LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI mars 2018
MOKUSO
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Les
maîtres
d’arts martiaux ont de tout temps souligné l’importance des diverses
facultés
de l’esprit pour accéder au summum de l’art. Certes, les capacités
physiques doivent être affûtées, la technique maîtrisée, mais si
l’esprit
n’est pas à la hauteur, tout l’édifice martial s’effondre. « Le
sabre de vie » de Yagyu Munenori (1571-1646), maître de sabre du
shogun,
« Le livre des cinq éléments » écrit par Miyamoto Musashi
(1584-1645), un des plus célèbres samurai, et « Le
Hagakure »,
guide pratique et spirituel destiné aux samurai compilé par
Jocho
Yamamoto (1659-1719), démontrent sans ambiguïté la suprématie de
l’esprit,
qu’il faut donc tonifier plus que les muscles, même quand la maîtrise
technique est à son zénith. Cependant, cette littérature martiale,
riche
d’exploits guerriers et d’analyses techniques, se montre avare
d’explications claires et utiles à l’élévation spirituelle, les
indications fournies étant plus ou moins cryptées afin
que seuls les initiés comprennent.
Aucun
pays ne révèle
ses secrets militaires. À l’époque de ces illustres samurai,
l’art
de combattre à l’arme blanche, pratiqué sous différentes formes dans le
monde entier, n’avait plus grand-chose à cacher ; le secret à
préserver
se trouvait dans l’esprit de ces valeureux guerriers. On comprend donc
la réticence
de ces maîtres à divulguer ce qui faisait leur suprématie. Aujourd’hui,
les
techniques guerrières du Japon féodal (1198-1868) se sont
métamorphosées en
activités culturelles, sportives, ludiques, éducatives… En conséquence,
les
publications sur l’élévation spirituelle du pratiquant contemporain
d'un authentique art martial, espèce menacée d’extinction, sont
rarissimes car plus
grand
monde ne s’en préoccupe, la grande affaire de notre époque étant la
performance du sportif de haut niveau. Nous allons tenter de remédier à
cette
lacune, mais avec précaution car, dès que nous pénétrons des sujets
d’essence psychique, psychologique, mentale, cérébrale, spirituelle…
nous
nous heurtons à des ambiguïtés, portes ouvertes à l’incompréhension et
à
d’insidieuses manipulations. De fait, les définitions usuelles des mots
qui
gravitent autour de la notion d’esprit sont souvent polysémiques et
circulaires, l’une renvoyant à l’autre et vice-versa. Afin d’éviter
toute méprise, voici celles que nous attribuons à ces termes dans ce
texte :
- Esprit : ensemble
des facultés et phénomènes mentaux conscients ou inconscients. C’est
une
des fonctions du cerveau, qui a également un rôle de régulation
hormonale et
neurovégétative. Nous excluons formellement les acceptions religieuses
(âme…),
ésotériques (fantôme…), occultes (médiumnité…) ou mystiques
(télépathie…).
Compte tenu de ces préalables, psychisme est un quasi-synonyme.
- Spirituel : qui se
rapporte au domaine de l’esprit défini ci-dessus.
- Mental : qui se
passe dans le cerveau. Exemple : calcul mental.
- Cérébral : relatif
au cerveau ; qui lui appartient ou lui est propre. Exemple :
cellules cérébrales.
- Conscience :
connaissance intuitive ou réflexive, plus ou moins réaliste, qu'un être
a du
monde, des événements, de lui-même, de ses états psychologiques, de ses
actes et de leur valeur morale.
- Psychologie : deux
acceptions courantes :
1- Science qui étudie les faits psychiques.
2- Connaissance empirique ou intuitive des comportements, des pensées
et
des sentiments humains.
Commençons
par établir
un état des lieux avant d’examiner les possibilités d’améliorer les
qualités spirituelles.
Muscler
l’esprit
« Je
n’y peux rien, je suis comme ça ! » Cette assertion sert
couramment de justification au maintien d’une conduite récurrente pas
toujours appropriée. Ce fatalisme, qui attribue au psychisme une
intangibilité
absolue, est un lourd fardeau que peu de gens s’imaginent pouvoir
déposer un
jour. Ce nonobstant, qui ne s’enthousiasmerait à l’idée de ne plus être
guidé ou entravé par ses défauts, ses habitudes, ses impulsions, ses
croyances, ses conditionnements, ses émotions ou un prétendu
atavisme ?
Sans doute la majorité d’entre nous, mais en dépit de quelques
velléités
de changement, le plus grand nombre se résigne à n’être que ce qu’il
est.
Pourtant, nous pouvons tous nous transfigurer et obtenir
« L’esprit
indomptable » évoqué dans les « écrits
d’un maître de zen à un maître de sabre » par Takuan Soho
(1573-1645). N’avons-nous pas déjà changé une habitude ou une
attitude ?
Certains évènements n’ont-ils pas eu de vraies répercussions sur nos
comportements ? Un apprentissage ne nous a-t-il pas déjà permis de
voir
certaines choses différemment ? Notre psychisme est-il le même à
dix,
trente, cinquante ou soixante-dix ans ? Pourquoi ne pourrions-nous
pas
mieux diriger nos évolutions spirituelles ?
Modifier la
structure fonctionnelle de l’esprit, développer ses aptitudes, le
débarrasser
des obstacles à la sérénité et à la lucidité, tout cela est possible et
fournit de substantiels bénéfices. Nulle utopie dans cette démarche
largement
adoptée par les samurai japonais adeptes du zen depuis le 13e
siècle avec des résultats probants. L’élévation spirituelle est à la
portée
de tous, mais il faut le vouloir, faire preuve de discernement dans le
choix de
la méthode, car le zen n’est pas la seule voie possible, et s’atteler à
la
tâche avec constance.
Quelques détours explicatifs faciliteront l’accès aux moyens de
stimuler
et de grandir l’esprit, cette ascension spirituelle étant profitable
pour
tout un chacun mais absolument essentielle pour progresser sur la voie
de
l’excellence martiale.
Dans de nombreux
sports, les caractéristiques physiques naturelles des athlètes
conditionnent
les performances. Le basket exige un minimum de taille ; le rugby
impose
une masse musculaire notable ; la gymnastique et la danse
féminines requièrent
une grande souplesse… Sans ces dispositions corporelles et en dépit de
quelques rares exceptions, il n’est guère
d’espoirs de parvenir à un haut niveau. Évidemment, la maîtrise
technique
est indispensable, mais celle-ci peut s’acquérir alors que la stature
ou
l’hyperlaxité sont surtout génétiques.
Les sports de
combat ne font pas exception puisque les forts et grands gabarits ont
presque
toujours dominé, ce qui a conduit à instaurer des catégories de poids
pour
redonner des chances aux individus légers dans les compétitions. Ce
handicap
morphologique étant éliminé, l’entraînement du combattant sportif se
résume
à l’acquisition d’une technique performante et au développement des
qualités
physiques déterminantes dans sa discipline : souplesse dans les
sports
pieds-poings, force et surtout vitesse pour tous. Ainsi, en compétition
de
karaté, dans ce qui est devenu un simple concours de rapidité
d’exécution,
les feintes sont souvent considérées comme des pertes de temps.
L’enchaînement
courant d’un mae-geri shudan (coup de pied de face au corps)
finalisé
en mawashi-geri jodan (coup de pied circulaire à la tête) est
plus lent
que l’attaque mawashi-geri jodan directe et offre plus de temps
à
l’adversaire pour contrer en tsuki (coup de poing). Au final,
ces
sportifs se soucient peu des feintes techniques ; bien
répertoriées et
connues de tous, elles ne trompent plus les meilleurs combattants.
Évidemment, pugnacité, concentration et détermination, bien entretenues
par un coach grâce à diverses méthodes ─ relaxation, sophrologie,
hypnose, imaging, training autogène et des procédés moins racontables
─, animent tout prétendant à la réussite sportive. Cependant, on ne
touche là qu’à une infime partie des facultés de l’esprit et sans doute
pas de la meilleure manière car, si cette agressive et inébranlable
volonté
du gagneur constitue l’ultime ingrédient de la possibilité de victoire,
elle
appartient indiscutablement au domaine du conditionnement et rétrécit
le champ
de la conscience. Ce n’est certainement pas ainsi que les vénérables
maîtres
concevaient la grandeur d’esprit.
En compétition
sportive, les techniques dangereuses sont interdites, celles autorisées
sont
contrôlées ou amorties par des protections, de nombreuses règles
doivent être
respectées et le combat est étroitement surveillé par un arbitre. Le
combattant a donc une prestation sans risque et parfaitement définie à
accomplir, aussi peut-il se concentrer sur son shiai (assaut
arbitré) et
occulter tout le reste. Dans la vie quotidienne, quand un événement
grave,
imprévu et soudain survient, rien ne garantit qu’on a perçu d’emblée sa
réelle
nature, son importance, toutes ses composantes et ses
implications ; aucune
solution, si tant est qu’il en existe une, n’est évidente ni ne
garantit de
régler l’ensemble du problème. L’art martial s’inscrit dans ce
paradigme. On comprend donc que, lors d’une agression, un esprit
totalement
ouvert s’impose afin d’appréhender l’ensemble de la situation et de ne
pas être surpris par une difficulté supplémentaire. On pense, bien sûr,
à
des obstacles sur lesquels on pourrait trébucher, à l’attaque sournoise
d’un ou de plusieurs acolytes ou à la brusque apparition d’une arme.
Les réponses
standardisées apprises au dojo auront sans doute leur utilité,
mais, si
l’événement revêt des caractéristiques extrêmes, elles atteindront vite
leur limite et devront être relayées par des capacités mentales
suffisantes
pour assurer une fin sereine à la confrontation. Ainsi, la victime
d’une
agression violente ayant conscience des conséquences éventuelles de ses
actes préférera
trouver l’issue la moins dommageable possible : idéalement, éviter
le
combat, sinon écourter au maximum l’engagement physique. Dans ce but,
ruses,
supercheries et autres astuces psychologiques offriront la possibilité
d’exploiter de multiples échappatoires et équilibreront les chances de
surmonter l’agression si la difficulté dépasse les compétences
techniques. À tout point de vue, vouloir aller au bout des hostilités
en éliminant
physiquement tous les adversaires pour prouver sa supériorité est
fortement déconseillé,
surtout si une autre solution était concevable : risque de
blessure, éventuellement
mortelle ─ un combat qui s’éternise augmente cette éventualité
─, et probable responsabilité pénale à assumer.
Évidemment, si les agresseurs sont déterminés à nous ôter la vie ou
s’il s’agit d’un acte terroriste destiné à tuer un maximum de monde, il
faut lutter sans retenue avec tous les moyens disponibles jusqu’à la
victoire, mais il s’agit d’un ultime recours correspondant à une
situation
rarissime. Néanmoins, un véritable art martial, pour mériter son
appellation,
doit explorer les pires situations envisageables et, dans la mesure du
réalisable,
se doter des moyens de les surmonter. Ainsi, les différends courants,
même
violents, sembleront des broutilles faciles à traiter car, comme
l’exprimait
déjà Aristote au 4e siècle avant notre ère, « qui
peut
le plus peut le moins ».
L’éventail
des formes d’agression, de leurs causes et conséquences possibles est
donc
quasiment infini. C’est pourquoi une technique martiale n’est jamais
totalement finalisée et ne peut conférer une totale invincibilité, mais
de réelles
qualités spirituelles peuvent compenser ou suppléer un déficit
technique et
elles sont essentielles pour rester maître de soi ; vaincre la
barbarie,
implique de ne pas sombrer dans la barbarie. Il est très facile, en
effet, même
quand une solution pacifique est évidente, de se laisser embarquer dans
le
train de la violence. Une conscience éclairée est salutaire.
Art martial et sport de combat : le grand écart
Les arts
martiaux (budo en japonais) revêtent donc des caractéristiques
très
particulières. Ils ne sauraient se confondre avec un de leurs multiples
dérivés :
sport de combat, self-défense et autres activités gymniques, ludiques,
thérapeutiques,
ésotériques… qui affichent de façon ostentatoire leur ascendance
martiale.
Le budo couvre des aspects qu’aucun de ces lointains cousins
n’effleure. Son objectif, la maîtrise de tous les moyens techniques et
spirituels qui permettent d’éviter ou de résoudre le plus sereinement
possible n'importe quelle forme de conflit, peut se décomposer
ainsi :
- D’une part l’acquisition
de capacités physiques et techniques aptes à surmonter toute forme de
duel ou d’agression, y compris les plus complexes, extrêmes ou
improbables : adversaires multiples, armés, sans foi ni loi… Un
programme qui présente de notables différences et antinomies avec les
sports de combat et largement plus vaste qu’une quelconque self-défense.
- D’autre part un profond
travail d’élévation de l’esprit, sans commune mesure avec la
préparation mentale de l’athlète de haut niveau. Ce second volet se
conceptualise moins aisément, car il recouvre de nombreux
aspects :
réflexion philosophique, assimilation d’une éthique, union du corps et
de l’esprit, extension du ki (énergie interne, vitale,
mentale…), maîtrise de soi, mise à distance des travers de l’ego,
contrôle des émotions, élargissement des perceptions, enrichissement
des capacités intellectuelles, développement de la finesse
d’observation, accroissement de l’intuition, stimulation de l’empathie
pour mieux comprendre autrui, éradication des conditionnements,
compréhension et adoption du « vivre ici et maintenant »,
découverte d’états de conscience particuliers…
Ce
découpage est une simplification pédagogique, ces deux items et leurs
diverses composantes étant strictement indissociables pour parvenir à
la maîtrise
martiale. Cependant, comme toutes les quêtes de transcendance humaine,
c’est
un voyage sans fin, la perfection n’étant jamais atteinte, mais les
outils
qui permettent de tendre vers cet apogée sont inhérents à l’art
martial.
Oublions les
hurluberlus qui diffusent un pseudo-art martial alors que la prétendue
filiation entre leur pratique et le budo ressortit à
l’escroquerie.
Les sports de combat peuvent au moins revendiquer un lien avec les arts
martiaux ;
ils utilisent une partie de leurs techniques expurgée de tous ses
aspects
dangereux ─ donc efficaces ─ et aménagée pour la rendre plus
spectaculaire. Leur ressemblance s’arrête là. Cependant, de nombreuses
personnes, par incompréhension, incompétence ou roublardise, utilisent
« art martial » et « sport de combat » comme des
expressions synonymes en dépit de différences conceptuelles
gigantesques. Dans
l’art martial, pas de compétition, pas de catégories de poids, pas de
règles…
Quand la violence est sans frein, qu’elle rejette toute référence à la
morale, un seul impératif subsiste : ne pas perdre la vie. Cela ne
justifie pas de se transformer en bourreau, même si les solutions
extrêmes ne
sauraient être totalement exclues ; l’humanisme doit orienter la
philosophie du budoka (adepte d’un art martial) et la justice
conduire
son action. Ce sont ces prémices qui guident l’artiste martial dans sa
progression technique et spirituelle.
Puisque les agresseurs ne respectent rien, il apparaît nécessaire
d’introduire dans l’entraînement martial une incitation à la recherche
intelligente de tous les procédés, quelle qu’en soit la nature,
susceptibles
d’aider la victime d’une agression violente à se tirer d’affaire quand
une infériorité technique, physique ou numérique est manifeste.
Pensons
d’abord aux dispositions préventives et aux méthodes d’évitement ─
un peu de logique n’est pas négligeable pour ne pas se jeter dans la
gueule
du loup et rappelons que les drogues ou l’alcool ne sont pas les
meilleurs
amis du raisonnement logique.
Ensuite, écouter les griefs éventuels de la
partie adverse ─ de nombreuses empoignades débutent avec des mots
─, formuler des paroles apaisantes, développer une argumentation
convaincante ou projeter un ki implacable a quelque chance de
calmer les
énervés.
Enfin, quand les hostilités sont engagées, de multiples tactiques
et stratégies peuvent s’envisager : utilisation d’objets divers,
feintes, ruses, détournement d’attention, provocation d’un excès de
confiance, déstabilisation psychologique, organisation de la gêne
mutuelle des
agresseurs, placement judicieux pour éviter l’encerclement, obtention
d’une
aide extérieure, fuite…
Voilà un panel de comportements et d’actions
bienvenus dans ces instants cruciaux, mais qui seraient incongrus et
sanctionnés
par l’arbitre dans un sport de combat. Cependant, pour les imaginer et
les
mettre en application adroitement, d’importantes qualités spirituelles
sont
indispensables. Le professeur peut ouvrir quelques pistes, mais
l’essentiel du
travail est à fournir par chaque budoka, car il s’agit surtout
d’acquérir
des dispositions psychiques spécifiques à la personnalité de chacun qui
ne naîtront
pas miraculeusement le jour J.
En effet, dans
l’adversité violente, l’esprit est facilement perturbé. La maîtrise
technique recule le point d’apparition de ce trouble, mais quand les
capacités
techniques et physiques sont dépassées, la panique est quasiment
assurée, ce
qui augure d’une fin fâcheuse. Seul un esprit libéré de l’emprise de
ses
affects (émotions, sentiments, sensations, humeurs…) et de ses
multiples
influences permet de rester calme, clairvoyant et de trouver une
solution adéquate.
Un tel esprit n’est pas un don réservé à une élite ; tout un
chacun
peut l’obtenir, à condition de procéder correctement, avec régularité
et
persévérance.
Trois piliers confèrent de la hauteur à l’esprit.
- La lucidité :
faculté de voir et de comprendre les choses
avec clarté et justesse. État de celui qui ne vit plus dans l’illusion,
qui
est débarrassé de ses conditionnements.
- La sérénité : état
d’une personne qui, par sa sagesse
et son expérience, reste insensible aux émotions, aux préoccupations
triviales de
l’existence.
- L’intelligence :
capacité à utiliser judicieusement
toutes ses ressources pour comprendre, apprendre, s’adapter ou
créer ;
à ne pas confondre avec la connaissance.
Les
hommes ont inventé d’innombrables formules pour grandir l’esprit ;
la plupart sont parcellaires et s’intègrent mal au monde réel, surtout
quand
il devient hostile. À quoi pourraient bien servir des qualités
spirituelles
qui se tétanisent devant la grande difficulté puisque c’est en ces
instants
que leur besoin devient prégnant ? Il semble donc pertinent pour
élever
l’esprit de trouver une méthode qui développe ces trois qualités
conjointement en se nourrissant de la réalité la plus stressante.
Un véritable
art martial, efficace, complet et sans concession, qui vise la maîtrise
absolue
des situations de conflit les plus ardues, constitue une voie
privilégiée pour
gravir les échelons de la sagesse. S’inspirer du Shorin-ryu enseigné à
Okinawa par Sokon Matsumura dans la seconde moitié du 19e
siècle à
la plupart des grands noms du karate de l’époque ─ c’est le
seul maître qui fit un jour l’unanimité ─ représente sans doute un
des meilleurs choix, mais il est indispensable d’amplifier les avancées
de
l’entraînement dans le domaine spirituel par un labeur personnel ciblé
et régulier.
Assurément, lors d’une agression, la connaissance de techniques
efficaces et
de comportements adaptés est un indiscutable atout, mais il ne faudrait
pas que
l’émotion, une observation tronquée, une analyse superficielle, une
décision
erronée ou un ki affaibli rendent cet atout injouable. Le
travail sur la
psyché qui permet de s’affranchir de ces travers impose un fort
investissement du budoka pour obtenir un résultat perceptible,
toutefois, il incombe à l’enseignant d’amener les idées et incitations
indispensables à sa motivation.
Les
authentiques sensei (maîtres), à l’instar de Matsumura,
maîtrisaient
certes la technique, mais surtout ils s’étaient doté de qualités
spirituelles hors du commun ; raison pour laquelle leur pratique
et leur
enseignement ont souvent été qualifiés de zen en mouvement.
Une lecture, ou
relecture, du « Miyamoto Musashi » écrit par Kenji Tokitsu (budoka
éclectique né en 1947), se révélera fort édifiante, car bien
documentée. Ce samurai
légendaire
participa activement à deux guerres ─ « en courant devant »
selon la coutume des guerriers valeureux ─, à de nombreuses batailles
et
vainquit plus de soixante combattants de renom en duel. Toujours serein
et
lucide, il n’hésitait pas à utiliser toutes les ruses imaginables pour
déstabiliser
ou défaire ses adversaires. À une époque où une victoire signifiait
généralement
la mort du perdant, il réussit plusieurs fois à vaincre sans effusion
de sang
et même sans combattre, l’adversaire étant paralysé par sa force
mentale et
son comportement surprenant. Exemple fascinant d’une supériorité
technique
largement induite par une domination de l’esprit. Sans doute
l’enseignement
zen qu’il reçut de Takuan Soho lui fut-il largement profitable.
Si
l’agression violente nous surprend aujourd’hui, nous devrons le plus
souvent
faire face sans le secours d’une arme, mais les qualités spirituelles
évoquées
dans leurs écrits par Musashi, Soho ou Munenori au 17e
siècle et
Yamamoto au 18e seront certainement notre meilleur atout.
Avec ou
sans sabre, si l’esprit ne préside pas, l’issue d’un engagement
physique
violent risque d’être funeste.
Le combattant
sportif, obnubilé par sa compétition, se concentre sur son objectif,
rétrécit
le champ de ses perceptions et s’enferme dans sa bulle. Le budoka
s’entraîne pour pouvoir dominer les formes d’agression les plus
violentes
et surprenantes ; il cultive une attention totale,
omnidirectionnelle et
permanente, étend son univers sensoriel et s’enrichit d’une conscience
plus
vaste, plus réaliste, plus juste. Son esprit s’ouvre. Sportif et budoka
empruntent des voies diamétralement opposées.
Qui, après
cette revue de détail, pourrait encore soutenir l’équivalence des
termes
« sport de combat » et « art martial » ?
Un sommet, plusieurs voies, de multiples impasses
Une technique
éprouvée et des aptitudes physiques notables constituent le socle de la
pratique martiale, mais lorsque la difficulté devient insurmontable,
seules les
capacités d’un esprit totalement désinhibé offrent la possibilité
d’une issue heureuse.
Pour bien
comprendre l’essence de ces qualités spirituelles, examinons deux
exemples.
- Le 21 août
2015, dans le Thalys, des passagers, certains étant militaires et
préparés à affronter ce type de situation, désarment et immobilisent un
terroriste
lourdement armé mais dont l’arme principale est défaillante. Ils seront
encensés par les médias et recevront plusieurs décorations dont la
légion
d’honneur. Fort bien, mais la réponse apportée était
purement technique, à la mesure de leurs capacités et de leur
supériorité
numérique.
- Des entrefilets, qui
ne dépassent guère l’audience de la presse locale, évoquent de temps en
temps des cas de fuite ou de maîtrise de malfaiteurs provoquées par le
comportement astucieux des victimes, parfois des personnes très âgées.
Le
plus souvent, ces gens étaient complètement dépassés techniquement et
physiquement par les agresseurs, pourtant ils ont réussi à les mettre
en déroute.
Ils mériteraient largement leur légion d’honneur.
L’esprit est
parfois ─ souvent… toujours ? ─ plus fort que les muscles ;
le délaisser serait une magistrale erreur dont se garde un budoka
authentique.
Entre les 19e
et 20e siècles, au Japon, les jutsu (techniques)
martiaux,
avec sabre (ken), outils (kobu), bâton (bo) ou à
main nue
(kara-te), ont été rebaptisés do (voies) soulignant
ainsi une
volonté de glissement allant du besoin d’extermination de l’ennemi vers
un
projet d’accomplissement humain. Cependant cela n’était que poudre aux
yeux
car, nous l’avons souligné, la prééminence de l’esprit sur la technique
était admise et cultivée de longue date. De plus, le code d’honneur des
samurai
(bushido) garantissait un comportement le plus souvent
exemplaire de la
part de tous les bushi (guerriers) et rares furent les maîtres
de véritable
art martial qui acceptèrent des individus peu recommandables comme
élèves.
Dernière remarque : cela n’aurait pas dû impliquer un abandon pur
et
simple de l’efficacité martiale, car de bujutsu à budo,
l’idéogramme bu (guerre ou arrêter la guerre) n’a pas changé.
Malheureusement, les
versions gymniques ou sportives expurgées de toute réalité martiale
diffusées
au début du 20e siècle à des fins sanitaires et éducatives
dans les écoles
et
les universités japonaises ont envahi ultérieurement la majorité des
clubs.
De fait, les dojo (lieu où on pratique la voie) de véritable
art
martial représentent une toute petite minorité aujourd’hui, notamment
en
France. Cette situation s’explique par la conjonction de plusieurs
facteurs :
- D’abord par la
fascination des élites
japonaises pour la culture occidentale durant l’ère Meiji (1868-1912)
et
au-delà. Les clubs de boxe et de gymnastique occidentaux servirent de
modèle
pour promouvoir une pratique sportive des arts martiaux traditionnels.
- Ensuite, les forces
d’occupation américaines
au Japon ont progressivement accepté après 1945 la pratique des budo
dans la mesure où leur caractère inoffensif était avéré. Les kata
de
karaté, le judo ou le sumo leur ont semblé plus proches de la danse ou
du
folklore que de l’art martial. Ceux qui se sont exportés, l’ont été
dans
les formes édulcorées présentées aux GI.
- Enfin, l’organisation de
compétitions,
locales dans un premier temps puis dans tous les pays où ces budo
sportifs avaient migré, paracheva cette mutation.
- Ajoutons l’attrait du
grand public et
de multiples organismes pour le sport-santé et surtout pour le
sport-spectacle,
largement développé et entretenu par les médias modernes.
- Et n’oublions pas
l’intransigeance
des organismes fédérateurs, tant au Japon qu’en France ou ailleurs,
toujours
prêts à frapper les égarés, ceux dont la pratique ne respecte pas les
canons
sportifs définis par la haute autorité. Que l’on songe, par exemple, à
la
menace fédérale « d’excommunication » qui plane actuellement
sur les clubs de judo qui
s’adonnent au MMA (mixed martial art), certes pas un vrai budo
en dépit de sa dénomination, mais une transgression de la norme
sportive
officielle.
En conséquence
de ces diverses pressions, les budo authentiques, ceux qui
respectent
l’étymologie ─ littéralement : voie (dans le sens d’un
épanouissement
des qualités humaines) de la technique guerrière ─ sont devenus une
denrée
rare. Pour autant, ils ne sont pas introuvables, mais difficiles à
reconnaître,
car la plupart des promoteurs de sports de combat utilisent sans
vergogne en
lieu et place de « sport de combat » les vocables « art
martial » ou « budo ». Ainsi, le judo, dont la
consonance du nom permet de revendiquer abusivement l’appartenance à la
famille des budo, est la forme sportive, compétitive, édulcorée
du jujutsu
(ju = souple), ensemble hétéroclite de méthodes de défense à
main
nue pratiquées par les samurai japonais en cas de perte ou de
bris du
sabre. Cet art souple, par opposition à l’aspect dur de l’utilisation
du
sabre (kenjutsu), qui fut martial, est devenu dans la plupart
des dojo
purement sportif, simple prolongement du judo, la différence reposant
sur la présence
d’atemi (coups de pieds et de poings), victime, comme beaucoup
d’autres, des règles de compétition et d’examens de grade qui dictent
la
norme des entraînements. Les appellations jutsu ou do
ne
renseignent donc pas sur la réalité de ce qui est enseigné.
Quant au karaté,
même si on rencontre de temps en temps la dénomination karaté-do, rien
n’indique a priori si l’orientation que lui donne l’enseignant est
éducative,
ludique, gymnique, sportive, compétitive ou martiale. Il est pourtant
crucial
pour celui qui veut s’engager dans une authentique voie budo de
discriminer le vrai du faux.
Pour y voir
clair, distinguer une école martiale d’un club sportif, quelques
indices sont
aisément repérables à condition d’y consacrer du temps car un seul
cours
n’est pas souvent représentatif de l’ensemble de l’enseignement.
À ce jour, il
n’existe en France aucune activité répertoriée officiellement qui
puisse prétendre
au titre d’art martial ; ce qui est diffusé un peu partout est
éducatif,
ludique, gymnique ou sportif. Quant aux méthodes dites de
« self-défense »,
destinées à être assimilées rapidement, elles sont techniquement
pauvres et
si elles sont conçues comme des extrapolations d’un sport de combat,
elles en
véhiculent les manques et incohérences techniques, tactiques et
stratégiques.
Dans tous les
cas, sport ou self-défense, l’enseignement est spirituellement
indigent.
Seuls des sensei plus ou moins isolés diffusent un véritable
art
martial qui peut être d’origine chinoise, japonaise, indienne ou autre
mais
toujours fondamentalement différent des versions modernes affichant la
même
filiation.
Voici ce qui caractérise ces sensei :
- Ils explorent toutes les
formes de combat : adversaires isolés, groupés, armés, hésitants,
déterminés, fous, désespérés, qui menacent, dévalisent, saisissent,
frappent, violent, tuent…
- Et toutes les
solutions : prévention, fuite, esquives, parades, percussions,
saisies et dégagements, luxations, projections, contrôles, maniement
d’objets ou d’armes…
- Cependant, face à ce
déferlement de fureur, ils préservent toujours l’intégrité physique des
pratiquants.
- De plus, éthique
humaniste et maîtrise de soi sourdent de leur enseignement.
Voilà un bon début ;
d’ailleurs on y reconnaît le contenu des kata, du moins pour
ceux dont
le regard ne reste pas superficiel.
Évidemment,
chaque maître a sa propre philosophie, ses particularités techniques et
ses méthodes
pédagogiques qui vont être diversement appréciées. Toutefois, il est
vain de
discuter sur les spécificités de l’enseignement de chacun d’eux ;
sans la lucidité, la sérénité, l’intelligence et un ki
vigoureux,
un budoka, quel que soit son art et son niveau technique,
n’atteindra
jamais la maîtrise martiale.
Tout le monde,
un jour ou l’autre, peut être dépassé physiquement, techniquement ou
psychologiquement par la complexité ou l’originalité d’une situation
éminemment
dangereuse. En conséquence, il
apparaît judicieux de s’interroger sur les initiatives du sensei
pour
inciter et aider ses élèves à développer leurs qualités spirituelles.
Évidemment,
il ne fera pas de miracle. Cependant, comme on l’a vu plus haut, on
connaît
des exemples d’agressions apparemment insurmontables ayant échoué grâce
à
des attitudes, des paroles ou des actions des victimes qui ont fait
preuve à
cette occasion d’une indéniable sagacité. De fait, les solutions
salvatrices
sont innombrables quand l’intelligence pratique s’en mêle. Ce constat
ouvre
un large champ d’investigation pour un enseignant-chercheur soucieux de
la
progression de ses étudiants, mais l’élève budoka ne peut pas
tout
attendre de son professeur ; il doit être un acteur engagé de son
élévation
spirituelle. Interrogeons-nous donc sur cette notion d’intelligence
capable de
pallier des déficiences physiques ou techniques et surtout de prévenir
ou de
mettre fin à un conflit violent.
Clausewitz
soutenait en 1832 que « la guerre est la continuation de la
politique par
d’autres moyens ». De plus, son concept de guerre totale
justifiait l’écrasement
complet de l’ennemi, seul moyen, à ses yeux, de l’empêcher de reprendre
la
guerre. Foucault inversait la proposition en 1975 : « la
politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens ».
Ces deux
philosophes semblent admettre l’inéluctabilité de la guerre, l’un
situant
la diplomatie politique avant, l’autre après, le premier prônant une
guerre
d’extermination, le second considérant la politique comme une sorte de
guerre. Ces politiques-là manquent bigrement d’intelligence et on ne
peut
s’empêcher de faire un parallèle avec les bagarres de rue. Avec
Clausewitz,
deux individus en désaccord sur des broutilles finissent par
s’entretuer ;
avec Foucault, deux pochetrons s’étripent sans trop savoir pourquoi
puis se
raccommodent autour de quelques pintes de bière. Ce n’est pas non
plus l’intelligence
qui caractérise ces comportements.
Pour que l’intelligence connaisse une permanente efficience, il est
impératif
de la débarrasser de toutes ses entraves : a priori,
compromissions, hésitations,
croyances, hypocrisies, peurs, illusions, mercantilisme, égotisme,
arrogance,
etc. Afin de nous en convaincre, observons la genèse et la gestion de
la plupart
des guerres. Les hommes politiques se sont trop souvent empêtrés dans
des élucubrations
stériles, fallacieuses ou sans génie, des myriades d’idées préconçues,
de
sujétions ou d’intérêts occultes limitant drastiquement leur rapport à
la
réalité et, in fine, l’intelligence de leurs décisions. Les individus
hargneux et vindicatifs sont affublés des mêmes travers, mais sans la
morgue
des assoiffés de pouvoir.
Les points
communs entre la guerre et la simple agression sont nombreux. C’est
pourquoi
il est utile de rapprocher l’art martial des nombreuses publications
sur
l’art de la guerre. Une rixe entre quelques protagonistes et une guerre
entre
deux ou plusieurs pays présentent des prémices, des déroulements, des
solutions et des conséquences tout à fait comparables ; seuls
l’échelle
et les moyens diffèrent, mais le développement contemporain du
terrorisme
brouille les repères. Cependant, la philosophie humaniste du budoka
ne
saurait s’accommoder de tout ce qui a été écrit sur la guerre, les
citations de Clausewitz et Foucault en témoignent, mais le discernement
d’un
être intelligent doit permettre de tirer des enseignements d’un propos
délirant
en élaguant les idées saugrenues comme, à l’opposé, en s’imprégnant
d’un discours savamment construit.
« L’art
martial est fait pour ne pas servir » disait Gichin Funakoshi
(1868-1957)
pour calmer l’ardeur de ses élèves à une époque où le Japon était
devenu
particulièrement belliqueux. Cette philosophie qui préconise de tout
faire
pour éviter l’affrontement est d’une indéniable pertinence. Cependant,
certaines agressions individuelles ou collectives n’offrent qu’une
alternative : mourir ou combattre. Néanmoins, ces situations sont
rares ;
la plupart des conflits violents peuvent, soit s’éviter, soit se clore
rapidement. À une condition : que l’intelligence mène la danse.
L’esprit invincible
Dans
la plupart des activités potentiellement dangereuses, des méthodes,
des gestuelles, des techniques ont été développées pour contenir le
risque.
Elles sont enseignées à un public qui s’efforce de les rendre
automatiques
afin de ne jamais faire d’erreur. Cela fonctionne parfaitement jusqu’au
jour
où les conditions du moment ne correspondent plus au cadre qui a servi
de référence
à l’entraînement.
Comment va se comporter le grimpeur qui suit
scrupuleusement les procédures apprises au mur d’escalade si, dans une
grande
paroi, il arrive à un relais dévasté par une chute de pierres ? Où
va
s’achever la trajectoire de la voiture d’un conducteur qui découvre
tardivement le peu d’adhérence de ses pneus dans un virage
enneigé ?
Que va faire le champion de boxe américaine victime d’une prise
d’otages
lors d’un hold-up qui a mal tourné ? Dans ces situations, seule
l’intelligence, bien supportée par la finesse de l’observation et la
tranquillité de l’esprit, sera d’un réel secours.
Les capacités d’analyse et de prise de décision doivent être
soigneusement entretenues et développées pour ne pas être pris au
dépourvu.
Leur mobilisation s’impose avant, pendant et après l’événement ;
l’intelligence ne saurait fonctionner par intermittence. Certes,
apprendre des
techniques et procédures est bénéfique, mais à condition de garder un
esprit
ouvert, vif, curieux et serein afin de toujours pouvoir ajuster son
action. Nous
ne deviendrons pas pour autant des super-héros, mais nous pouvons
réduire
drastiquement la marge d’incertitude quand le danger tend vers son
paroxysme.
L’esprit
prime donc sur la technique et les capacités physiques. C’est vrai pour
le budo
mais également pour l’essentiel des activités humaines. Toutefois, le budoka
dispose d’un avantage : s’il s’investit totalement et durablement
dans la recherche de maîtrise des situations extrêmes, il perçoit très
vite
le besoin d’améliorer ses qualités spirituelles et ne saurait
abandonner
cette quête indispensable à sa compétence martiale. Le quidam lambda ne
voit
pas toujours très bien où ce perfectionnement du fonctionnement de
l’esprit
pourrait le mener. Leurs motivations respectives ne sont pas
aiguillonnées dans
les mêmes proportions. Ce simple constat n’est toutefois pas suffisant
pour
nous guider dans notre recherche d’efficacité.
Parallèlement
à l’apprentissage de l’indispensable bagage technique dont les kata
forment le socle, il va nous falloir réfléchir de façon constructive
pour découvrir
le moyen d’améliorer nos performances spirituelles. Ressasser des
évidences
ou des lieux communs ne sert à rien. Il est impératif de sortir des
sentiers
battus pour offrir à notre esprit la clairvoyance, la perspicacité, la
créativité
et la vivacité qui siéent à la grande sagesse, car c’est de cela dont
nous
avons besoin pour surmonter les grandes difficultés de l’existence,
l’agression violente et a priori ingérable n’en étant qu’un exemple.
Nous ne pouvons
pas compter sur la chance d’un éclair de génie au moment opportun.
« Attendre
la chance, c’est attendre la mort » répétaient les samurai.
L’acquisition de cet esprit performant est une urgence, cependant, elle
ne se
fera pas sans identifier les traquenards qui s’y opposent. La devise
socratique « connais-toi toi-même » prend tout son sens pour
celui
qui s’engage sur la voie de la perfection martiale, l’outil de cette
connaissance étant peut-être le troisième œil, l’œil intérieur, évoqué
par les philosophies orientales.
Introspection,
méditation, autoanalyse, examen de conscience… de nombreux
mots pour désigner d’encore plus nombreuses méthodes destinées à des
myriades d’objectifs. La mode est à la méditation ; pas un média
qui
n’en évoque les bienfaits. Le marché est porteur, les gourous
pullulent. À
tel point qu’elle s’introduit même dans les écoles. L’objectif :
avoir des enfants plus calmes et plus réceptifs. Il est vrai qu’ils en
ont
bien besoin. Entre l’excitation provoquée par l’agressivité des images
qui
inondent leur quotidien, les convulsions d’un monde plus proche de
l’hystérie
que de la sérénité et le manque de sommeil dû à l’utilisation du
smartphone pour jouer ou tchatcher jusqu’à des heures tardives ─
c’est si facile à cacher sous les couvertures ─, leur capacité
d’attention est fortement compromise. L’interdiction de ces objets
addictifs
à l’école est envisagée, mais ce n’est pas le seul endroit où leur
nuisance est avérée. Beaucoup de parents devraient méditer.
Le budoka
sait au moins dans quelle direction il veut chercher. Il a besoin de
comprendre
tous les ressorts qui l’animent et les obstacles qui l’entravent pour
maîtriser
son art, sachant que celui-ci doit pouvoir s’exprimer dans n’importe
quelle
circonstance et pas seulement au dojo. C’est le rôle du mokuso
(méditation), que de nombreux instructeurs de karaté sportif négligent,
pratiqué traditionnellement au début et à la fin des cours d’arts
martiaux.
Mais ce qui est en général compris comme un simple cérémonial est-il
suffisant pour réellement développer les aptitudes de l’esprit ?
On dit du kata
qu’il représente un combat contre plusieurs adversaires, mais jamais un
vrai
combat ne s’est déroulé comme un kata. En réalité, le kata
énumère des suggestions techniques, tactiques, stratégiques,
psychologiques,
éthiques et philosophiques. À chacun de les découvrir grâce à des
milliers
de répétitions, car les subtilités des kata ne se dévoilent pas
sans
efforts. Ce mokuso traditionnel est de même nature : une
suggestion
et non un aboutissement. À chacun d’en faire bon usage.
L’esprit est
complexe, à tel point que la littérature sur le sujet est d’une
abondance phénoménale :
approches scientifiques, psychologiques, psychanalytiques,
philosophiques,
pratiques, éthiques, ésotériques, religieuses… Elles traduisent le
besoin
de comprendre et de théoriser ─ ou de monnayer des élucubrations ─
qui anime l’humanité, mais pour soi-même elles ne présentent aucun
intérêt.
Que nous importent les opinions véhiculées dans la psychanalyse de
Freud, dans
la psychologie cognitive de Piaget, dans le dualisme de Descartes ou
dans
l’analyse transactionnelle de Berne ? Seule la perception exacte
de la
structure fonctionnelle de notre propre esprit revêt une quelconque
importance,
a fortiori quand on est budoka. Voilà le rôle du mokuso.
Vu
l’ampleur de la tâche, il ne saurait se limiter aux quelques minutes
qui lui
sont dévolues au dojo ni se cantonner aux moments d’immobilité
silencieuse peu révélateurs des méandres de la conscience face à la
difficulté. Ce sont les rouages qui articulent nos connaissances, nos
convictions, nos sentiments, nos émotions, nos conditionnements, notre
ego et
nos réactions ou comportements lors des diverses situations et
événements
constellant notre existence que nous devons percevoir, analyser et
comprendre.
Idéalement, le mokuso doit devenir un état d’esprit permanent.
Mais
apportons quelques précisions sur celui-ci.
L’œil intérieur
La plupart des
dictionnaires définissent le verbe méditer ainsi :
« soumettre un
sujet à une longue et profonde réflexion ». Entendu, mais
réfléchir,
c’est penser ; or dans toutes les pratiques de méditation, la
pensée
est l’ennemi. Précisons que la pensée est une occupation de l’esprit
qui
peut revêtir différentes modalités : pas seulement verbale ou
imagée,
mais également émotionnelle, axiologique, affective ou sensitive.
Laissons donc de côté la profonde réflexion et
penchons-nous sur la méditation en tant que pratique plus ou moins
codifiée
qui exige la vacuité de l’esprit ou certaines dispositions
particulières de celui-ci.
La méditation est une plongée dans les tréfonds de son esprit qui
permet
d’éclairer ce que la conscience ordinaire préfère laisser dans l’ombre.
Cette descente en soi-même nécessite de s’affranchir de toutes les
formes de
pensée car celles-ci jettent un voile opaque sur l’objet à examiner.
« Observez cette fleur » demande le maître. Quelques instants
plus
tard, le disciple s’aperçoit que son esprit s’est échappé ; il ne
voit plus la fleur, il pense à autre chose.
Voici les
principales méthodes que l’on peut rencontrer dans les dojo ─
toutes préconisent une position particulière, le calme et les yeux
fermés
─ pour s’abstraire des perturbations extérieures et de la pensée :
- Contraindre l’esprit à
se vider de toute pensée : difficile pour la plupart d’entre nous,
sauf à tomber dans le piège de penser qu’on ne pense pas.
- Laisser ses pensées
défiler, sans se fixer sur l’une d’elles : technique fréquemment
conseillée ; notamment par Takuan Soho.
- Écouter une musique ou
des paroles apaisantes qui auront un effet relaxant.
- Répéter des mantras,
courtes phrases, mots ou sons qui conduisent à des sortes d’hypnose ou
d’extase.
- Se concentrer sur la
respiration, percevoir le trajet de l’air à l’inspiration puis à
l’expiration. On se sent de plus en plus calme, serein, proche du
sommeil, mais les sens font preuve d’une acuité inhabituelle.
- Travailler sur
l’exactitude de la position, lotus ou seiza (assis sur les
talons), pour lever toutes les crispations et permettre à tous les
flux, fluides ou énergies, de circuler librement.
Chaque budo,
chaque école a sa méthode de prédilection, cependant, comme nous
l’avons déjà
souligné, aucune ne suffit pour se connaître vraiment. Si nous mentons,
si
nous paressons, si un danger nous tétanise, si un individu nous met en
colère,
si un éloge nous enchante, si le chagrin nous accable, si la ruse de
l’adversaire nous surprend, si nous commettons une erreur… les
processus qui
sont insidieusement à l’œuvre ne peuvent s’examiner réellement qu’à
l’instant où ils se manifestent. Tenter de les reconstituer
ultérieurement
dans le calme d’une méditation silencieuse sera toujours un procédé
factice
qui ne révélera pas la totalité de leur genèse, de leur développement
et de
leurs conséquences psychologiques.
Quant
aux objectifs affichés par les innombrables techniques de
méditation :
sensation de bien-être, évacuation du stress, paix intérieure,
développement
de la concentration, de l’attention, de la créativité, compréhension
intuitive de sa relation au monde, recherche de la sérénité, de la
sagesse,
du bonheur, d’états de conscience modifiés, de la vérité, de
l'illumination, de la transcendance… ils sont hypothétiques et même
nuisibles si on s’y attache. Cherchons simplement à entrer dans les
profondeurs de notre esprit ; juste voir sans en attendre un
quelconque bénéfice.
La plupart des objectifs cités plus hauts sont des terra incognita. Si
nous
savons où nous allons, c’est que nous allons vers du connu ; nous
ne
sommes donc pas sur la voie de quelque chose d’inconnu ou de caché que
nous
souhaiterions découvrir.
Pratiquons
donc un mokuso mushotoku (désintéressé) statique pour
commencer. Plusieurs positions conviennent ─ seiza,
lotus, demi-lotus, tailleur, assis, debout ou même couché ─,
mais il est préférable de rompre avec les attitudes de la vie courante
et de
s’installer dans un endroit calme. Au dojo, nous sommes tous en
seiza,
cependant, en pratique individuelle il faut opter pour une position
confortable,
car aucune tension musculaire, qu’elle soit due
à un mauvais placement du corps ou à des pensées parasites, ne doit se
manifester. Trois techniques nous semblent propices : ne pas fixer
son
esprit sur une pensée ; être attentif à sa respiration ;
travailler
sur l’exactitude de la position. Cette méditation, qui déconnecte de
l’agitation quotidienne, induit une certaine sérénité et exacerbe
l’acuité
des sens. Cela permet de percevoir des sensations corporelles et des
manifestations physiologiques de plus en plus subtiles. On découvrira
alors,
viscéralement, l’étroite liaison entre le corps et l’esprit, car le
moindre
changement dans la position ou dans une fonction physiologique induit
une
modification de l’état de l’esprit et vice-versa. C’est ainsi que
l’attention multisensorielle portée à son corps et à l’environnement
immédiat
ouvrira l’accès à l’esprit, car tout ce qui passe par le corps ou les
sens
est dirigé, influencé, perçu ou traité par l’esprit. Une fois ce seuil
franchi, on pourra commencer à visiter sa maison spirituelle.
Nous
ne donnerons pas plus d’explications, car le fruit de la méditation ne
mûrit
pas de façon identique chez tous les adeptes. Comme une poire,
délicieuse sur
un arbre, verte et âpre sur un autre ou qui pourrit au pied d’un
troisième.
Tout au plus peut-on conseiller un changement de méthode si on a
l’impression
d’être dans une impasse après plusieurs mois de pratique.
Il
convient néanmoins de bien situer notre mokuso dans le vaste
concert des
méthodes de méditation diffusées en Occident. Presque toutes se
réfèrent
aux pratiques orientales, bouddhisme, zen, yoga… et prétendent
concilier la
tradition et la science moderne. Il en va ainsi de la méditation dite
de pleine
conscience qui est aujourd’hui proposée par une multitude d’officines.
Outre que le terme ne veut rien dire puisqu’une méditation inconsciente
n’a
pas de sens, il est en fait une extrapolation de
« mindfulness »,
une pratique développée par des médecins américains à des fins
thérapeutiques :
réduction du stress et prévention des rechutes de dépression. Ceux-ci
se sont
d’ailleurs élevés contre la prolifération de thérapeutes mal formés ou
auto-proclamés qui occasionnent des dégâts chez les personnes fragiles
ayant
eu l’inconséquence de les consulter. En vérité, ce reproche peut
s’étendre
à toutes les personnes qui conduisent des séances de méditation quelles
qu’en
soient la dénomination, la forme et les moyens techniques. On ne dirige
pas la
conscience d’autrui sans prendre des risques, même si l’objectif semble
anodin.
Le mokuso
évoqué dans ces lignes s’exempte de ce danger puisque aucun praticien
ou
gourou n’intervient. Il revient au budoka de décider s’il
s’adonnera à cette pratique, où, quand et comment ; nulle
interférence
n’est à craindre. Quant
au mokuso traditionnel du début et de la fin des cours d’arts
martiaux, il ne dure tout au plus que quelques minutes et ne saurait
constituer qu’une simple incitation à l’introspection.
Cependant,
le mokuso du budoka, si celui-ci veut devenir
performant, ne doit
pas se limiter à la forme statique. Lorsque cette manière de procéder
commence à porter ses fruits, le mokuso dynamique, c’est-à-dire
en
prise directe avec les perturbations de la vie quotidienne, doit
s’envisager.
La difficulté augmente sérieusement mais le bénéfice est incalculable.
Il
n’est toutefois pas interdit de tester la méthode dynamique dès le
début de
son expérience martiale.
Nous
connaissons tous des moments de tension, d’inquiétude, de distraction,
d’euphorie ou de désordre psychologique. Il nous arrive de prononcer
des
paroles que nous regrettons, de nous comporter de façon inappropriée,
d’agir
inconsidérément, de ne pas réussir une tâche ou de subir une
mésaventure.
Il suffit d’être attentif à soi dans ces instants pour comprendre
l’origine de ces tracas, car une grande partie de ce qui nous arrive
prend sa
source en nous-même. La cause extérieure ou la fatalité sont des
facilités
pour refuser notre propre responsabilité, souvent effective, même si
c’est
à la marge.
Mon conjoint me quitte ; ma voiture est endommagée par la neige
tombée
d’un toit ; j’échoue à un examen ; je rate mon train ;
mon
employeur me licencie ; mon adversaire surprend ma
vigilance ; je
n’ai pas vu la marche, je suis tombé ; mon enfant flirte avec la
délinquance ;
je suis insulté, agressé… Les explications coulent de source : je
joue
de malchance ; c’est le destin ; je n’y peux rien ;
j’étais
occupé à autre chose ; le monde est injuste ; l’enfer, c’est
les
autres… Il y a mille manières de rejeter sa responsabilité.
La
prise de conscience de notre implication dans l’origine de presque
toutes les
péripéties de notre existence est cruciale. C’est une première étape du
mokuso dynamique. Certes, dans le cadre martial, l’enseignant
peut faire remarquer l’imprécision d’un geste, toujours due
à une déficience de l’esprit, mais il est bien plus instructif de s’en
apercevoir soi-même. Quant à comprendre la genèse de cette défaillance,
cela
ne peut se réaliser qu’après l’avoir repérée ; ce sera, en
théorie,
une deuxième étape, mais, avec l’expérience, elles deviendront
concomitantes. En effet, un esprit vraiment lucide perçoit
instantanément
l’intégralité des choses et des événements avec leurs causes et leurs
éventuelles
suites, rien n’étant déformé ou occulté. Un bon alpiniste qui, lors
d'un événement imprévu et soudain, chute
dans
une pente de neige raide, comprend instantanément l’origine de
son déséquilibre et adopte sans délai
les gestes qui permettront d’en limiter les conséquences. Cela est dû à
l’attention permanente qu’il porte à sa difficile ascension. Il n’y a
aucune raison qui empêche d’étendre cette disposition à d’autres
domaines.
Cette
attention à soi et aux circonstances ne s’installe pas aisément. Au
début,
on se répète qu’on sera attentif lors de la prochaine anicroche et on
finit
par y arriver, une fois, deux fois, mais c’est laborieux et on rate des
épisodes
importants. On comprend finalement que c’est une attention de tous les
instants qui doit être peu à peu développée sans attendre l’éventuelle
péripétie
à analyser, car il est alors trop tard pour modifier son état d’esprit.
Or,
l’attention nécessite un esprit disponible ; s’il se fixe sur un
élément
─ le couteau brandi par l’adversaire ─ il ne perçoit plus
le reste de l’événement puisqu’il est brusquement passé de l’attention (ou
la vigilance, terme qui correspond mieux à la situation tendue d'une possible agression) à la
concentration. Pourtant, si l’esprit ne s’arrête pas en un point,
il
a vu ce qu’il devait voir et continue à être attentif, ce qui est
primordial
dans l’action. À cet instant, la maîtrise technique, qui utilise un
circuit
réflexe, relaye la perception et permet de traiter la difficulté sans
enrayer
la vigilance. Si par hasard nous avons commis une erreur, notre esprit,
qui en a
compris la cause et les conséquences, s’adapte à la nouvelle situation
et la
traite sans s’arrêter sur l’erreur elle-même.
Cette analyse illustre bien l’interdépendance des deux pôles de la
maîtrise
martiale : la technique et l’esprit. Cependant cette dichotomie
est
purement théorique. L’artiste martial doit rapidement comprendre la
nécessité
de les développer conjointement s’il souhaite tendre vers la
perfection.
L’art
martial est un art de vie. Le budoka ne saurait être blanc au dojo
et noir dans la vie ; aussi doit-il s’efforcer de transposer la
recherche
de maîtrise du budo à l’ensemble de sa vie. Quels que soient le
lieu
et l’instant, ce que nous faisons et surtout la manière dont nous le
faisons
est la traduction physique de ce que nous sommes psychiquement.
N’oublions pas
que c’est l’esprit qui dirige le corps. Être attentif à soi ─ au soi
profond, pas à l’apparence superficielle ─ est donc similaire à
l’attention portée à ce que l’on fait. Comprendre pourquoi nous
réalisons
une tâche d’une certaine façon plutôt que d’une autre, c’est accéder
à la partie de l’esprit qui a dirigé l’action quasiment à notre insu,
c’est voir les grimaces de l’esprit corrompu.
D’autre part, cette
attention permanente aux gestes quotidiens (kufu) permet de
mieux les
accomplir. Il s’agit donc d’une forme particulière de méditation dont
l’utilité est flagrante. Elle mérite qu’on s’y attelle sans tarder.
On verra que les diverses modalités de ce mokuso dynamique
n’amputent en
rien le temps imparti aux autres activités puisqu’elles s’y superposent
et
on découvrira des vérités sur soi fort utiles pour mieux gérer ses
capacités
martiales. Toutefois, il ne faut pas chercher à éliminer un éventuel
défaut
mis au jour ; la clairvoyance progressivement développée est
suffisante
pour que de nouveaux comportements plus conformes à la réalité
s’établissent
spontanément sans intervention de la volonté.
Quand le mokuso
a mis en lumière le cheminement parfois tortueux des activités
cérébrales,
ses écueils et ses impasses, qu’on a trouvé le moyen de contourner les
obstacles qui déforment, opacifient ou occultent la réalité, voire de
s’en
affranchir, alors se pose la question cruciale : pour aller
où ? Car
la dissipation du brouillard ne révèle pas où se trouve le nord.
Pour ne pas nous égarer, il nous faut une boussole. Pour guider notre
existence, ce sera
une philosophie de vie qui n’accepte aucune entorse. À cette seule
condition,
nous saurons toujours quelle direction donner à nos paroles, à nos
comportements et à nos actions, en particulier lorsque l’urgence ne
laisse
aucune place à la réflexion. Cependant une telle philosophie ne se
construit
pas avec des lieux communs ou en s’appropriant sans critique les idées
d’autrui ; ce serait l’assurance d’aboutir à des aberrations et
des
contradictions. Voici trois exemples créateurs de dilemmes :
- Beaucoup de gens se
disent favorables à un dispositif, à une loi, mais sont fort réticents
à ce que cela s’applique à eux-mêmes ou à leurs proches.
- Les idéalismes, dans de
nombreux domaines, revêtent une attrayante noblesse mais la
confrontation au réel en invalide la plupart.
- L’élégance de la geste samurai
a été copieusement enjolivée ; l’indéfectible allégeance au daimyo
(seigneur), pas toujours un exemple moral, a imposé à de nombreux samurai
des actes sordides qu’ils ont dû assumer.
Voilà des
boussoles, que l’on peut rapprocher de multiples autres situations
courantes,
à mettre à la poubelle ! Avec elles, le nord « est à
l’ouest »
selon une expression quelque peu triviale. Pour que tout soit limpide,
que l’édification
de cette philosophie ne rencontre aucune difficulté, il faut partir
d’une
tabula rasa, oublier tous les préceptes, les certitudes et les
croyances,
bousculer les habitudes et dépendances, ignorer les gourous, museler
l’ego…
Doit-on souligner l’étroite correspondance entre l’élaboration de cette
philosophie et l’acquisition des qualités spirituelles de lucidité,
sérénité
et intelligence ? Les deux ont besoin du vide (mu) de
l’esprit (shin)
─ mushin ─, mais mushin-no-shin (la pensée sans pensée)
─ la traduction n’est guère éclairante tant qu’on n’y a pas goûté
─ sera plus fécond.
Évidemment, ce vide concerne en priorité les pensées
liées aux affects, mais le savoir technique ou pratique subit souvent
une
connotation psychologique dont la provenance et la pertinence ne sont
jamais
totalement assurées ; dans ce cas, il faut également s’affranchir
de
son emprise. Des notions comme « 1+1=2 » sont rarement
problématiques,
mais les connaissances ─ ou méconnaissances ─ sur la production
d’énergie, l’éducation, la médecine, l’économie, la politique… sur tous
les sujets
polémiques, sont fréquemment habillées de préjugés qui influencent,
brouillent ou déforment la perception que nous en avons. De façon plus
subtile, des attitudes ou des gestes anodins s’avèrent suggestifs, des
mots
sont chargés de sous-entendus, des nombres sont affublés d’une
propriété,
l’axiologie dont la pertinence est largement discutable attribue des
valeurs
à tout : beau, laid ; bien, mal ; majesté,
petitesse ;
courage, couardise… Tout cela impacte notre vision du monde et des
événements.
Pour être efficaces, nos décisions doivent s’appuyer sur ce qui
est ;
ce que nous pensons ou croyons, ce qui nous est dicté par l’habitude,
les
conventions, un gourou ou notre subconscient doit être rejeté si nous
souhaitons coller à la réalité. C’est vrai pour surmonter une
agression ;
c’est vrai pour mener sereinement toute son existence.
Libérer
l’esprit de ses freins et entraves, édifier une philosophie de vie
humaniste
dans laquelle la philosophie martiale s’inscrit sans heurt et acquérir
une maîtrise
technique apte à surmonter les pires épreuves ; voilà le cursus
dans
lequel le budoka s’engage. Certes, le débutant se focalise sur
la
gestuelle, c’est normal, mais il doit très vite se préoccuper de son
ascension spirituelle s’il veut dépasser le stade de la pratique
gymnique
dans un laps de temps raisonnable. La tâche est d’une ampleur
considérable,
mais ô combien enthousiasmante.
Le jeu de la feinte
Si une
agression qui dépasse les capacités techniques de la victime peut se
dénouer
favorablement, ce sera grâce aux facultés d’un esprit totalement
désinhibé,
sage, serein, lucide et vif. Inutile donc de détailler les possibilités
qui
s’offrent à un individu ainsi doté puisqu’il agira en parfaite
adéquation
avec les particularités de l’événement. Celles-ci revêtant un caractère
infini, les options sont infinies. Cependant, cette intelligence
renouvelée,
capable de gérer calmement les incidents les plus improbables, sera
utile pour
examiner et améliorer la pertinence du contenu de son entraînement. En
effet,
disposer d’un esprit hautement performant ne dispense pas de toujours
peaufiner la maîtrise de la technique, ces deux pôles étant
parfaitement
complémentaires. Cependant, le principal atout de leur conjonction
réside dans
leur synergie : la technique martiale est largement plus efficace
quand
elle est soutenue par de hautes qualités spirituelles et ces dernières
sont
stimulées, portées par la pratique martiale à un sommet bien plus élevé
qu’avec une pratique conventionnelle de méditation.
L’objectif de
cette analyse n’est pas de remettre en question la teneur d’un art
martial
élaboré et perfectionné durant de très nombreux siècles dans
d’innombrables combats réels par des samurai ou bushi
renommés,
mais de prendre conscience du bien-fondé de certains éléments
théoriques,
pratiques, psychologiques ou philosophiques délaissés par les karatékas
sportifs, de les inscrire dans notre panoplie technique et d’en tirer
des
applications novatrices.
Nous n’allons
pas procéder à une revue de détail, mais prendre un exemple, la feinte,
boudée
par les sportifs aujourd’hui, pour illustrer l’intérêt de ce travail.
Une
feinte est une attitude, une parole, un geste, une action ou un
assemblage de
ceux-ci, qui crée une réaction de l’adversaire, attendue et facilement
exploitable. Dans le cadre martial, elle est sans limites techniques ou
morales ;
seul le manque d’imagination ─ l’entraînement doit la stimuler
─ peut en restreindre le champ. Il s’en trouve dans nos kata
─ quelque perspicacité aidera à les débusquer ─ et il eût été
étonnant que leur pertinence ne se révélât point. Les utiliser à bon
escient ou les déjouer nécessite de les étudier.
Si, dans un
combat d’entraînement, nous tentons de feinter un champion à l’aide
d’une combinaison technique, il va nous contrer bien avant la fin de
notre
enchaînement. Toutefois, on est rarement agressé par un as du karaté ou
de la
boxe thaï. Le voleur, le violeur, le gangster, le terroriste, le
forcené ou
l’individu irascible, quand bien même seraient-ils des stars du combat,
n’ont pas la conscience tranquille, font preuve d’une fébrilité
certaine,
leur transgression violente des règles sociales n’étant pas compatible
avec
la sérénité de l’esprit. Leur vulnérabilité lorsqu’ils sont exposés à
une situation déstabilisante est donc extrême. Des astuces grossières
se révéleront
parfois bigrement efficaces. Certains objecteront que le terroriste
islamiste
n’a pas peur de mourir ─ la promesse de 72 vierges aurait apparemment
ce
pouvoir ─, ce qui le rendrait insensible. C’est oublier un point
essentiel : il a une mission, fruit d’un strict endoctrinement,
et il
craint d’échouer. Voilà son talon d’Achille. D’ailleurs, tous les
individus violents ont un talon d’Achille qu’il suffit de découvrir
pour
les dominer. La feinte doit exploiter cette faiblesse. Une longue
pratique du mokuso
conférera la lucidité et la perspicacité nécessaires.
Néanmoins,
pour bien feinter, il faut être joueur. La difficulté cruciale est de
rester
joueur quand sa vie est en jeu.
Beaucoup de
gens n’acceptent pas l’idée de leur mort. En conséquence, sous
l’emprise
de l’émotion induite par une adversité violente qui leur fait miroiter
les
affres de la mort, ces individus s’accrochent à toutes les fadaises
rassurantes qui leur ont été inculquées plus ou moins subrepticement
par les
marchands de pseudo-bonheur : psychologues de comptoir, religions,
sectes
ou autres officines qui promettent presque toutes quelques délices
post-mortem.
Occupés à retrouver en eux le chemin de leur salut, ils occultent la
réalité
ou, au mieux, en perçoivent une image tronquée ou déformée ; leur
chance de traiter correctement l’événement est extrêmement compromise.
À l’opposé, un esprit totalement lucide, non encombré par des utopies
insanes,
en prise directe avec la vérité de l’instant, percevra rapidement les
éventuels
atouts qu’il a dans son jeu même si le risque vital est imminent. Et sa
juste
perception des intentions, actions et réactions des adversaires lui
permettra
d’adapter précisément la feinte salvatrice qui devra s’infiltrer
judicieusement dans les carences des assaillants. S’engager sur le
chemin qui
mène à ces dispositions spirituelles s’avère donc impératif pour le budoka.
Pour la grande majorité de nos semblables empêtrés dans leurs
illusions, les difficultés de
l’existence sont créatrices d’angoisse ; pour celui qui a libéré
son
esprit de toutes ses entraves, la vie est un jeu dans lequel chaque
aléa est
une simple question qui doit trouver sa réponse. Dans la même
situation,
l’un, l'individu lambda, va subir ou se lancer dans une action hasardeuse ; l’autre,
le budoka
aguerri, va déterminer et mobiliser les moyens techniques, tactiques et
spirituels nécessaires pour surmonter l’épreuve. D’ailleurs, ce dernier
rencontre beaucoup moins de difficultés, car sa lucidité lui permet de
les
minimiser, de les prévoir et de les éviter. À chacun de choisir sa
voie.
La peur de la
mort, la mère de toutes les peurs, et les stratagèmes pour en occulter
la réalité
sont sans doute les obstacles les plus dangereux face au risque
potentiellement
létal, car ils paralysent tant les fonctions spirituelles que les
capacités
techniques, cruciales en ces instants. Le budoka débutant
serait donc
bien inspiré en orientant de temps en temps son mokuso dans
cette
direction. Deux formulations d’un même précepte peuvent alimenter sa
méditation
qui devra s’abstenir de tout a priori religieux ou métaphysique :
- « Pour vivre
pleinement, il faut savoir mourir. »
- « Ne crains pas de
mourir, crains de vivre mal ! »
Ce mokuso
s’accommodera bien d’une forme statique. Et rappelons qu’il ne s’agit
pas de disserter sur la mort mais d’ouvrir l’œil intérieur, d’observer
l’état de notre esprit en rapport avec ce thème. Néanmoins, cette
méditation
peut devenir dynamique ; il suffit d’imaginer être en danger de
mort
durant l’entraînement.
Si le mokuso
doit en général être mushotoku, donc sans objet autre
qu’observer
les profondeurs de son esprit, éradiquer la peur de mourir est un
objectif
essentiel pour maîtriser l’art martial car lorsque l’angoisse survient,
ni
la technique ni l’esprit ne peuvent fournir de réponse salvatrice. Il
ne faut
donc pas hésiter à creuser la tombe de cette peur. Ce n’est toutefois
pas
l’objectif de s’en débarrasser qu’il faut poursuivre, mais simplement
de
voir sa provenance dans les limbes de l’esprit. Jamais la volonté ne
change
la structure de l’esprit ; seule la lumière projetée sur ce qu’on
s’appliquait à maintenir dans l’ombre peut produire une mutation. Cette
méditation
ciblée et le mokuso mushotoku devraient peu à peu trouver un
point de convergence.
Les samurai
ont été conquis par la méditation zen, car elle leur permettait, entre
autres
bénéfices, d’évacuer la crainte de la mort, améliorant ainsi fortement
leur aisance au combat, donc leur probabilité de survie. Voilà le
modèle à
suivre. Toutefois, si nous utilisons la terminologie du zen, les arts
martiaux
japonais étant historiquement liés au zen, le budoka
contemporain peut
fort bien pratiquer son mokuso sans se référer au zen.
D’ailleurs, le mokuso permanent et dynamique préconisé ici ne
saurait se comparer au zazen (s’asseoir pour méditer) en
position du lotus assis
sur un zafu
(coussin) commun aux différentes écoles zen.
L’exemple de
la feinte, s’il a été soigneusement exploré, a inévitablement mis en
lumière
quelques enseignements qui peuvent se transposer à d’autres procédés
permettant d’éviter, d’interrompre ou de dominer une attaque violente.
En
effet, des notions, des concepts ou des principes communs à certaines
phases de
la gestion de conflit ou à des techniques et stratégies a priori
différentes,
peuvent et doivent être mis en évidence. Relier les diverses
connaissances,
repérer les analogies, identifier les récurrences qui soulignent les
fondamentaux à assimiler est de la plus haute importance pour bien
comprendre
ce que nous percevons, ressentons ou apprenons. Aucun savoir ne doit
rester
orphelin, car l’intelligence se nourrit de ces interrelations
cognitives.
Ainsi, une avancée sur un sujet particulier ouvrira souvent de
nouvelles
perspectives dans de multiples autres domaines.
A-t-on découvert que
l’ampleur de la feinte doit correspondre aux capacités perceptives de
l’adversaire ? L’instructeur en déduira que sa pédagogie doit
s’adapter au niveau technique et spirituel de l’élève. A-t-on compris
que
pour surprendre, la variation de vitesse est plus importante que la
vitesse
elle-même ? Le budoka en inférera la pertinence, lors
d’une
agression, de faire accroire à un choix stratégique pour en adopter
brusquement un autre. Toutefois, les connexions peuvent s’élargir à des
domaines sans lien apparent. Certaines personnes émettent des kiai
(extériorisation
sonore du ki) de faible intensité ; pourquoi ne pas se
tourner vers
les techniques de chant qui permettent de faire porter la voix sans
effort ?
A-t-on quelques connaissances en physique élémentaire ? On pourra
découvrir,
grâce à la loi de composition des forces, qu’un tsuki qui
touche sa
cible précocement, donc bras fléchi, perd de son efficacité
et plus encore si le coude s’écarte
latéralement, l'angle formé par le bras et l'avant-bras ne permettant
pas la poussée intégrale du hara. Les
connaissances
ne doivent pas prendre l’aspect d’une mosaïque, mais s’organiser en
réseau.
Cependant, pour
maîtriser un aspect, une notion, une subtilité ou un des secrets du budo,
il faut déjà avoir pris conscience de son existence, puis de son
importance, découvertes
qui demandent une longue pratique et se concrétisent au compte-gouttes.
La substantifique moelle du karate-do se trouve dans les kata.
Les
purs sportifs s’imaginent maîtriser un kata quand la technique
est
parfaite. À ce stade, ils ne voient plus l’intérêt de le travailler et
passent à un autre opus. C’est dommage, car le kata doit se
concevoir
comme une méditation dynamique. Certes, au début, avec une gestuelle
imparfaitement maîtrisée, le budoka tend à se focaliser
sur les
entraves immédiatement perceptibles, mais, quand la technique s’exprime
naturellement, il peut enfin pénétrer les abysses de son esprit et de
celui du
concepteur du kata. Les secrets du budo commencent
alors à se dévoiler.
Le kihon (répétition des techniques fondamentales) peut
d’ailleurs se
concevoir de la même manière ; une technique isolée comporte
intrinsèquement
de nombreux enseignements à découvrir qui ne se dévoileront qu’après
avoir
maîtrisé et rendue instinctive la gestuelle.
Quand un de ces
éléments a été mis en lumière, il est indispensable d’en acquérir les
principes, pas juste intellectuellement mais dans le hara
(ventre ;
source principale du ki dans les philosophies orientales), et
d’en
travailler les différentes formes. Cependant, celui-ci ne sera jamais
pleinement efficace sans le soutien d’un esprit disponible, performant,
donc
exempt de pensées parasites et importunes, mushin pour le
moins, qui en
évaluera finement l’opportunité et l’adaptation. Alors seulement, ce
secret du kata pourra devenir un outil dont la mise en œuvre
conférera
une réelle supériorité au budoka confronté à une situation qui
aurait paru désespérée auparavant.
La technique,
qu’elle soit basique ou atteigne les sphères de l’ultra sophistication,
ne
saurait s’exprimer pleinement sans le génie d’un esprit totalement
libéré
de ses démons, de tout ce qui assombrit la luminosité des évidences et
de la
réalité. D’ailleurs, une telle qualité spirituelle totalement exempte
de
perturbateurs, intelligence est la dénomination qui lui convient, peut
être créatrice
de techniques innovantes. Ce n’est pas la connaissance qui confère
l’intelligence, mais l’intelligence qui induit l’acquisition de
nouvelles
connaissances ou de nouvelles interprétations de connaissances
anciennes.
Albert Einstein
a eu en 1905 l’intuition du concept de relativité restreinte (limitée
aux référentiels
inertiels) et de l’invariance de la vitesse de la lumière dans le vide
dont découle
la fameuse formule E=mc2. Mais ses compétences mathématiques
limitées
─ en toute relativité ─ ne lui auraient pas permis de formaliser
sa théorie sans y intégrer
les travaux du physicien Hendrik Lorentz corrigés par Henri Poincaré,
connus
sous le nom de transformations de Lorentz, dont la signification
n’était pas
claire aux yeux de leur auteur empêtré dans les idées préconçues
d’éther
et de référentiel absolu. C’est Einstein qui a compris comment les
équations
de Lorentz et Poincaré conféraient l’indispensable caution mathématique
à
sa théorie.
L’intelligence
prime sur la connaissance. Mais ne nous méprenons pas, les deux doivent
coexister ; sans un minimum de culture générale bien ordonnée,
l’intelligence ne dispose pas des outils qui lui permettent de
s’exprimer.
Il en va ainsi du budoka qui a besoin de se constituer un
bagage
technique, d’assimiler des concepts, d’apprendre des tactiques et
stratégies,
connaissances qui déboucheront sur une grande efficacité, voire
créativité,
en particulier dans l’adversité violente et extrême, mais seulement
s’il
se dote de qualités spirituelles supérieures. Or cela n’est pas
fondamentalement difficile.
Briser les chaînes
S’il est
utile de brider électroniquement la puissance de certaines motos ou
autos qui
seraient quasiment indomptables sans ce dispositif, rien ne justifie de
brider
les performances du cerveau humain. C’est pourtant cette triste réalité
qui
affecte à différents degrés la presque totalité de la population
terrestre.
En effet, nos limitations spirituelles ne proviennent généralement pas
d’un
manque d’intelligence, mais de l’indescriptible fatras d’éléments
inutiles ou nuisibles que nous stockons plus ou moins consciemment dans
notre
esprit et sur lesquels nous butons régulièrement. Ainsi, Einstein,
grand savant s’il en est, a réfuté la théorie quantique, car elle ne
s’inscrivait pas dans sa relativité générale qu’il croyait universelle.
Même les grands esprits peuvent se fourvoyer.
Pour débrider un véhicule, il suffit de supprimer ou de modifier un
programme. C’est à peu
près la même démarche qui libérera un esprit de ses entraves.
Que, lors de
nos études, nous ayons été un surdoué ou un cancre importe peu ;
pour
avancer sur la voie de la sagesse, de la lucidité, de la sérénité et de
l’intelligence, nous n’avons rien de nouveau à apprendre, juste à nous
débarrasser
des éléments superflus, encombrants ou nocifs qui pullulent dans notre
esprit.
Faut-il citer Montaigne ? « Une tête bien faite vaut mieux
qu’une
tête bien pleine. » Notre handicap est-il dû à un trop-plein de
connaissances sans queue ni tête ? à nos croyances ? à nos
émotions ?
à nos conditionnements ? au despotisme de notre ego ? ou à un
autre
poison de l’esprit ? Certainement un peu de tout cela ! Quoi
qu’il
en soit, la solution est toujours d’une facilité enfantine : il
faut repérer
les gêneurs et les expulser.
Rappelons que cette expulsion ne doit pas être un
acte volontaire ; tout se passe comme si regarder l’importun ─ qui
peut être un élément spécifique, comme une peur, un conditionnement ou
une
entité qui en stocke d’innombrables, comme l’ego ─ droit dans les
yeux suffisait à ce qu’il se fasse tout petit puis disparaisse. Voilà
résumé
l’objectif du mokuso.
Toutefois, il y
a un problème : ces gêneurs ou les structures qui les abritent ne
sont
pas dans notre esprit, ils sont notre esprit, c’est-à-dire l’essence
même
de ce que nous sommes. Difficile de se voir soi-même comme l’intrus à
chasser. Cela explique les abandons fréquents au moment où les vérités
gênantes
apparaissent ─ explication partielle néanmoins, car la plupart des
interruptions sont dues à des expériences de méditation mal conduites
qui
n’aboutissent à rien. Cependant, nous sommes des budoka ;
cette
difficulté ne saurait nous freiner puisque notre quête vise à surmonter
les
plus grands défis. Certes, le mokuso, dont les différentes
modalités
exposées ci-dessus constituent un véritable parcours initiatique, est
un
cheminement souvent douloureux vers l’acceptation de sa vérité
intérieure…
mais c’est le seul moyen d’accéder à la lucidité, à la sérénité, à
l’intelligence et à la projection d’un ki puissant dont nous, budoka,
avons le plus grand besoin pour parvenir à la maîtrise martiale. Et
personne
ne sillonnera cette voie à notre place.
Mokuso !
Sakura sensei
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