ont permis
de transcender cette violence. Nul n’est plus pacifique,
aujourd’hui, qu’un adepte des dojos.
Qu’est-ce
que le zen ? C’est zazen répondent les experts ;
c’est-à-dire la méditation assis qui doit conduire grâce à des
méthodes appropriées à la connaissance de soi, puis à celle des
principes qui régissent l’univers. (Clin d’œil au célèbre
aphorisme de Socrate : « connais-toi toi-même ».)
Le cérémonial, au début et à la fin du cours de karaté, est
directement issu de la pratique zen. Ceux qui s’entraînent depuis
plusieurs années savent que cet instant est un peu magique. Il peut
être tentant d’aller plus loin dans cette voie, certains trouvant
d’ailleurs cette méditation trop courte. Comprendre la genèse du
karaté nécessite une incursion dans le zen et on ne peut
qu’encourager une telle initiative.
Cependant,
est-il utile de prolonger l’expérience ? C’est à chacun,
bien sûr, d’en décider, mais il convient d’examiner plusieurs
points. Comment vais-je pouvoir comprendre le monde en m’isolant du
monde ? Comment comprendre mes réactions alors que rien ne me
fait réagir ? Le grand penseur indien Krishnamurti s’exprimait
ainsi sur ce sujet : « Pour comprendre la peur, je dois
affronter la peur et observer par quel mécanisme elle naît en moi.
M’isoler pour méditer sur le sujet n’a aucun sens. » Pour
lui, la méditation est certes importante, mais elle doit être de
tous les instants et en contact direct avec le sujet de la réflexion.
Dans ce sens, le karaté peut nous proposer une sorte de zen
dynamique, la méditation du zazen pouvant se prolonger dans les
exercices pratiqués seul ou avec partenaire. Si zen et karaté
peuvent tous deux conduire à la sagesse, les moyens utilisés
diffèrent sensiblement. À chacun, suivant ses convictions,
d’effectuer le meilleur choix.
S’offrir les services d’un guide ou voyager seul ?
« Science
sans conscience n’est que ruine de l’âme. » L’art
martial peut être assimilé à une science, une recherche, et il
convient de ne pas s’égarer, surtout lorsqu’on utilise des
techniques dangereuses. Or, quelques visites dans des clubs de
karaté, taekwondo, judo ou autres, nous convaincront vite qu’un
large panel de pratiquants et surtout d’enseignants n’ont pas
suffisamment sondé les fondements et aboutissements de ce qu’ils
pratiquent ou enseignent. Le regard critique sera souvent effaré par
l’évidente confusion entre les aspects sportif et défense
personnelle, par les erreurs techniques liées au manque de
réflexion, par l’absence de toute sérénité ou par le
développement de l'agressivité au sein de certains clubs.
Heureusement, comme pour les professeurs de philosophie, il existe
aussi de bons enseignants d'arts martiaux dont la sagesse évitera au
novice de se fourvoyer
dans un concept erroné. Certes, la grande majorité des professeurs
dispose d’un bon bagage technique, mais un minimum d’élévation
spirituelle semble indispensable à celui qui prétend enseigner un
véritable art martial. C’est donc la sagesse du professeur qu’il
faut rechercher, plus que les grades ou les diplômes. Faites
confiance à votre bon sens pour repérer cette sagesse. Comme le
disait Descartes, « le bon sens est la chose la mieux partagée
du monde ». Personne ne devrait donc avoir de mal à choisir un
excellent professeur pour s’initier à un art martial.
à terme,
quand la connaissance de l'art martial est suffisante, un
professeur de haut niveau est nécessaire. Sur le plan spirituel,
deux solutions se présentent.
La
première consiste à poursuivre notre quête martiale avec un maître
en qui nous avons placé notre confiance, car sa philosophie nous a
convaincu. Mais on découvre fatalement un jour les limites de
l’homme ou de son système. En effet, rares sont les maîtres dotés
de toutes les qualités physiques et spirituelles. On voit ainsi des
gens passer éternellement d’un gourou à l’autre.
La
seconde, comme le suggère Socrate, libère l'individu de toute
tutelle spirituelle extérieure ; c’est certainement la
meilleure. Malheureusement, il n’est pas donné à tout individu de
pouvoir élaborer son propre système de pensée : paresse ou
faiblesse intellectuelle, manque de temps ou de motivation,
assujettissement à des doctrines ou des habitudes culturelles,
longue est la liste des obstacles sur la voie de la liberté. Aussi
peut-il être intéressant d’adopter une philosophie préétablie
si nous la jugeons judicieuse.
Quand
on est karatéka, se consacrer au zen semble logique (avec les
réserves évoquées ci-dessus). Cependant, la confection ne sied
point comme le sur mesure et, très vite, les esprits supérieurs se
sentiront à l’étroit dans ce vêtement intellectuel. « Je
vous parle du surhomme », dit Zarathoustra. Le surhomme, c’est
celui qui crée.
Donnez-vous
donc le temps de la réflexion, créez votre propre philosophie,
émancipez votre pensée et répondez à ces questions
fondamentales : Quel est le but de ma vie ? Pourquoi ai-je
peur quand je suis menacé ?… et parfois quand je ne le suis
pas le moins du monde ? Quel est l’objectif ultime de l’art
martial ? Qu’est-ce qui me pousse à le pratiquer ? Quels
bienfaits peut-il me procurer ? Soke Kuniba répondait à cette
dernière question « le karaté nous apprend la patience ».
Dans son langage, patience signifiait maîtrise des émotions.
Homme
ou surhomme, animé par une philosophie de confection ou sur mesure,
à condition de ne pas sombrer dans la passivité contemplative qui
éloigne des dojos où l’on transpire (c’est notre laboratoire de
recherche), tous peuvent espérer découvrir dans l’art martial
cette chose indicible qu’inconsciemment tout le monde cherche et
que notre pauvre vocabulaire terrestre nomme bonheur, sagesse,
nirvana, illumination, pensée universelle, etc. Nous avons tous, un
jour, croisé un de ces vieux maîtres qui nous époustouflent par
leur connaissance, leur disponibilité et leur sérénité. Ce sont
ces modèles qui doivent nous inciter à entreprendre cette ascension
vers les lointains sommets de la sagesse.
Les
autres, certainement plus pragmatiques, qui voient dans le karaté un
sport de combat, une méthode de défense personnelle, une
gymnastique ou ceux qui hésitent à adopter de si grandioses visées,
se fixeront des objectifs plus modestes : maîtriser son corps,
son esprit, se défendre en cas d’agression, rester en bonne
condition physique, etc. Sans doute est-ce dommage de limiter ainsi
son dessein, mais parmi ceux-ci figurent souvent les gens humbles que
des objectifs trop ambitieux effraient et qui avanceront par étapes
parfois plus loin que les précédents. Méfions-nous de ceux qui
prétendent, après quelques petites années de pratique, nager en
plein nirvana, déborder de sagesse et avoir compris l’essence de
toute chose ; ce sont des individus suffisants et néfastes dont
l’ego hypertrophié étale au grand jour toute sa laideur.
D’aucuns
jugeront sans doute cette approche de la philosophie des arts
martiaux insuffisante. Ils auront raison ; un sujet aussi vaste
ne saurait être traité en quelques pages. Mais il ne s’agit ici
que d’une incitation à ouvrir certaines portes pour observer ce
qui se cache derrière. Peut-être l’une d’entre elles
mène-t-elle au paradis. Les gens intéressés pourront consulter
quelques ouvrages sur le zen. Ceux qui veulent aller à l’essentiel
liront le livre de Taisen Deshimaru : Zen et arts martiaux. Les
passionnés trouveront tout seuls.
Sakura sensei
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