LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI N°31 printemps 2013
pédagogie

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« Pédagogue ! » Cette
exclamation pourrait ressembler à une des injures qu’affectionne le
capitaine Haddock. Elle est d’ailleurs parfois utilisée dans le sens
méprisant de « pédant ». Cependant, les définitions courantes
de « pédagogue » et de « pédagogie », bien
qu’étymologiquement claires, sont affectées d’un large flou, comme la
plupart des mots concernant les relations humaines, qui ne nous éclaire
guère sur les valeurs censées les caractériser.
Dans la Grèce Antique, le pédagogue
était l’esclave chargé de conduire les enfants à l’école, de porter
leur sac, de surveiller l’exécution des devoirs et l’apprentissage des
leçons. À cette époque, seuls les enfants de l’aristocratie vont à
l’école. Cette caste n’avait évidemment pas le temps de s’occuper de sa
progéniture, d’où le recours à l’esclave pour pallier ses déficiences.
Après quelques siècles d’éclipse, ce terme revient avec une
nouvelle signification : personne chargée de l’éducation de la
jeunesse, puis, assez récemment et par extension, de la formation
intellectuelle ou professionnelle des adultes. Mot souvent utilisé
aujourd’hui avec un
autre sens : personne qui a le don de l’enseignement. Ambiguïté
donc, puisqu’il peut être valorisant ou péjoratif.
Le mot « pédagogie » apparaît
au 15e siècle. Si son étymologie la désigne comme science de
l’éducation des enfants, son champ d’action s’étend maintenant à tous
les publics sans distinction d’âge ou de statut. Elle englobe les
moyens, méthodes et pratiques de transmission des savoirs, savoir-faire
et savoir-être, physiques, psychiques, éthiques ou intellectuels
( la partie objective ?) et toutes les qualités requises pour les
enseigner efficacement ( la partie subjective ?) De nos jours, la
plupart des personnes chargées d’éduquer, d’instruire, de former,
d’entraîner, de coacher, de diriger… prétendent user de pédagogie.
Certes, il existe de vrais autodidactes,
des formations accomplies entièrement par correspondance ou des
étudiants qui réussissent brillamment en lisant des polycopiés, mais la
plupart des individus apprennent mieux quand ils sont accompagnés dans
leur quête de savoir par un pédagogue compétent, physiquement
présent ; surtout lorsque la matière enseignée nécessite plus de
compréhension que de mémorisation. Cette forme d’enseignement, en dépit
d’avancées technologiques importantes — enseignement assisté par
ordinateur, formation en ligne… —, reste celle qui donne
globalement les meilleurs résultats avec, cependant, une large
dispersion. En effet, dans des situations comparables — contenu de
l’enseignement, niveau des élèves, moyens pédagogiques, épreuve
finale —, certains enseignants ou formateurs se distinguent par
des scores constamment supérieurs à la moyenne. Quelle explication
donner à cette prééminence ?
Il existe de très nombreuses méthodes
pédagogiques auxquelles les enseignants peuvent avoir recours.
Elles présentent toutes des avantages et des inconvénients ;
aucune n’est systématiquement supérieure aux autres. C’est leur
adéquation à chaque situation d’enseignement qui assure l’excellence
des résultats obtenus. Or le choix d’une méthode adaptée, bien
maîtrisée et correctement mise en œuvre à l’aide des supports adéquats
repose entièrement sur les dons de l’enseignant. On peut donc, sans
pour autant oublier le mérite qui revient à l’étudiant, poser le
postulat suivant : les performances réalisées par les élèves sont
corrélées aux qualités pédagogiques propres à l’enseignant. Cela semble
d’autant plus pertinent quand la matière enseignée concerne des
savoir-faire et savoir-être complexes où le recours à
l’auto-apprentissage est rare et plutôt source d’erreurs, où le
pédagogue se révèle donc quasiment indispensable. L’art martial (budo(*))
en est l’archétype.
Quand quelqu’un cherche un dojo où
s’entraîner, de nombreux aspects peuvent influencer son choix :
confort des installations, tarif de la cotisation, horaires
d’entraînement, proximité du domicile ou du lieu de travail, niveau
technique du professeur et bien d’autres considérations pratiques.
Toutefois, puisqu’elles conditionnent en grande partie les résultats
obtenus, les qualités pédagogiques du professeur sont à examiner avec
une attention particulière. Malheureusement, peu de gens se préoccupent
réellement de cet aspect. Pourquoi ? La confiance accordée au
diplôme affiché ? La foi en l’administration qui a délivré le
diplôme ? La croyance dans une équivalence entre nombre de dan
et valeur pédagogique ? Le crédit attribué à la publicité du
club ? L’adhésion sans discernement au discours lénifiant des
dirigeants ? Crédulité et naïveté sont des caractéristiques
courantes de l’individu lambda, mais le budo s’ancre dans le
réel et rejette l’illusion. Si quelqu’un souhaite réellement devenir budoka,
il doit apprendre à observer la réalité telle qu’elle est et non comme
elle est dépeinte, déformée, tronquée, etc.
Se posent donc plusieurs questions
cruciales : quelles sont ces qualités qui caractérisent le bon
pédagogue ? Qu’est-ce qu’une bonne pédagogie ? Comment les
évaluer ? Ces questions, auxquelles nous allons essayer de
répondre, n’intéressent pas seulement les élèves potentiels, mais
également tous les pédagogues soucieux de la qualité de leur
enseignement. Évidemment, les enseignants d’art martial sont intéressés
au premier chef ; en particulier ceux qui sont conscients de
l’immense portée physique et mentale d’un vrai budo et
souhaitent disposer d’éléments concrets afin d’améliorer leur
pédagogie. Car un budo n’est pas qu’un sport, ou une méthode
pour l’autodéfense, ou une science du combat, ou une force de
dissuasion, ou un programme de développement personnel, ou une école de
maîtrise des émotions, ou un art de vivre, ou une voie vers
l’illumination. Il est tout cela à la fois ; c’est dire toute la
difficulté qu’il représente pour un instructeur sérieux souhaitant
guider ses élèves vers les sommets de son art qui, comme tous les
arts, se doit de transcender la technique.
De l'exigence de résultats
Qui n’a pas déjà entendu cette
injonction : « Je ne veux pas de paroles, je veux des
résultats ! » Même si tout le monde ne le cautionne pas, nous
vivons dans une société du résultat mesurable. Donc la fin justifie les
moyens. Les actes sont secondaires ; ce sont leurs effets qui sont
analysés. Certes, les moyens ou les actes doivent être légalement et
moralement acceptables, mais pour atteindre un objectif, la limite
admissible flirte souvent avec le douteux. Ainsi, il importe peu de
connaître la méthode d’un entraîneur sportif pourvu que son équipe ou
ses athlètes remportent des succès. Procédé contestable puisqu’on
attend que des dégâts soient éventuellement constatés pour se
préoccuper du contenu de son enseignement. Même la justice suit ce
principe discutable. Un même écart de conduite peut vous valoir une
contravention ou vous expédier en correctionnelle en fonction des
conséquences de votre acte. Tout cela est assez facile à
expliquer : les agissements humains sont guidés par un écheveau
d’influences très difficile à démêler. Les résultats ou conséquences
sont souvent plus lisibles.
La pédagogie d’un enseignant peut se
juger de deux manières distinctes : en évaluant chacun des
multiples paramètres qui la constituent, mais que personne n’est
capable de définir correctement, ou en se référant aux résultats
obtenus. S’appuyer sur des données tangibles apparaît comme une
évidence et en parfait accord avec les us et coutumes de nos sociétés
modernes. Analysons donc les résultats, les performances mesurables,
voire les effets appréciables, qui permettent d’évaluer la compétence
du pédagogue.
En voici une liste non exhaustive
applicable à l’instructeur d’un club de karaté :
- Réussite aux examens de dan ;
- Classement dans les
compétitions ;
- Nombre d’élèves, répartition
enfants/adolescents/adultes et évolution des effectifs : taux de
renouvellement, progression, régression, ancienneté des élèves ;
- Notoriété du club et du
professeur ;
- Enthousiasme affiché des adhérents.
Quel que soit leur degré d’objectivité,
ces informations suscitent immédiatement plusieurs interrogations.
La valeur pédagogique des enseignants
peut-elle s’estimer et se comparer sur la base des résultats des clubs
quand d’énormes disparités sautent aux yeux ? Entre autres :
les particularités locales, les moyens financiers, la communication, la
diversité des publics, les éventuels systèmes de sélection, la qualité
des installations, les horaires d’entraînement…
Et puis la démarche pédagogique d’un
instructeur qui souhaite faire progresser l’ensemble de ses adhérents
et celle de celui qui aspire à l’émergence d’une élite sont aux
antipodes. Situation identique pour les clubs engagés dans la
compétition sportive et ceux qui la fuient. Dans ces différentes
structures, les enseignants ne poursuivent pas les mêmes objectifs ou
diffusent des disciplines qui ont peu de choses en commun ;
comment pourrait-on comparer leurs pédagogies ? D’ailleurs, les
performances en compétition reposent souvent sur un très petit nombre
d’athlètes et ne sont pas forcément représentatives de l’enseignement
dispensé à l’ensemble des élèves. L’utilisation des différents
résultats s’avère donc fort délicate.
Les examens de dan devraient
pourtant fournir quelques indications pour les clubs qui présentent des
caractéristiques similaires. Cependant, on en retient un jugement
manichéen : réussite ou échec. Or, quel rapport entre une
éclatante réussite et une autre arrachée de justesse peut-être même
avec l’utilisation des points de stage ? Les examinateurs peuvent
d’ailleurs aisément constater la régularité de certains clubs dans le
brio ou dans la médiocrité pour d’autres. Ainsi, chacun peut croiser
des yudansha (littéralement : porteur de dan)
époustouflants et d’autres aux qualités physiques et techniques très
limitées. Mais la valeur du budoka ne se cantonne pas dans les
qualités athlétiques.
Officiellement le jury juge shin
(esprit), ghi (technique) et tai (corps). En réalité,
seule une technique conventionnelle et limitée, sorte de gymnastique
agrémentée d’un peu de kime, est demandée au candidat et
évaluée par les examinateurs, les kumite conventionnels étant
trop codifiés pour apporter un véritable éclairage sur la valeur
martiale. Les compétences en matière de défense personnelle, face à des
agresseurs multiples, armés ou non, la nécessité d’immobiliser un
forcené ou d’aider autrui, sont superbement ignorées. Tactique et
stratégie, gestion du stress, capacités d’observation et d’analyse,
prise de décision et a fortiori l’accession à des états de conscience
supérieurs, composantes pourtant indissociables d’un art martial, sont
totalement passées à la trappe. Certains clubs diffusent un tel
enseignement ; le programme des examens de dan n’est guère
comparable.
Dès que l’objectif de l’entraînement va
au-delà de la simple technique sportive, le jugement fourni par le jury
perd de sa pertinence. Ainsi, un brillant technicien sera peut-être
paralysé par la peur en cas d’agression alors qu’un candidat refusé au 1er
dan surmontera aisément la difficulté. Ça ne veut
pas dire que la technique est superflue, mais qu’elle est loin d’être
le seul paramètre à considérer. Seul un vrai maître qui voit
régulièrement ses élèves depuis de nombreuses années peut formuler un
jugement sur leur valeur martiale. La présence de ceintures noires,
quelle que soit leur aisance gestuelle, ne permet donc pas de savoir si
on a affaire à un vrai professeur d’art martial ou à un simple
entraîneur sportif dont les compétences s’arrêtent à la technique, la
préparation physique et un peu de tactique. Or, même les clubs engagés
corps et âme dans le karaté sportif, avec ou sans compétition,
revendiquent souvent une composante martiale dans leur
enseignement ; simple argument commercial ? à vérifier de visu. Certes,
si l'instructeur suit à la lettre le programme fédéral des passages de
grade, on peut en déduire quelques caractéristiques : visée
strictement sportive, aucune réflexion philosophique, éthique
minimaliste, stratégie inexistante, limitation drastique de la panoplie
technique directement calquée sur les règles de championnat et de
passage de grade, pauvreté du contexte — un seul adversaire, sans
arme, qui respecte des règles, etc. Pour un engagement exclusif dans le
circuit de compétition ou pour pavoiser en exposant dans un joli cadre
son diplôme de 1er dan, puis de 2e dan
et ainsi de suite, pourquoi pas ! mais pour celui qui aspire à la
pratique d’un vrai budo, l’ennui est garanti rapidement.
évidemment,
si la majorité des élèves est chaque année remplacée par un nouveau
contingent, si leur ancienneté dépasse rarement un à deux ans, si les
effectifs fondent régulièrement, ce sont là des signes inquiétants.
Mais il faudrait avoir accès à l’historique et aux statistiques du club
pour profiter de ces informations, et tenir compte d'éventuels
impondérables. Toutefois, lorsqu’un instructeur
entraîne des enfants et des adultes, certaines constatations faciles à
opérer peuvent être révélatrices. Certains mélangent enfants et
adultes ; à moins d’avoir affaire à un virtuose de la pédagogie,
ce qui serait surprenant, car il aurait immanquablement formé deux
groupes, cela signifie que le contenu des cours, le plus souvent karaté
basique à connotation sportive, et la pédagogie, si elle existe, sont
sensiblement les mêmes pour tous. Il faut s’attendre à un piètre
enseignement. Si ces cours sont séparés, tout déséquilibre important
entre le nombre d’enfants et d’adultes doit pouvoir s’expliquer
rationnellement. Sinon, c’est la preuve d’un manque d’adaptabilité de
la pédagogie du professeur à son public.
La notoriété, quant à elle, se nourrit
souvent des résultats sportifs obtenus. L’Olympique de Marseille ou le
Paris-Saint-Germain drainent plus de spectateurs et de candidatures de
graines de stars quand ils gagnent régulièrement. Mais les victoires en
karaté ne bénéficient pas de la même couverture médiatique ni de la
même manne financière. Et, on l’a vu, l’art martial ne se résume pas à
la vitrine de la compétition. La réputation d’un club repose finalement
sur de nombreux paramètres : ancienneté de la structure,
confort des locaux, charisme des dirigeants, publicité,
bouche-à-oreille, état de la concurrence, complaisance de la presse
locale, présence d’une star, nombre de dan du professeur ;
rien qui aide à mesurer une hypothétique valeur pédagogique ni à
éclairer sur les objectifs poursuivis. Ajoutons la chance : il
arrive d’inscrire un néophyte dont les remarquables qualités naturelles
s’expriment rapidement dans l’obtention d’un grade enviable ou quelques
victoires en compétition. La publicité faite autour de l’événement ne
devrait abuser personne puisqu’un cas isolé ne prouve nullement une
quelconque compétence pédagogique.
Enfin, rien n’est plus subjectif que la
satisfaction exprimée par les élèves, car rares sont les gens qui se
permettent de critiquer la structure à laquelle ils adhèrent. Il serait
certainement plus judicieux, mais difficile à mettre en œuvre,
d’interroger ceux qui, pour diverses raisons, ont quitté un club.
Ajoutons un élément qui complexifie
encore l’appréciation des qualités du pédagogue : la pédagogie ne
se limite pas aux échanges entre maître et élève ; ce que nous
avons défini comme la partie subjective. Des moyens techniques ou
financiers, des méthodes, des techniques, des supports, des aides
peuvent être mis à la disposition de l’enseignant. Cela est valable
dans toutes les structures, y compris les clubs de karaté. Ainsi,
chaque club dispose d’un certain nombre d’atouts ou de
contraintes : situation géographique, qualité des installations,
étendue des créneaux horaires, matériel pédagogique, nombre
d’instructeurs, etc. Chaque paramètre influe plus ou moins sur les
résultats de l’enseignement. Cependant, l’aménagement traditionnel des
entraînements de karaté — le kihon pour la technique de
base, les kumite codifiés et libres pour apprendre à régler la
distance de combat, s’adapter au comportement de l’adversaire et
détecter les informations pertinentes — constitue une aide
précieuse pour l’entraîneur. Ajoutons les programmes techniques
correspondant aux kyu et aux dan, mais surtout la
prodigieuse richesse des kata et des bunkai qu’ils
induisent. La structure classique des cours de karaté, chacun l’aura
compris, véhicule intrinsèquement une très haute valeur didactique.
Ainsi, même un piètre entraîneur peut en inculquer les bases à un
public avide d’apprendre. Néanmoins, ses faibles compétences techniques
et pédagogiques constitueront vite une limite infranchissable. Pour
amener des élèves à dépasser le simple aspect technique et leur
conférer un niveau de maîtrise supérieur, le sensei (maître)
doit disposer de réelles capacités martiales et de quelques lumières
intellectuelles, mais surtout déployer des prouesses pédagogiques.
Peut-on déduire de cette analyse la
possibilité de débuter le karaté avec n’importe quel instructeur et se
soucier seulement plus tard de la recherche d’un bon pédagogue ?
Non, car, parmi bien d’autres avantages, le vrai pédagogue saura
préserver les motivations de ses élèves alors que le mauvais enseignant
les fera disparaître et fulminera contre les adhérents « qui ne
sont pas sérieux ! »
Alors, quelle importance attribuer à ces
renseignements sur les statistiques et résultats d’un club, d’ailleurs
pas toujours faciles à glaner ? Certes, le sensei peut les
utiliser, car il sait où les trouver et en connaît les subtilités, afin
de choisir, orienter ou améliorer sa pédagogie. Mais, vues de
l’extérieur, ces informations s’avèrent très insuffisantes pour
apprécier les qualités de l’instructeur. Tout au plus peuvent-elles
révéler certaines déficiences. D’ailleurs, tous les résultats évoqués
précédemment concernent le court ou moyen terme. Or, un budoka
est comme un grand cru de Bordeaux ; il est à son apogée après
plusieurs décennies. La pédagogie du sensei intègre donc une
vision à long terme qui ne pourra jamais être révélée par des tests
survenant après un, deux ou trois ans de pratique.
De par le Monde, de nombreux organismes
ont tenté d’évaluer la pédagogie des enseignants ; avec des
résultats variables et souvent contestables, car trop de paramètres
interfèrent et rares sont les conditions d’enseignement réellement
équivalentes. Pour autant, nul ne saurait contester la supériorité de
certains enseignants, ce qui, d’une manière ou d’une autre, doit
pouvoir s’évaluer. Puisque les résultats, en particulier dans les arts
martiaux, sont quasiment inexploitables, ce sont les qualités
pédagogiques elles-mêmes qu’il faut mettre en lumière. Seul un
observateur neutre — les élèves sont exclus, leur opinion étant
trop subjective ; un inspecteur également, sa présence étant
perturbante — assistant à un cycle de cours peut déceler et
apprécier les compétences d’un enseignant. Ce pourrait être le cas
d’une personne observant de façon discrète quelques cours avant de
décider de s’inscrire. Mais si cet observateur ressent finalement une
attirance, un ennui ou une répulsion devant la prestation d’un
instructeur, ce n’est pas toujours la pédagogie qui est en cause, car
de nombreux épiphénomènes, pas toujours faciles à identifier comme
tels, peuvent perturber cette perception. On pourrait d’ailleurs
intégrer cette difficulté dans une question plus générale :
« Pourquoi aime-t-on ? » Vaste débat !
Il est donc malaisé de juger les
pédagogues. Peut-on au moins espérer qu’ils aient été formés
efficacement ?
En France, les IUFM (institut
universitaire de formation des maîtres) ont été créés au début des
années 90 pour remplacer un ensemble disparate qui ne donnait pas
satisfaction. Ils partaient d’un constat : la pédagogie d’un
enseignant est une qualité transversale applicable à toutes les
matières et tous les niveaux d’enseignement. Ils avaient donc la
prétention d’inculquer la pédagogie aux têtes bien pleines qui
aspiraient à enseigner à l’école ou au collège. Ils n’ont pas fait
mieux que leurs prédécesseurs, comme tous les organismes, y compris
sportifs, qui se sont voués à la même mission. Aujourd’hui, il est
envisagé de leur donner une seconde jeunesse avec les ÉSPÉ (école
supérieure du professorat et de l’éducation). Aurait-on découvert un
moyen de rendre pédagogue celui qui ne l’est pas spontanément ?
Sans doute peut-on espérer quelques avancées, mais elles seront
certainement limitées, car la pédagogie, du moins la part qui incombe
au pédagogue, n’est pas réductible à des principes simples. Certes, il
existe des éléments purement techniques, accessibles au plus grand
nombre, inscrits à tous les programmes des diplômes d’enseignement
intellectuel ou sportif ; mais ce qui caractérise le vrai
pédagogue, outre son savoir technique, sa connaissance des différents
publics, sa capacité à établir un plan de cours et sa maîtrise des
méthodes pédagogiques, est un mélange d’empathie, d’enthousiasme et
d’intelligence — à ne surtout pas confondre avec le niveau
d’instruction. Des qualités que certains détiennent naturellement, mais
difficiles, je ne dis pas impossibles, à communiquer. Je laisse
volontairement de côté l’indispensable désir d’enseigner qui est censé
animer les bons comme les mauvais enseignants. Dans tous les cas, son
absence traduit une tragique erreur d’aiguillage.
Juger les pédagogues sur leurs résultats
n’est pas fiable ; apprécier leur pédagogie intrinsèquement relève
de l’opération métaphysique ; les former semble improbable puisque
les qualités requises sont de l’ordre du don. Sommes-nous donc dans une
impasse ? Pas tout à fait, car d’un examen rigoureux des pratiques
de pédagogues reconnus qui enseignent ou ont enseigné les disciplines
les plus diverses, il ressort quelques constantes qui recoupent les
qualités d’empathie, d’enthousiasme et d’intelligence, semblent
incontournables et recueillent, sinon un consensus, une assez large
approbation. Ces fondamentaux d’une pédagogie accomplie paraissent
universels, donc applicables à l’enseignement d’un art martial. Les
voici :
- En tout premier lieu, le
contrat pédagogique qui définit les objectifs et les moyens à
mobiliser, né de la symbiose entre la motivation de l’élève et
l’empathie de l’enseignant, constitue le socle incontournable d’un
enseignement réussi ;
- Ensuite, la richesse, la
logique et la diversité d’approche des cours sont des catalyseurs
de motivation, des sources de plaisir et d’enthousiasme, sans lesquels
la plupart des élèves décrochent ;
- Enfin, la conceptualisation, la
mise en évidence de liens transversaux, d’analogies, de correspondances
permettent de mieux appréhender les différentes facettes de
l’enseignement, d’en comprendre les articulations et les implications,
de mieux l’insérer dans l’ensemble des connaissances et d’en faire un
usage plus efficace, plus intelligent.
Ces trois items s’imposent pour les
enseignements complexes ; les apprentissages plus simples peuvent
bien sûr en bénéficier, mais ce n’est pas un impératif absolu. Les
gestes de base du karaté représentent un bon exemple d’apprentissage
relativement simple qui peut s’opérer sans déployer des trésors de
pédagogie puisque la mémorisation supplante la compréhension. Mais leur
maîtrise dans toutes les situations conflictuelles imaginables, qui
requiert une stabilité psychique à toute épreuve, leur adaptation à des
circonstances imprévues, qui exige une créativité instantanée, et leur
intégration dans une philosophie de la vie, nécessaire pour éviter les
dilemmes et contradictions, constituent un modèle de complexité qui
exige une pédagogie soignée.
Le contrat pédagogique.
Personne ne devient performant dans un
art martial en lisant des ouvrages spécialisés ou en regardant des
vidéos d’expert. Le professeur représente donc le vecteur essentiel de
la connaissance martiale. Mieux vaut qu’il soit compétent. Pour cela,
il doit posséder un bon niveau technique, avoir une idée claire de tous
les tenants et aboutissants de son art, être conscient de sa
responsabilité et détenir toutes les qualités pédagogiques permettant
d’amener les élèves à son niveau et même de le dépasser. Ce que
certains instructeurs rechignent à accepter, leur suprématie étant
inscrite dans leur définition du maître. Cependant, confiner les élèves
dans une relative médiocrité pour conserver le leadership n’a jamais
constitué un modèle de pédagogie. Le pédagogue conjugue harmonieusement
l’élévation du niveau général et l’émergence du génie. Pour répondre au
mieux à ce programme, l’enseignement doit reposer sur des principes
solides, clairs, cohérents et offrir de larges possibilités
d’investigation créative.
Or, un véritable art martial :
- S’inscrit impérativement dans une
réflexion philosophique aboutie et une éthique rigoureuse. Il ne s’agit
pas d’ânonner quelques préceptes présentés par le sensei ou de
lire le code moral placardé au dojo, mais de construire sa propre
philosophie de la vie dans laquelle une philosophie martiale et une
éthique pourront s’insérer harmonieusement, évitant ainsi toute forme
de conflit interne. C’est un long et difficile travail personnel où le
rôle du sensei est fondamental mais très limité en
pratique : mettre l’élève sur la voie et lui éviter quelques
chausse-trapes.
- Fournit des clés pour maîtriser sa
propre psychologie et comprendre celle d’autrui. Le contrôle des
émotions, l’accession à des états de conscience supérieurs, la
perception des intentions des adversaires, passent par plusieurs stades
avant d’aboutir à un état ultime : nirvana, éveil ou extinction de
l’ego suivant les vocables les plus fréquents. Vaste programme !
- Propose des stratégies variées,
adaptables à toutes les situations concevables, et des tactiques
éprouvées. Imaginez un général qui enverrait sa troupe sus à l’ennemi
sans préparation ni plan de bataille. Le général, c’est votre
esprit ; la troupe, ce sont vos techniques de blocage, d’esquive,
de frappe, de projection, de contrôle, d’immobilisation, etc. Il va
falloir mettre le général au boulot !
La technique doit s’intégrer
harmonieusement dans cet ensemble qui exige de mobiliser toutes les
qualités physiques, intellectuelles et psychologiques, souvent
conjointement dans ce qu’il est convenu d’appeler l’union du corps et
de l’esprit. Cette stimulation permanente de l’intelligence, ces
métamorphoses profondes du mental, l’apprentissage de ces gestes pas
toujours naturels et leurs applications qu’il faut rendre naturelles ne
pourront s’obtenir chez un nombre substantiel d’étudiants sans
instaurer une relation particulière, propice à la compréhension, à la
remise en cause de nombreuses certitudes ou habitudes, à la
persévérance et à la créativité.
Diverses formes de relation peuvent
s’établir entre un professeur et ses élèves : indifférente,
suspicieuse, agressive, respectueuse, admirative, amicale, etc. Elles
ne garantissent en aucune manière une meilleure transmission des
connaissances comparée à celle qui s’opère dans les différentes formes
d’autoformation ; surtout, elles ne permettent pas les
modifications d’état d’esprit ni l’émergence de nouvelles dispositions.
Cette facilitation de l’acquisition des savoirs, ces évolutions de la
conscience et du mental deviennent possibles dans le cadre d’une
véritable relation pédagogique reposant sur un contrat. Contrat le plus
souvent tacite, car peu d’institutions proposent une forme d’engagement
plus formelle, mais indiscutable contrat garantissant un accord entre
les parties sur l’objectif visé et les moyens à mettre en oeuvre.
Supposons qu’un lycéen désire devenir
journaliste et ne voit pas l’intérêt des maths, matière dans laquelle
il n’a jamais brillé, dans sa future profession. Quel accord
pourrait-il, en dehors des pures convenances, passer avec son prof de
maths ?… Sauf si le professeur trouve les arguments pour
convaincre l’élève de l’intérêt de cette matière — n’existe-t-il
pas des journalistes scientifiques ? La philosophie et la
mathématique n’ont-elles pas toujours entretenu des liens
étroits ? — ou si son enthousiasme et son empathie
réussissent à exciter l’intelligence de cet élève. Cependant, créer ex
nihilo une motivation n’est pas le seul défi auquel le pédagogue est
confronté ; des motivations qui ne lui apparaissent pas toujours
compatibles avec sa propre sensibilité sont parfois difficilement
intégrées dans ce qu’il estime pouvoir gérer. Ainsi, une bonne partie
des élèves, dont l’unique objectif réside dans l’obtention du diplôme,
ingurgite les maths plus ou moins laborieusement, sans intérêt
particulier ni rejet flagrant ; quelques-uns trouvent leur
motivation dans la convoitise d’une mention « très
bien » ; certains, pragmatiques, les apprécient parce
qu’elles sont utiles ; d’autres, rêveurs ou poètes, sont fascinés
par la beauté des équations ou l’exploration d’univers inaccessibles au
sens commun ; d’autres encore les affectionnent comme
démonstration de leur QI supérieur. Chaque motivation entraîne un
comportement particulier qui peut gêner le professeur comme les autres
élèves. Mais si un accord tacite se réalise entre le professeur et
l’élève, le cursus se déroulera sans anicroche et les progrès seront
assurés.
Les motivations sont tout aussi variées,
sinon plus, chez les gens qui viennent se renseigner dans un club de
karaté. Leurs aspirations doivent toutes être accueillies avec le même
enthousiasme par le pédagogue qui doit faire preuve d’une grande
ouverture d’esprit tant que les motivations s’insèrent sans
perturbation collatérale dans les objectifs de l’enseignement.
Évidemment, certaines motivations sont inacceptables : le jeune
qui veut apprendre des techniques pour « casser la gueule à son
père » ou celui qui intègre le karaté dans son cursus de
préparation au djihad. Certaines peuvent être recadrées, d’autres sont
à exclure impérativement.
Si l’on se réfère aux différents
contrats qui jalonnent nos existences, jamais un contrat n’est adopté
par deux parties sans discussion ou examen préalables. Cette phase
préparatoire doit déboucher sur un véritable accord, sinon le contrat
n’est pas conclu ou il y a accord de dupe. Malheureusement, ces
tromperies, inconscientes ou volontaires, allez savoir ! sont
fréquentes dans les clubs de karaté ; beaucoup plus que dans les
clubs de judo où la compétition est la norme, dans les clubs d’aïkido
qui la bannissent ou dans les clubs de krav-maga (self-défense
israélienne) qui ne s’embarrassent d’aucune idéologie. Le karaté est
sans doute l’art martial qui offre le plus de déclinaisons
possibles : sportive, pugilistique, gymnique, éducative, ludique,
esthétique, artistique, spirituelle, défensive, martiale… Et pour bien
brouiller les pistes, on vous proposera : karaté-jutsu, karaté
traditionnel, kata artistique, kobudo, chanbara, genbudo,
karaté-contact, full-contact, light-contact, free-fight,
street-fighting, body-karaté, karaté défense training, etc. Ajoutez à
cela environ vingt-cinq styles de karaté répertoriés par la fédération.
Sans compter les multiples formes de compétition et d’examens de niveau
dont les règles influencent sérieusement la pratique quotidienne
— les différents groupes et fédérations n’ont pas tous les mêmes
références. Même les experts s’y perdent !
Les nouveaux adhérents arrivent souvent
avec des attentes, pas toujours clairement formulées mais bien
présentes, or le désir d’en inscrire un maximum amène beaucoup de clubs
à promouvoir un discours médiatique à l’image de la communication
fédérale — le karaté pour tous — en dépit d’entraînements
orientés, assez souvent vers une des nombreuses variantes du karaté
sportif de compétition, car c’est le modèle le plus facile à valoriser
en mettant en avant les titres obtenus par l’entraîneur ou ses élèves.
Cela ne convient pas à tout le monde, loin s’en faut — la
fédération elle-même estime entre 10 % et 20 % le nombre de
licenciés qui
participent aux compétitions. Et c’est le travers de certains
ex-compétiteurs de continuer à entraîner un public tout-venant comme
s’ils préparaient des champions.
Résultat : marché de dupes. Et,
très vite, les élèves décrochent.
Le contrat pédagogique doit établir un
accord sur l’objectif de l’enseignement et les moyens à mobiliser pour
y parvenir ; préalable indispensable à toute nouvelle adhésion
faute de quoi les résultats médiocres, échecs, défections et même
rébellions seront inévitables. En cas de désaccord initial — c’est
fréquent, car les médias ont véhiculé des tas d’absurdités sur les arts
martiaux —, une bonne argumentation peut éventuellement convaincre
du bien fondé de la démarche du professeur du club, mais ce peut être
aussi pour l’instructeur l’occasion de prendre conscience de diverses
incompatibilités avec les désirs de ses élèves et d’agir en
conséquence.
En pratique, cet accord n’exige pas
forcément une procédure standardisée. Les gens qui viennent me voir
pour s’inscrire ont, en majorité, lu mes articles sur le site Internet
du Goshin Budokai. Ils connaissent déjà ma philosophie et les
particularités de mon art martial. Pour les autres, une explication
orale des objectifs du club et du contenu des cours permet d’éviter
tout malentendu. À chacun de trouver la méthode pour fonder le contrat
pédagogique. Attention toutefois ! j’ai pu entendre ou lire des
assertions en opposition flagrante avec la réalité de certains
entraînements. Soyez comme saint Thomas ; croyez uniquement ce que
vous voyez. Et encore ! avec discernement.
Cependant, même cet accord général est
insuffisant. Les individus étant tous particuliers, c’est avec chacun
que l’enseignant doit conclure un contrat qui tienne compte des
motivations du pratiquant et de ses propres objectifs, ceux-ci pouvant
s’inscrire dans un assez large éventail tout en restant en accord avec
l’enseignement de l’instructeur. « Mission impossible, sauf à
s’adresser à un nombre extrêmement restreint d’élèves » répond la
majorité des enseignants. Évidemment, un instructeur qui doit
satisfaire simultanément un artiste fervent de kata, un
compétiteur kumite traditionnel, un inconditionnel du
karaté-contact, un acrobate martial, un obsédé du passage de grade, un
adonis qui soigne sa ligne, un adepte de self-défense, un bagarreur
invétéré, un égaré qui est là pour faire plaisir à « papa »
et un apôtre de la transcendance martiale aura quelque difficulté à
envisager de s’éparpiller davantage. Mais si le contrat pédagogique
initial a créé une relative homogénéité des attentes de son public,
pourquoi ne pourrait-il pas s’occuper des particularités de chacun. Il
pourrait même s’agir d’une absolue nécessité, car l’acquisition des
connaissances n’emprunte pas les mêmes cheminements, physiques ou
intellectuels, chez tous les individus. Des expériences ont été menées
pour savoir comment diverses personnes procédaient pour effectuer des
opérations simples enseignées à l’école de façon relativement
standardisée. La surprise a été grande de constater des divergences de
procédure incroyablement éloignées prouvant ainsi l’existence d’une
grande variété de modes d’apprentissage, parfois d’une heureuse
simplicité et d’une excellente logique, d’autres fois bizarrement
complexes et tortueux. Ces études, que personne ne conteste, nous
imposent de construire la pédagogie sur les besoins, les capacités et
les motivations de l’élève et non sur les désirs du professeur. Nous
rejoignons ainsi un des préceptes de l’art martial préconisant de
museler ou même d’éradiquer son ego pour être totalement disponible et
à l’écoute d’autrui. L’empathie permet de comprendre et donc de
répondre efficacement à l’élève comme à l’adversaire.
Il est intéressant ici d’évoquer le
credo de certains enseignants formulé de façon imagée : « Je
ne sais pas faire boire un chameau qui n’a pas soif ! »
Peut-être est-ce là le vrai rôle du pédagogue : conférer la soif
d’apprendre. Le contrat pédagogique, surtout s’il est, comme il se
doit, évolutif et toujours adapté à l’élève, constitue le fondement de
ce rôle crucial du maître.
Ce qui caractérise l’enfant, c’est son
désir irrépressible de devenir adulte, donc de connaître et comprendre
les éléments et les phénomènes qui constituent son cadre de vie. Ses
incessants questionnements en sont la preuve. Des parents attentifs ou
des éducateurs consciencieux — de l’empathie dans les deux
cas — sauront, même s’ils ne disposent pas de toutes les réponses,
le conduire vers l’acquisition de multiples savoirs. D’autres, trop
nombreux, s’agaceront de ses éternels « pourquoi ? »,
s’appliqueront à éradiquer cette naturelle soif de compréhension et le
contraindront à se plier à leurs injonctions. Ils seront d’ailleurs
bien aidés en cela par nos institutions — sans oublier la
pernicieuse standardisation infligée par les médias — qui
préfèrent couler tous les élèves dans un même moule, leur enseigner les
mêmes programmes, au même rythme, bafouant ainsi les envies et les
possibilités individuelles qui pourraient constituer l’amorce d’un
apprentissage abordé avec plaisir et curiosité et qu’un bon pédagogue
saurait élargir à d’autres domaines en faisant ressortir leurs liens.
De nombreux clubs de karaté ne dérogent pas à ce conformisme sclérosant
et imposent aux enfants une vision du karaté qui est loin d’être la
leur. De fait, les enfants n’ont jamais vu Bruce Lee ni Jackie Chan
faire Taikyoku-shodan. Pour les amener au kata, peut-être
serait-il judicieux de passer par quelques techniques d’aspect
spectaculaire qui leur confèreraient les capacités physiques
nécessaires à la maîtrise de la gestuelle du karaté tout en comblant
leurs désirs.
Après avoir méprisé les besoins
fondamentaux des enfants, nous continuons avec les adultes. Je
constatais depuis plusieurs mois l’absence d’un karatéka d’une
quarantaine d’années qui avait débuté en septembre dans un club que je
ne nommerai pas. « Je ne suis plus motivé ! » a-t-il
déclaré récemment. Il aura donc fallu deux à trois mois à l’enseignant
concerné pour dégoûter un pratiquant qui arrivait avec une certaine
vision de l’art martial et à qui il a imposé un succédané tout juste
acceptable pour un enfant appâté par quelques espoirs de médaille.
Malheureusement cet exemple caricatural n’est pas un cas isolé ;
d’abord chez le professeur en question qui accumule les cas semblables,
ensuite, dans une moindre mesure, dans l’ensemble des clubs. En effet,
l’art martial est une activité riche, subtile, susceptible d’intéresser
de très nombreux adultes, beaucoup plus que les enfants, du fait de sa
complexité et de ses implications philosophiques, éthiques et
psychologiques. Alors, comment se fait-il que la majorité des clubs
drainent essentiellement des enfants ?
Malgré la prégnance d’une philosophie,
d’une éthique et son objectif d’accession à la sagesse, l’art martial
est l’art de surmonter des conflits, allant de l’anodine altercation à
la plus extrême violence, où les agresseurs ne respectent aucune des
règles couramment admises dans les sociétés humaines. Pour apprendre à
surmonter ce type de difficulté, il est nécessaire de simuler ces
comportements extrêmes et, parfois, d’y répondre de façon extrême.
L’étude de ces cas d’école ne doit toutefois pas renforcer la tendance
à la violence de certains individus. Grâce à la mise en place d’une
vraie réflexion philosophique et éthique, à la vigilance d’un sensei
attentif, cet écueil est généralement évité par un public adulte ou
suffisamment mûr. Mais les enfants, plus hermétiques à la subtilité,
plus enclins aux réactions irréfléchies, ne font pas toujours le
distinguo entre art et réalité, ce qui s’avère fâcheux. La société ne
peut fonctionner correctement qu’avec des règles. Ainsi, la première
nécessité pour les enfants est d’apprendre des règles claires qui ne
fluctuent pas en fonction des circonstances. Budo et éducation
de l’enfant sont donc incompatibles. Voilà pourquoi un karaté éducatif,
gymnique ou sportif, parfaitement encadré par des règles strictes, est
généralement enseigné aux enfants dans la plupart des clubs. Démarche
initiée par les Japonais quand ils ont introduit l’enseignement du
karaté dans les écoles d’Okinawa, reprise dans le Monde entier, et
fondamentalement irréprochable. Sauf si les enfants ne comprennent pas
des règles compliquées ou trop subtiles, comme on le voit en
compétition où les plus jeunes, mini-poussins, poussins et même
pupilles ne saisissent généralement pas pourquoi ils ont gagné ou
perdu. Ne pas comprendre, on le verra plus loin, est une des premières
causes de démotivation. La mode qui consiste à envoyer des enfants
débutants, parfois âgés d’à peine quatre ans, en compétition est une
aberration. Voilà l’origine de nombreuses défections. D’une part, la
compétition engendre l’incompréhension chez les plus jeunes et même
parfois jusque chez les seniors. D’autre part, par définition, la
compétition sacre un vainqueur ; à tous les autres, elle apprend
donc à perdre. Ce n’est pas pour cela qu’ils sont venus s’inscrire.
Contrat de dupe ! et ce n’est pas la pratique absurde qui consiste
à donner une médaille à tous les participants qui peut pallier cette
erreur. Les enfants sont souvent plus réalistes que les adultes. Et les
effectifs, pléthoriques chez les poussins, diminuent inexorablement.
Malheureusement, comme dans la plupart des clubs ce public extrêmement
jeune constitue le gros des troupes, de trop nombreux instructeurs ont
tendance à s’y consacrer presque exclusivement et, par facilité, à
enseigner aux adultes, sans grande modification, le même karaté
simplifié, édulcoré, donc peu enthousiasmant, qui ne saurait combler
leurs attentes. Ce public adulte a soif d’apprendre ; il ne faut
pas lui servir un breuvage imbuvable ! Au final, peu d’enfants
pratiquants alimentent les rangs des seniors et les nouveaux venus ne
trouvent pas ce qu’ils sont venus chercher ; comment s’étonner de
la faiblesse du nombre d’adultes dans une majorité de clubs ?
Nous, les enseignants d’arts martiaux,
décevons les enfants et frustrons les adultes ; si nous ne
réagissons pas, si nous ne sommes pas plus attentifs aux motivations et
objectifs des uns et des autres, si nous n’adaptons pas mieux notre
pédagogie à nos différents publics, si nous ne prenons pas conscience
de l’importance cruciale du contrat pédagogique, nous serons complices
de la disparition du karaté en tant qu’art martial. Restera un sport de
compétition, sélectif comme il se doit, sans grand rapport avec les
idéaux développés par ceux dont on affiche le portrait dans les dojos.
Disparition du karaté martial qui s’amplifiera forcément si, par
malheur, le karaté devient discipline olympique.
Il existe des activités de plein-air qui
peuvent se concevoir comme un mode de vie, une communion avec la
nature, un enrichissement spirituel, où la performance sportive, bien
que réelle, est reléguée au rang d’accessoire : alpinisme,
randonnée, trail, cyclotourisme, spéléologie, raid aventure, etc. Les
véritables arts martiaux, espèce en voie de disparition, sont leurs
équivalents en sports de salle. Leur disparition laisserait un vide
consternant, car il n’existe pas beaucoup d’activités d’intérieur qui
développent les capacités physiques, stimulent l’intelligence, musclent
le mental et transcendent la vie de leurs adeptes.
Mais soyons juste, le tableau n’est pas
totalement noir. Si quelques bons pédagogues sont totalement engagés
dans la compétition sportive et la formation de champions — c’est
un choix respectable s’il est assumé —, d’autres enseignent un
véritable art martial et font un travail pédagogique remarquable, en
dépit d’obstacles jugés insurmontables par d’autres. Parfois ils
bannissent complètement la compétition ou l’utilisent de façon
parcimonieuse et adaptée, toujours ils organisent leurs cours de façon
originale, en harmonie avec les objectifs intermédiaires des élèves et
l’objectif ultime qu’ils fixent à l’art martial. Cependant, une
majorité d’instructeurs, pourtant capable d’enseigner correctement, est
indécise, refuse de trancher pour une option claire, suit l’air du
temps et sombre dans la médiocrité ambiante. C’est facile ; il
suffit de se comparer aux autres et de les imiter : « Tout va
bien puisque je fais aussi bien — mal ! — que les
autres. »
Pourquoi donc les authentiques
pédagogues, pas si rares dans le karaté, ne servent-ils pas davantage
de modèles à ceux dont les résultats sont médiocres, qui auraient bien
besoin de s’améliorer, mais ne semblent pas avoir conscience de cette
nécessité ? Pourtant, ces résultats consternants, même s’ils les
cachent au public, ils les connaissent ! Sans doute ont-ils besoin
d’un déclic : une rencontre avec un bon pédagogue, la lecture d’un
ouvrage ou d’un article sur ce sujet, une réflexion personnelle qui
leur permette d’entrevoir le chemin à emprunter. Souhaitons-leur cet
enrichissement. Ainsi pourraient-ils commencer par s’inspirer de la
relation pédagogique qui lie le bon pédagogue à ses élèves, puis de sa
façon de découvrir, exploiter, fortifier ou réorienter leurs
motivations.
Le contrat pédagogique, quels qu’en
soient la forme et les termes, est une réalité incontournable pour
celui qui a quelque prétention au titre de pédagogue. À défaut,
l’instructeur ne sera pas d’une utilité flagrante ; il pourra même
devenir un obstacle à l'appropriation des savoirs. Et s’il est normal
et indispensable, dans le cadre de cours collectifs, de demander à
l’élève d’accepter les objectifs généraux qui lui sont proposés
— seuls les cours particuliers permettent de répondre à des
besoins spécifiques —, le professeur doit ensuite rester
constamment à son écoute, tenir compte de ses aspirations et de ses
aptitudes pour conduire l’enseignement et éventuellement adapter les
objectifs. Faute de quoi, l’élève perdra son enthousiasme et sa
motivation. Certes, les enfants et les parents n’ont pas toujours les
mêmes motivations ; parfois même l’enfant n’est pas du tout
motivé. Un contrat pédagogique exprimé très clairement peut aider à
surmonter ces difficultés ; parfois en se privant d’une nouvelle
inscription. Mais, hormis quelques cas de ce genre, dans
les clubs sportifs, tous les élèves, enfants, adolescents ou adultes
arrivent motivés. Si cette motivation disparaît, l’enseignant en porte
une grande responsabilité ; il doit en avoir une conscience aiguë.
Mais c’est comme pour le mariage ; l’adoption du contrat, même
avec quelques avenants ajoutés en parcours, ne suffit pas pour
pérenniser la relation. Encore faut-il fuir la routine et introduire de
la diversité, de la fantaisie, de la surprise ; créer de
l’émerveillement.
La diversité et l’originalité des
cours.
Certains clubs proposent des cours
spécialisés : kata, kumite, défense personnelle,
body-karaté, karaté-contact… chaque type de cours fonctionnant de façon
autonome. Ce n’est pas de cette diversité-là dont je veux parler,
d’ailleurs en contradiction avec ma conception de la Voie martiale dont
les différents aspects forment un tout indissociable. Je veux évoquer
la nécessaire diversification des entraînements, chaque cours devant
être différent du précédent, amener de nouvelles perceptions, susciter
de l’étonnement, de l’enthousiasme, provoquer des découvertes et de
nouvelles attentes. Ces différences peuvent concerner la structure,
l’approche ou le contenu.
De nombreux pédagogues préconisent une
régularité dans le déroulement des cours de façon à installer l’élève
dans un climat de confiance. Cela favoriserait l’acquisition des
connaissances pures ; c’est moins sûr pour les gestes sportifs et
encore moins pour les évolutions psychologiques. Cependant, ce
train-train aseptisé se conçoit peut-être sur de courtes périodes, mais
très vite la lassitude s’installe. De plus, il ne prépare pas les
élèves à résoudre des difficultés imprévues, ce qui est justement une
problématique consubstantielle à l’art martial, ni à devenir créatifs,
qualité inhérente à l’artiste, fût-il martial. Cette méthode, parfois
bénéfique avec des élèves extrêmement craintifs, a surtout le mérite
d’éviter à l’enseignant de trop se creuser les méninges. À proscrire
surtout dans le cadre des arts martiaux. Dans cette optique, le sensei
veillera donc à bousculer régulièrement la structure de ses cours.
L’art martial ne doit pas ronronner paisiblement.
Chaque cours, ou séquence, peut être
abordé avec un objectif spécifique, une idée directrice différente, un
point de vue particulier. Et là, ce sont des myriades de possibilités
qui s’offrent quand on conjugue :
- Les multiples méthodes pédagogiques
utilisables ;
- Les fondements de l’art
martial : philosophie, éthique, psychologie, stratégie, tactique,
technique ;
- Les qualités du budoka :
stabilité, équilibre, puissance, souplesse, réactivité, vitesse,
précision, vigilance, sérénité ;
- Les données contextuelles :
forcené à maîtriser, agression, aide à autrui, degré de surprise,
nombre d’adversaires, armes diverses, caractéristiques des lieux, aides
matérielles ou humaines disponibles, limitations et obligations légales
ou morales, handicap éventuel — il arrive à tout le monde d’être
malade ou blessé.
Bien d’autres perspectives peuvent
s’envisager, mais déjà, nous obtenons une multiplicité d’approches
appréciable dont vont pouvoir bénéficier de très nombreux
entraînements.
Il est également aisé de trouver les
idées dans les kata. Un sensei veut-il faire travailler
Gangaku à un groupe de yudansha ? Quelles sont les
principales difficultés de ce kata ? Les pivots et
l’équilibre ! Un kihon avec de multiples rotations, des manji-uke
en kokutsu-dachi et en ippon-dachi, complété par des
séquences directement issues du kata sera parfait. Les
exercices avec partenaire exploiteront les mêmes techniques avec des
pivots exécutés par Uke, par Tori, puis par les deux simultanément. Les
élèves aborderont ainsi les difficultés du kata avec une
préparation permettant de les surmonter plus aisément. Un autre jour,
avec le même kata, il pourra mettre en avant l’intérêt du
passage manji-uke en ippon-dachi suivi de yoko-geri-keage.
De fait, cette séquence est un beau modèle d’esquive couplée à une
parade avec relance immédiate du contre dans un mouvement de ressort.
Pour un pratiquant de Shotokan, habitué à fournir un fort kime,
c’est l’occasion de travailler en décontraction, ce qui est impératif
pour exécuter correctement cet enchaînement de façon rapide et
réaliste. Mais il faut le poursuivre avec un tsuki qui demande
du kime. Or il est difficile de savoir alterner rapidement
force et souplesse, car les états psychologiques correspondants ont une
fâcheuse tendance à s’éterniser surtout en situation de stress.
N’oublions pas que c’est toujours l’esprit qui commande. Ces
changements rapides d’état d’esprit qui induisent des comportements
diamétralement opposés doivent être soigneusement étudiés puisqu’ils
permettent de surprendre l’adversaire et de s’adapter aux
circonstances. Ce pourrait être la base sur laquelle construire un
cours avec retour sur Gangaku dont plusieurs séquences illustrent
parfaitement l’alternance de la décontraction et du kime.
Quant à la richesse technique, on
observera une simple évidence : le karaté martial requiert la
connaissance d’une centaine de techniques de base, alors que le karaté
sportif se contente d’environ cinquante. Avec dix, tout au plus vingt
techniques, on obtient un assez bon compétiteur kumite. Bien
sûr, quand on considère les associations et les variantes, on arrive à
un nombre largement supérieur et, de plus, la technique n’est pas le
seul bagage nécessaire à l’efficacité. Psychologie, stratégie, tactique
revêtent une importance comparable à la technique pour les différentes
formes de karaté. Si le karaté martial s’avère être la forme la plus
riche, la plus intéressante pour un public adulte, car offrant un champ
d’investigation quasiment infini et de réelles perspectives
d’épanouissement physique et mental, un petit nombre de techniques
fondamentales forment un socle commun qu’il va falloir impérativement
maîtriser avant d’aborder efficacement les techniques spécifiques et
les subtilités afférentes à chaque forme de karaté.
Difficile, donc, d’éviter les longues
répétitions des bases du karaté, mais le pédagogue doit trouver des
astuces pour maintenir le plaisir, prévenir la lassitude et assurer la
progression de tous les élèves. D’abord, une observation : un kihon
prolongé avec la même technique n’est pas profitable aux débutants. La
répétition permet de consolider un acquis, d’affiner les
sensations ; elle est bénéfique pour les karatékas avancés, mais
chez les débutants qui ne maîtrisent pas le geste, ce sont les défauts
qui se consolident.
Avec un peu de réflexion l’instructeur
peut faire travailler la même technique une soirée entière sans que les
élèves n’en souffrent. Il suffit, par exemple, d’intégrer cette
technique comme dénominateur commun dans une succession d’exercices
variés comme je l’ai proposé avec les pivots de Gangaku, lien qui
donnera un sens à des exercices qui auraient pu sembler hétéroclites.
Et puis il faut se souvenir des multiples utilisations d’une même
technique. Gedan-barai peut servir de parade simple, de double
déviation sur un ou deux adversaires, d’attaque, de double attaque sur
un
ou deux adversaires, de défense suivie de contre-attaque sur un ou deux
adversaires, de projection, de parade suivie de projection, de menace
de luxation, d’immobilisation, de différentes formes de dégagement sur
saisie éventuellement suivi de contre-attaque… (complétez les
pointillés).
On pourra me rétorquer que le karaté
universitaire japonais s’est construit au début du 20e
siècle autour de la répétition durant une année entière d’un kihon
composé de gedan-barai, gyaku-zuki, oi-zuki et mae-geri,
mais cela était possible grâce à trois particularités :
- D’abord, il s’agissait de Japonais
qui respectaient les décisions hiérarchiques à un point inimaginable
pour un Européen ;
- Ensuite, ce karaté, totalement
expurgé de son aspect martial, était officiellement présenté comme une
gymnastique et personne n’en attendait autre chose ;
- Enfin, le cursus élaboré par
l’institution prenait un caractère obligatoire.
Répéter sans subtilité un petit nombre
de techniques est pour nous, Occidentaux, la garantie d’un rapide
découragement, à moins d’édifier la motivation des élèves sur des
aspects extrinsèques à la pratique elle-même : médailles, titres
ou récompenses diverses, voire l’accumulation de soirées festives,
toutes méthodes ayant de cruelles limites. À mon avis, les Japonais
n’appréciaient pas plus que nous cette gymnastique universitaire ;
mais elle permettait de sélectionner l’élite qui poursuivrait
l’apprentissage du karaté dans les clubs des maîtres. Attention !
à l’inverse, la complexité trop fréquente et mal amenée, notamment
quand ses constituants ne sont pas suffisamment maîtrisés, produit le
même effet de rejet. C’est en partant de l’observation de ces échecs
que certains intellectuels très écoutés — trop ! —
préconisent un apprentissage le plus ludique possible, oubliant
l’essentiel : quand l’enseignement est bien conduit, avec
inventivité, dans le cadre d’un contrat pédagogique correctement
conclu, l’ennui est rare et le jeu superflu. Évidemment, je n’inclus
pas dans mon propos ces classes et formations où la plupart des élèves
ne savent pas pourquoi ils sont là. La gestion de ces situations
paradoxales incombe à la classe politique et aux administrations
concernées. C’est, malheureusement en grande partie, un vœu pieux.
Confrontés à ces cas extrêmes, je comprends que les enseignants
utilisent des méthodes extrêmes. En général, dans les clubs d’arts
martiaux, les élèves sont dans l’attente d’un enseignement. L’aspect
ludique n’est pas pour autant proscrit ; il est même parfois
agréable et avantageux dans une progression pédagogique, aussi bien
pour les enfants que les adultes, mais il ne doit pas envahir les cours
ni faire oublier le but de l’entraînement. J’ai vu un cours de karaté
d’une heure débuter par une demi-heure de football. Certes, les enfants
étaient échauffés, mais à quoi cela servait-il dans leur apprentissage
de l’art martial ? Même s’ils se sont amusés, au bout du compte,
ils ne retiendront que leur piètre progression dans leur discipline.
Des exercices ludiques peuvent être programmés à condition d’être
porteurs d’éléments didactiques réutilisables pour la suite de
l’entraînement. Mais, fondamentalement, tout objet, toute activité peut
servir à jouer et de nombreux jeux possèdent un indéniable caractère
sérieux ; pourquoi n’aborderait-on pas le karaté comme un jeu
sérieux ? Quelles que soient les méthodes employées et le public
visé, le pédagogue ne doit jamais perdre de vue l’objectif qui lui est
assigné dans le contrat pédagogique.
L’instructeur doit donc intéresser ses
élèves, pas nécessairement les amuser, pour les aider à progresser sur
la voie martiale. Or l’intérêt des élèves s’alimente de la richesse de
l'enseignement prodigué. Il est toutefois évident que cette richesse ne
doit pas dépasser les capacités d’absorption des élèves ; les
poussins ne sauraient emmagasiner la même quantité ni la même
complexité d’information que les seniors.
Diversifier le contenu des cours est
ainsi une absolue nécessité qui impose à l’instructeur une connaissance
approfondie de sa discipline et de son public. Bref, on ne lui demande
pas seulement d’exécuter de belles démonstrations, reflet de son
adresse technique et tactique, mais d’avoir compris l’essence de son
art martial, ses implications philosophiques, éthiques, psychologiques
et stratégiques. Et il ne doit pas se contenter de transmettre à
l’identique ce qu’il a appris ; il lui incombe de créer ou recréer
l’ensemble de sa pédagogie pour l’adapter au niveau et aux capacités de
ses élèves. Cela passe par une analyse critique de sa pratique et une
définition précise de ses objectifs martiaux et pédagogiques. Ces
investigations sont totalement indispensables, faute de quoi erreurs,
lacunes, insuffisances et incohérences se répercuteront sur les
explications, exercices et éducatifs de son enseignement.
La reformulation est une technique de
communication qui consiste à reprendre des paroles en utilisant une
structure de phrase et un vocabulaire plus ou moins différents.
Pédagogues, psychologues, dirigeants et commerciaux l’utilisent, chacun
à sa façon, avec des objectifs assez peu comparables. Cependant,
reformuler les paroles d’autrui nécessite en premier lieu de bien
comprendre son discours. Ce dernier aspect est intéressant pour
vérifier la bonne assimilation d’une leçon ou d’une consigne. Car
répéter à l’identique — par cœur — des textes ou des paroles
ne prouve absolument pas une quelconque compréhension. Dans la plupart
des cas, cela signe plutôt l'inaptitude. Il en va de même pour les
gestes ; car un geste a toujours une cause et une finalité,
s’inscrit dans un contexte, correspond à un état psychologique et
mobilise certaines aptitudes. Or on peut le copier très correctement
sans avoir perçu ses connexions. L’instructeur doit avoir compris ce
qu’il prétend enseigner ; c’est la moindre des exigences de
l’élève. Pourtant, il est fréquent de voir des instructeurs reproduire
des enchaînements dont ils n’ont strictement rien compris au-delà de la
gestuelle. Quel était le but de l’exercice ? Quelles notions
mettait-il en avant ? Quelles qualités physiques ou mentales
développait-il ? Un point de vue particulier était-il
adopté ? N’ayant pas de réponse à toutes ces questions, ils vont
se fourvoyer dans des corrections extravagantes, car sans objectif
défini, et surtout, ils seront incapables d’extrapoler, donc d’enrichir
leur enseignement.
L’instructeur doit donc s’efforcer de
reformuler — technique et pédagogie — l’enseignement qu’il a
lui-même reçu. Cette démarche est également utile aux élèves qui
peuvent ainsi s’assurer d’avoir saisi l’essence de la leçon.
J’ai montré, lors d’un de mes derniers
stages, des enchaînements composés d’une défense couplée à une légère
esquive rotative sur l’extérieur de l’attaque et d’une contre-attaque
du même bras (ente). J’ai surtout insisté sur la nécessité
d’être extrêmement rapide en effectuant les deux gestes dans un
continuum. Pour y parvenir il faut fixer l’épaule de telle sorte que le
bras et le tronc forment un angle constant durant la défense, elle-même
assurée par la rotation du corps, la main correspondante toujours
dirigée vers les points vitaux de l’adversaire, permettant ainsi à
l’épaule de déclencher l’atemi au moment opportun, sans temps
mort ni besoin de recentrage. Au lieu de dire : « j’ai appris
à dévier et contre-attaquer du même bras », vous pourriez le
formuler ainsi : « j’ai appris à fixer mon épaule pour aller
plus vite en défense et contre-attaque du même bras ». Cela semble
anodin, pourtant cette reformulation verbale permet de comprendre le
principe, l’utilité, les limites et les déclinaisons potentielles de ce
travail. C’est enrichissant pour l’élève qui voit clairement dans la
reproduction inexacte du geste demandé l’origine de sa relative lenteur
d’exécution. Surtout, cette formulation lui fournit la clé pour y
remédier, même si cela ne se réalise pas instantanément. C’est un
immense vivier d’idées d’exercices et un salutaire recentrage de
l’analyse pédagogique pour l’instructeur qui comprend la confusion
générée par la consigne habituelle de ne pas mettre d’énergie dans les
épaules. Certes la puissance ne vient pas des épaules, mais une épaule
mal fixée s’expose à la luxation, ne permet pas la précision ni
l’enchaînement rapide. La fréquence de ce défaut doit interpeller les
pédagogues.
Mais, de cet exercice, des différentes
consignes et explications, chacun peut également dégager quelques
idées :
- L’indispensable travail à partir du hara
pour synchroniser parade et esquive ;
- La nécessité de dévier l’attaque
dans un sens et de se déplacer de l’autre ;
- La sobriété d’une parade, où rien ne
bouge en dehors d’une légère rotation du corps, qui induit économie
d’énergie et sérénité — image idéale du vieux maître — ;
- L’impossibilité d’enchaîner
rapidement après un fort kime ;
- L’avantage, en terme de sécurité, de
passer à l’extérieur de l’attaque, l’élimination de l’adversaire grâce
à la contre-attaque n’étant jamais assurée ;
- L’intérêt d’attendre l’engagement
total de l’adversaire avant de bouger : ainsi a-t-on pu observer,
comprendre son attaque et adapter exactement la défense, car, à ce
stade, il ne peut plus modifier sa trajectoire ;
- L’exacte similitude entre soto-uke
et uchi-uke avec l’épaule fixée, la seule différence étant le
sens de rotation sur le pied avant ;
- Le bénéfice retiré d’un changement
d’axe de travail.
Pour l’élève actif, volontaire, désireux
d’entrer pleinement dans l’esprit du budo, ces verbalisations
des composantes de l’exercice correspondent à des principes, ou
concepts, dont nous reparlerons dans le prochain chapitre,
transposables dans diverses situations, qui lui offrent une meilleure
compréhension de son art martial.
Pour l’instructeur, elles permettent de
mieux en appréhender les subtilités et d’élargir son champ
d’investigation. En mettant des mots sur les attitudes et
comportements, il se donne de multiples angles d’approche pour
reprendre ultérieurement le même type d’exercice. Ses cours seront plus
variés, ses élèves mieux guidés et certaines erreurs évitées. Bien sûr,
le premier dan qui commence à enseigner n’a pas encore tout
assimilé ni développé une pédagogie innovante. Mais s’il s’efforce
d’analyser finement sa pratique, d’en comprendre toutes les facettes
et, surtout s’il refuse la simple répétition, il est sur la bonne voie.
J’insiste sur la nécessité de mettre des mots sur le fruit de ces
investigations, de ne pas rester sur un simple ressenti. L’élève
pourrait peut-être en rester là, encore que la verbalisation renforce
le souvenir du ressenti, mais l’entraîneur doit transmettre ses
sensations ; ce sera souvent difficile s’il ne les explique pas
oralement.
Au reste, ces reformulations d’un
exercice ou de ses composantes ne sont pas d’une difficulté rebutante
et quasiment tout le monde doit y parvenir.
Malheureusement, comme on voit parfois
des professeurs se contenter de lire le livre de classe, on voit des
instructeurs d’art martial ressasser inlassablement le même cours dénué
d’originalité à quelques détails près, ou reproduire sans discernement
une suite d’exercices appris lors d’un stage, ou encore sombrer dans le
tout ludique, le plus souvent sans lien avec l’objectif du cours.
Fainéantise ? Manque d’idées ? Mépris des élèves ?
Incompétence crasse ? Ces gens-là n’ont rien à faire dans
l’enseignement.
Ajoutons un point crucial : le
pédagogue a l’obligation d’assurer la progression de tous ses élèves.
Pourtant, il est courant de voir un enseignant s’occuper
essentiellement des élèves les plus doués dans le but de faire émerger
une élite capable de ramener des titres ou des médailles, de promouvoir
sa propre notoriété, d’obtenir des subventions plus élevées, etc.
Celui-ci aurait pu être sélectionneur ou homme d’affaires, mais
pédagogue, c’est une usurpation. Inversement, la bienveillance en
pousse d’autres à assister de façon presque exclusive les élèves les
plus en difficulté, provoquant ainsi un déplorable nivellement par le
bas.
La diversité des entraînements et des
exercices doit s’adresser à la diversité des élèves. Il est d’ailleurs
intéressant d’utiliser les plus aptes, quel que soit leur niveau, pour
stimuler ceux qui doutent de leurs facultés.
Le pédagogue martial doit être
enthousiasmé par la charge qui lui incombe. Sinon, comment pourrait-il,
sans dévier des objectifs qui lui sont assignés, proposer des approches
innovantes, des contenus constamment diversifiés et susciter l’ardeur
qui mène aux grands accomplissements ? Même si, avec un peu de
méthode, la difficulté n’est pas insurmontable, cela demande de la
réflexion, du temps et de l’énergie. Mais cet investissement est garant
du plaisir ressenti par les élèves lors des entraînements, or il n’y a
guère de progression sans le plaisir de pratiquer. De plus, quand les
élèves progressent, le sensei est satisfait. On entre dans un
cercle vertueux qui justifie largement les efforts consentis.
Toutefois, la richesse des cours n’est pas le seul ingrédient du
plaisir ressenti et de l’émerveillement toujours renouvelé ; il
est indispensable de comprendre où mène chaque exercice, chaque cours
et l’ensemble de l’art martial. Comment pourrait-on parler de
progression si on ne sait pas où l’on va ? Comment pourrait-on
s'enflammer si on ne comprend pas ?
Conceptualiser pour comprendre.
Un bon instructeur doit :
- Proposer des exercices et des
éducatifs variés et ciblés ;
- Enseigner les kihon et les kata
avec une grande précision ;
- Présenter des bunkai
réalistes ;
- Construire des enchaînements
techniques adaptés au niveau des élèves ;
- Suggérer des astuces efficaces pour
les kumite.
Mais s’il se limite à ce programme, sans
l’inscrire dans une vision d’ensemble, sans mettre en évidence les
correspondances entre les différentes activités proposées, son
enseignement sera perçu comme décousu, entaché de graves insuffisances
et sans objectif clair. Résultat : les karatékas transpirent, ce
qui est bien, sans établir de lien entre ces exercices et sans
comprendre où cela les mène, ce qui l’est beaucoup moins. C’est ainsi
que l’on forme des karatékas spécialisés en kata, d’autres en kumite,
ces deux pôles du karaté sportif classique coexistant dans deux univers
hermétiques comme on le voit dans de nombreux dojos. Pratique absurde,
même dans un cadre sportif, où on ne voit aucun intérêt à cette
cohabitation sans rapport. Ainsi, je comprends bien Dominique Valéra, 9e
dan, qui a toujours délaissé les kata, n’y
voyant rien qui puisse l’aider dans sa pratique du sport de combat. Au
moins, a-t-il continué à s’entraîner et à enseigner — un heureux
enchaînement de circonstances lui a permis ce parcours original —
alors que de nombreux karatékas ne comprenant pas l’utilité, et
l’obligation, de certains exercices ont préféré arrêter ou s’orienter
vers d’autres horizons.
Dans la mesure où l’éducateur sportif
souhaite enseigner kata et kumite, la logique veut
qu’il établisse des passerelles entre ces deux activités et fasse
ressortir leur complémentarité afin d’éviter la pratique d’un karaté
schizophrénique. Sinon, mieux vaut adopter l’option de Dominique
Valéra.
Un examen, même superficiel, montre que
les kata forment une base théorique et les kumite une
application pratique. Est-il possible de se limiter à la théorie sans
passer à la pratique ? ou à la pratique sans avoir étudié la
théorie ? La réponse est un non catégorique si l’objectif est de
progresser sur la Voie martiale. De tous temps et en tous lieux, pour
tous les prétextes imaginables, les hommes se sont affrontés dans des
combats plus ou moins sanglants. Le kumite peut n’être qu’un
prolongement sportif de cet instinct primitif. Le kata
représente une tentative intéressante pour civiliser ce bas instinct,
l’orienter vers un humanisme bienveillant tout en lui conférant une
efficacité supérieure car, ne nous y trompons pas, le kata est
d’une richesse inouïe en matière martiale. Il n’essaye pas, comme dans
les sports de combat, de canaliser l’agressivité grâce à des règles
arbitraires, mais d’annihiler cette violence atavique grâce à des
composantes philosophiques, psychologiques et éthiques qui lui sont
consubstantielles. Cependant, ces éléments, disséminés çà et là dans
les kata, ne sautent pas aux yeux ; l’élève doit les
découvrir, les assimiler et les intégrer dans une vision globale du budo.
Encore faut-il que l’instructeur joue dans le même camp, les mette en
lumière et les étaye habilement. Ce plaisir de la découverte,
constamment renouvelé, car le kata n’est pas avare puisqu’il
explore un univers martial infiniment plus vaste que tous les sports de
combat réunis, est de nature à marquer durablement les esprits.
Kihon, kata, bunkai
et kumite sont les déclinaisons inséparables d’une même
conception de la vie sociale et de la résolution de ses inévitables
tensions. Du moins est-ce évident quand une étincelle d’intelligence a
permis de comprendre que chaque kata véhicule, en sus de la
technique, de nombreux enseignements. Éclairés par les kihon et
les bunkai, ils doivent progressivement imprégner le budoka,
corps et esprit, pour lui conférer la maîtrise réellement martiale du kumite.
Maîtrise qui doit offrir la possibilité de se sortir d’une situation
d’agression extrême et apparemment désespérée, mais surtout conférer la
capacité d’éviter les conflits ou de les régler pacifiquement. Cela ne
saurait se réaliser sans analyser ni comprendre les fondements et les
finalités des diverses facettes du karate-do, sans ressentir
les multiples liens et intrications qui en font un tout indissociable,
sans explorer les aspects philosophiques et éthiques qui permettent de
structurer technique, tactique et stratégie en évitant de se fourvoyer,
sans parcourir l’immensité du champ psychologique qui conditionne à lui
seul la compétence martiale et peut conduire à des états de conscience
particuliers, à des transformations profondes de l’esprit, à une
perception de la réalité débarrassée de tout conditionnement, idée
préconçue ou déformation liée aux émotions.
Une pratique strictement sportive peut
sans doute se dispenser de tout ou partie de ce programme. Cependant,
de nombreux instructeurs font un amalgame entre karaté sportif et
karaté martial, prétextant qu’un tsuki, au dojo ou dans la rue,
reste un tsuki. Vue particulièrement réductrice qui tient de
l’art de se fourvoyer ! Car, hormis quelques techniques communes,
ces deux orientations du karaté sont réellement antinomiques. Dans le
même ordre d’idée, on pourrait prétendre que la course à pied est de
l’art martial, puisqu’elle offre une solution efficace en cas
d’agression.
Un peu de réflexion est donc nécessaire
pour saisir la différence entre karaté sportif et martial, pour
comprendre leurs implications respectives, pour percevoir la cohérence
de tous les aspects du karate-do. Quant au kata, s’il
n’est pas inutile de mobiliser quelque intelligence, c’est surtout son
inlassable répétition qui permettra d’accéder à une véritable
compréhension de ses enseignements. Le kata est une mine
d’or ; mais il faut transpirer pour en extraire quelques pépites.
L’aide du sensei n’est toutefois pas inutile.
Il est possible d’apprendre un texte par
cœur ou de mémoriser des gestes sans comprendre où cette connaissance
conduit, mais dans la plupart des cas la compréhension s’avère
nécessaire pour maîtriser correctement un savoir-faire. Un gymnaste ou
un danseur pourront assez facilement et en peu de temps maîtriser la
gestuelle d’un kata et l’exécuter correctement ;
seront-ils pour autant devenus de vrais budoka ? Bien sûr
que non ! De toute façon, s’il est possible de fournir des efforts
intenses sur une petite période sans saisir où cela mène, pour
persévérer durant de longues années — le temps du budo se
compte en décennies — il faut comprendre pourquoi on transpire et
savoir où l’on va. Évidemment, certains croient savoir et s’égarent
dans des culs-de-sac ; c’est embêtant pour l’élève qui ne pourra
pas accéder à un niveau supérieur, c’est très grave pour l’instructeur
qui entraîne beaucoup de monde dans son erreur. Plus dramatique
encore : des instructeurs ont un objectif qui n’a rien à voir avec
celui qu’ils prétendent viser. Ce cas de figure se rencontre quand
l’instructeur est surtout préoccupé par le revenu financier que lui
procure son enseignement ou lorsque son statut de « maître »
lui procure une aura qui camoufle sa médiocrité. Le karatéka, même
débutant, ne peut pas faire l’économie d’une analyse détaillée de la
voie sur laquelle il s’engage. La belle parole d’un instructeur ne
suffit pas. Pour ne pas se tromper de chemin il faut se référer à son
corps-esprit : conjonction harmonieuse d’une réflexion
intelligente alimentée par la pure observation de « ce qui
est », pas de « ce que l’on pense », et de ce que l’on
ressent dans le hara, dans les tripes dirait-on en français,
quand on transpire au dojo.
Comprendre : saisir par
l’intelligence ; appréhender par la connaissance ; se faire
une idée juste de quelque chose ; découvrir le motif ou la raison
de quelque chose. Ainsi se déclinent les définitions de
« comprendre ». J’ajouterai l’intelligence du corps. Ainsi,
en mushin (non-pensée), l’esprit totalement vide donc, le corps
sent la justesse d’un geste ou d’une attitude.
Si le karaté martial exige la maîtrise
d’une centaine de techniques de base, leurs enchaînements et leurs
variantes conduisent à des milliers de possibilités. Chiffre encore
démultiplié par les considérations contextuelles, stratégiques,
tactiques et psychologiques. Il est impossible d’assimiler un tel
volume de savoir-faire et savoir-être sans repérer, comprendre,
organiser et utiliser, en théorie comme en pratique, les concepts
— ou idées, notions, principes, etc. — qui régissent les
différentes phases d’une confrontation martiale. Les liens logiques
ainsi créés permettront de mieux comprendre le budo dans une
optique essentiellement fonctionnelle. C’est le rôle de l’enseignant de
les présenter et d’en faciliter l’acquisition par ses élèves ; à
condition évidemment qu’il ait lui-même compris et structuré l’ensemble
des principes qui guident son art martial, faute de quoi ses élèves
n’avanceront que dans un brouillard opaque. Le karaté martial est la
forme la plus complexe à assimiler ; elle justifie largement le
besoin de conceptualisation. Toutes les autres formes de karaté
apparaissent comme des simplifications. Leur apprentissage n’en
bénéficiera pas moins d’une structuration sous forme de concepts.
Clarifions cette idée de
conceptualisation. Il s’agit de trouver des schémas de séquences de
combat analysés d’un point de vue technique, tactique, stratégique,
éthique, psychologique, philosophique ou didactiques, qui constitueront
des principes immuables et transposables dans de multiples situations.
Ils permettront de structurer la masse colossale de savoir-faire et
savoir-être qui composent un art martial afin d’en faciliter la
compréhension. Car, il faut le répéter, nul ne saurait agir
efficacement sans comprendre pourquoi, dans quel but et de quelle
manière il agit. Et pourquoi se limiter au cadre d’une action
ponctuelle ? Afin d’être toujours en harmonie, élargissez ce cadre
au maximum ; cela peut dépasser le cadre de votre propre vie.
Quelle est ma place dans l’univers ? Comment puis-je contribuer à
l’harmonie universelle ? Comment réagir dans un épisode de
chaos ? … Attention à ne pas s’égarer dans des questions du genre
« quel est le sens de LA vie ? » à moins de se prendre pour
Dieu, elles sont insolubles. Cependant, chacun peut « donner un
sens à SA vie ». L’art martial peut y contribuer. À condition
qu’il soit bien compris et intégré harmonieusement aux autres
composantes de la vie. Les concepts sont de bons outils pour y
parvenir.
En voici quelques exemples, tous
applicables au budo, certains également à un sport de
combat :
- Go no sen (défense suivie
d’une contre-attaque), sen no sen (contre-attaque simultanée à
l’attaque) et sensen no sen (contre-attaque venant après la
décision d’attaquer de l'adversaire, mais avant l’attaque effective)
sont des concepts
connus et couramment utilisés.
- Une autre analyse de la défense peut
conduire à des concepts différents :
- Parade d’un bras ou d’une
jambe, contre-attaque d’un autre membre ;
- Parade et contre-attaque de la
même main (ente), voire de la même jambe ; c’est un niveau
supérieur de maîtrise qui peut s’exprimer indifféremment en go no
sen ou en sen no sen.
- Sen no sen peut lui-même être scindé
en deux comportements qui correspondent à deux niveaux de
vigilance :
- Attentif : on entre dans
l’attaque en la déviant et en contrant simultanément ;
- Surpris : on absorbe en
chargeant la jambe arrière et en contrant de la jambe avant qui
est naturellement délestée.
- En karaté martial, un principe est
fondamental : il faut en permanence connaître l’emplacement de
chaque adversaire. C’est ce qu’enseignent les kata avec leurs
rotations qui permettent une exploration visuelle de la totalité de la
surface de combat — voir Heian-shodan — et celles qui
s’enchaînent très rapidement quand il y a encerclement par les
adversaires — le début de Bassai-dai. Autre enseignement des kata :
ne jamais rester en ligne après l’élimination d’un adversaire — cf. la
rotation systématique après chaque kiai. À appliquer sans faute
en défense personnelle, car l’intervention d’un complice caché est une
éventualité à redouter.
- Les pivots s’opèrent sur un pied.
Vous avez le choix entre l’avant-pied et le talon. L’avant-pied permet
de maintenir de bonnes sensations et de corriger l’équilibre ; le
talon permet de grandes rotations sur un point précis sans friction
excessive. Ces caractéristiques indiquent dans quel cas privilégier
l’un ou l’autre. Mais il faut impérativement choisir, sinon le genou va
souffrir et l’imprécision de l’appui provoquera des déséquilibres.
- « La meilleure défense, c’est
l’attaque. » Oubliez cette absurdité ressassée par les stratèges
imbéciles ; cela peut éventuellement s’appliquer à une situation
particulière, en aucune manière servir de principe permanent. De son
application irréfléchie naîtrait le chaos. Gardez néanmoins présent à
l’esprit la nécessité de ne pas subir. Ainsi, toute défense doit
conserver un caractère offensif. Le kata montre
l’exemple : la plupart des défenses s’exécutent en avançant. En
combat, évitez de reculer. Ce n’est pas totalement interdit — un
pas maximum —, mais il est plus efficace d’avancer sur l’attaque,
droit ou légèrement en biais, voire d’esquiver latéralement. Reculer,
c’est être dominé, avec le risque de se prendre les pieds dans le tapis
— ou autre chose.
- Le ma-ai (distance de
combat) est propre à chaque combattant. En combat à main nue, il dépend
essentiellement de la morphologie et de la vitesse de déplacement.
Cependant, il existe plusieurs ma-ai : distance de
sécurité, de jambe, de bras et corps à corps. Au début d’un combat
chaque adversaire adopte la distance qui lui convient le mieux. Comment
faire quand on affronte un adversaire dont le ma-ai est
sensiblement différent du sien ? La solution est
psychologique : il faut avoir un mental qui domine et imposer sa
propre distance. C’est ce qu’on appelle le combat de ki
(énergie fondamentale). Cette phase détermine souvent l’issue du
combat, voire l’arrêt du combat. Inutile de décider que votre ki
sera le plus fort ; cette volonté n’est pas la réalité. Un ki
puissant est le fruit d’un esprit sans conflit, sans faiblesse,
clairvoyant ; idéalement celui d’une personne ayant atteint le satori
ou qui est bien avancée sur la voie. Le ki est puissant
intrinsèquement ; pas par décret. Il faut y penser avant d’être
confronté à une situation conflictuelle en s’entraînant intensément.
- Autre aspect important du ma-ai :
une agression peut être perpétrée avec des armes qui augmentent plus ou
moins les distances de combat. D’ailleurs, pour l’essentiel, les kata
ont été élaborés dans l’optique d’un combat contre un adversaire armé
d’un sabre ou d’un bâton, soit à main nue, soit avec bâton, soit en
subtilisant le bâton de l’adversaire. Quand on a compris toute
l’étendue de ce concept, certaines erreurs grossières sont évitées. Par
exemple, la séquence de Heian-godan avec gedan juji-uke suivi
de jodan juji-uke qui fonctionne fort bien sur des attaques en
pique de bâton — suivie de saisie, désarmé et contre en retournant
le bâton —, mais que de nombreux karatékas appliquent sans
aménagement sur mae-geri suivi de kizami-zuki. Cette
séquence replacée dans la réalité verra presque systématiquement le kizami
arriver avant la parade. C’est le schéma parfait du mauvais réflexe
qui expose à la feinte. Jamais, à courte distance lors d’un échange d’atemi,
on ne doit baisser ou lever simultanément les deux bras. Il faut
impérativement adopter les gardes dynamiques et bannir la garde de
boxe.
- La garde doit protéger le haut et le
bas du corps, donc une main au niveau du cou — protection de la
tête et du haut du tronc —, l’autre au niveau du hara
— protection du bas-ventre et du bas du tronc — ; les jambes
se protègent elles-mêmes. Les gardes dynamiques consistent à inverser
la position de chaque main dans des trajectoires circulaires
susceptibles de balayer toutes les attaques survenant dans la zone
couverte. On trouvera leurs formes de base dans les deuxième et
troisième mouvements de Heian-sandan et la fin de Nijushiro ou
l’antépénultième mouvement de Unsu.
- Dans une phase de combat, il arrive
d’être débordé ; alors, il faut s’échapper prestement. Ce ne sera
pas possible si vous vous êtes laissé enfermer dans un angle au dojo ou
lors d’une agression. Dans ce cas il ne vous reste plus qu’une
option : foncer dans le tas en comptant sur la bienveillance de
votre ange-gardien. Même en combat arbitré, l’adversaire n’est pas le
seul élément à contrôler. Il faut impérativement s’habituer à conserver
une large disponibilité d’esprit. Autrement dit, ce n’est pas de
concentration dont vous avez besoin, mais d’attention ; la nuance
est de taille et cela peut s’avérer vital. Des exercices permettent de
cultiver cette capacité. Et les kata en apprennent beaucoup sur
la manière de se placer vis-à-vis des adversaires.
- Il est fondamentalement difficile de
prévoir la forme d’une attaque sauf si vous cultivez l’art d’induire
l’attaque adverse. En gros, si vous protégez bien une partie du corps,
vous avez de fortes chances de déclencher une attaque dirigée vers la
partie découverte ; à vous de jouer de ce stratagème. N’attendez
pas les jyu-gumite pour le tester ; en exercice
standardisé à deux, Uke doit adopter une attitude qui favorise
l’attaque imposée, sinon il n’y aurait aucune logique à attaquer comme
prévu. En bunkai du début de Heian-sandan ou Heian-godan, je
vois souvent l’erreur suivante : une attaque latérale en shudan-zuki
alors que le bras le long du flanc l’interdit. À défaut de trouver une
autre interprétation, modifiez au moins l’angle de travail.
- La synchronisation du déplacement
avec la technique d’atemi confère la puissance à l’impact. Cela
doit être compris par les débutants. Mais l’efficacité ne repose pas
uniquement sur la puissance. Désynchroniser volontairement sa gestuelle
ajoute une large panoplie technique qui permet de déjouer la vigilance
de l’adversaire : décalages et multiplication des atemi
dans le même déplacement.
- L’efficacité demande la coordination
de nombreux paramètres ; en particulier une unité directionnelle.
Dans ce but, un atemi doit suivre une direction identique au
déplacement, le mental et le regard centrés sur la cible, les pieds
orientés dans le même sens. Négligez un de ces éléments, ce qui se voit
souvent, même chez des gradés, en exercice avec adversaire, et votre
efficacité ne sera plus qu’un vieux rêve.
- L’observation d’un kata
exécuté par un bon karatéka montre une parfaite maîtrise gestuelle,
exprimée avec détermination et précision, dans une attitude
irréprochable. Aucun signe d’énervement, de précipitation, de tension.
Voilà le modèle à suivre, car la forme de l’entraînement suivi pendant
des années rejaillit forcément dans l’adversité. Aussi doit-on
s’efforcer de pratiquer les exercices, les kata et les
différentes formes de combat avec dignité et sérénité, car si un jour
nous devons recourir à notre art, mieux vaut que ce soit avec calme,
retenue et lucidité ; l’issue de la confrontation sera moins
aléatoire. Mais chacun est libre de choisir un autre concept de
l’efficacité. En voici quelques exemples choisis parmi ceux qu’exhibent
complaisamment de trop nombreux compétiteurs : agressivité,
arrogance, mépris, exubérance, emportement, etc. Heureusement, certains
champions — les Japonais aux championnats du Monde 2012 —
prouvent que la compétition sportive de karaté peut respecter
l’essentiel des préceptes de l’art martial.
- L’art martial est fondamentalement
pacifique ; il privilégie la défense. A contrario, le shiai
de compétition exige d’aller chercher la victoire ; il affectionne
l’attaque. Cet antagonisme philosophique se répercute indéniablement
sur la psychologie, la stratégie, la tactique et la technique. Mais un
bon professeur doit également s’en inspirer pour élaborer sa pédagogie,
car les schémas suivis régulièrement par les élèves finissent par les
marquer durablement. Ainsi, avec un objectif martial ou défense
personnelle, il est judicieux de toujours terminer les échanges
codifiés par une contre-attaque de Uke après les diverses attaques de
Tori. « L’agresseur a toujours tort » ; cela doit
s’imprimer dans l’esprit du budoka.
- « Karate ni sente nashi »
(il n’y a pas d’attaque en karaté) est un des vingt préceptes enseignés
par Gichin Funakoshi. On peut y voir une composante éthique qui exclut
la compétition, que refusait Funakoshi, et une composante
technique ; examinons-la. Quand l’adversaire attaque, il se
dévoile, physiquement et psychologiquement. Un bon observateur,
suffisamment entraîné, pourra instantanément repérer ses faiblesses et
les exploiter. De plus, c’est l’agresseur qui doit fournir l’énergie
pour pénétrer dans la zone de portée des atemi. Vous n’avez
ainsi qu’à l’attendre ; facile !
- Pour aller au combat, les hommes se
sont toujours munis d’une arme. Les arts martiaux à main nue n’ont pas
été inventés pour satisfaire le goût sportif, mais pour faire face à
une éventuelle perte de l’arme ou pour compenser une interdiction de
port d’arme. En cas d’agression armée, si votre intégrité physique est
réellement en jeu, n’hésitez pas à saisir tout objet à votre portée
susceptible de se transformer en arme ou en bouclier : bâton,
clef, chaise, sac, etc. Encore faut-il s’exercer à cette éventualité
pour la mettre convenablement en pratique le moment venu. La pratique
des kata avec une telle arme défensive en main est une bonne
approche.
- Lutter contre un adversaire armé est
le principe fondateur du To-de et de l’Okinawa-te, précurseurs du
karaté. Cela reste, de nos jours, le principal défi auquel nous
risquons d’être confronté. Pourquoi voit-on si peu d’exercices de
défense contre une attaque armée dans les dojos ? Entraînez-vous à
détourner et contrer ces attaques, puis à désarmer l’adversaire. Si
vous êtes en peine pour trouver des exercices de défense face à un
adversaire armé, référez-vous au kata ; je vous l’ai déjà
dit, c’est une mine d’or.
- Les déplacements peuvent suivre
trois trajectoires : ligne directe, courbe ou brisée. Le
déplacement direct – ayumi, tsugi, okuri ou
yori-ashi – est le plus fréquent. La courbe
est décrite lors d’un saut. Le zigzag, moins usité, est intéressant à
plus d’un titre : attaque, contre-attaque, esquive, feinte ou
divers couplages. Son étude détaillée mettra en évidence des
possibilités tactiques insoupçonnées pour cette seule technique de
déplacement.
- Je voudrais évoquer une autre
notion, primordiale sur le plan technique, qui revêt une grande valeur
didactique : la prééminence de la précision et de la solidité des
appuis sur l’ensemble de la gestuelle. Aucune technique n’est efficace
sans de bons appuis, tous les experts le savent. Car, entre autres
explications, le corps est une chaîne osseuse et musculaire qui doit
fonctionner dans le respect de la physiologie. Si un pied est mal
placé, le corps est mal placé et le geste est forcément incorrect.
Suggérons l’analyse inverse : quand vous n’arrivez pas à réaliser
un geste conforme aux exigences de l’instructeur, cherchez-en d’abord
la cause dans vos appuis.
- Si de bons appuis sont nécessaires
pour être efficace, il est judicieux d’essayer d’en priver
l’adversaire. Bien sûr, on pense aux balayages et projections, mais les
contrôles et les immobilisations imposent de lui ôter tout appui qui
lui permettrait de réagir ; les pieds à plat, les mains, le dos
constituent d’excellents appuis pour lancer une riposte.
- Quelle que soit la position, les
appuis peuvent avoir deux fonctions : ancrage ou relance.
L’ancrage s’opère en mettant le poids sur l’ensemble de la plante du
pied avec une légère insistance sur le talon. La relance s’obtient en
chargeant exclusivement l’avant-pied, même si cela ne se voit pas de
l’extérieur, le pied reposant apparemment à plat au sol. En effet, en
plantant le talon dans le sol, la position est solide mais ne permet
pas de repartir sans temps mort. En revanche, poser juste l’avant du
pied permet un véritable rebond.
- Après avoir dévié une attaque, vous
pouvez vous retrouver à l’intérieur ou à l’extérieur de la garde de
l’adversaire. À l’intérieur, l’ouverture de sa garde vous permet un
accès aisé aux kyusho (points vitaux) antérieurs, mais elle
favorise également l’enchaînement rapide d’une seconde attaque. Vous
vous installez dans une séquence de combat violente et aléatoire. En
passant à l’extérieur, l’adversaire a beaucoup moins de possibilités
d’enchaînement rapide. Vous avez plus de temps pour contrer, disposez
de l’accès à tous les kyusho latéraux et postérieurs et pouvez
envisager des projections, contrôles et étranglements. En défense
personnelle, la sécurité est à l’extérieur de l’attaque adverse.
- En combat, la victoire s’obtient de
deux façons : en marquant pour gagner ou en gagnant avant de
marquer. Il faut privilégier cette deuxième option. Explication :
la première solution est typique de la compétition ; elle repose
un peu trop sur la chance. Gagner avant de marquer, qui exige un
excellent sens de l’observation et un ki puissant, consiste,
lors d’une attaque adverse, à réagir et à se placer de telle sorte que
l’adversaire se sente perdu ou pour le moins désorienté.
Exemples : se retrouver dans son dos ou sur le côté, l’installer
dans un déséquilibre, retourner son arme contre lui, lui imposer un
blocage douloureux, le dominer mentalement — cf. combat de ki.
La contre-attaque n’est plus qu’une formalité.
- Voici un concept qui intrique
plusieurs aspects du budo. Après un blocage ou une esquive, la
contre-attaque apparaît comme la suite logique. Est-ce toujours
nécessaire ? D’autres solutions sont parfois préférables. Un
exemple : un individu belliqueux, en garde à gauche, énervé,
coincé dans une pensée qui circule en boucle, qui a besoin d’un déclic
pour lancer son attaque, vous fait face. Votre objectif est de
débloquer la situation, pas de vous lancer dans une démonstration de
votre force. Faites rapidement un pas en avant du pied gauche en
exposant franchement votre visage à son kizami-zuki. Dès que
vous posez le pied, son kizami démarre, mais dans le même
temps, vous pivotez de 90° sur le talon du pied gauche vers votre
droite pour ne
pas vous exposer à son gyaku-zuki et avancez votre jambe droite
sur ce nouvel axe de façon à esquiver son attaque. Puis vous continuez
d’un pas rapide dans cette direction pour vous éloigner sans vous
retourner. La réalisation du kizami de votre agresseur lui a
permis de faire tomber sa tension psychologique et musculaire. La
disparition soudaine de son adversaire le désappointe ; aussi se
sent-il penaud et n’a d’autre solution que de s’éclipser discrètement.
- « Zanshin »
signifie esprit attentif. Votre vigilance ne doit jamais se relâcher au
cours d’un combat, d’un kata ou d’un exercice. C’est la base
indispensable que chacun doit acquérir. Mais si vous pensez « budo »,
vous devez aller plus loin. Les samouraïs apprenaient à manger le riz
en tenant les baguettes de telle manière qu’ils ne risquent pas de se
les planter dans la gorge en cas d’agression surprise. Cette attention
de tous les instants (kufû) est une des clés de l’accession à un
état de conscience supérieur.
- « Mushin » (non
pensée) est l’état de vacuité de l’esprit qui garantit sa disponibilité
pour faire face à toute éventualité. Disposition d’esprit recherchée
dans le mokuso qu’il faut arriver à installer pendant le
combat. C’est un premier niveau et donc le minimum indispensable que
tout un chacun doit rechercher. D’autres états de conscience sont plus
difficiles d’accès : hishiryo (pensée au-delà de la
pensée) et kenshô (éveil).
- Un esprit encombré se repère
aisément quand un combattant répète plusieurs fois sans succès un même
geste, une même séquence ou un même comportement offensif ou défensif.
Cela prouve le recours à des idées stéréotypées et non à la pure
observation puisqu’un premier échec aurait dû engendrer une
modification tactique. Les états de conscience supérieurs évitent de
sombrer dans ce type d’écueil. À défaut d’un esprit réellement libre, mushin
pour le moins, quand une action ne donne pas le résultat escompté, ne
la répétez pas ; a fortiori si elle a échoué deux fois. Reprenez
un peu de distance, respirez profondément et, à l’aide d’un court mokuso,
libérez-vous des pensées qui vous empêchent d’agir efficacement. Quel
que soit le résultat de ce bref intermède, changez impérativement
d’attitude. Vous étiez offensif, adoptez une attitude défensive ;
jusqu’au moment où vous sentirez l’adversaire décontenancé ou trop sûr
de lui. Alors attaquez à fond.
Dans de précédents articles, lors de
stages ou dans mes cours, j’ai sûrement présenté d’autres concepts,
mais l’inventaire n’est pas clos. De plus, il n’y a pas de règle
présidant à leur élaboration et chacun peut développer les siens selon
son sens de l’analyse ou adopter ceux d’un expert quand ils
apparaissent judicieux. Certes, ils ne sont pas toujours faciles à
formaliser de façon simple — il faut se donner un peu de
mal —, mais ils constituent des jalons essentiels de la
compréhension et de la pédagogie de l’art martial ; de véritables
fils conducteurs évitant de s’égarer. En les entrecroisant, on obtient
une fabuleuse richesse, mais toujours compréhensible car inscrite dans
des idées claires.
Tous les karatékas savent classer les
techniques qu’ils utilisent : positions, déplacements, blocages,
esquives, attaques, projections, etc. Très peu savent présenter un
embryon d’équivalent pour les composantes tactiques, stratégiques,
contextuelles et psychologiques susceptibles de guider correctement la
compréhension, l’assimilation et la gestion des différentes situations
envisageables en combat.
Par définition, les élèves n’ont pas une
expertise et une maîtrise comparable à celles de leur sensei.
C’est donc à lui de proposer cette conceptualisation de la forme de
karaté qu’il enseigne, d’organiser son enseignement autour de principes
clairs qu’il réutilisera régulièrement pour voir ses élèves comprendre
toutes les subtilités de leur art et progresser vers la maîtrise. Les kata
sont d’ailleurs une source pratiquement inépuisable de concepts
martiaux à laquelle il est bon d’aller puiser.
Cela ne doit pas empêcher les élèves de
mener leurs propres recherches, mais attention ! comme nous
l’avons exposé précédemment, les mêmes concepts ne sont pas toujours
transposables d’une forme de karaté à une autre si leurs philosophies
ne sont pas compatibles. Toutefois, l’enthousiasme des élèves ne doit
pas être freiné par la peur de commettre des erreurs. Ils doivent
simplement se donner les moyens de détecter celles-ci et de les
corriger. Le sensei
est un de ces moyens. De toute façon, ils ne doivent pas tout attendre
du sensei. Celui-ci est un guide qui, outre son enseignement
technique, les met sur la voie (do) — il suggère
l’élaboration d’une philosophie, l’intégration d’une éthique et
l’engagement dans des transformations psychiques importantes. Mais
c’est à eux de la parcourir, donc de mener les investigations
nécessaires pour ne pas se perdre en chemin, certes avec le soutien
actif du sensei. Le do n’est pas une option ; il
fait partie intégrante du budo. On ne saurait comprendre
l’ensemble de l’art martial en occultant une de ses composantes, or,
nous l’avons vu, comprendre est indispensable, d’abord pour persévérer,
ensuite pour utiliser efficacement une connaissance.
Cependant, la pédagogie repose sur un
accord. Aussi, si le sensei doit tout faire pour aider ses
élèves à comprendre l’art martial, l’élève doit s’efforcer de saisir
son cheminement pédagogique pour y adhérer, sinon l’accord est
superficiel et les objectifs sont difficilement atteints. La pédagogie
fonctionne mieux avec la participation effective des deux parties.
Quand le sensei construit sa
séance d’entraînement autour d’un concept, ou propose des exercices
poursuivant un objectif précis, les élèves, plus ou moins consciemment,
sentent ce fil conducteur. Il est bon qu’ils tentent de reformuler
verbalement ce ressenti. S’ils ont bien compris la démarche, leur
progression sera sensiblement améliorée, surtout si la découverte vient
d’eux, le sensei n’ayant pas dévoilé son projet éducatif. En
effet, la compréhension ne doit pas toujours venir des explications.
Solliciter de façon appropriée l’intelligence des élèves est une
excellente pédagogie. Cependant, certains comprennent vite et
s’améliorent en conséquence, dans la limite de leurs possibilités,
évidemment. D’autres sont plus longs à comprendre, ont besoin de
quelques clés supplémentaires, mais le temps n’a pas d’importance,
l’essentiel étant qu’ils finissent par saisir la portée globale de
l’enseignement et ne restent pas centrés sur la simple réalisation d’un
geste sportif. Le sensei doit d’ailleurs se souvenir de sa
propre évolution ; a-t-il tout compris du jour au lendemain ?
Bien sûr que non ! Certaines de ses connaissances actuelles ont
mis de nombreuses années à se concrétiser et sans doute en révise-t-il
certaines ou en découvre-t-il de nouvelles aujourd’hui. Le geste,
émanation harmonieuse du corps-esprit, doit pouvoir s’inscrire
naturellement dans une infinité de contextes, du plus simple au plus
complexe, du plus anodin au plus dangereux, la conscience maintenue
dans un des états mushin, hishiryo ou kenshô.
Programme d’une ampleur colossale où la pédagogie du sensei
occupe une position éminente, où il faut savoir prendre son temps.
Il n’y a pas d’alternative : un sensei
est pédagogue. En effet, par définition, le sensei :
- A compris, assimilé et coordonné
tous les aspects de son art ;
- Dispose des qualités nécessaires à
son enseignement.
Cependant, la perfection n’existe ni en
pédagogie ni en art martial, mais pédagogue et budoka doivent
toujours la rechercher. L’arrêt de cette disposition d’esprit conduit à
la déchéance rapide du has-been. Un sensei est donc toujours en
quête de perfection martiale et pédagogique. Sinon, il n’est ni budoka
ni
pédagogue ni sensei.
En résumé, pour prétendre au titre de
pédagogue, l’enseignant d’art martial, en plus de sa connaissance
technique, doit s’appuyer sur :
- Un contrat pédagogique fondé par un
véritable accord sur les objectifs de l’enseignement et les moyens à
mobiliser — absolument indispensable en karaté où les orientations
s’avèrent innombrables et les objectifs souvent
incertains — ;
- Une grande variété d’entraînements,
d’exercices et d’approches afin que le plaisir de pratiquer soit
toujours renouvelé ;
- Une conceptualisation des
différentes facettes de l’art martial et de leurs intrications pour en
faciliter la compréhension et la maîtrise.
Trois éléments fondamentaux d’une bonne
pédagogie qui s’appuient sur trois qualités indispensables :
empathie, enthousiasme et intelligence. Ceux qui en sont dénués n’ont
pas leur place dans l’enseignement puisqu’ils ne pourront pas respecter
ces préceptes pédagogiques. Les autres doivent les entretenir et les
développer, car ces qualités sont exposées à une certaine forme d’usure
et ne sont jamais excédentaires.
Ces démarches pédagogiques représentent
un minimum nécessaire.
Est-ce suffisant ? Tout dépend des
qualités annexes dont dispose l’instructeur : charisme, culture,
éloquence, clarté des explications, logique du raisonnement, ouverture
d’esprit, choix cohérent des objectifs et des moyens d’une séquence,
d’une séance ou d’un cycle de séances, capacité à insuffler du
dynamisme, etc. En principe toute personne titulaire d’un diplôme
DESJEPS (diplôme d’état supérieur), DEJEPS (diplôme d’état), BEES
(brevet d’état), CQP (certificat de qualification professionnelle) et
dans une moindre mesure DIF (diplôme fédéral) a reçu une formation
devant lui conférer un minimum de compétences. Cela reste très
théorique, car ces enseignements concernent essentiellement la partie
objective de la pédagogie, ce qui n’est peut-être pas le plus
important. De fait, quel que soit le niveau de diplôme, certains font
preuve de qualités pédagogiques très élevées, d’autres sont des
nullités parfaites. La majorité se classe avec plus ou moins de bonheur
entre ces deux extrêmes.
Cependant, comme nous l’avons vu,
évaluer les qualités pédagogiques d’un instructeur de karaté est
fondamentalement difficile. Un professeur d’art martial ne se juge pas
« sur le papier ». Il faut l’observer quand il enseigne,
éventuellement pendant plusieurs cours, ne pas écouter le chant des
sirènes et faire preuve du plus grand discernement pour repérer les
trois grandes caractéristiques d’une bonne pédagogie : contrat
pédagogique, diversité des cours et utilisation de concepts
transposables. La pratique d’un art martial se conçoit fort bien sur la
durée d’une vie entière ; on peut bien consacrer quelques heures à
choisir soigneusement son sensei.
Peut-être certains professeurs d’arts
martiaux désireux d’améliorer leur pédagogie tireront-ils quelques
idées constructives de cet article en dépit de ses inévitables lacunes
et de ses partis pris — que j’assume totalement. Je l’espère et
m’en réjouis, car pour chaque instructeur qui s’améliore, ce sont des
dizaines d’élèves qui font un grand bond en avant sur la voie martiale.
Quoi qu’il en soit, la rédaction de cet
article m’a permis de mieux formaliser certaines de mes idées. Il y en
a au moins un qui aura progressé.
N’en déplaise au capitaine Haddock,
« pédagogue » n’est pas une injure, c’est un titre de
noblesse, mais il se mérite.
Sakura sensei
(*) Les mots en italique sont japonais
et ne prennent pas les marques du français (accents et pluriel).
Certains mots d’origine japonaise sont maintenant d’usage courant et se
traitent comme les mots français : karaté, karatéka, judo, judoka,
aïkido, samouraï, tatami, dojo. Ils sont en écriture droite, de même
que les noms propres.

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