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LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI mars 2018

 

 

MOKUSO

 


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Les maîtres d’arts martiaux ont de tout temps souligné l’importance des diverses facultés de l’esprit pour accéder au summum de l’art. Certes, les capacités physiques doivent être affûtées, la technique maîtrisée, mais si l’esprit n’est pas à la hauteur, tout l’édifice martial s’effondre. « Le sabre de vie » de Yagyu Munenori (1571-1646), maître de sabre du shogun, « Le livre des cinq éléments » écrit par Miyamoto Musashi (1584-1645), un des plus célèbres samurai, et « Le Hagakure », guide pratique et spirituel destiné aux samurai compilé par Jocho Yamamoto (1659-1719), démontrent sans ambiguïté la suprématie de l’esprit, qu’il faut donc tonifier plus que les muscles, même quand la maîtrise technique est à son zénith. Cependant, cette littérature martiale, riche d’exploits guerriers et d’analyses techniques, se montre avare d’explications claires et utiles à l’élévation spirituelle, les indications fournies étant plus ou moins cryptées afin que seuls les initiés comprennent.

Aucun pays ne révèle ses secrets militaires. À l’époque de ces illustres samurai, l’art de combattre à l’arme blanche, pratiqué sous différentes formes dans le monde entier, n’avait plus grand-chose à cacher ; le secret à préserver se trouvait dans l’esprit de ces valeureux guerriers. On comprend donc la réticence de ces maîtres à divulguer ce qui faisait leur suprématie. Aujourd’hui, les techniques guerrières du Japon féodal (1198-1868) se sont métamorphosées en activités culturelles, sportives, ludiques, éducatives… En conséquence, les publications sur l’élévation spirituelle du pratiquant contemporain d'un authentique art martial, espèce menacée d’extinction, sont rarissimes car plus grand monde ne s’en préoccupe, la grande affaire de notre époque étant la performance du sportif de haut niveau. Nous allons tenter de remédier à cette lacune, mais avec précaution car, dès que nous pénétrons des sujets d’essence psychique, psychologique, mentale, cérébrale, spirituelle… nous nous heurtons à des ambiguïtés, portes ouvertes à l’incompréhension et à d’insidieuses manipulations. De fait, les définitions usuelles des mots qui gravitent autour de la notion d’esprit sont souvent polysémiques et circulaires, l’une renvoyant à l’autre et vice-versa. Afin d’éviter toute méprise, voici celles que nous attribuons à ces termes dans ce texte :

  • Esprit : ensemble des facultés et phénomènes mentaux conscients ou inconscients. C’est une des fonctions du cerveau, qui a également un rôle de régulation hormonale et neurovégétative. Nous excluons formellement les acceptions religieuses (âme…), ésotériques (fantôme…), occultes (médiumnité…) ou mystiques (télépathie…). Compte tenu de ces préalables, psychisme est un quasi-synonyme.
  • Spirituel : qui se rapporte au domaine de l’esprit défini ci-dessus.
  • Mental : qui se passe dans le cerveau. Exemple : calcul mental.
  • Cérébral : relatif au cerveau ; qui lui appartient ou lui est propre. Exemple : cellules cérébrales.
  • Conscience : connaissance intuitive ou réflexive, plus ou moins réaliste, qu'un être a du monde, des événements, de lui-même, de ses états psychologiques, de ses actes et de leur valeur morale.
  • Psychologie : deux acceptions courantes :
    1- Science qui étudie les faits psychiques.
    2- Connaissance empirique ou intuitive des comportements, des pensées et des sentiments humains.

Commençons par établir un état des lieux avant d’examiner les possibilités d’améliorer les qualités spirituelles.

 

Muscler l’esprit

« Je n’y peux rien, je suis comme ça ! » Cette assertion sert couramment de justification au maintien d’une conduite récurrente pas toujours appropriée. Ce fatalisme, qui attribue au psychisme une intangibilité absolue, est un lourd fardeau que peu de gens s’imaginent pouvoir déposer un jour. Ce nonobstant, qui ne s’enthousiasmerait à l’idée de ne plus être guidé ou entravé par ses défauts, ses habitudes, ses impulsions, ses croyances, ses conditionnements, ses émotions ou un prétendu atavisme ? Sans doute la majorité d’entre nous, mais en dépit de quelques velléités de changement, le plus grand nombre se résigne à n’être que ce qu’il est. Pourtant, nous pouvons tous nous transfigurer et obtenir « L’esprit indomptable » évoqué dans les « écrits d’un maître de zen à un maître de sabre » par Takuan Soho (1573-1645). N’avons-nous pas déjà changé une habitude ou une attitude ? Certains évènements n’ont-ils pas eu de vraies répercussions sur nos comportements ? Un apprentissage ne nous a-t-il pas déjà permis de voir certaines choses différemment ? Notre psychisme est-il le même à dix, trente, cinquante ou soixante-dix ans ? Pourquoi ne pourrions-nous pas mieux diriger nos évolutions spirituelles ?

Modifier la structure fonctionnelle de l’esprit, développer ses aptitudes, le débarrasser des obstacles à la sérénité et à la lucidité, tout cela est possible et fournit de substantiels bénéfices. Nulle utopie dans cette démarche largement adoptée par les samurai japonais adeptes du zen depuis le 13e siècle avec des résultats probants. L’élévation spirituelle est à la portée de tous, mais il faut le vouloir, faire preuve de discernement dans le choix de la méthode, car le zen n’est pas la seule voie possible, et s’atteler à la tâche avec constance.
Quelques détours explicatifs faciliteront l’accès aux moyens de stimuler et de grandir l’esprit, cette ascension spirituelle étant profitable pour tout un chacun mais absolument essentielle pour progresser sur la voie de l’excellence martiale.

Dans de nombreux sports, les caractéristiques physiques naturelles des athlètes conditionnent les performances. Le basket exige un minimum de taille ; le rugby impose une masse musculaire notable ; la gymnastique et la danse féminines requièrent une grande souplesse… Sans ces dispositions corporelles et en dépit de quelques rares exceptions, il n’est guère d’espoirs de parvenir à un haut niveau. Évidemment, la maîtrise technique est indispensable, mais celle-ci peut s’acquérir alors que la stature ou l’hyperlaxité sont surtout génétiques.
Les sports de combat ne font pas exception puisque les forts et grands gabarits ont presque toujours dominé, ce qui a conduit à instaurer des catégories de poids pour redonner des chances aux individus légers dans les compétitions. Ce handicap morphologique étant éliminé, l’entraînement du combattant sportif se résume à l’acquisition d’une technique performante et au développement des qualités physiques déterminantes dans sa discipline : souplesse dans les sports pieds-poings, force et surtout vitesse pour tous. Ainsi, en compétition de karaté, dans ce qui est devenu un simple concours de rapidité d’exécution, les feintes sont souvent considérées comme des pertes de temps. L’enchaînement courant d’un mae-geri shudan (coup de pied de face au corps) finalisé en mawashi-geri jodan (coup de pied circulaire à la tête) est plus lent que l’attaque mawashi-geri jodan directe et offre plus de temps à l’adversaire pour contrer en tsuki (coup de poing). Au final, ces sportifs se soucient peu des feintes techniques ; bien répertoriées et connues de tous, elles ne trompent plus les meilleurs combattants.
Évidemment, pugnacité, concentration et détermination, bien entretenues par un coach grâce à diverses méthodes ─ relaxation, sophrologie, hypnose, imaging, training autogène et des procédés moins racontables ─, animent tout prétendant à la réussite sportive. Cependant, on ne touche là qu’à une infime partie des facultés de l’esprit et sans doute pas de la meilleure manière car, si cette agressive et inébranlable volonté du gagneur constitue l’ultime ingrédient de la possibilité de victoire, elle appartient indiscutablement au domaine du conditionnement et rétrécit le champ de la conscience. Ce n’est certainement pas ainsi que les vénérables maîtres concevaient la grandeur d’esprit.
En compétition sportive, les techniques dangereuses sont interdites, celles autorisées sont contrôlées ou amorties par des protections, de nombreuses règles doivent être respectées et le combat est étroitement surveillé par un arbitre. Le combattant a donc une prestation sans risque et parfaitement définie à accomplir, aussi peut-il se concentrer sur son shiai (assaut arbitré) et occulter tout le reste. Dans la vie quotidienne, quand un événement grave, imprévu et soudain survient, rien ne garantit qu’on a perçu d’emblée sa réelle nature, son importance, toutes ses composantes et ses implications ; aucune solution, si tant est qu’il en existe une, n’est évidente ni ne garantit de régler l’ensemble du problème. L’art martial s’inscrit dans ce paradigme. On comprend donc que, lors d’une agression, un esprit totalement ouvert s’impose afin d’appréhender l’ensemble de la situation et de ne pas être surpris par une difficulté supplémentaire. On pense, bien sûr, à des obstacles sur lesquels on pourrait trébucher, à l’attaque sournoise d’un ou de plusieurs acolytes ou à la brusque apparition d’une arme.

Les réponses standardisées apprises au dojo auront sans doute leur utilité, mais, si l’événement revêt des caractéristiques extrêmes, elles atteindront vite leur limite et devront être relayées par des capacités mentales suffisantes pour assurer une fin sereine à la confrontation. Ainsi, la victime d’une agression violente ayant conscience des conséquences éventuelles de ses actes préférera trouver l’issue la moins dommageable possible : idéalement, éviter le combat, sinon écourter au maximum l’engagement physique. Dans ce but, ruses, supercheries et autres astuces psychologiques offriront la possibilité d’exploiter de multiples échappatoires et équilibreront les chances de surmonter l’agression si la difficulté dépasse les compétences techniques. À tout point de vue, vouloir aller au bout des hostilités en éliminant physiquement tous les adversaires pour prouver sa supériorité est fortement déconseillé, surtout si une autre solution était concevable : risque de blessure, éventuellement mortelle ─ un combat qui s’éternise augmente cette éventualité ─, et probable responsabilité pénale à assumer.
Évidemment, si les agresseurs sont déterminés à nous ôter la vie ou s’il s’agit d’un acte terroriste destiné à tuer un maximum de monde, il faut lutter sans retenue avec tous les moyens disponibles jusqu’à la victoire, mais il s’agit d’un ultime recours correspondant à une situation rarissime. Néanmoins, un véritable art martial, pour mériter son appellation, doit explorer les pires situations envisageables et, dans la mesure du réalisable, se doter des moyens de les surmonter. Ainsi, les différends courants, même violents, sembleront des broutilles faciles à traiter car, comme l’exprimait déjà Aristote au 4e siècle avant notre ère, « qui peut le plus peut le moins ».
L’éventail des formes d’agression, de leurs causes et conséquences possibles est donc quasiment infini. C’est pourquoi une technique martiale n’est jamais totalement finalisée et ne peut conférer une totale invincibilité, mais de réelles qualités spirituelles peuvent compenser ou suppléer un déficit technique et elles sont essentielles pour rester maître de soi ; vaincre la barbarie, implique de ne pas sombrer dans la barbarie. Il est très facile, en effet, même quand une solution pacifique est évidente, de se laisser embarquer dans le train de la violence. Une conscience éclairée est salutaire.

 

Art martial et sport de combat : le grand écart

Les arts martiaux (budo en japonais) revêtent donc des caractéristiques très particulières. Ils ne sauraient se confondre avec un de leurs multiples dérivés : sport de combat, self-défense et autres activités gymniques, ludiques, thérapeutiques, ésotériques… qui affichent de façon ostentatoire leur ascendance martiale. Le budo couvre des aspects qu’aucun de ces lointains cousins n’effleure. Son objectif, la maîtrise de tous les moyens techniques et spirituels qui permettent d’éviter ou de résoudre le plus sereinement possible n'importe quelle forme de conflit, peut se décomposer ainsi :

  • D’une part l’acquisition de capacités physiques et techniques aptes à surmonter toute forme de duel ou d’agression, y compris les plus complexes, extrêmes ou improbables : adversaires multiples, armés, sans foi ni loi… Un programme qui présente de notables différences et antinomies avec les sports de combat et largement plus vaste qu’une quelconque self-défense.
  • D’autre part un profond travail d’élévation de l’esprit, sans commune mesure avec la préparation mentale de l’athlète de haut niveau. Ce second volet se conceptualise moins aisément, car il recouvre de nombreux aspects : réflexion philosophique, assimilation d’une éthique, union du corps et de l’esprit, extension du ki (énergie interne, vitale, mentale…), maîtrise de soi, mise à distance des travers de l’ego, contrôle des émotions, élargissement des perceptions, enrichissement des capacités intellectuelles, développement de la finesse d’observation, accroissement de l’intuition, stimulation de l’empathie pour mieux comprendre autrui, éradication des conditionnements, compréhension et adoption du « vivre ici et maintenant », découverte d’états de conscience particuliers…

Ce découpage est une simplification pédagogique, ces deux items et leurs diverses composantes étant strictement indissociables pour parvenir à la maîtrise martiale. Cependant, comme toutes les quêtes de transcendance humaine, c’est un voyage sans fin, la perfection n’étant jamais atteinte, mais les outils qui permettent de tendre vers cet apogée sont inhérents à l’art martial.

Oublions les hurluberlus qui diffusent un pseudo-art martial alors que la prétendue filiation entre leur pratique et le budo ressortit à l’escroquerie. Les sports de combat peuvent au moins revendiquer un lien avec les arts martiaux ; ils utilisent une partie de leurs techniques expurgée de tous ses aspects dangereux ─ donc efficaces ─ et aménagée pour la rendre plus spectaculaire. Leur ressemblance s’arrête là. Cependant, de nombreuses personnes, par incompréhension, incompétence ou roublardise, utilisent « art martial » et « sport de combat » comme des expressions synonymes en dépit de différences conceptuelles gigantesques. Dans l’art martial, pas de compétition, pas de catégories de poids, pas de règles… Quand la violence est sans frein, qu’elle rejette toute référence à la morale, un seul impératif subsiste : ne pas perdre la vie. Cela ne justifie pas de se transformer en bourreau, même si les solutions extrêmes ne sauraient être totalement exclues ; l’humanisme doit orienter la philosophie du budoka (adepte d’un art martial) et la justice conduire son action. Ce sont ces prémices qui guident l’artiste martial dans sa progression technique et spirituelle.
Puisque les agresseurs ne respectent rien, il apparaît nécessaire d’introduire dans l’entraînement martial une incitation à la recherche intelligente de tous les procédés, quelle qu’en soit la nature, susceptibles d’aider la victime d’une agression violente à se tirer d’affaire quand une infériorité technique, physique ou numérique est manifeste.
Pensons d’abord aux dispositions préventives et aux méthodes d’évitement ─ un peu de logique n’est pas négligeable pour ne pas se jeter dans la gueule du loup et rappelons que les drogues ou l’alcool ne sont pas les meilleurs amis du raisonnement logique.
Ensuite, écouter les griefs éventuels de la partie adverse ─ de nombreuses empoignades débutent avec des mots ─, formuler des paroles apaisantes, développer une argumentation convaincante ou projeter un ki implacable a quelque chance de calmer les énervés.
Enfin, quand les hostilités sont engagées, de multiples tactiques et stratégies peuvent s’envisager : utilisation d’objets divers, feintes, ruses, détournement d’attention, provocation d’un excès de confiance, déstabilisation psychologique, organisation de la gêne mutuelle des agresseurs, placement judicieux pour éviter l’encerclement, obtention d’une aide extérieure, fuite…
Voilà un panel de comportements et d’actions bienvenus dans ces instants cruciaux, mais qui seraient incongrus et sanctionnés par l’arbitre dans un sport de combat. Cependant, pour les imaginer et les mettre en application adroitement, d’importantes qualités spirituelles sont indispensables. Le professeur peut ouvrir quelques pistes, mais l’essentiel du travail est à fournir par chaque budoka, car il s’agit surtout d’acquérir des dispositions psychiques spécifiques à la personnalité de chacun qui ne naîtront pas miraculeusement le jour J.
En effet, dans l’adversité violente, l’esprit est facilement perturbé. La maîtrise technique recule le point d’apparition de ce trouble, mais quand les capacités techniques et physiques sont dépassées, la panique est quasiment assurée, ce qui augure d’une fin fâcheuse. Seul un esprit libéré de l’emprise de ses affects (émotions, sentiments, sensations, humeurs…) et de ses multiples influences permet de rester calme, clairvoyant et de trouver une solution adéquate. Un tel esprit n’est pas un don réservé à une élite ; tout un chacun peut l’obtenir, à condition de procéder correctement, avec régularité et persévérance.
Trois piliers confèrent de la hauteur à l’esprit.

  • La lucidité : faculté de voir et de comprendre les choses avec clarté et justesse. État de celui qui ne vit plus dans l’illusion, qui est débarrassé de ses conditionnements.
  • La sérénité : état d’une personne qui, par sa sagesse et son expérience, reste insensible aux émotions, aux préoccupations triviales de l’existence.
  • L’intelligence : capacité à utiliser judicieusement toutes ses ressources pour comprendre, apprendre, s’adapter ou créer ; à ne pas confondre avec la connaissance.

Les hommes ont inventé d’innombrables formules pour grandir l’esprit ; la plupart sont parcellaires et s’intègrent mal au monde réel, surtout quand il devient hostile. À quoi pourraient bien servir des qualités spirituelles qui se tétanisent devant la grande difficulté puisque c’est en ces instants que leur besoin devient prégnant ? Il semble donc pertinent pour élever l’esprit de trouver une méthode qui développe ces trois qualités conjointement en se nourrissant de la réalité la plus stressante.

Un véritable art martial, efficace, complet et sans concession, qui vise la maîtrise absolue des situations de conflit les plus ardues, constitue une voie privilégiée pour gravir les échelons de la sagesse. S’inspirer du Shorin-ryu enseigné à Okinawa par Sokon Matsumura dans la seconde moitié du 19e siècle à la plupart des grands noms du karate de l’époque ─ c’est le seul maître qui fit un jour l’unanimité ─ représente sans doute un des meilleurs choix, mais il est indispensable d’amplifier les avancées de l’entraînement dans le domaine spirituel par un labeur personnel ciblé et régulier. Assurément, lors d’une agression, la connaissance de techniques efficaces et de comportements adaptés est un indiscutable atout, mais il ne faudrait pas que l’émotion, une observation tronquée, une analyse superficielle, une décision erronée ou un ki affaibli rendent cet atout injouable. Le travail sur la psyché qui permet de s’affranchir de ces travers impose un fort investissement du budoka pour obtenir un résultat perceptible, toutefois, il incombe à l’enseignant d’amener les idées et incitations indispensables à sa motivation.
Les authentiques sensei (maîtres), à l’instar de Matsumura, maîtrisaient certes la technique, mais surtout ils s’étaient doté de qualités spirituelles hors du commun ; raison pour laquelle leur pratique et leur enseignement ont souvent été qualifiés de zen en mouvement.
Une lecture, ou relecture, du « Miyamoto Musashi » écrit par Kenji Tokitsu (budoka éclectique né en 1947), se révélera fort édifiante, car bien documentée. Ce samurai légendaire participa activement à deux guerres ─ « en courant devant » selon la coutume des guerriers valeureux ─, à de nombreuses batailles et vainquit plus de soixante combattants de renom en duel. Toujours serein et lucide, il n’hésitait pas à utiliser toutes les ruses imaginables pour déstabiliser ou défaire ses adversaires. À une époque où une victoire signifiait généralement la mort du perdant, il réussit plusieurs fois à vaincre sans effusion de sang et même sans combattre, l’adversaire étant paralysé par sa force mentale et son comportement surprenant. Exemple fascinant d’une supériorité technique largement induite par une domination de l’esprit. Sans doute l’enseignement zen qu’il reçut de Takuan Soho lui fut-il largement profitable.

Si l’agression violente nous surprend aujourd’hui, nous devrons le plus souvent faire face sans le secours d’une arme, mais les qualités spirituelles évoquées dans leurs écrits par Musashi, Soho ou Munenori au 17e siècle et Yamamoto au 18e seront certainement notre meilleur atout. Avec ou sans sabre, si l’esprit ne préside pas, l’issue d’un engagement physique violent risque d’être funeste.
Le combattant sportif, obnubilé par sa compétition, se concentre sur son objectif, rétrécit le champ de ses perceptions et s’enferme dans sa bulle. Le budoka s’entraîne pour pouvoir dominer les formes d’agression les plus violentes et surprenantes ; il cultive une attention totale, omnidirectionnelle et permanente, étend son univers sensoriel et s’enrichit d’une conscience plus vaste, plus réaliste, plus juste. Son esprit s’ouvre. Sportif et budoka empruntent des voies diamétralement opposées.
Qui, après cette revue de détail, pourrait encore soutenir l’équivalence des termes « sport de combat » et « art martial » ?

 

Un sommet, plusieurs voies, de multiples impasses

Une technique éprouvée et des aptitudes physiques notables constituent le socle de la pratique martiale, mais lorsque la difficulté devient insurmontable, seules les capacités d’un esprit totalement désinhibé offrent la possibilité d’une issue heureuse.
Pour bien comprendre l’essence de ces qualités spirituelles, examinons deux exemples.

  • Le 21 août 2015, dans le Thalys, des passagers, certains étant militaires et préparés à affronter ce type de situation, désarment et immobilisent un terroriste lourdement armé mais dont l’arme principale est défaillante. Ils seront encensés par les médias et recevront plusieurs décorations dont la légion d’honneur. Fort bien, mais la réponse apportée était purement technique, à la mesure de leurs capacités et de leur supériorité numérique.
  • Des entrefilets, qui ne dépassent guère l’audience de la presse locale, évoquent de temps en temps des cas de fuite ou de maîtrise de malfaiteurs provoquées par le comportement astucieux des victimes, parfois des personnes très âgées. Le plus souvent, ces gens étaient complètement dépassés techniquement et physiquement par les agresseurs, pourtant ils ont réussi à les mettre en déroute. Ils mériteraient largement leur légion d’honneur.

L’esprit est parfois ─ souvent… toujours ? ─ plus fort que les muscles ; le délaisser serait une magistrale erreur dont se garde un budoka authentique.

Entre les 19e et 20e siècles, au Japon, les jutsu (techniques) martiaux, avec sabre (ken), outils (kobu), bâton (bo) ou à main nue (kara-te), ont été rebaptisés do (voies) soulignant ainsi une volonté de glissement allant du besoin d’extermination de l’ennemi vers un projet d’accomplissement humain. Cependant cela n’était que poudre aux yeux car, nous l’avons souligné, la prééminence de l’esprit sur la technique était admise et cultivée de longue date. De plus, le code d’honneur des samurai (bushido) garantissait un comportement le plus souvent exemplaire de la part de tous les bushi (guerriers) et rares furent les maîtres de véritable art martial qui acceptèrent des individus peu recommandables comme élèves. Dernière remarque : cela n’aurait pas dû impliquer un abandon pur et simple de l’efficacité martiale, car de bujutsu à budo, l’idéogramme bu (guerre ou arrêter la guerre) n’a pas changé. Malheureusement, les versions gymniques ou sportives expurgées de toute réalité martiale diffusées au début du 20e siècle à des fins sanitaires et éducatives dans les écoles et les universités japonaises ont envahi ultérieurement la majorité des clubs. De fait, les dojo (lieu où on pratique la voie) de véritable art martial représentent une toute petite minorité aujourd’hui, notamment en France. Cette situation s’explique par la conjonction de plusieurs facteurs :

  • D’abord par la fascination des élites japonaises pour la culture occidentale durant l’ère Meiji (1868-1912) et au-delà. Les clubs de boxe et de gymnastique occidentaux servirent de modèle pour promouvoir une pratique sportive des arts martiaux traditionnels.
  • Ensuite, les forces d’occupation américaines au Japon ont progressivement accepté après 1945 la pratique des budo dans la mesure où leur caractère inoffensif était avéré. Les kata de karaté, le judo ou le sumo leur ont semblé plus proches de la danse ou du folklore que de l’art martial. Ceux qui se sont exportés, l’ont été dans les formes édulcorées présentées aux GI.
  • Enfin, l’organisation de compétitions, locales dans un premier temps puis dans tous les pays où ces budo sportifs avaient migré, paracheva cette mutation.
  • Ajoutons l’attrait du grand public et de multiples organismes pour le sport-santé et surtout pour le sport-spectacle, largement développé et entretenu par les médias modernes.
  • Et n’oublions pas l’intransigeance des organismes fédérateurs, tant au Japon qu’en France ou ailleurs, toujours prêts à frapper les égarés, ceux dont la pratique ne respecte pas les canons sportifs définis par la haute autorité. Que l’on songe, par exemple, à la menace fédérale « d’excommunication » qui plane actuellement sur les clubs de judo qui s’adonnent au MMA (mixed martial art), certes pas un vrai budo en dépit de sa dénomination, mais une transgression de la norme sportive officielle.

En conséquence de ces diverses pressions, les budo authentiques, ceux qui respectent l’étymologie ─ littéralement : voie (dans le sens d’un épanouissement des qualités humaines) de la technique guerrière ─ sont devenus une denrée rare. Pour autant, ils ne sont pas introuvables, mais difficiles à reconnaître, car la plupart des promoteurs de sports de combat utilisent sans vergogne en lieu et place de « sport de combat » les vocables « art martial » ou « budo ». Ainsi, le judo, dont la consonance du nom permet de revendiquer abusivement l’appartenance à la famille des budo, est la forme sportive, compétitive, édulcorée du jujutsu (ju = souple), ensemble hétéroclite de méthodes de défense à main nue pratiquées par les samurai japonais en cas de perte ou de bris du sabre. Cet art souple, par opposition à l’aspect dur de l’utilisation du sabre (kenjutsu), qui fut martial, est devenu dans la plupart des dojo purement sportif, simple prolongement du judo, la différence reposant sur la présence d’atemi (coups de pieds et de poings), victime, comme beaucoup d’autres, des règles de compétition et d’examens de grade qui dictent la norme des entraînements. Les appellations jutsu ou do ne renseignent donc pas sur la réalité de ce qui est enseigné.
Quant au karaté, même si on rencontre de temps en temps la dénomination karaté-do, rien n’indique a priori si l’orientation que lui donne l’enseignant est éducative, ludique, gymnique, sportive, compétitive ou martiale. Il est pourtant crucial pour celui qui veut s’engager dans une authentique voie budo de discriminer le vrai du faux.

Pour y voir clair, distinguer une école martiale d’un club sportif, quelques indices sont aisément repérables à condition d’y consacrer du temps car un seul cours n’est pas souvent représentatif de l’ensemble de l’enseignement.
À ce jour, il n’existe en France aucune activité répertoriée officiellement qui puisse prétendre au titre d’art martial ; ce qui est diffusé un peu partout est éducatif, ludique, gymnique ou sportif. Quant aux méthodes dites de « self-défense », destinées à être assimilées rapidement, elles sont techniquement pauvres et si elles sont conçues comme des extrapolations d’un sport de combat, elles en véhiculent les manques et incohérences techniques, tactiques et stratégiques.
Dans tous les cas, sport ou self-défense, l’enseignement est spirituellement indigent. Seuls des sensei plus ou moins isolés diffusent un véritable art martial qui peut être d’origine chinoise, japonaise, indienne ou autre mais toujours fondamentalement différent des versions modernes affichant la même filiation.
Voici ce qui caractérise ces sensei :

  • Ils explorent toutes les formes de combat : adversaires isolés, groupés, armés, hésitants, déterminés, fous, désespérés, qui menacent, dévalisent, saisissent, frappent, violent, tuent…
  • Et toutes les solutions : prévention, fuite, esquives, parades, percussions, saisies et dégagements, luxations, projections, contrôles, maniement d’objets ou d’armes…
  • Cependant, face à ce déferlement de fureur, ils préservent toujours l’intégrité physique des pratiquants.
  • De plus, éthique humaniste et maîtrise de soi sourdent de leur enseignement.

Voilà un bon début ; d’ailleurs on y reconnaît le contenu des kata, du moins pour ceux dont le regard ne reste pas superficiel.
Évidemment, chaque maître a sa propre philosophie, ses particularités techniques et ses méthodes pédagogiques qui vont être diversement appréciées. Toutefois, il est vain de discuter sur les spécificités de l’enseignement de chacun d’eux ; sans la lucidité, la sérénité, l’intelligence et un ki vigoureux, un budoka, quel que soit son art et son niveau technique, n’atteindra jamais la maîtrise martiale.

Tout le monde, un jour ou l’autre, peut être dépassé physiquement, techniquement ou psychologiquement par la complexité ou l’originalité d’une situation éminemment dangereuse. En conséquence, il apparaît judicieux de s’interroger sur les initiatives du sensei pour inciter et aider ses élèves à développer leurs qualités spirituelles. Évidemment, il ne fera pas de miracle. Cependant, comme on l’a vu plus haut, on connaît des exemples d’agressions apparemment insurmontables ayant échoué grâce à des attitudes, des paroles ou des actions des victimes qui ont fait preuve à cette occasion d’une indéniable sagacité. De fait, les solutions salvatrices sont innombrables quand l’intelligence pratique s’en mêle. Ce constat ouvre un large champ d’investigation pour un enseignant-chercheur soucieux de la progression de ses étudiants, mais l’élève budoka ne peut pas tout attendre de son professeur ; il doit être un acteur engagé de son élévation spirituelle. Interrogeons-nous donc sur cette notion d’intelligence capable de pallier des déficiences physiques ou techniques et surtout de prévenir ou de mettre fin à un conflit violent.

Clausewitz soutenait en 1832 que « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». De plus, son concept de guerre totale justifiait l’écrasement complet de l’ennemi, seul moyen, à ses yeux, de l’empêcher de reprendre la guerre. Foucault inversait la proposition en 1975 : « la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens ».
Ces deux philosophes semblent admettre l’inéluctabilité de la guerre, l’un situant la diplomatie politique avant, l’autre après, le premier prônant une guerre d’extermination, le second considérant la politique comme une sorte de guerre. Ces politiques-là manquent bigrement d’intelligence et on ne peut s’empêcher de faire un parallèle avec les bagarres de rue. Avec Clausewitz, deux individus en désaccord sur des broutilles finissent par s’entretuer ; avec Foucault, deux pochetrons s’étripent sans trop savoir pourquoi puis se raccommodent autour de quelques pintes de bière. Ce n’est pas non plus l’intelligence qui caractérise ces comportements.
Pour que l’intelligence connaisse une permanente efficience, il est impératif de la débarrasser de toutes ses entraves : a priori, compromissions, hésitations, croyances, hypocrisies, peurs, illusions, mercantilisme, égotisme, arrogance, etc. Afin de nous en convaincre, observons la genèse et la gestion de la plupart des guerres. Les hommes politiques se sont trop souvent empêtrés dans des élucubrations stériles, fallacieuses ou sans génie, des myriades d’idées préconçues, de sujétions ou d’intérêts occultes limitant drastiquement leur rapport à la réalité et, in fine, l’intelligence de leurs décisions. Les individus hargneux et vindicatifs sont affublés des mêmes travers, mais sans la morgue des assoiffés de pouvoir.
Les points communs entre la guerre et la simple agression sont nombreux. C’est pourquoi il est utile de rapprocher l’art martial des nombreuses publications sur l’art de la guerre. Une rixe entre quelques protagonistes et une guerre entre deux ou plusieurs pays présentent des prémices, des déroulements, des solutions et des conséquences tout à fait comparables ; seuls l’échelle et les moyens diffèrent, mais le développement contemporain du terrorisme brouille les repères. Cependant, la philosophie humaniste du budoka ne saurait s’accommoder de tout ce qui a été écrit sur la guerre, les citations de Clausewitz et Foucault en témoignent, mais le discernement d’un être intelligent doit permettre de tirer des enseignements d’un propos délirant en élaguant les idées saugrenues comme, à l’opposé, en s’imprégnant d’un discours savamment construit.
« L’art martial est fait pour ne pas servir » disait Gichin Funakoshi (1868-1957) pour calmer l’ardeur de ses élèves à une époque où le Japon était devenu particulièrement belliqueux. Cette philosophie qui préconise de tout faire pour éviter l’affrontement est d’une indéniable pertinence. Cependant, certaines agressions individuelles ou collectives n’offrent qu’une alternative : mourir ou combattre. Néanmoins, ces situations sont rares ; la plupart des conflits violents peuvent, soit s’éviter, soit se clore rapidement. À une condition : que l’intelligence mène la danse.

 

L’esprit invincible

Dans la plupart des activités potentiellement dangereuses, des méthodes, des gestuelles, des techniques ont été développées pour contenir le risque. Elles sont enseignées à un public qui s’efforce de les rendre automatiques afin de ne jamais faire d’erreur. Cela fonctionne parfaitement jusqu’au jour où les conditions du moment ne correspondent plus au cadre qui a servi de référence à l’entraînement.
Comment va se comporter le grimpeur qui suit scrupuleusement les procédures apprises au mur d’escalade si, dans une grande paroi, il arrive à un relais dévasté par une chute de pierres ? Où va s’achever la trajectoire de la voiture d’un conducteur qui découvre tardivement le peu d’adhérence de ses pneus dans un virage enneigé ? Que va faire le champion de boxe américaine victime d’une prise d’otages lors d’un hold-up qui a mal tourné ? Dans ces situations, seule l’intelligence, bien supportée par la finesse de l’observation et la tranquillité de l’esprit, sera d’un réel secours.
Les capacités d’analyse et de prise de décision doivent être soigneusement entretenues et développées pour ne pas être pris au dépourvu. Leur mobilisation s’impose avant, pendant et après l’événement ; l’intelligence ne saurait fonctionner par intermittence. Certes, apprendre des techniques et procédures est bénéfique, mais à condition de garder un esprit ouvert, vif, curieux et serein afin de toujours pouvoir ajuster son action. Nous ne deviendrons pas pour autant des super-héros, mais nous pouvons réduire drastiquement la marge d’incertitude quand le danger tend vers son paroxysme.

L’esprit prime donc sur la technique et les capacités physiques. C’est vrai pour le budo mais également pour l’essentiel des activités humaines. Toutefois, le budoka dispose d’un avantage : s’il s’investit totalement et durablement dans la recherche de maîtrise des situations extrêmes, il perçoit très vite le besoin d’améliorer ses qualités spirituelles et ne saurait abandonner cette quête indispensable à sa compétence martiale. Le quidam lambda ne voit pas toujours très bien où ce perfectionnement du fonctionnement de l’esprit pourrait le mener. Leurs motivations respectives ne sont pas aiguillonnées dans les mêmes proportions. Ce simple constat n’est toutefois pas suffisant pour nous guider dans notre recherche d’efficacité.
Parallèlement à l’apprentissage de l’indispensable bagage technique dont les kata forment le socle, il va nous falloir réfléchir de façon constructive pour découvrir le moyen d’améliorer nos performances spirituelles. Ressasser des évidences ou des lieux communs ne sert à rien. Il est impératif de sortir des sentiers battus pour offrir à notre esprit la clairvoyance, la perspicacité, la créativité et la vivacité qui siéent à la grande sagesse, car c’est de cela dont nous avons besoin pour surmonter les grandes difficultés de l’existence, l’agression violente et a priori ingérable n’en étant qu’un exemple.
Nous ne pouvons pas compter sur la chance d’un éclair de génie au moment opportun. « Attendre la chance, c’est attendre la mort » répétaient les samurai. L’acquisition de cet esprit performant est une urgence, cependant, elle ne se fera pas sans identifier les traquenards qui s’y opposent. La devise socratique « connais-toi toi-même » prend tout son sens pour celui qui s’engage sur la voie de la perfection martiale, l’outil de cette connaissance étant peut-être le troisième œil, l’œil intérieur, évoqué par les philosophies orientales.

Introspection, méditation, autoanalyse, examen de conscience… de nombreux mots pour désigner d’encore plus nombreuses méthodes destinées à des myriades d’objectifs. La mode est à la méditation ; pas un média qui n’en évoque les bienfaits. Le marché est porteur, les gourous pullulent. À tel point qu’elle s’introduit même dans les écoles. L’objectif : avoir des enfants plus calmes et plus réceptifs. Il est vrai qu’ils en ont bien besoin. Entre l’excitation provoquée par l’agressivité des images qui inondent leur quotidien, les convulsions d’un monde plus proche de l’hystérie que de la sérénité et le manque de sommeil dû à l’utilisation du smartphone pour jouer ou tchatcher jusqu’à des heures tardives ─ c’est si facile à cacher sous les couvertures ─, leur capacité d’attention est fortement compromise. L’interdiction de ces objets addictifs à l’école est envisagée, mais ce n’est pas le seul endroit où leur nuisance est avérée. Beaucoup de parents devraient méditer.
Le budoka sait au moins dans quelle direction il veut chercher. Il a besoin de comprendre tous les ressorts qui l’animent et les obstacles qui l’entravent pour maîtriser son art, sachant que celui-ci doit pouvoir s’exprimer dans n’importe quelle circonstance et pas seulement au dojo. C’est le rôle du mokuso (méditation), que de nombreux instructeurs de karaté sportif négligent, pratiqué traditionnellement au début et à la fin des cours d’arts martiaux. Mais ce qui est en général compris comme un simple cérémonial est-il suffisant pour réellement développer les aptitudes de l’esprit ?
On dit du kata qu’il représente un combat contre plusieurs adversaires, mais jamais un vrai combat ne s’est déroulé comme un kata. En réalité, le kata énumère des suggestions techniques, tactiques, stratégiques, psychologiques, éthiques et philosophiques. À chacun de les découvrir grâce à des milliers de répétitions, car les subtilités des kata ne se dévoilent pas sans efforts. Ce mokuso traditionnel est de même nature : une suggestion et non un aboutissement. À chacun d’en faire bon usage.

L’esprit est complexe, à tel point que la littérature sur le sujet est d’une abondance phénoménale : approches scientifiques, psychologiques, psychanalytiques, philosophiques, pratiques, éthiques, ésotériques, religieuses… Elles traduisent le besoin de comprendre et de théoriser ─ ou de monnayer des élucubrations ─ qui anime l’humanité, mais pour soi-même elles ne présentent aucun intérêt. Que nous importent les opinions véhiculées dans la psychanalyse de Freud, dans la psychologie cognitive de Piaget, dans le dualisme de Descartes ou dans l’analyse transactionnelle de Berne ? Seule la perception exacte de la structure fonctionnelle de notre propre esprit revêt une quelconque importance, a fortiori quand on est budoka. Voilà le rôle du mokuso. Vu l’ampleur de la tâche, il ne saurait se limiter aux quelques minutes qui lui sont dévolues au dojo ni se cantonner aux moments d’immobilité silencieuse peu révélateurs des méandres de la conscience face à la difficulté. Ce sont les rouages qui articulent nos connaissances, nos convictions, nos sentiments, nos émotions, nos conditionnements, notre ego et nos réactions ou comportements lors des diverses situations et événements constellant notre existence que nous devons percevoir, analyser et comprendre. Idéalement, le mokuso doit devenir un état d’esprit permanent. Mais apportons quelques précisions sur celui-ci.

 

L’œil intérieur

La plupart des dictionnaires définissent le verbe méditer ainsi : « soumettre un sujet à une longue et profonde réflexion ». Entendu, mais réfléchir, c’est penser ; or dans toutes les pratiques de méditation, la pensée est l’ennemi. Précisons que la pensée est une occupation de l’esprit qui peut revêtir différentes modalités : pas seulement verbale ou imagée, mais également émotionnelle, axiologique, affective ou sensitive. Laissons donc de côté la profonde réflexion et penchons-nous sur la méditation en tant que pratique plus ou moins codifiée qui exige la vacuité de l’esprit ou certaines dispositions particulières de celui-ci.
La méditation est une plongée dans les tréfonds de son esprit qui permet d’éclairer ce que la conscience ordinaire préfère laisser dans l’ombre. Cette descente en soi-même nécessite de s’affranchir de toutes les formes de pensée car celles-ci jettent un voile opaque sur l’objet à examiner. « Observez cette fleur » demande le maître. Quelques instants plus tard, le disciple s’aperçoit que son esprit s’est échappé ; il ne voit plus la fleur, il pense à autre chose.
Voici les principales méthodes que l’on peut rencontrer dans les dojo ─ toutes préconisent une position particulière, le calme et les yeux fermés ─ pour s’abstraire des perturbations extérieures et de la pensée :

  • Contraindre l’esprit à se vider de toute pensée : difficile pour la plupart d’entre nous, sauf à tomber dans le piège de penser qu’on ne pense pas.
  • Laisser ses pensées défiler, sans se fixer sur l’une d’elles : technique fréquemment conseillée ; notamment par Takuan Soho.
  • Écouter une musique ou des paroles apaisantes qui auront un effet relaxant.
  • Répéter des mantras, courtes phrases, mots ou sons qui conduisent à des sortes d’hypnose ou d’extase.
  • Se concentrer sur la respiration, percevoir le trajet de l’air à l’inspiration puis à l’expiration. On se sent de plus en plus calme, serein, proche du sommeil, mais les sens font preuve d’une acuité inhabituelle.
  • Travailler sur l’exactitude de la position, lotus ou seiza (assis sur les talons), pour lever toutes les crispations et permettre à tous les flux, fluides ou énergies, de circuler librement.

Chaque budo, chaque école a sa méthode de prédilection, cependant, comme nous l’avons déjà souligné, aucune ne suffit pour se connaître vraiment. Si nous mentons, si nous paressons, si un danger nous tétanise, si un individu nous met en colère, si un éloge nous enchante, si le chagrin nous accable, si la ruse de l’adversaire nous surprend, si nous commettons une erreur… les processus qui sont insidieusement à l’œuvre ne peuvent s’examiner réellement qu’à l’instant où ils se manifestent. Tenter de les reconstituer ultérieurement dans le calme d’une méditation silencieuse sera toujours un procédé factice qui ne révélera pas la totalité de leur genèse, de leur développement et de leurs conséquences psychologiques.
Quant aux objectifs affichés par les innombrables techniques de méditation : sensation de bien-être, évacuation du stress, paix intérieure, développement de la concentration, de l’attention, de la créativité, compréhension intuitive de sa relation au monde, recherche de la sérénité, de la sagesse, du bonheur, d’états de conscience modifiés, de la vérité, de l'illumination, de la transcendance… ils sont hypothétiques et même nuisibles si on s’y attache. Cherchons simplement à entrer dans les profondeurs de notre esprit ; juste voir sans en attendre un quelconque bénéfice.
La plupart des objectifs cités plus hauts sont des terra incognita. Si nous savons où nous allons, c’est que nous allons vers du connu ; nous ne sommes donc pas sur la voie de quelque chose d’inconnu ou de caché que nous souhaiterions découvrir.
Pratiquons donc un mokuso mushotoku (désintéressé) statique pour commencer. Plusieurs positions conviennent ─ seiza, lotus, demi-lotus, tailleur, assis, debout ou même couché ─, mais il est préférable de rompre avec les attitudes de la vie courante et de s’installer dans un endroit calme. Au dojo, nous sommes tous en seiza, cependant, en pratique individuelle il faut opter pour une position confortable, car aucune tension musculaire, qu’elle soit due à un mauvais placement du corps ou à des pensées parasites, ne doit se manifester. Trois techniques nous semblent propices : ne pas fixer son esprit sur une pensée ; être attentif à sa respiration ; travailler sur l’exactitude de la position. Cette méditation, qui déconnecte de l’agitation quotidienne, induit une certaine sérénité et exacerbe l’acuité des sens. Cela permet de percevoir des sensations corporelles et des manifestations physiologiques de plus en plus subtiles. On découvrira alors, viscéralement, l’étroite liaison entre le corps et l’esprit, car le moindre changement dans la position ou dans une fonction physiologique induit une modification de l’état de l’esprit et vice-versa. C’est ainsi que l’attention multisensorielle portée à son corps et à l’environnement immédiat ouvrira l’accès à l’esprit, car tout ce qui passe par le corps ou les sens est dirigé, influencé, perçu ou traité par l’esprit. Une fois ce seuil franchi, on pourra commencer à visiter sa maison spirituelle.
Nous ne donnerons pas plus d’explications, car le fruit de la méditation ne mûrit pas de façon identique chez tous les adeptes. Comme une poire, délicieuse sur un arbre, verte et âpre sur un autre ou qui pourrit au pied d’un troisième. Tout au plus peut-on conseiller un changement de méthode si on a l’impression d’être dans une impasse après plusieurs mois de pratique.

Il convient néanmoins de bien situer notre mokuso dans le vaste concert des méthodes de méditation diffusées en Occident. Presque toutes se réfèrent aux pratiques orientales, bouddhisme, zen, yoga… et prétendent concilier la tradition et la science moderne. Il en va ainsi de la méditation dite de pleine conscience qui est aujourd’hui proposée par une multitude d’officines. Outre que le terme ne veut rien dire puisqu’une méditation inconsciente n’a pas de sens, il est en fait une extrapolation de « mindfulness », une pratique développée par des médecins américains à des fins thérapeutiques : réduction du stress et prévention des rechutes de dépression. Ceux-ci se sont d’ailleurs élevés contre la prolifération de thérapeutes mal formés ou auto-proclamés qui occasionnent des dégâts chez les personnes fragiles ayant eu l’inconséquence de les consulter. En vérité, ce reproche peut s’étendre à toutes les personnes qui conduisent des séances de méditation quelles qu’en soient la dénomination, la forme et les moyens techniques. On ne dirige pas la conscience d’autrui sans prendre des risques, même si l’objectif semble anodin.
Le mokuso évoqué dans ces lignes s’exempte de ce danger puisque aucun praticien ou gourou n’intervient. Il revient au budoka de décider s’il s’adonnera à cette pratique, où, quand et comment ; nulle interférence n’est à craindre. Quant au mokuso traditionnel du début et de la fin des cours d’arts martiaux, il ne dure tout au plus que quelques minutes et ne saurait constituer qu’une simple incitation à l’introspection.

Cependant, le mokuso du budoka, si celui-ci veut devenir performant, ne doit pas se limiter à la forme statique. Lorsque cette manière de procéder commence à porter ses fruits, le mokuso dynamique, c’est-à-dire en prise directe avec les perturbations de la vie quotidienne, doit s’envisager. La difficulté augmente sérieusement mais le bénéfice est incalculable. Il n’est toutefois pas interdit de tester la méthode dynamique dès le début de son expérience martiale.

Nous connaissons tous des moments de tension, d’inquiétude, de distraction, d’euphorie ou de désordre psychologique. Il nous arrive de prononcer des paroles que nous regrettons, de nous comporter de façon inappropriée, d’agir inconsidérément, de ne pas réussir une tâche ou de subir une mésaventure. Il suffit d’être attentif à soi dans ces instants pour comprendre l’origine de ces tracas, car une grande partie de ce qui nous arrive prend sa source en nous-même. La cause extérieure ou la fatalité sont des facilités pour refuser notre propre responsabilité, souvent effective, même si c’est à la marge.
Mon conjoint me quitte ; ma voiture est endommagée par la neige tombée d’un toit ; j’échoue à un examen ; je rate mon train ; mon employeur me licencie ; mon adversaire surprend ma vigilance ; je n’ai pas vu la marche, je suis tombé ; mon enfant flirte avec la délinquance ; je suis insulté, agressé… Les explications coulent de source : je joue de malchance ; c’est le destin ; je n’y peux rien ; j’étais occupé à autre chose ; le monde est injuste ; l’enfer, c’est les autres… Il y a mille manières de rejeter sa responsabilité.
La prise de conscience de notre implication dans l’origine de presque toutes les péripéties de notre existence est cruciale. C’est une première étape du mokuso dynamique. Certes, dans le cadre martial, l’enseignant peut faire remarquer l’imprécision d’un geste, toujours due à une déficience de l’esprit, mais il est bien plus instructif de s’en apercevoir soi-même. Quant à comprendre la genèse de cette défaillance, cela ne peut se réaliser qu’après l’avoir repérée ; ce sera, en théorie, une deuxième étape, mais, avec l’expérience, elles deviendront concomitantes. En effet, un esprit vraiment lucide perçoit instantanément l’intégralité des choses et des événements avec leurs causes et leurs éventuelles suites, rien n’étant déformé ou occulté. Un bon alpiniste qui, lors d'un événement imprévu et soudain, chute dans une pente de neige raide, comprend instantanément l’origine de son déséquilibre et adopte sans délai les gestes qui permettront d’en limiter les conséquences. Cela est dû à l’attention permanente qu’il porte à sa difficile ascension. Il n’y a aucune raison qui empêche d’étendre cette disposition à d’autres domaines.

Cette attention à soi et aux circonstances ne s’installe pas aisément. Au début, on se répète qu’on sera attentif lors de la prochaine anicroche et on finit par y arriver, une fois, deux fois, mais c’est laborieux et on rate des épisodes importants. On comprend finalement que c’est une attention de tous les instants qui doit être peu à peu développée sans attendre l’éventuelle péripétie à analyser, car il est alors trop tard pour modifier son état d’esprit. Or, l’attention nécessite un esprit disponible ; s’il se fixe sur un élément ─ le couteau brandi par l’adversaire ─ il ne perçoit plus le reste de l’événement puisqu’il est brusquement passé de l’attention (ou la vigilance, terme qui correspond mieux à la situation tendue d'une possible agression) à la concentration. Pourtant, si l’esprit ne s’arrête pas en un point, il a vu ce qu’il devait voir et continue à être attentif, ce qui est primordial dans l’action. À cet instant, la maîtrise technique, qui utilise un circuit réflexe, relaye la perception et permet de traiter la difficulté sans enrayer la vigilance. Si par hasard nous avons commis une erreur, notre esprit, qui en a compris la cause et les conséquences, s’adapte à la nouvelle situation et la traite sans s’arrêter sur l’erreur elle-même.
Cette analyse illustre bien l’interdépendance des deux pôles de la maîtrise martiale : la technique et l’esprit. Cependant cette dichotomie est purement théorique. L’artiste martial doit rapidement comprendre la nécessité de les développer conjointement s’il souhaite tendre vers la perfection.

L’art martial est un art de vie. Le budoka ne saurait être blanc au dojo et noir dans la vie ; aussi doit-il s’efforcer de transposer la recherche de maîtrise du budo à l’ensemble de sa vie. Quels que soient le lieu et l’instant, ce que nous faisons et surtout la manière dont nous le faisons est la traduction physique de ce que nous sommes psychiquement. N’oublions pas que c’est l’esprit qui dirige le corps. Être attentif à soi ─ au soi profond, pas à l’apparence superficielle ─ est donc similaire à l’attention portée à ce que l’on fait. Comprendre pourquoi nous réalisons une tâche d’une certaine façon plutôt que d’une autre, c’est accéder à la partie de l’esprit qui a dirigé l’action quasiment à notre insu, c’est voir les grimaces de l’esprit corrompu.
D’autre part, cette attention permanente aux gestes quotidiens (kufu) permet de mieux les accomplir. Il s’agit donc d’une forme particulière de méditation dont l’utilité est flagrante. Elle mérite qu’on s’y attelle sans tarder.
On verra que les diverses modalités de ce mokuso dynamique n’amputent en rien le temps imparti aux autres activités puisqu’elles s’y superposent et on découvrira des vérités sur soi fort utiles pour mieux gérer ses capacités martiales. Toutefois, il ne faut pas chercher à éliminer un éventuel défaut mis au jour ; la clairvoyance progressivement développée est suffisante pour que de nouveaux comportements plus conformes à la réalité s’établissent spontanément sans intervention de la volonté.

Quand le mokuso a mis en lumière le cheminement parfois tortueux des activités cérébrales, ses écueils et ses impasses, qu’on a trouvé le moyen de contourner les obstacles qui déforment, opacifient ou occultent la réalité, voire de s’en affranchir, alors se pose la question cruciale : pour aller où ? Car la dissipation du brouillard ne révèle pas où se trouve le nord.
Pour ne pas nous égarer, il nous faut une boussole. Pour guider notre existence, ce sera une philosophie de vie qui n’accepte aucune entorse. À cette seule condition, nous saurons toujours quelle direction donner à nos paroles, à nos comportements et à nos actions, en particulier lorsque l’urgence ne laisse aucune place à la réflexion. Cependant une telle philosophie ne se construit pas avec des lieux communs ou en s’appropriant sans critique les idées d’autrui ; ce serait l’assurance d’aboutir à des aberrations et des contradictions. Voici trois exemples créateurs de dilemmes :

  • Beaucoup de gens se disent favorables à un dispositif, à une loi, mais sont fort réticents à ce que cela s’applique à eux-mêmes ou à leurs proches.
  • Les idéalismes, dans de nombreux domaines, revêtent une attrayante noblesse mais la confrontation au réel en invalide la plupart.
  • L’élégance de la geste samurai a été copieusement enjolivée ; l’indéfectible allégeance au daimyo (seigneur), pas toujours un exemple moral, a imposé à de nombreux samurai des actes sordides qu’ils ont dû assumer.

Voilà des boussoles, que l’on peut rapprocher de multiples autres situations courantes, à mettre à la poubelle ! Avec elles, le nord « est à l’ouest » selon une expression quelque peu triviale. Pour que tout soit limpide, que l’édification de cette philosophie ne rencontre aucune difficulté, il faut partir d’une tabula rasa, oublier tous les préceptes, les certitudes et les croyances, bousculer les habitudes et dépendances, ignorer les gourous, museler l’ego…
Doit-on souligner l’étroite correspondance entre l’élaboration de cette philosophie et l’acquisition des qualités spirituelles de lucidité, sérénité et intelligence ? Les deux ont besoin du vide (mu) de l’esprit (shin) ─ mushin ─, mais mushin-no-shin (la pensée sans pensée) ─ la traduction n’est guère éclairante tant qu’on n’y a pas goûté ─ sera plus fécond.
Évidemment, ce vide concerne en priorité les pensées liées aux affects, mais le savoir technique ou pratique subit souvent une connotation psychologique dont la provenance et la pertinence ne sont jamais totalement assurées ; dans ce cas, il faut également s’affranchir de son emprise. Des notions comme « 1+1=2 » sont rarement problématiques, mais les connaissances ─ ou méconnaissances ─ sur la production d’énergie, l’éducation, la médecine, l’économie, la politique… sur tous les sujets polémiques, sont fréquemment habillées de préjugés qui influencent, brouillent ou déforment la perception que nous en avons. De façon plus subtile, des attitudes ou des gestes anodins s’avèrent suggestifs, des mots sont chargés de sous-entendus, des nombres sont affublés d’une propriété, l’axiologie dont la pertinence est largement discutable attribue des valeurs à tout : beau, laid ; bien, mal ; majesté, petitesse ; courage, couardise… Tout cela impacte notre vision du monde et des événements. Pour être efficaces, nos décisions doivent s’appuyer sur ce qui est ; ce que nous pensons ou croyons, ce qui nous est dicté par l’habitude, les conventions, un gourou ou notre subconscient doit être rejeté si nous souhaitons coller à la réalité. C’est vrai pour surmonter une agression ; c’est vrai pour mener sereinement toute son existence.

Libérer l’esprit de ses freins et entraves, édifier une philosophie de vie humaniste dans laquelle la philosophie martiale s’inscrit sans heurt et acquérir une maîtrise technique apte à surmonter les pires épreuves ; voilà le cursus dans lequel le budoka s’engage. Certes, le débutant se focalise sur la gestuelle, c’est normal, mais il doit très vite se préoccuper de son ascension spirituelle s’il veut dépasser le stade de la pratique gymnique dans un laps de temps raisonnable. La tâche est d’une ampleur considérable, mais ô combien enthousiasmante.

 

Le jeu de la feinte

Si une agression qui dépasse les capacités techniques de la victime peut se dénouer favorablement, ce sera grâce aux facultés d’un esprit totalement désinhibé, sage, serein, lucide et vif. Inutile donc de détailler les possibilités qui s’offrent à un individu ainsi doté puisqu’il agira en parfaite adéquation avec les particularités de l’événement. Celles-ci revêtant un caractère infini, les options sont infinies. Cependant, cette intelligence renouvelée, capable de gérer calmement les incidents les plus improbables, sera utile pour examiner et améliorer la pertinence du contenu de son entraînement. En effet, disposer d’un esprit hautement performant ne dispense pas de toujours peaufiner la maîtrise de la technique, ces deux pôles étant parfaitement complémentaires. Cependant, le principal atout de leur conjonction réside dans leur synergie : la technique martiale est largement plus efficace quand elle est soutenue par de hautes qualités spirituelles et ces dernières sont stimulées, portées par la pratique martiale à un sommet bien plus élevé qu’avec une pratique conventionnelle de méditation.
L’objectif de cette analyse n’est pas de remettre en question la teneur d’un art martial élaboré et perfectionné durant de très nombreux siècles dans d’innombrables combats réels par des samurai ou bushi renommés, mais de prendre conscience du bien-fondé de certains éléments théoriques, pratiques, psychologiques ou philosophiques délaissés par les karatékas sportifs, de les inscrire dans notre panoplie technique et d’en tirer des applications novatrices.
Nous n’allons pas procéder à une revue de détail, mais prendre un exemple, la feinte, boudée par les sportifs aujourd’hui, pour illustrer l’intérêt de ce travail. Une feinte est une attitude, une parole, un geste, une action ou un assemblage de ceux-ci, qui crée une réaction de l’adversaire, attendue et facilement exploitable. Dans le cadre martial, elle est sans limites techniques ou morales ; seul le manque d’imagination ─ l’entraînement doit la stimuler ─ peut en restreindre le champ. Il s’en trouve dans nos kata ─ quelque perspicacité aidera à les débusquer ─ et il eût été étonnant que leur pertinence ne se révélât point. Les utiliser à bon escient ou les déjouer nécessite de les étudier.

Si, dans un combat d’entraînement, nous tentons de feinter un champion à l’aide d’une combinaison technique, il va nous contrer bien avant la fin de notre enchaînement. Toutefois, on est rarement agressé par un as du karaté ou de la boxe thaï. Le voleur, le violeur, le gangster, le terroriste, le forcené ou l’individu irascible, quand bien même seraient-ils des stars du combat, n’ont pas la conscience tranquille, font preuve d’une fébrilité certaine, leur transgression violente des règles sociales n’étant pas compatible avec la sérénité de l’esprit. Leur vulnérabilité lorsqu’ils sont exposés à une situation déstabilisante est donc extrême. Des astuces grossières se révéleront parfois bigrement efficaces. Certains objecteront que le terroriste islamiste n’a pas peur de mourir ─ la promesse de 72 vierges aurait apparemment ce pouvoir ─, ce qui le rendrait insensible. C’est oublier un point essentiel : il a une mission, fruit d’un strict endoctrinement, et il craint d’échouer. Voilà son talon d’Achille. D’ailleurs, tous les individus violents ont un talon d’Achille qu’il suffit de découvrir pour les dominer. La feinte doit exploiter cette faiblesse. Une longue pratique du mokuso conférera la lucidité et la perspicacité nécessaires.
Néanmoins, pour bien feinter, il faut être joueur. La difficulté cruciale est de rester joueur quand sa vie est en jeu.

Beaucoup de gens n’acceptent pas l’idée de leur mort. En conséquence, sous l’emprise de l’émotion induite par une adversité violente qui leur fait miroiter les affres de la mort, ces individus s’accrochent à toutes les fadaises rassurantes qui leur ont été inculquées plus ou moins subrepticement par les marchands de pseudo-bonheur : psychologues de comptoir, religions, sectes ou autres officines qui promettent presque toutes quelques délices post-mortem. Occupés à retrouver en eux le chemin de leur salut, ils occultent la réalité ou, au mieux, en perçoivent une image tronquée ou déformée ; leur chance de traiter correctement l’événement est extrêmement compromise.
À l’opposé, un esprit totalement lucide, non encombré par des utopies insanes, en prise directe avec la vérité de l’instant, percevra rapidement les éventuels atouts qu’il a dans son jeu même si le risque vital est imminent. Et sa juste perception des intentions, actions et réactions des adversaires lui permettra d’adapter précisément la feinte salvatrice qui devra s’infiltrer judicieusement dans les carences des assaillants. S’engager sur le chemin qui mène à ces dispositions spirituelles s’avère donc impératif pour le budoka.
Pour la grande majorité de nos semblables empêtrés dans leurs illusions, les difficultés de l’existence sont créatrices d’angoisse ; pour celui qui a libéré son esprit de toutes ses entraves, la vie est un jeu dans lequel chaque aléa est une simple question qui doit trouver sa réponse. Dans la même situation, l’un, l'individu lambda, va subir ou se lancer dans une action hasardeuse ; l’autre, le budoka aguerri, va déterminer et mobiliser les moyens techniques, tactiques et spirituels nécessaires pour surmonter l’épreuve. D’ailleurs, ce dernier rencontre beaucoup moins de difficultés, car sa lucidité lui permet de les minimiser, de les prévoir et de les éviter. À chacun de choisir sa voie.

La peur de la mort, la mère de toutes les peurs, et les stratagèmes pour en occulter la réalité sont sans doute les obstacles les plus dangereux face au risque potentiellement létal, car ils paralysent tant les fonctions spirituelles que les capacités techniques, cruciales en ces instants. Le budoka débutant serait donc bien inspiré en orientant de temps en temps son mokuso dans cette direction. Deux formulations d’un même précepte peuvent alimenter sa méditation qui devra s’abstenir de tout a priori religieux ou métaphysique :

  • « Pour vivre pleinement, il faut savoir mourir. »
  • « Ne crains pas de mourir, crains de vivre mal ! »

Ce mokuso s’accommodera bien d’une forme statique. Et rappelons qu’il ne s’agit pas de disserter sur la mort mais d’ouvrir l’œil intérieur, d’observer l’état de notre esprit en rapport avec ce thème. Néanmoins, cette méditation peut devenir dynamique ; il suffit d’imaginer être en danger de mort durant l’entraînement.
Si le mokuso doit en général être mushotoku, donc sans objet autre qu’observer les profondeurs de son esprit, éradiquer la peur de mourir est un objectif essentiel pour maîtriser l’art martial car lorsque l’angoisse survient, ni la technique ni l’esprit ne peuvent fournir de réponse salvatrice. Il ne faut donc pas hésiter à creuser la tombe de cette peur. Ce n’est toutefois pas l’objectif de s’en débarrasser qu’il faut poursuivre, mais simplement de voir sa provenance dans les limbes de l’esprit. Jamais la volonté ne change la structure de l’esprit ; seule la lumière projetée sur ce qu’on s’appliquait à maintenir dans l’ombre peut produire une mutation. Cette méditation ciblée et le mokuso mushotoku devraient peu à peu trouver un point de convergence.
Les samurai ont été conquis par la méditation zen, car elle leur permettait, entre autres bénéfices, d’évacuer la crainte de la mort, améliorant ainsi fortement leur aisance au combat, donc leur probabilité de survie. Voilà le modèle à suivre. Toutefois, si nous utilisons la terminologie du zen, les arts martiaux japonais étant historiquement liés au zen, le budoka contemporain peut fort bien pratiquer son mokuso sans se référer au zen. D’ailleurs, le mokuso permanent et dynamique préconisé ici ne saurait se comparer au zazen (s’asseoir pour méditer) en position du lotus assis sur un zafu (coussin) commun aux différentes écoles zen.

L’exemple de la feinte, s’il a été soigneusement exploré, a inévitablement mis en lumière quelques enseignements qui peuvent se transposer à d’autres procédés permettant d’éviter, d’interrompre ou de dominer une attaque violente. En effet, des notions, des concepts ou des principes communs à certaines phases de la gestion de conflit ou à des techniques et stratégies a priori différentes, peuvent et doivent être mis en évidence. Relier les diverses connaissances, repérer les analogies, identifier les récurrences qui soulignent les fondamentaux à assimiler est de la plus haute importance pour bien comprendre ce que nous percevons, ressentons ou apprenons. Aucun savoir ne doit rester orphelin, car l’intelligence se nourrit de ces interrelations cognitives. Ainsi, une avancée sur un sujet particulier ouvrira souvent de nouvelles perspectives dans de multiples autres domaines.
A-t-on découvert que l’ampleur de la feinte doit correspondre aux capacités perceptives de l’adversaire ? L’instructeur en déduira que sa pédagogie doit s’adapter au niveau technique et spirituel de l’élève. A-t-on compris que pour surprendre, la variation de vitesse est plus importante que la vitesse elle-même ? Le budoka en inférera la pertinence, lors d’une agression, de faire accroire à un choix stratégique pour en adopter brusquement un autre. Toutefois, les connexions peuvent s’élargir à des domaines sans lien apparent. Certaines personnes émettent des kiai (extériorisation sonore du ki) de faible intensité ; pourquoi ne pas se tourner vers les techniques de chant qui permettent de faire porter la voix sans effort ? A-t-on quelques connaissances en physique élémentaire ? On pourra découvrir, grâce à la loi de composition des forces, qu’un tsuki qui touche sa cible précocement, donc bras fléchi,  perd de son efficacité et plus encore si le coude s’écarte latéralement, l'angle formé par le bras et l'avant-bras ne permettant pas la poussée intégrale du hara. Les connaissances ne doivent pas prendre l’aspect d’une mosaïque, mais s’organiser en réseau.

Cependant, pour maîtriser un aspect, une notion, une subtilité ou un des secrets du budo, il faut déjà avoir pris conscience de son existence, puis de son importance, découvertes qui demandent une longue pratique et se concrétisent au compte-gouttes.
La substantifique moelle du karate-do se trouve dans les kata. Les purs sportifs s’imaginent maîtriser un kata quand la technique est parfaite. À ce stade, ils ne voient plus l’intérêt de le travailler et passent à un autre opus. C’est dommage, car le kata doit se concevoir comme une méditation dynamique. Certes, au début, avec une gestuelle imparfaitement maîtrisée, le budoka tend à se focaliser sur les entraves immédiatement perceptibles, mais, quand la technique s’exprime naturellement, il peut enfin pénétrer les abysses de son esprit et de celui du concepteur du kata. Les secrets du budo commencent alors à se dévoiler. Le kihon (répétition des techniques fondamentales) peut d’ailleurs se concevoir de la même manière ; une technique isolée comporte intrinsèquement de nombreux enseignements à découvrir qui ne se dévoileront qu’après avoir maîtrisé et rendue instinctive la gestuelle.
Quand un de ces éléments a été mis en lumière, il est indispensable d’en acquérir les principes, pas juste intellectuellement mais dans le hara (ventre ; source principale du ki dans les philosophies orientales), et d’en travailler les différentes formes. Cependant, celui-ci ne sera jamais pleinement efficace sans le soutien d’un esprit disponible, performant, donc exempt de pensées parasites et importunes, mushin pour le moins, qui en évaluera finement l’opportunité et l’adaptation. Alors seulement, ce secret du kata pourra devenir un outil dont la mise en œuvre conférera une réelle supériorité au budoka confronté à une situation qui aurait paru désespérée auparavant.

La technique, qu’elle soit basique ou atteigne les sphères de l’ultra sophistication, ne saurait s’exprimer pleinement sans le génie d’un esprit totalement libéré de ses démons, de tout ce qui assombrit la luminosité des évidences et de la réalité. D’ailleurs, une telle qualité spirituelle totalement exempte de perturbateurs, intelligence est la dénomination qui lui convient, peut être créatrice de techniques innovantes. Ce n’est pas la connaissance qui confère l’intelligence, mais l’intelligence qui induit l’acquisition de nouvelles connaissances ou de nouvelles interprétations de connaissances anciennes.
Albert Einstein a eu en 1905 l’intuition du concept de relativité restreinte (limitée aux référentiels inertiels) et de l’invariance de la vitesse de la lumière dans le vide dont découle la fameuse formule E=mc2. Mais ses compétences mathématiques limitées ─ en toute relativité  ─ ne lui auraient pas permis de formaliser sa théorie sans y intégrer les travaux du physicien Hendrik Lorentz corrigés par Henri Poincaré, connus sous le nom de transformations de Lorentz, dont la signification n’était pas claire aux yeux de leur auteur empêtré dans les idées préconçues d’éther et de référentiel absolu. C’est Einstein qui a compris comment les équations de Lorentz et Poincaré conféraient l’indispensable caution mathématique à sa théorie.
L’intelligence prime sur la connaissance. Mais ne nous méprenons pas, les deux doivent coexister ; sans un minimum de culture générale bien ordonnée, l’intelligence ne dispose pas des outils qui lui permettent de s’exprimer. Il en va ainsi du budoka qui a besoin de se constituer un bagage technique, d’assimiler des concepts, d’apprendre des tactiques et stratégies, connaissances qui déboucheront sur une grande efficacité, voire créativité, en particulier dans l’adversité violente et extrême, mais seulement s’il se dote de qualités spirituelles supérieures. Or cela n’est pas fondamentalement difficile.

 

Briser les chaînes

S’il est utile de brider électroniquement la puissance de certaines motos ou autos qui seraient quasiment indomptables sans ce dispositif, rien ne justifie de brider les performances du cerveau humain. C’est pourtant cette triste réalité qui affecte à différents degrés la presque totalité de la population terrestre. En effet, nos limitations spirituelles ne proviennent généralement pas d’un manque d’intelligence, mais de l’indescriptible fatras d’éléments inutiles ou nuisibles que nous stockons plus ou moins consciemment dans notre esprit et sur lesquels nous butons régulièrement. Ainsi, Einstein, grand savant s’il en est, a réfuté la théorie quantique, car elle ne s’inscrivait pas dans sa relativité générale qu’il croyait universelle. Même les grands esprits peuvent se fourvoyer.
Pour débrider un véhicule, il suffit de supprimer ou de modifier un programme. C’est à peu près la même démarche qui libérera un esprit de ses entraves.
Que, lors de nos études, nous ayons été un surdoué ou un cancre importe peu ; pour avancer sur la voie de la sagesse, de la lucidité, de la sérénité et de l’intelligence, nous n’avons rien de nouveau à apprendre, juste à nous débarrasser des éléments superflus, encombrants ou nocifs qui pullulent dans notre esprit. Faut-il citer Montaigne ? « Une tête bien faite vaut mieux qu’une tête bien pleine. » Notre handicap est-il dû à un trop-plein de connaissances sans queue ni tête ? à nos croyances ? à nos émotions ? à nos conditionnements ? au despotisme de notre ego ? ou à un autre poison de l’esprit ? Certainement un peu de tout cela ! Quoi qu’il en soit, la solution est toujours d’une facilité enfantine : il faut repérer les gêneurs et les expulser.
Rappelons que cette expulsion ne doit pas être un acte volontaire ; tout se passe comme si regarder l’importun ─ qui peut être un élément spécifique, comme une peur, un conditionnement ou une entité qui en stocke d’innombrables, comme l’ego ─ droit dans les yeux suffisait à ce qu’il se fasse tout petit puis disparaisse. Voilà résumé l’objectif du mokuso.

Toutefois, il y a un problème : ces gêneurs ou les structures qui les abritent ne sont pas dans notre esprit, ils sont notre esprit, c’est-à-dire l’essence même de ce que nous sommes. Difficile de se voir soi-même comme l’intrus à chasser. Cela explique les abandons fréquents au moment où les vérités gênantes apparaissent ─ explication partielle néanmoins, car la plupart des interruptions sont dues à des expériences de méditation mal conduites qui n’aboutissent à rien. Cependant, nous sommes des budoka ; cette difficulté ne saurait nous freiner puisque notre quête vise à surmonter les plus grands défis. Certes, le mokuso, dont les différentes modalités exposées ci-dessus constituent un véritable parcours initiatique, est un cheminement souvent douloureux vers l’acceptation de sa vérité intérieure… mais c’est le seul moyen d’accéder à la lucidité, à la sérénité, à l’intelligence et à la projection d’un ki puissant dont nous, budoka, avons le plus grand besoin pour parvenir à la maîtrise martiale. Et personne ne sillonnera cette voie à notre place.
Mokuso !

Sakura sensei


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