LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI N°42 juillet 2019
BUDO : LA VOIE MARTIALE

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Controverse étymologique
Budo : « Si vis pacem para bellum »
Fondements techniques de l'efficacité du budo
Les métamorphoses de la technique
Des déplacements efficaces
Vitesse, précision et subtilité
Le karate jutsu comme base du budo
Kata : la source de la compétence du budoka
S'adapter à la réalité de l'instant
Être attentif : la clé du succès
La noblesse du budoka
Le marché de l’art de combattre est
pléthorique : environ 1500 méthodes de combat à mains nues
différentes
sont répertoriées sur Wikipédia. Si on y ajoute celles avec arme, le
nombre, introuvable, doit être astronomique. Et elles ne sont
assurément pas toutes référencées, au grand dam de leurs anonymes
créateurs. Des différences techniques sont évidentes, mais elles ne
justifient pas une telle quantité. L’explication de cette surabondance
est, pour une large part, à chercher du côté de la vanité de leurs
promoteurs, pathétiques inventeurs de l’eau tiède même s’ils ont eu par
ailleurs de belles qualités techniques, de la crédulité d’un public
assoiffé de nouveauté et de la balourdise d’institutions qui
incitent au développement de nouveaux concepts pour conquérir un
surcroît d'affiliés et labellisent à tout-va. Ainsi, avec des
modifications apparemment
minimes, mais propres à tromper les béotiens, la même méthode peut
souvent servir des objectifs fort divers : martial, sportif,
défensif, professionnel, gymnique, ludique, éducatif, prophylactique,
thérapeutique, méditatif… et mériter pour chaque destination
une nouvelle appellation. D’ailleurs la grande majorité des méthodes
sans arme qui nous sont proposées aujourd’hui sont des pseudo-créations
récentes (depuis le début du XXe siècle), parfois de simples
copies avec une appellation locale, qui n’ont quasiment
rien amené à l’existant car les hommes n’ont pas attendu les inventions
de nos modernes Géo Trouvetou du combat pour savoir se battre ou se
défendre.
Il suffit d’observer plusieurs
instructeurs d’un même style de combat pour constater des différences
marquées entre les prestations de chacun d’eux.
Particularités techniques, conceptuelles, philosophiques,
pédagogiques... liées à leurs goûts, préférences, capacités physiques
et mentales ; nuances tout à
fait normales, l’homme n’est pas un robot. Cependant, ces expressions
individuelles d’une discipline commune alimentent la fatuité de
certains ; puisqu’ils ont développé une forme particulière,
pourquoi ne feraient-ils pas homologuer leur propre méthode ?
C’est
bien ce que certains réussissent à faire, parfois sous la pression de
leur entourage ou de contraintes administratives.
Ajoutons à cette mystification les
synthèses de différentes pratiques de combat ; c’est la grande
mode. Assembler des techniques de préhension et de percussion selon
un nouveau et savant dosage suffit pour prétendre avoir créé un énième
sport
de combat ou une énième méthode de self-défense — ou les deux, cet
amalgame incongru n'est pas rare. L'absurdité de ces recompositions
devrait pourtant sauter aux yeux. À une époque, des arts
martiaux complets et réellement efficaces ont été scindés en plusieurs
activités différentes
pour d'obscures raisons et aujourd'hui une élite sportive écervelée
tente de rassembler ces morceaux avec plus ou moins de bonheur, bien
sûr
avec
une nouvelle dénomination. Pourquoi ne pas se référer à l’art martial
originel ? ignorance ? bêtise ? arrogance ?
Évidemment, les
champs de bataille qui permettaient de démontrer sa supériorité
martiale ont disparu ; pour briller de nos jours — l’ego est
à la barre —, seules la compétition et l'omniprésence médiatique
offrent les tremplins nécessaires, ce qui justifie les adaptations
idoines
très éloignées du modèle historique. La multiplication de ces
inventions promues par des démonstrations spectaculaires, des
championnats, des coupes ou des challenges bien médiatisés et soutenues
par un vaste engouement du public pour le sport spectacle
est ahurissante. Chaque diffusion télévisuelle d'une création récente draine une
nouvelle audience et de nouveaux adeptes car l'homme moderne veut
goûter à toutes les nouveautés et se livre à un incessant picorage qui
favorise, même s'il rechigne à l'avouer, son besoin de
reconnaissance : grades, titres, podiums,
coupes,
médailles ou sentiment d'affirmation lié à une pratique d'avant-garde,
innovante, évidemment supérieure et plus intéressante que l'existant.
En effet, la multiplication des
sports et de leurs innombrables catégories offre de plus en plus de
chances
de se voir
récompensé, valorisé, distingué, soi, ses proches ou
ses sportifs préférés. A-t-on idée du nombre de champions sacrés
chaque année ? Nous finirons bien par être tous champions de
quelque chose.
En conséquence, les
promoteurs, ou leurs successeurs, d’un art martial ou d’une méthode de
self-défense finissent quasiment
tous par habiller leur création en sport de combat et organiser des
compétitions dont les règles privilégient
l'aspect
spectaculaire — condition sine qua non pour captiver
l'auditoire — même s’ils se présentent à l’origine comme
des puristes. Et tous de s'afficher crânement sur nos écrans.
C’est ainsi que l’on peut maintenant assister à des
compétitions de krav-maga, une pure self-défense à l'origine, d’aïkido,
qui refusait fondamentalement l'idée de combat en raison de la
philosophie
pacifique de son créateur, Morihei Ueshiba — pacifisme subitement
né de la défaite du Japon en 1945 et des nouvelles directives
impériales conséquentes, car dans les années
30, il a allègrement participé à la militarisation de la
jeunesse — et même d'iaïdo, un art du sabre épuré qui a pris
récemment le virage de la chorégraphie d'opérette, s'écartant ainsi
de son efficacité originelle. Les véritables arts martiaux sont entrés
dans l'histoire ancienne, car la pléthore de versions sportives,
d'innombrables formes prétendument défensives, mais qui apparaissent
plutôt agressives, et
autres avatars ont imposé leur norme. Pour se faire une place dans ce
maelström
d'innovations simili-martiales, presque
tous sombrent dans la surenchère
d'arguments plus ou moins fantaisistes et dans la compétition
ou le spectacle, leur médiatisation
constituant la
vitrine idéale pour promouvoir une activité. Et les prétendues
nouveautés foisonnent.
Dans tous les domaines, notre époque se caractérise par un délire
pseudo-créatif, mais le combat et ses myriades de déclinaisons
remportent la palme. Même les
marchands de lessive n’ont pas réussi cette miraculeuse multiplication.
Le consommateur y perd son latin.
Au sein même des arts martiaux d’origine
japonaise, référence martiale s’il en
est, cette sauvage prolifération de méthodes et d'activités qui
entretiennent un rapport plus ou moins étroit avec le combat semble ne
jamais vouloir s’arrêter. Cependant, quasiment
toutes se placent sous la bannière du budo ou en revendiquent
la
filiation, prétention qui aide rarement à comprendre les objectifs et
les spécificités de chaque école, car, outre une définition très
fluctuante du budo, les moyens mis en œuvre ne sont
pas toujours en adéquation avec les slogans placardés par les clubs,
les organisations ou les fédérations. De fait, budo est un
mot qui subit les affres de la subjectivité si ce n'est de la
malhonnêteté. Dans tous les domaines, il suffit
de quelques personnes influentes qui claironnent une ineptie pour
être assourdi par les multiples échos renvoyés par des hordes
d'ignares. Il en va ainsi du mot budo. Constitué en japonais
des deux kanjis bu (武) et do
(道),
il revêt aujourd'hui une ambiguïté qui en obère la clarté.
CONTROVERSE
ÉTYMOLOGIQUE
Le kanji bu est un pictogramme
d’origine chinoise (on le
retrouve dans wushu, équivalent de budo)
composé de deux parties dont la calligraphie a subi divers aménagements
au fil du temps. L’une représente deux lances ou hallebardes
entrecroisées, l’autre des traces de pas, ce que tous les linguistes
interprètent littéralement par « marcher avec une arme face à
l’ennemi » ou une forme approchante, l’évocation graphique de
l’affrontement physique étant évidente. Les traductions usuelles
« guerre »
ou « martial » qui en découlent sont ancestrales et toujours
pertinentes. N’oublions pas néanmoins que le terme « guerre »
recouvre un
large panel de significations. Voici sa définition étendue :
« Situation conflictuelle persistante ou sporadique entre deux ou
plusieurs pays,
états, groupes sociaux,
individus, avec ou sans lutte armée ». Précisons qu’une arme peut
être naturelle (pied, poing, pierre, bâton…), rudimentaire (arc,
couteau,
sabre, hache…), moderne (armes à feu, informatiques,
électromagnétiques…) ou psychologique (guerre froide, guerre des nerfs,
harcèlement...).
Jusqu'au XVIe
siècle, toutes les formes de la guerre au Japon recouraient
essentiellement aux armes blanches des bu jutsu (art martiaux
traditionnels japonais), la poudre noire n'ayant jamais permis de
conclure un conflit avec le matériel de l'époque, mais après la prise
de pouvoir par Tokugawa Ieyasu en 1603, une longue période de paix
s'ensuivit. Deux siècles et demi sans guerre (de la première moitié du
XVIIe
siècle à la seconde moitié du XIXe siècle) orientèrent
progressivement les bu jutsu vers la défense personnelle tout en
préservant leur efficacité, l'éventualité d'une nouvelle guerre n'étant
pas exclue.
L’interprétation apparemment
non-violente survenue à
la croisée des XIXe et XXe siècles et reprise
depuis à satiété « arrêter les lances », couramment déclinée
en « paix », est essentiellement due aux pédagogues
de l’empire du Soleil Levant — administrateurs, enseignants et
maîtres d’arts martiaux impliqués — qui voulaient introduire les
pratiques
martiales dans les cursus scolaires et universitaires sans choquer les
âmes sensibles, arguant de leurs valeurs éducatives et de leurs
bienfaits sur la santé, ce qui au demeurant est indéniable. Cependant,
le Japon hégémonique et belliciste de cette époque avait besoin de
chair à canon ; paradoxe s’il en est, puisque les shogun
(dictateurs militaires) avaient assuré la paix depuis le début du XVIIe
siècle alors que le nouveau pouvoir civil engageait le pays dans
d’immenses conquêtes territoriales émaillées d’exactions militaires et
humaines
abominables. De là à penser qu’il s’agissait plutôt de s’assurer un
vivier de nouvelles recrues efficaces, il n’y a qu’un pas allègrement
franchi avec de solides arguments par la plupart des historiens.
Les collaborateurs à cette vulgarisation des arts martiaux nippons et à
leur pratique de masse étaient-ils conscients, même
si pour certains ce n'était pas la seule motivation, de participer à
cette préparation militaire ? Pensaient-ils que les mots peuvent
cacher
la vérité ? Étaient-ils naïfs et manipulés ? On ne le saura
sans doute jamais car les Japonais préfèrent occulter les ressorts
troubles qui
les ont animés en ces périodes de guerres incessantes ; tout le
monde préfère oublier ses erreurs.
Une chose est sûre : la
présentation édulcorée de ce kanji, contemporaine du remplacement du
terme jutsu (art ou technique)
par do
(voie) dans tous les noms d’arts martiaux japonais avec d’importantes
modifications techniques — le premier fut le judo, créé par Jigoro
Kano en 1882 à partir du ju jutsu qui donnera également
l'aïkido —, ne repose en fait sur rien de tangible hormis la
volonté — délibérée ? — de tromper le
public.
Certes, certains spécialistes mentionnent l’usage occasionnel de la
signification « arrêter » de cette trace de pas, ce qui est
vrai, mais au
sein d’autres kanjis sans rapport avec bu, donc dans d’autres
contextes. Bu a toujours évoqué le combat, l’affrontement, la
bataille, la guerre... L’interprétation des kanjis ne peut pas suivre
les lubies des opportunistes. Chacun de ces signes, dont la
calligraphie est un art (shodo), même si un de ses éléments
constitutifs se retrouve dans d’autres kanjis, représente une histoire
singulière qui ne saurait se confondre avec une autre. Quand certains
pseudo-érudits traduisent simultanément budo par « voie de
la paix » — interprétation mentionnée comme étant erronée par
plusieurs dictionnaires étymologiques — et bu jutsu par
« technique
de guerre » alors que le kanji bu n’a subi aucune
modification, on reste pour le moins dubitatif. La racine d’un mot peut
subir des
glissements de signification ; jamais avoir simultanément un sens
et son contraire. D’ailleurs, personne ne conteste la signification
« guerre » ou un terme approchant du kanji bu dans
tous ses composés tels que bugei (art martial regroupant
plusieurs bu jutsu
afin de répondre à de multiples configurations de combat), buke
(noblesse d’arme), buki (arme), bushi (guerrier), bushido
(code d’honneur du guerrier)…
Et quand bien même retiendrait-on
l’interprétation
« arrêter », seule
l’idée d’arrêter l’ennemi a un sens et cela n’exclut pas de développer
et d’utiliser des techniques guerrières, violentes ou contraignantes
pour rejeter des envahisseurs, contenir une rébellion, détruire des
organisations criminelles ou maîtriser des agresseurs. Décider
unilatéralement de cesser le combat, c’est capituler. Si cela peut
parfois apparaître comme la seule solution humainement acceptable, il
est impensable d’en faire une doctrine ; personne, individu,
groupe social ou état, ne
développe une force de défense pour se laisser systématiquement
exterminer ou même simplement maltraiter par ses ennemis. N’oublions
pas que les idéogrammes chinois et japonais sont des représentations
graphiques de concepts. Quand on a dessiné des armes, il est difficile
de les faire passer pour des fleurs. De plus, « marcher » sus
à l’ennemi est conforme aux axiomes de la stratégie qui excluent l’idée
de subir.
Néanmoins, cette candide ritournelle n’était pas suffisante pour lever
les réticences ; aussi, pour conforter la coloration apparemment
pacifique de leur proposition, les promoteurs de cette innovation
scolaire ont-ils éliminé des arts martiaux toutes les techniques jugées
dangereuses ou inconvenantes, par définition tout ce qui est efficace
en corps à corps, mais en général inutile dans les guerres modernes.
Voilà l’héritage, vraie peau de chagrin, simple gymnastique de remise
en forme ou jeu sportif assaisonné à la sauce compétition, qui est
couramment proposé
aujourd’hui dans de trop nombreux clubs à tous les publics sans grande
distinction de contenu. Legs acceptable pour des enfants, des narcisses
béats devant leurs prestations physiques ou des athlètes
collectionneurs de places sur les podiums, mais totalement hors de
propos quand on s’adresse à des
adultes sains d’esprit qui veulent pratiquer un art martial efficace et
réaliste.
Do est également l’association
de deux
idéogrammes : une silhouette
humaine et une empreinte de pas. Ce kanji se retrouve dans de
nombreuses activités traditionnelles japonaises avec la signification
voie, car cette empreinte n’indique jamais, par analogie avec
l’interprétation fallacieuse du kanji bu, un arrêt,
mais toujours une progression. Ce do traduit l’évolution
d’un
individu qui s’adonne avec ferveur à une activité reconnue pour ses
valeurs. Mais où conduit cette voie ? La culture japonaise postule
que la perfection technique ne saurait être atteinte sans d’évidentes
répercussions sur les qualités de l’esprit du pratiquant. On peut
néanmoins se demander lesquelles ? Seront-elles les mêmes pour
l’athlète ou le guerrier ? Pratiquer suffit-il ou doit-on y
joindre
certaines conditions pour qu’émerge un réel bénéfice spirituel ?
Les pédagogues ont diffusé un sport, une gymnastique disaient-ils
eux-mêmes ; rien de comparable au bugei qui
exige des
compétences en de multiples bu jutsu de la part des bushi
et autres samouraïs pour survivre en combat réel. Outre la culture
physique, ils attendaient de ce dérivé d’art martial l’instauration de
la discipline, du courage et du respect ; voilà l’objectif de la
voie
éducative et sportive, à l’époque un bon bagage pour devenir soldat,
voire kamikaze.
Tous
les bushi n’ont pas suivi cette voie et quelques-uns ont
poursuivi leur entraînement traditionnel. Discrètement, car les bu jutsu,
encombrants témoins du passé, étaient discrédités par la volonté de
l’empereur Mutsuhito (1852-1912 ; sacré en 1868), dont le statut
divin était peu contesté, de moderniser,
d’occidentaliser son pays qu’il jugeait attardé, certes sous la
pression insistante et intéressée, mais avec de funestes conséquences,
des puissances occidentales.
En effet, le Japon
s’était soustrait à toute influence étrangère pendant deux siècles et
demi ; à la fin du XIXe siècle, l’empire du Soleil
Levant était encore moyenâgeux. Tout fut bon pour
rattraper le retard et enrichir le pays : copie de la technologie
de l’Occident en dépit des brevets,
espionnage industriel étatisé, immenses conquêtes territoriales,
pillages systématiques, asservissement des peuples vaincus...
Néanmoins, grâce à ces quelques bushi rebelles, le bugei
a pu survivre à l’offensive moderniste, mais ce n’est qu’après la
défaite du Japon en 1945 que bugei et bu jutsu ont
pu retrouver au sein des koryu (écoles anciennes), timidement,
leur droit de cité.
Depuis le début de la pax Tokugawa en
1603, seule la guerre de Boshin en 1868, provoquée par les daimyo
(seigneurs) hostiles à la fin du shogunat qui furent vaincus par les
troupes impériales — les bu jutsu traditionnels devenaient
obsolètes face aux armes à feu nouvellement acquises par
l’empereur auprès des pays occidentaux —, a troublé cette paix
étonnamment prolongée. Tout
naturellement, bu jutsu et bugei se recyclèrent en
défense personnelle. Les affrontements avec des groupes sociaux
importants constitués en bataillons armés ou avec d'autres pays,
inexistants durant cette période, incombèrent à la troupe après la
création en 1873 d'une armée dotée d'armes à feu modernes parallèlement
à l’abolition du statut de samouraï et à la perte des privilèges
associés. La stratégie militaire échappait ainsi définitivement au bugei.
Quant à l’archipel des Ryukyu dont fait
partie Okinawa, hormis
l’invasion du clan du daimyo Shimazu en 1609 qui n’a pas été très
combattue, le roi ayant abdiqué rapidement, il est en paix depuis 1479,
sans doute grâce à l’interdiction de posséder une arme destinée à
empêcher toute insurrection. Prescription maintenue par les Japonais
jusqu’à l’annexion des Ryukyu à l’empire nippon en 1879. Compte tenu de
cette période de paix exceptionnelle et unique dans les annales
mondiales, de la
continuelle prohibition des armes depuis le début du XVe
siècle, d’une ancestrale
tradition de pratiques martiales et de l’interdiction de pratiquer
celles-ci imposée par les samouraïs de Shimazu, les arts martiaux
d’Okinawa, te, tode ou karate jutsu (combat à
mains nues) et kobu jutsu (utilisation des outils
traditionnels), se sont développés et perfectionnés dans la
clandestinité, avec l’aide d’experts et de diplomates chinois que les
Japonais n’osaient pas provoquer et la hargne d’un peuple qui refusait
la soumission. Ils sont en conséquence essentiellement destinés à la
défense personnelle car la paix n’exclut pas la nécessité de juguler le
brigandage, souvent en bande, d’affronter l’omniprésence des pirates
qui harcèlent les îles, de lutter contre toutes les formes de la
criminalité ou les excès de certains samouraïs... ni le besoin de se
sentir maître de soi et maître chez soi.
Aujourd’hui, les amateurs de bu jutsu
se divisent en deux
courants. D’une part, ceux qui s’attachent à préserver un trésor
culturel en l’état d’origine ; leur pratique s’inscrit dans une
perspective historique figée. D’autre part, ceux qui souhaitent
conserver l’efficacité des bugei en adaptant les bu jutsu
aux réalités contemporaines. Quelle que soit l’option choisie, une
caractéristique leur est commune. Pour atteindre un haut degré
d’efficacité — même dans une pratique historique elle doit être
recherchée pour être au plus près de sa réalité —, l’adepte a
besoin de
lucidité, de sérénité et d’intelligence, en particulier en situation de
stress, qui ne se manifestent en quantité suffisante que s’il réussit à
trancher son ego, à s’affranchir des vicissitudes de ses
affects (sentiments, émotions, sensations, pulsions, humeurs...), et à
éradiquer ses croyances, conditionnements et idées préconçues ;
toutes caractéristiques de l’élévation spirituelle qui garantissent une
utilisation réfléchie et modérée de la technique martiale. N’oublions
pas que dans le monde réel des dissensions humaines passées ou
actuelles, l’efficacité ne se mesure pas seulement à l’aune de la
force, mais surtout à la capacité de maintenir la paix, l’affrontement
physique n’étant qu’un ultime recours — seuls les abrutis pensent
que la violence peut résoudre toutes les dissensions.
Dans cette perspective,
peu importe l’option choisie, traditionnelle ou évolutive, maîtrise
technique et ascension spirituelle doivent avancer de concert, or s’il
suffit de s’entraîner pour acquérir la technique et développer les
qualités physiques, il n’en va pas de même du perfectionnement de
l’esprit qui a besoin de se débarrasser de toutes les influences
psychologiques pernicieuses pour atteindre sa pleine efficience. En
effet, en présence d’un danger qui outrepasse un niveau de risque jugé
acceptable, seule compte la réalité, or
l’ego, les affects, les croyances et les conditionnements
en déforment la perception et perturbent le raisonnement, ce
qui s’avère toujours préjudiciable. Il est possible d’envisager un
travail de l’esprit indépendant de l’activité corporelle ; cela
donne
rarement de bons résultats. Lier le corps et l’esprit dans une même
recherche de perfectionnement est nettement plus judicieux ; c’est
ce que propose le vrai budo.
Précisons toutefois notre
propos :
le budo ne caractérise pas uniquement l'enseignement diffusé
dans un club, mais surtout la
voie martiale pratiquée par un vrai budoka (pratiquant d'un budo).
Ainsi peut-on
trouver de vrais budoka dans un club purement sportif ou axé
sur la self-défense
— situation assez rare — et de simples sportifs dans un club
dirigé
par un authentique budoka. De fait, chacun comprend et assimile
l'enseignement à sa convenance. Il est évidemment souhaitable pour un
résultat optimal qu'élève et enseignant soient en communion d'idées.
La voie martiale, potentiellement
apte à juguler les violences
extrêmes — une des meilleures sources de méditations
constructives —,
respectueuse d’une pratique historique ou adaptée à l’époque actuelle,
est un art de vivre qui ne saurait se départir d’un éminent pacifisme,
conséquence inhérente à l’élévation spirituelle indispensable à la
maîtrise du bugei et des différents bu jutsu qui le
composent. Le prétendu do des disciplines de combat sportif ou
l’absence de vision spirituelle des méthodes de self-défense ne peuvent
se targuer d’encourager au même titre que ce budo martial
l’harmonie des relations humaines, l’histoire en témoigne.
L’appellation budo recouvre donc
deux concepts totalement
différents, tant sur l’aspect technique que sur les perspectives
d’évolution psychologique.
- Le plus courant est une émanation largement édulcorée
d’un bu jutsu et
aménagée pour se conformer à son objectif sportif, éducatif, ludique...
C'est une banale activité physique, au même titre que la boxe,
la gymnastique, le rugby ou le badminton, parfois violente, mais qui ne
répond pas à la problématique des véritables agressions. Le do
qui
lui est accolé ne peut être que partiel, limité aux qualités mentales
nécessaires au sportif — ou au soldat —, et ne saurait
procurer un quelconque bénéfice spirituel à ses adeptes ni a fortiori
pallier l’agressivité des nombreux détraqués qui parsèment le monde
puisque son contenu lénifiant
est inapte à déclencher des méditations sérieuses. Le nom qui lui a été
attribué à l'origine est gendai
budo (budo moderne ; créé sur le modèle des boxes
européennes à partir de la fin du XIXe siècle sous l'égide
du Dai
Nippon Butoku Kai, à l'époque organisation fasciste et militariste).
- L’autre budo, qui existait bien avant
la création des gendai budo, plus difficile à trouver, est un
vrai bugei potentiellement létal enseigné au Japon au sein des koryu
dans sa version historique mais souvent adapté aux réalités
contemporaines. Cependant, cet objectif technique se double d'une
recherche de transcendance de l’esprit qui renforce son efficacité et
mène vers la sérénité, la lucidité et la bienveillance, entre autres
qualités indispensables au budoka, grâce à certaines formes de
méditation
intégrées à l’entraînement. Les samouraïs les plus réputés
pratiquaient un syncrétisme de zen et de shinto en privilégiant les
aspects les plus utiles à leur pratique martiale et aux impératifs de
leur fonction, mais aujourd'hui les mêmes méthodes s'utilisent
couramment sans faire référence à la religion.
La confusion fréquente entre ces deux
paradigmes
a-t-elle été entretenue à dessein ? L'utilisation d'une même
dénomination pourrait le faire penser, mais s'il existe des points
communs, les divergences sont trop marquées pour les confondre. À
chacun de choisir sa voie, toutes sont
légitimes,
mais il faut que ce soit en connaissance de cause et en étant
circonspect vis-à-vis des instructeurs qui prétendent tout offrir dans
un même package, ce
qui tient de la chimère tant les oppositions sont flagrantes. En ce qui
me concerne, je m’attache au budo authentique, celui qui
n’usurpe pas la signification de ses kanjis, dont l’efficacité réside
autant dans sa technique martiale que dans sa capacité à préserver la
concorde et à apaiser les conflits grâce à la lucidité d’un esprit
serein. Bien que certains bu jutsu historiques puissent
présenter un attrait certain, mon choix s’est arrêté sur des bu jutsu
réellement adaptés à la vie actuelle sans exclure totalement les bu jutsu
archaïques, nous en verrons la raison plus loin.
BUDO :
« SI VIS PACEM PARA BELLUM »
« Si tu veux
la paix, prépare la guerre ». Cet
adage latin, d’origine inconnue mais repris ad nauseam, a alimenté
moult polémiques. En effet, l’histoire nous montre que de nombreuses
nations ont développé des puissances militaires, officiellement pour se
défendre ou préserver la paix, mais qui ont finalement servi à attaquer
leurs voisins. Le risque de voir aux commandes d’un état un
individu — ou une faction — qui, même s’il affirme le
contraire, rêve
d’essayer le bel arsenal dont il dispose dans le but de soumettre ou
d’annexer quelques contrées stratégiques a toujours existé et s’est
souvent concrétisé. Nul besoin d’aller chercher les exemples bien loin.
Le titre VI de la constitution française de 1789 (publiée en 1792)
exprime sans ambiguïté : « La Nation française renonce à
entreprendre aucune guerre dans la
vue de faire des conquêtes, et n’emploiera jamais ses forces contre la
liberté d’aucun peuple. » Puis il y eut la campagne d’Égypte de
1798 à 1801,
l’Algérie, colonisée de 1830 à 1962… À l’échelon d’un pays, les exemples ne manquent pas ; cette
maxime a donc du plomb dans
l’aile. Voyons si, appliquée à l’individu isolé et au budo,
elle revêt un peu plus de pertinence.
Tout le monde veut être heureux, mais la
plupart des gens ne savent pas comment parvenir à cet état de grâce. Le
dessein est pourtant simple :
il s’agit de vivre en paix malgré les inévitables tensions et les
manifestations hostiles de la vie courante, de savoir éviter ou
résoudre calmement celles-ci, de ne pas en provoquer soi-même et de
trouver l’harmonie relationnelle. Le
bonheur, c’est être sans conflit ; avec autrui, ces différends
finissent toujours par se résoudre, mais surtout avec
soi-même, car les contradictions internes sont des plaies qui suintent
éternellement et suscitent soucis, inquiétudes, dilemmes, embrouilles,
démêlés, altercations, voire violences. Problèmes de conscience que
chantait Anny Cordy en 1975 : « J’voudrais bien, mais j’peux
point » ou que Freud attribuait à la lutte entre le principe de
plaisir et le principe de réalité.
Cependant, certains semblent nourrir le sel de leur existence en
provocant d'éternelles querelles. Voyez Donald Trump actuellement, le
roi du clash tous azimuts ; est-il
heureux ? Certains, aveuglés par sa faconde et sa richesse, le
pensent certainement, mais ses incessants
revirements et son agressivité dans tous les domaines de son action
politique ou la gestion de ses affaires attestent de
ses nombreux désaccords, certes avec autrui — même les membres de
son parti politique le désavouent dans de multiples
circonstances —,
mais surtout avec
lui-même ; troubles de conscience déjà présents dans les années 80
où il
s'est successivement affilié au parti démocrate, au parti républicain,
au parti de la
réforme puis à nouveau au parti républicain.
Un art martial aurait-il pu rendre Donald Trump heureux ? Question
qui mérite sans doute une sérieuse réflexion.
Entre le budo et le bonheur, la concordance est
frappante ; tous
deux reposent sur l'absence ou la gestion sereine des dissensions, ce
qui
ne saurait se réaliser en accumulant les contradictions psychologiques
et les émotions génitrices d'agressivité. Vu
à l'aune de cette analyse, Donald Trump aurait dû pratiquer un art
martial dont une des principales caractéristiques est de conférer la
sérénité et la bienveillance. Effectivement, écraser les autres peut
satisfaire l'ego mais au prix de nombreux heurts qui ne sauraient
rendre serein, a fortiori heureux.
Ces deux objectifs du budo, gestion apaisée des désaccords avec
autrui et absence de conflits internes, s’articulent ainsi :
- Conférer la capacité technique de
répondre efficacement à toutes les formes de l’agressivité — para
bellum. Certes, le budo, quand il est maîtrisé, offre la
possibilité de
résoudre au mieux les manifestations de la violence extrême, ce qui
statistiquement se produit rarement, mais il confère surtout la
quiétude et la lucidité qui permettent de ne pas provoquer de chicane,
d’aborder tranquillement les
agressions mineures, de ne pas les envenimer et de leur trouver une
issue non violente, solution toujours préférable pour conserver son
flegme. Capacités qui seront largement renforcées si le second volet
n’est pas négligé.
- Permettre la mise à distance des influences
néfastes des affects, des croyances, des conditionnements, de l'ego et
l’acquisition de qualités humaines supérieures grâce à la
méditation sur les nombreuses questions techniques, stratégiques,
psychologiques, éthiques, philosophiques et existentielles que sa
pratique soulève. Si l’amélioration des capacités de l’esprit procure
incontestablement une efficacité supérieure en combat, son apport le
plus notable est d’offrir, grâce à la maîtrise de sa psychologie et
l’éradication des contradictions internes, le surcroît de clairvoyance
qui
portera naturellement le budoka vers le pacifisme et
l’humanisme, car une réflexion intelligente démontre sans coup férir
qu'il en va de l'intérêt individuel comme du collectif — vis
pacem.
C’est ce second volet du budo,
malheureusement absent dans les sports de combat et les self-défenses,
qui garantit que le premier ne sera pas
dévoyé. Cette élévation spirituelle, accessible à l’individu même si la
pratique martiale n'en fait pas une certitude, l’est
beaucoup moins à l'ensemble des dirigeants d’un pays qui changent
régulièrement et sont rarement tous en accord. Quant aux dictateurs,
qui eux restent en
place quasiment à vie, rien n’assure qu’ils soient touchés par la grâce
du pacifisme ; il faudra donc toujours s’en méfier. Si la
sentence « si vis pacem para bellum » est discutable pour une
nation et son gouvernement, elle se justifie pour toute personne
qui ne rechigne pas à comprendre les méandres et les obscurités de son
esprit afin de le porter en des contrées moins tourmentées et plus
éclairées. Or, si les candidats au bonheur, à la sagesse, à la sérénité
et à la lucidité sont relativement nombreux, peu
trouvent le chemin de cet accomplissement. Nous leur proposons le budo,
à condition de comprendre le caractère indissociable de ses deux
facettes quelle que soit la motivation de départ qui devra fusionner
avec son indispensable complément. Le budo n’offre pas le choix
entre l’excellence technique et l’élévation spirituelle ; pour
mériter son appellation, il exige les deux.
Attention toutefois à ne pas se laisser abuser par une belle idée qui
deviendra, si on lui octroie un caractère intangible et permanent, un a
priori dont
les conséquences seront parfois largement préjudiciables. Ainsi, le
pacifisme et l’humanisme ne doivent pas glisser vers l’angélisme et
l’aveuglement qui lui est conséquent, ce que l’on a maintes fois
constaté lors de tragédies historiques. Seule la réalité doit conduire
nos décisions ; les idées aussi grandioses soient-elles ne doivent
pas l’occulter.
Si ces deux pôles de l’efficacité
responsable, capacité de dissuasion
ou de défense et perfectionnement des qualités de l'esprit, ne
sauraient se dispenser l’un
de l’autre, il n’en reste pas moins vrai que le débutant aborde l’art
martial sous son aspect purement technique. C’est cette gestuelle, ses
applications, les obstacles de toute nature à leur mise en œuvre et
leurs graves conséquences potentielles si elles sont utilisées lors
d'une agression qui vont peu à peu susciter ses
réflexions. Si elles sont bien menées, avec logique et profond désir
d’avancer, elles lui permettront l’accession à des états de conscience
particuliers, à une meilleure gestion de ses affects et à une
intelligence plus vive. L’incitation d’un enseignant conscient de la
primauté de l’esprit sur la technique sera souvent déterminante.
À cette fin, la technique et le
vocabulaire qui l’accompagne ne
sauraient être édulcorés, imprécis ou simplifiés, même pour un
débutant, cette approche naïve telle qu’on la trouve dans les
innombrables succédanés d’arts martiaux n’ayant jamais démontré sa
capacité à transcender l’esprit des pratiquants. Le seul résultat
concret et mesurable des sports de combat, où la valorisation du
spectaculaire prime sur l’efficacité et le réalisme, est d’augmenter le
recours à la violence,
la réflexion intelligente n’étant pas le propre des esprits
embrumés ;
et ils sont nombreux. C’est l’inévitable conséquence du sport de
compétition où, pour gagner, c’est le but des sportifs mais également
des supporteurs, il faut attaquer, donc
développer son agressivité qui, petit à petit contamine la vie
courante. Or l'objectif du budo est de conférer la capacité
de surmonter une éventuelle agressivité violente sans devenir soi-même
agressif ; l'opposition entre sport de combat et budo est
flagrante.
Quant à ceux qui relèguent la compétition à
un rôle accessoire mais ont conservé les préceptes des créateurs des gendai
budo (techniques dangereuses interdites, un
seul adversaire qui
respecte des règles, vision strictement sportive ou éducative...), leur
bagage technique est insuffisant pour
répondre à toutes les formes d’agression et l’absence de mise en
situation de confrontation aux violences extrêmes n’engendre pas les
méditations sur la vie et la mort indispensables à une totale maîtrise
martiale.
Les méthodes de pure self-défense ne sont pas logées à
meilleure enseigne puisque, pour aller vite dans l’acquisition des
techniques, elles négligent totalement ou peu s’en faut le volet
spirituel et qu’elles véhiculent les lacunes de leur sport d’origine.
Certaines offrent néanmoins le vernis superficiel qui permet de ne pas
trop les assimiler à de la bagarre de rue, mais l’enfumage n’est jamais
loin. Dans les faits, nombreuses sont celles qui ne s’embarrassent
d’aucune éthique et forment des gens vindicatifs qui se complaisent
dans les rixes — des
prédispositions sont néanmoins nécessaires, mais ces activités
attirent naturellement ce type d’individu.
Le vrai budoka dédaigne ces
pathétiques crêpages de
chignon, car il se dote des moyens intellectuels et psychologiques de
les éviter. Son entraînement le prépare à affronter l’épreuve ultime,
celle où la vie est en jeu, où le scénario est digne des pires
tragédies. Tout le reste n’est que broutilles qui se traitent
sereinement.
De plus, le budoka n’a aucune raison d’attendre la totale maîtrise
technique,
c’est-à-dire les calendes grecques, pour se préoccuper de son élévation
spirituelle puisque sans état de conscience supérieur la pratique
martiale n’atteint jamais son apogée et risque d’être utilisée à tort
et à travers alors qu’elle est fondamentalement destinée à la défense
et à la préservation de la concorde.
Un certain degré de sagesse — à ne
pas confondre avec l’impotence craintive de la vieillesse —
survient naturellement avec l’âge ; malheureusement, pas chez tout
le monde car il faut savoir sortir de
ses certitudes sans devenir une girouette. Accélérer ce phénomène et en
élargir la portée ne relève pas de l’utopie, à condition d’en saisir
l’importance et de s’en donner les moyens. À cette fin, de nombreuses
méthodes de méditation nous sont proposées. Dans le meilleur des cas,
elles amènent quelques bienfaits superficiels, un apaisement, une
distanciation... mais, pour aller plus loin, provoquer de vraies
mutations spirituelles et psychologiques, leur routine, même pour les
plus éprouvées, a presque toujours besoin d’un événement déclencheur
pour porter des fruits réellement transcendants : un grave
traumatisme
psychologique par exemple qui peut être ponctuel ou d’effet cumulatif.
En effet, indépendamment de l’adaptation forcée aux contingences, le
caractère, le comportement ou la philosophie de la vie de la plupart
des gens ne changent quasiment jamais ; sauf, parfois, après un
choc
affectif qui les porte à voir enfin le monde sans les œillères de
l’ego, les sirènes des conditionnements ou les artefacts produits par
les émotions et les sentiments.
Pourquoi attendre cet hypothétique
trauma ? Installons-nous le plus souvent possible dans une
représentation mentale des événements violents qui heurtent notre
confort quotidien, qui bousculent notre conception de la vie et de la
mort. Le vrai budo les met en scène sans rien en occulter afin
de les
comprendre et de les dominer. Ce combat contre toutes les formes de
violence, certes fictives au dojo, a la faculté de provoquer, chez le budoka
motivé, des méditations bâtisseuses de
qualités spirituelles exceptionnelles.
Survient ici la question que tout bon
citoyen se pose : peut-on
enseigner des techniques susceptibles de provoquer des dommages
corporels graves, éventuellement létaux, à n’importe qui ? Il
convient de noter plusieurs éléments :
- Il n’est pas nécessaire d’avoir reçu un
enseignement pour mettre un doigt dans l’œil, écraser des testicules,
casser un nez, frapper avec une batte de
baseball ou un rouleau à pâtisserie, planter un couteau ou une broche à
barbecue, tirer avec un fusil de chasse… Celui qui veut blesser ou tuer
son prochain n’a nul besoin d’explications pratiques.
- L’agressivité sans limite et irrépressible
se constate le plus souvent chez les personnes sans préparation
réellement martiale, notamment sous la pression psychologique d’un
groupe de personnes vindicatives, sous l’emprise de l'alcool, d'une
substance
psychotrope, de la
démence ou d’une idéologie nihiliste ou haineuse.
- Avant que la
dangerosité d’un bu jutsu ne se révèle, il faut de nombreuses
années
d’entraînement. Cette longue maturation élimine naturellement les
indésirables ou, cela se constate parfois, les transforme.
- Contrairement à la plupart des gendai budo
qui sont des sports
d’attaque, donc agressifs, les bu jutsu ont conservé le
caractère
défensif conféré par leur contexte historique, empreint de la justice
et de la retenue préconisées dans le bushido,
qu’un bon sensei (professeur ;
littéralement : celui qui est
né avant) ne manquera pas d’inculquer à ses élèves. Et si le vrai budoka
exécute des techniques dangereuses — ce qui élimine tous les
prétendus budo qui les bannissent (les sports de combat) —,
c’est avant tout pour
apprendre à s’en protéger.
Rien ne justifie donc d’édulcorer les bu jutsu ;
ils y perdent
l’efficacité et le pouvoir de générer des méditations constructives.
Alors, pourquoi ne pas utiliser le terme bugei pour nommer
notre art martial idéal, efficace et réaliste, puisque budo est
controversé ?
D’abord parce que des charlatans ont déjà récupéré l’appellation bugei
pour nommer leur création qui n’est qu’une énième réplique des sports
de combat dits « extrêmes » ou « totaux ». Il
existe des championnats
de (faux) bugei avec bien sûr, comme pour tous leurs
homologues, une longue liste de règles et interdictions, ce qui infirme
la pertinence de la dénomination bugei qui
consiste à maîtriser ou éliminer les agresseurs violents à l'aide de
tous les moyens disponibles dans l'instant, à préserver la qualité
de sa vie et celle des innocents.
Ensuite, si le vrai bugei peut générer des évolutions
spirituelles, ce
n’est en rien une certitude. Ainsi, les meilleurs bushi et
samouraïs
faisaient tous preuve de grandes qualités spirituelles, mais de
nombreux autres ont enfreint les préceptes du bushido, se sont
comportés en barbares et n’ont jamais amorcé la moindre méditation qui
aurait pu les ramener sur une voie plus juste, plus humaine. Sokon
Matsumura au XIXe siècle formulait ainsi la nécessité de
lier l'art martial et l’esprit : « budo no bugei »,
ce qui peut se traduire par « techniques de combat réel et élévation
spirituelle doivent se compléter ».
D’autres avant lui,
— Miyamoto Musashi, Jocho Yamamoto, Yagyu Munenori, Takuan
Soho...— ont
laissé des écrits pour rappeler, d’une part, l’importance des diverses
aptitudes de l’esprit pour atteindre l’excellence technique et, d’autre
part, l’indispensable application des préceptes chevaleresques du bushido
pour que la caste des samouraïs ne soit pas
vilipendée ; preuves évidentes que de nombreux samouraïs avaient
besoin d’être recadrés. N’oublions pas que le statut de samouraï était
en grande partie héréditaire ; l’hérédité n’a jamais garanti la
transmission des qualités humaines.
Dans le budo authentique,
l’apprentissage des bujutsu, la formation
éthique et la recherche d’élévation spirituelle sont totalement
agrégés. Un véritable bugei, efficace face à toutes les formes
de violence, qui vise à améliorer les qualités de l’esprit afin de
porter
la technique à son zénith et qui préserve l’harmonie des relations
humaines, est un budo, un vrai budo ! Toutefois,
ne nous y trompons
pas, ce formidable projet ne saurait aboutir rapidement. S’il est
possible de former un champion en trois ou quatre ans, si certaines
méthodes de self-défense vous promettent l’efficacité en six mois,
parfois moins, de nombreuses années sont nécessaires pour constater de
réelles compétences martiales et ressentir de profondes mutations
psychologiques.
Évidemment, il convient d’écarter de ce
type d’enseignement résolument martial les enfants, les adolescents
immatures et les adultes au psychisme insuffisamment structuré tels ces
samouraïs écervelés qui faisaient honte à leur classe. Les enfants et
adolescents pourront
bénéficier utilement d’un entraînement sportif et éducatif que l’on
orientera vers l’aspect martial quand la maturité viendra, mais les
adultes inconscients, surexcités ou fanatiques devraient être
définitivement écartés de toute connexion à la violence même édulcorée.
FONDEMENTS
TECHNIQUES DE L’EFFICACITÉ DU BUDO
Nous avons consacré plusieurs articles à
la maîtrise de l’esprit, au
développement de ses capacités et à la levée des obstacles à son
épanouissement. Attardons-nous aujourd’hui sur les caractéristiques
d’un ensemble technique réellement adapté à la maîtrise de toutes les
manifestations de l’agression violente aussi compliquées soient-elles,
en dépit de la difficulté de dissocier la technique et l’esprit.
Bien entendu, notre propos concerne le budo que nous pourrions
qualifier de civil. Les problématiques professionnelles d’un militaire,
d’un policier, du personnel des institutions psychiatriques, d’un garde
du corps et autres professions confrontées régulièrement à la violence
sont spécifiques, même s’il existe de nombreux points communs ;
elles nécessitent des techniques et du matériel spécialisés que nous
n’évoquerons pas. D’ailleurs, elles présentent un aspect trop
utilitaire pour être qualifiées de budo, l’élévation
spirituelle n’étant généralement pas à leur programme. Elles se
contentent, comme les sports de combat, de prescrire des règles ou une
déontologie. Le vrai budo n’a pas de règles, car il porte
naturellement ses adeptes vers l’humanisme, la bienveillance, la
justice, l’empathie... Nul besoin dans ces conditions de leur dire ce
qu’ils doivent faire, car leur sereine lucidité les guide
infailliblement, c'est le grand dessein du budo, mais avant
d'atteindre ce stade d'élévation
spirituelle, un cadre, qui peut être celui du bushido, doit
servir de guide aux néophytes.
Quant aux agressions qu’il faut bien mimer pour apprendre à s’en
protéger, elles ne suivent évidemment aucune règle. Cela ne les rend
pas pour autant imprévisibles et quelques précautions élémentaires
éviteront de nombreux ennuis.
Certains accumulent les déboires et
accusent la fatalité, la
malédiction ; bref, ils n’y peuvent rien. Pourtant, à l’analyse,
l’évidence d’un manque de soin dans toutes les étapes qui conduisent à
l’incident saute aux yeux : observation défectueuse, peu de
réflexion,
décision erronée, préparation bâclée, prise de risque insensée, action
désordonnée… La victime s’avère souvent responsable de ses propres
soucis — dans le cadre d’une agression, cela n’exonère pas pour
autant
son auteur de sa culpabilité.
Par définition, l’imprévu est un
événement auquel on ne s’attend pas. Certaines péripéties sont
effectivement surprenantes, mais elles sont peu nombreuses, surtout
quand le contexte de leur possible apparition est connu, or il est rare
de ne disposer d’aucune indication et même dans ce cas, il suffit
d’observer ou de se renseigner pour ne pas tomber des nues. Un peu de
lucidité et d’application doivent permettre de limiter les désagréments
que nous subissons ; nous suggérerons plus loin une méthode pour
développer l’attention, la vigilance, le discernement et la sérénité, qualités qui
fondent la capacité d’éviter ou de gérer au mieux la grande majorité
des aléas de l’existence.
Les agressions s’inscrivent très bien dans un processus de survenue sur
lequel nous pouvons agir préventivement, cependant il reste toujours
une possibilité d’être confronté à la violence inopinée. Si nous avons
impérativement besoin de nous défendre, ce sera a priori à mains nues
car, dans la vie courante, nous ne sommes généralement pas armés.
L’expert en karate jutsu — qui privilégie les atemi
(frappes) mais utilise toutes les formes de combat à mains nues sans
limitation — peut résoudre de nombreuses configurations
d’agression,
néanmoins toute compétence a ses limites. Un seul bu jutsu,
fût-il très riche comme le karate jutsu, s’avérera insuffisant
dans les cas les plus difficiles, or ce sont ces violences extrêmes qui
motivent l’entraînement du budoka — « Qui peut le
plus peut le
moins » (Aristote.) — et fournissent la meilleure matière à la
réflexion
philosophique. Un vrai budo doit donc s’élaborer dans l’idée
d’un bugei, constitué de différents bu jutsu, pour se
donner les moyens d’affronter les situations les plus variées et les
plus périlleuses. Évidemment, la maîtrise des formes d’agression les
plus compliquées viendra après l’aisance dans les plus simples, mais il
est nécessaire de se frotter à la grande difficulté dès les
balbutiements dans la discipline pour favoriser l’implication de
l’esprit dans la gestion technique.
Comme nous l’avons déjà évoqué, seule l’efficacité entre en
considération. Nulle référence à l’esthétique, à la tradition ou à la
morale ; la beauté n’a jamais été un corollaire de l’efficacité,
les
coutumes s’adaptent à l’air du temps et les préoccupations éthiques ne
doivent pas occulter l’impérative nécessité de lutter contre la
barbarie.
Certains bu jutsu traditionnels
ne conservent qu’un attrait
historique : yoroi doshi jutsu (combat en armure), tessen
jutsu (éventail de guerre), shuriken jutsu (lancer de
lames), naginata jutsu (hallebarde), so jutsu
(lance), iai jutsu (art de dégainer le sabre et de frapper dans
un même geste), batto jutsu (coupe au sabre), kyu jutsu
(arc), yabusame (tir à l'arc pratiqué sur un
cheval au galop), nin
jutsu (techniques d’espionnage et actions furtives), hojo jutsu
(art de
ligoter)... Certains pratiquent même le tir à la pierrière, à la
bricole, au mangonneau, au trébuchet, au couillard et, pour les plus
modernes, à la bombarde (invention du XIVe siècle utilisant
la poudre noire). Ces bu jutsu
intéressent principalement les esthètes ou les archéologues du bugei,
leur utilisation dans un contexte contemporain étant fort improbable.
D’autres bu jutsu constituent des compléments précieux au karate
jutsu : bo jutsu (bâton), ken jutsu (combat
au sabre [les
attaques de
battes de base-ball sont comparables]) tanto jutsu (couteau), aiki
jutsu (utilisation de la dynamique adverse)… Ajoutons-y yawara
jutsu (lutte en corps à corps) et, dans le prolongement des kobu
jutsu, l’art d’utiliser les objets du quotidien comme arme ou
bouclier ; la liste est largement modulable.
Des pratiquants pragmatiques objecteront que la maîtrise d’un seul bu jutsu
représente déjà une entreprise colossale ; alors en assimiler
plusieurs... la mission semble quasiment impossible. C’est vrai !
personne n’arrive au bout de la voie, même s'il s'agit d'un unique bu jutsu,
et c'est réjouissant car il n'y a ainsi aucune limite à
la recherche de perfection ; on peut toujours aller plus loin.
Cependant, si la liste des jutsu qui se complètent semble un
peu longue, elle s’établit selon une logique d’ensemble qui en assure
la cohérence. Finalement, il n’y a pas de nombreux jutsu à
apprendre ni plusieurs voies sur lesquelles s'engager ; être sur
la voie du vrai budo sans se préoccuper de savoir où
elle mène constitue le seul but du budoka.
N’oublions pas que la voie, à la fois
technique et spirituelle, ne peut
en aucune manière se parer d'un quelconque objectif aussi grandiose
soit-il. « Si vous savez où mène la voie, c'est que vous n'êtes
pas sur la
voie ! »
Une technique parfaite peut paraître envisageable
intellectuellement, mais
ce n’est qu’un leurre car plus on progresse, plus on l’imagine
différemment. Quant à l’état de conscience exceptionnel qui permettrait
de lui conférer une quasi certitude d’efficacité quel que soit le
contexte, il est strictement indéfinissable avec les outils
intellectuels dont nous disposons. Comment savoir, en effet, ce que
serait notre vision du monde et des événements, nos réactions et
comportements si nous étions débarrassés des influences, des
déformations et même de certaines injonctions subconscientes, toujours
perturbantes, souvent néfastes, parfois funestes, produites par les
multiples affects, les conditionnements, les croyances
et l'ego qui accablent la conscience de tout individu
« normal » ?
Impossible donc de se
fixer un objectif de perfection technique et spirituelle. Une seule
solution : pénétrer sur la voie de la perfection d’une
technique
conventionnelle, traditionnelle, éprouvée, dont nous savons que notre
perception sera évolutive, tout en méditant sur les
nécessaires transformations de l’esprit pour lui conférer plus de
lucidité, de sérénité, de perspicacité, de vivacité... Autrement dit,
entraînons-nous, améliorons-nous, recherchons les dispositions de
l’esprit qui magnifient la technique sans préjuger de ce que nous
serons demain et nous verrons la maîtrise technique influer sur notre
esprit, puis celui-ci s’ouvrir à de nouvelles conceptions techniques
dans un éternel jeu de stimulations réciproques. Car la voie n'a pas de
fin ; c'est sa principale caractéristique.
Certains s'égarent en pensant voguer vers l'éveil, l'illumination, le satori.
Nous ne
sommes pas de purs esprits et nos savoir-faire sont plus importants
qu'une vague prétention à la sagesse. Toutes nos entraves
psychologiques constituent certes un nœud gordien qu'il est
souhaitable de trancher, cependant ce n'est pas le but mais un moyen
d'avancer vers la perfection de nos réalisations.
Il convient, cependant, de préciser le
mode de cohabitation des
différents bu jutsu. Le budoka doit opter pour une
pratique prioritaire et combler ses lacunes — aucun budoka
n"arrive à tout surmonter à l'aide d'un unique bu jutsu —
grâce à des bu jutsu
complémentaires harmonisés avec son bu jutsu principal. Sans ce
travail d’harmonisation, les philosophies de différents bu jutsu
risquent de se heurter ou de se contrarier. Ainsi, le réalisme du vrai budo
ne permet pas au budoka de séjourner longuement au sol pour
maîtriser un adversaire, c’est une évidence quand une agression est
perpétrée par plusieurs individus, mais également si l’assaillant
semble seul car un acolyte discret peut toujours survenir et exploiter
cette vulnérabilité. À moins d’une agilité phénoménale dans les
cabrioles, il évitera donc soigneusement toutes les techniques qui
l’entraînent volontairement au sol : judo, lutte, tous les mixages
de percussion, préhension et combat au sol… et a fortiori les
immobilisations au sol qui le privent de sa liberté de mouvement. Pour
autant, il développera quelques compétences au sol car il n’est pas
exclu qu’il tombe ou soit projeté.
Certes le travail à accomplir est colossal si l’on considère l’objectif
technique global, mais « Un voyage de mille lieues commence par un
premier pas. » (Lao Tseu.) Avançons donc sur la voie technique
puisque
c’est elle qui a le pouvoir de mener notre esprit en terra incognita.
De toute façon chaque pas est une victoire sur… soi-même ; et ce
sont les seules qui nous grandissent.
Chaque budoka détient, à un
moment de sa progression, un
certain niveau d’efficacité en situation réelle qui résulte de
l’intégration de ses qualités spirituelles dans sa maîtrise technique.
L’évaluation de cette capacité à surmonter les différentes
manifestations de la violence relève de l’utopie ; tout au plus
son
professeur, s’il le suit depuis de nombreuses années, peut-il supputer
ses chances de se sortir indemne d’une certaine forme d’agression.
D’ailleurs, si l’enseignant a cette capacité, il aura peut-être celle
de stimuler l’esprit de son élève. Théoriquement, le budoka
peut s’évaluer lui-même ; à condition de s’être mis à l’abri des
nuisances de l’ego, des idées préconçues, des affects... qui sont
rarement de bons guides.
Une évaluation du niveau purement technique est plus facile mais elle
n’augure en rien de l’efficacité réelle, l’esprit y étant pour une
grande part. Cependant, dans tout processus pédagogique, l’évaluation
est indispensable pour adapter l’enseignement aux acquis précédents.
Jusqu’au 1er dan (degré, niveau) de la ceinture
noire, elle peut se
cantonner à l’aspect
technique — le travail sur l’esprit peut toutefois débuter dès les
premiers pas dans la discipline —, mais au-delà, il faut
considérer les
qualités de l’esprit pour programmer des séances constructives. Cette
analyse peut provenir du sensei ou du budoka lui-même
qui suggérera des axes de travail en exprimant certaines difficultés
impossibles à cerner de l’extérieur. Mais tout le monde n’avouera pas
certaines faiblesses psychologiques ou n’acceptera pas que le sensei
les lui attribue. C’est dommage, car à défaut, le yudansha
(porteur de dan) restera un technicien, pas un budoka.
Toutefois, le sensei qui a perçu une déficience chez un adepte
peut programmer un travail apte à la pallier sans expliquer son
objectif, ce qui peut se réaliser aisément en cours collectif. Ainsi ne
risquera-t-il pas d’entrer en conflit avec son
élève. Pour cela, il existe de nombreuses possibilités de travaux
pratiques qui mobilisent l’esprit autant que le corps. Tout bon
professeur saura comment s’y prendre.
Revenons à l’aspect purement
technique du bugei.
Pour comprendre les subtilités gestuelles, nombreuses, car la
superficialité et l'amalgame n'ont pas cours quand la vie est en jeu,
le novice travaille des
éducatifs qui ne sont pas directement utilisables en combat réel.
L’acquisition des formes vraiment martiales, efficaces dans les
configurations les plus dangereuses, demande donc beaucoup de temps.
Par la force des choses, les techniques d’un mudansha
(sans dan) véhiculent intrinsèquement des lacunes qu’il faudra
combler ou des limites qu’il conviendra de dépasser ultérieurement,
processus n’arrivant jamais à son terme car la perfection ne s’atteint
jamais. Il est donc indispensable de différencier ce jugement
d’efficacité en fonction du niveau de maîtrise du budoka. Par
exemple, un kizami
zuki (coup de poing du bras avant) correct pour un mudansha
serait jugé médiocre s’il était exécuté de la même manière par un yudansha.
Toutefois, si les acquis doivent régulièrement être remis en question,
il est judicieux de préparer le budoka à ces aménagements
futurs afin d’éviter qu’il se fige dans un dogme technique ;
l’art,
fût-il martial, se doit d’être inventif et évolutif sans pour autant
en nier les fondements. Ainsi, même si la répétition
acharnée du kihon (gestuelle basique) est indispensable à son
acquisition, est-il souhaitable de montrer et de faire tâter au mudansha
ses multiples applications et évolutions possibles.
LES
MÉTAMORPHOSES DE LA TECHNIQUE
Examinons cette proposition
d'élargissement du kihon< et de ses emplois en kumite
(combat) avec uke waza.
En français, la traduction la plus fréquente de uke waza est
« techniques de blocage » ; en anglais :
« blocks ». Cette formulation risque d’induire en erreur. En
effet, la plupart de ces techniques
servent à détourner l’attaque, rarement à la bloquer. Dans cet article,
nous les nommerons donc défenses ou parades et non blocages.
Pour se défendre, on peut esquiver, frapper,
projeter, immobiliser ou parer. Néanmoins la classification habituelle
sépare ces ensembles techniques. Uke waza se limite donc aux
déviations d’attaques même si certaines (osae ude uke [poussée
de l’avant-bras], tate shuto uke [sabre de main vertical]...)
peuvent entraver ou stopper la pénétration adverse.
Arrêtons-nous sur chudan uchi ude uke
(défense de l’avant-bras
de l’intérieur vers l’extérieur à hauteur de poitrine) généralement
raccourci en uchi uke et imaginons un adversaire qui exécute chudan
oi zuki (coup de poing sur le plexus solaire en avançant d’un pas).
La main du bras qui exécute cette défense passe près de la hanche
opposée
afin d’envelopper l’attaque adverse par-dessous, décrit un arc de
cercle ayant le coude pour centre et finit poing fermé, phalanges en
face de l’épaule correspondante — aller plus loin gaspillerait
l’énergie et exposerait les points vitaux —, bras descendant à
45°, avant-bras remontant à 45°, les deux formant sensiblement un angle
droit dans un plan vertical. Après une forte accélération du mouvement
sur la fin de la trajectoire conjointement à une intense contraction de
la sangle abdominale, le choc se réalise idéalement avec le radius à
proximité du carpe mais, en cas d’imprécision toujours possible dans le
feu du combat, tout l’avant-bras et le poing peuvent modifier la
trajectoire de l’attaque. Le coude ne doit pas se lever au risque de
remonter le chudan oi zuki en jodan (tête) et d’exposer
le flanc. Le geste est suffisamment sec — dans le vide, le karate
gi
(kimono) doit claquer — avec un bon kime (brève
focalisation des énergies physique et mentale) pour que le membre
adverse subisse une nette déviation latérale. La rotation du poignet au
moment de l’impact provoque la contraction de l’avant-bras et
solidarise celui-ci avec le poing. Cette forme offre le meilleur
compromis d’efficacité en termes d’impact, de hauteur couverte et de
profondeur ; elle est la première à maîtriser par le débutant.
Ajoutons un point capital pour obtenir le meilleur résultat : lors
de la préparation de la parade vers la hanche opposée, l’autre main se
tend en direction de l’adversaire, paume vers le bas, et revient
vivement à la taille (hikite), juste au-dessus de la crête
iliaque, poing fermé, doigts vers le haut, coude tiré vers le plan
sagittal pour contracter les dorsaux, le tout réalisé simultanément et
avec la même énergie que le uchi uke.
Par ailleurs si, lors du oi zuki de Tori (l’attaquant), Uke (le
défenseur) se trouve en shizen tai (position naturelle),
celui-ci doit prendre la position hanmi zenkutsu dachi
(position offensive jambe avant fléchie, arrière tendue et corps de trois quarts), kokutsu
dachi (position défensive, jambe arrière fléchie) ou fudo dachi
(position équilibrée), la jambe avant correspondant au bras qui exécute
la parade. Pour débuter, le uchi uke se fera en reculant la
jambe opposée et en prenant soin de synchroniser l’arrivée en kokutsu
dachi ou fudo dachi avec la fin du uchi uke. Zenkutsu
dachi sera mieux adapté à une pénétration.
Complétons nos recommandations avec un dernier point : le bras qui
prépare le hikite
entraîne le côté du corps correspondant vers l’avant et, en finalisant
le uchi uke, c’est l’autre côté qui est propulsé vers l’avant
et amplifie la dynamique de la parade. Cette manière d’utiliser la
rotation du corps autour de son axe vertical convient à toutes les
techniques des membres supérieurs afin d’en renforcer la puissance à
condition que le tronc forme un bloc solide, hanches et épaules
tournant à l’unisson pour préserver le rachis. En effet, l’énergie
transmise à la cible résulte
de la célérité du déplacement en fin de parcours, du dynamisme du
geste, de la
poussée de la hanche correspondante transmise instantanément à l'épaule
et de la solide fixation de la
position lors du kime, le tout parfaitement synchronisé et
centré sur le hara (l’abdomen perçu comme moteur intelligent de
toutes les actions). Les coups de pied (keri) de la jambe
arrière bénéficieront
également de cette rotation mais en tant que méthode de propulsion de
la jambe, l’avancée de la hanche amorçant le keri lui-même.
Tout en restant chudan, voyons
les évolutions possibles de cet uchi
uke. Le débutant se rend vite compte de la difficulté d’effectuer
cette parade sur une vive attaque frontale. D’ailleurs on n’en voit
jamais en compétition, l’enroulement du bras autour de l’attaque avant
de repousser celle-ci étant plus lent que le tsuki d’un sportif
et pour couronner cette désaffection, de nombreux experts du karaté
sportif rangent cette
technique, à l’instar du oi zuki, dans les éducatifs ;
sans
doute un peu hâtivement. Mais les agresseurs, rarement des champions,
ne sont pas toujours très rapides ; un budoka aguerri a
alors
le temps d’effectuer un uchi uke classique. Cependant, le bras
qui se tend vers l’avant pour exécuter le hikite, et
éventuellement maintenir Tori à distance, peut avoir une autre utilité.
Cette préparation est très rapide et la main avancée peut servir à
contrôler l’attaque avant que l’autre bras ne finalise le uchi uke.
Il est possible d’adopter ce schéma de défense sous la forme d’une
double frappe systématique sur l’attaque adverse ; forme
reproductible
dans de nombreuses parades et souvent considérée comme le nec plus
ultra de la maîtrise martiale.
Cet automatisme, intéressant pour progresser jusqu’au 1er ou
2e dan puisqu'il incite à mobiliser les deux bras
dans
chaque parade, devrait toutefois évoluer plus efficacement. La main
du hikite peut intercepter l’attaque si le uchi uke est
en retard, c’est une sécurité supplémentaire, mais si elle a
franchement dévié le coup de poing — moins évident sur un coup de
pied, le poids de la jambe étant moins facile à déplacer —, il est
inutile de poursuivre avec une seconde défense ; mieux vaut
utiliser
l’énergie disponible pour une contre-attaque qui surgira ainsi beaucoup
plus
rapidement. Par exemple, après déviation du tsuki par la main
qui devait préparer le hikite, on continue de la même main (hente)
avec haishu uchi (frappe du dos de la main) sur le nez ou
l’oreille de l’adversaire ou shuto uchi (sabre de main) sur le
côté du cou et on poursuit avec un atemi définitif de l’autre
bras. On peut également se dispenser de la technique intermédiaire et
enchaîner directement l'atemi final ou
utiliser celle-ci pour dévier une seconde attaque du style
gauche-droite comme on en voit en boxe.
Certains karatékas sportifs dotés d'un nombre de dan
respectable revendiquent
l'efficacité de leur technique en combat réel, affirmation
invérifiable, mais restent confinés au
stade de cette
double défense systématique. Rien de grave en cas de faiblesse isolée,
personne n'est parfait, à condition que ce type de lacune ou de
fourvoiement en regard
de leur prétention ne se multiplie pas trop. Dans ce registre, il faut
évoquer les esquives circulaires du buste utilisées en boxe anglaise
que des enseignants illuminés par la bêtise enseignent dans le cadre
d'un prétendu art martial ou d'une self-défense : technique
parfaite
pour jeter sa tête sur le genou de l'adversaire. Bien d'autres
aberrations circulent dans les cénacles de l'intelligentsia martiale,
cependant seuls les
adeptes engagés dans une authentique
recherche budo percevront ces erreurs conceptuelles souvent
nées de l'amalgame incongru du sport et de l'art martial.
Imaginons maintenant une trajectoire non
plus perpendiculaire à
l’attaque mais pénétrante — bras un peu plus tendu, hanche
correspondante un peu plus poussée en avant ou déplacement vers l’avant
qui s’achève en hanmi zenkutsu dachi ou fudo dachi. Une
pénétration dans la dynamique adverse est plus cassante, surprend Tori
dans un instant de relative faiblesse et donne un avantage
psychologique à Uke. Cette parade offensive peut se poursuivre sans
temps mort en hente avec diverses formes de frappes du poing,
mais si la main s’ouvre, l’éventail des possibilités s’agrandit : kakete
(saisie), nukite (pique des doigts), koko (gueule de
tigre)... La pénétration confère également les dispositions techniques
et psychologiques favorables à l’enchaînement d’un gyaku zuki
ou uchi (gyaku signifie pas naturel, donc porté du bras
arrière) efficace.
A contrario, après être allé chercher le contact assez loin devant soi,
une trajectoire absorbante en ramenant le poing un peu plus près de
l’épaule que précédemment, notamment en gyaku uchi uke avec un
recul de la hanche et éventuellement de la jambe
correspondantes, permet une défense plus fluide, sans choc,
intéressante pour un petit gabarit mais surtout pour favoriser la
pénétration adverse qui viendra s’empaler sur le contre simultané ou
enchaîné très rapidement du bras, ou de la jambe, opposé à la défense.
Toutefois, le contact avec l’adversaire ne survient pas forcément en
fin de trajectoire, ce qui ouvre des perspectives d’utilisations
non-conventionnelles fort nombreuses. Citons quelques exemples :
- La préparation vers la hanche opposée sert de ura gedan barai
(balayage) avec le bras sur l’extérieur du tsuki,
l’avant-bras revient chasser le bras adverse en percutant la base du
biceps ; point particulièrement sensible.
- Schéma semblable, mais le ura gedan barai
intervient sur
l’intérieur de l’attaque, l’avant-bras frappe le coude ou la base du
triceps et provoque une luxation (kansetsu) à condition de
conserver le poing adverse près de la poitrine ; on peut
d’ailleurs l’y
maintenir avec l’autre main. Cette forme peut aussi répondre à une
saisie du revers de la veste. La menace de luxation force l’adversaire
à se pencher en avant et à exposer plusieurs points vitaux.
- Même décomposition en ura gedan barai suivi de uchi
uke, mais sur deux tsuki enchaînés
ou sur mae geri (coup de pied en avant) suivi de kizami zuki.
La succession des attaques peut provenir de deux assaillants,
mais nécessitera peut-être un repositionnement du corps durant
l’exécution de la parade et la préparation du hikite pourra
utilement s'aménager.
- Sur une saisie directe du poignet droit avec la main
gauche (ou inversement) suivie d'un tsuki du poing droit, la
première partie
sert à se dégager de la saisie, le reste à dévier l'attaque. En
effet, la volonté de frapper puissamment d’une main
restreint automatiquement la force mise dans l’autre main (réflexe
controlatéral), ce qui permet un dégagement aisé si la synchronisation
et la technique sont bonnes. Néanmoins, pour compenser une différence
de puissance, il ne faut pas tenter le dégagement avec le bras tendu
mais en le fléchissant ce qui permet de faire levier sur l’arc formé
par le pouce et l’index (koko) de l’adversaire et de limiter
l’énergie nécessaire pour sortir de la saisie.
- Lors d’une saisie croisée (main gauche sur poignet
gauche ou vice-versa), Uke peut inverser les
rôles en saisissant le poignet de l’adversaire en fin de trajectoire du
uchi uke, ce qui place Tori en position
vulnérable. Cette action doit intervenir avant que Tori n’affermisse sa
saisie ; après, un atemi de diversion sera nécessaire
avant d’amorcer le uchi uke. Dans tous les cas, un déplacement
d'accompagnement — rotation sur le pied correspondant au poignet
saisi pour passer à l’extérieur de la garde adverse — renforcera
l'énergie de la défense.
- Sur la même saisie, la main libre coiffe la main de
l’adversaire pour l’empêcher de lâcher dès le début de la préparation
du uchi uke. À la fin de cette défense, le poing se positionne
verticalement (tate), réalisant ainsi la technique yuki
shigae (clé en Z). Il suffit ensuite de pousser les deux mains vers
le hara de l’adversaire pour que la clé devienne douloureuse.
Attention néanmoins à ne pas se
polariser sur un poignet emprisonné ; considération qui nous
ramène à la psychologie du combattant, notamment à la différence entre
l’attention et la concentration que nous explorerons plus loin. Nous
avons deux mains et si les deux
sont immobilisées, nous avons des jambes, une tête et nous pouvons
certainement nous déplacer pour provoquer un déséquilibre. Et puis,
quand l'adversaire saisit un point du corps ou agrippe les vêtements,
il se prive lui-même de
ses mains. Tout geste agressif expose les faiblesses de l'assaillant.
Sur les attaques circulaires comme chudan
mawashi geri
(coup de pied circulaire dans les côtes ou le plexus solaire) uchi
uke
devient un vrai blocage. En cas de désavantage de gabarit, le risque de
fracture du radius est notable ; il vaudra mieux amoindrir
l’énergie
encaissée en parant avec les deux bras ou avec un déplacement judicieux.
D’ailleurs toutes les applications évoquées précédemment verront leur
efficacité renforcée par la mobilité de l’ensemble du corps centrée sur
le hara qui permet de toujours occuper la position idéale par
rapport à l’adversaire. En effet, ce sont généralement les déplacements
(unsoku) et l’ancrage des positions qui confèrent à la gestuelle
son efficacité globale, tant dans la puissance que dans l’absorption de
celle de l’adversaire ou dans la pertinence des positionnements.
DES
DÉPLACEMENTS EFFICACES
Voici la liste des unsoku
classiques : ayumi ashi (un pas en avant), hiki ashi
(un pas en arrière), tsugi ashi
(pas chassé), yori ashi (pas glissé), okuri ashi
(double pas sans changer de garde), mawari ashi (pivot sur le
pied avant), ushiro mawari ashi (pivot sur le pied arrière),
mais beaucoup d’autres formes existent. Avec toutes les nuances
intermédiaires et les multiples couplages possibles, il est possible
d’avancer droit, en biais ou en zigzag, de reculer, de se mouvoir
latéralement, de pivoter, de déplacer un pied, les deux,
alternativement, en même temps, de sauter, de se baisser... les
possibilités sont presque infinies.
Durant un combat, outre la recherche du meilleur positionnement, les
déplacements ont deux fonctions fondamentales : attaquer ou
esquiver (tai
sabaki). Toutefois, s’ils peuvent servir à simplement changer de
place, ils seront souvent couplés à une action
simultanée :
attaque, parade ou contre-attaque. D’ailleurs, l’assemblage esquive,
parade et
contre-attaque dans un même déplacement ne requiert pas de capacités
extraordinaires ; tout budoka avancé doit y parvenir.
Il est
évidemment possible de ne pas bouger en exécutant un uke ou un atemi
— certaines circonstances imposent une quasi-immobilité —,
mais il est toujours préférable de se déplacer même si l'amplitude est
réduite ; une cible mobile est plus difficile
à atteindre et la dynamique des unsoku peut s’exploiter de
multiples manières. Dans le cas de l’esquive qui interviendra le
plus tard possible avec une grande vivacité, l’idée qui doit nous
guider repose sur l’inversion des avantages. Le tai sabaki doit
s’achever dans un positionnement plus favorable à la maîtrise de
l’assaillant qu’au départ de l’action ; principe qui, a priori,
condamne
le recul. En effet, reculer c’est rester dans l'axe de l'attaque,
faciliter sa poursuite et subir ; ce n’est pas
psychologiquement acceptable pour le budoka, sauf s’il s’agit
d’un impératif ou d'une stratégie. Reculer est néanmoins possible, même
si c’est rarement la
meilleure solution, à condition de se limiter à un pas, si possible en
sortant de la ligne d’attaque, ou mieux à une simple absorption en hiki
yori ashi (pas glissé en arrière) afin de rester à proximité de
l’adversaire pour contre-attaquer efficacement. Si on est surpris, le
recul permet de se mettre momentanément à l’abri et il offre le répit
nécessaire pour ramener l’esprit dans les dispositions qui conviennent
à une gestion éclairée du conflit.
Avancer sur l’attaque n’est pas naturel, mais offre de nombreux
avantages : défense ou contre-attaque plus énergiques, domination
psychologique et sortie de la distance d’efficacité de
l’attaque adverse, ce qui minimise la prise de risque. C’est
certainement la raison pour laquelle dès les
premiers kata (littéralement : moule ou forme ;
exercices codifiés
simulant un combat) ce
comportement est inculqué.
Un déplacement
latéral, en général avec un léger repositionnement pour s’orienter vers
l’adversaire, nous sort de l’axe d’attaque et, s’il nous mène à
l’extérieur de la garde de l’adversaire, gène ou retarde la poursuite
de l’offensive ; il nous offre ainsi le temps d’ajuster
précisément la
riposte. Dans l’autre sens, il faudra enchaîner très rapidement, mais
la méthode est souvent plus expéditive car l'adversaire expose plus de
points vitaux, ce qui peut s’avérer précieux
avec plusieurs agresseurs.
Avancer en biais ou sur une ligne brisée
offre des opportunités
différentes qu’il serait vain de détailler car elles sont innombrables.
Quant aux pivots, moyens rapides et élégants de sortir de l’axe d’une
attaque, s’ils sont d’une évidente utilité sur un assaillant unique,
ils révèlent tout leur potentiel quand l’agression est perpétrée par
plusieurs personnes et que les coups peuvent provenir de toutes les
directions. En hidari gamae (garde à gauche), les attaques chudan
venant
de la gauche seront facilement déviées avec l’extérieur de l’avant-bras
en pivotant sur le pied avant (mawari ashi) dans le sens
anti-horaire et sans grand mouvement de l’ensemble du bras puisque la
garde le plaçait déjà dans la position finale du uchi uke. En
prenant le pied arrière comme axe de rotation ou en pivotant sur les
deux pieds dans le sens horaire, le uchi uke du bras droit
reprendra sa trajectoire de base et déviera aisément une attaque
provenant de la droite. La situation commandera sans ambiguïté la forme
et le sens du pivot, le déplacement du corps étant logiquement à
l’opposé de la déviation de l’attaque. Avec des rotations plus
importantes, les attaques dorsales pourront bénéficier des deux
solutions, l’une étant très rapide, l’autre procurant une esquive plus
ample.
Tous les budoka quelque peu
aguerris imaginent facilement
l’utilisation des pivots en tant que projections (nage waza).
Ils s’initient ainsi aux multiples utilisations d’un même geste.
Néanmoins, les unsoku rectilignes sont tout autant susceptibles
de constituer la base dynamique des nage waza ; il suffit
que
les angles de travail de Tori et Uke soient légèrement différents pour
créer un déséquilibre lors du contact. Un exemple : Tori, un
énervé agressif, et Uke sont en
gardes contraires. Uke avance la tête vers le
poing avant de Tori, ce qui déclenche son kizami zuki aisément
dévié avec nagashi uke (défense brossée). Dans le même
temps, Uke
amorce un ayumi ashi sur l’extérieur de l’attaque, donc avec un
angle d’environ 20° par rapport à la dynamique de Tori, et frappe teisho
uchi jodan (coup donné avec la base de la paume) en collant sa
jambe avant sur celle de l'adversaire pour créer un point d'appui. Si
Tori n’est pas immédiatement projeté, il suffit d’ajouter une rotation
sur les deux pieds pour accentuer le déséquilibre.
Éventuellement couplée à un
levier qui minimise l’effort, l’énergie de tous les déplacements de
grande amplitude constitue le moteur de ces techniques qui permettent
de déplacer ou de renverser des adversaires volumineux. Attention
toutefois à bien utiliser la dynamique du hara et à ne pas
solliciter outre mesure les épaules. Les balayages des appuis de
l’adversaire (sans saisie) gagneront eux aussi à utiliser l’énergie du
déplacement du hara ; là encore, l’angle du balayage
conditionnera son
efficacité, mais le timing sera prépondérant.
Au cœur du combat, la plupart des unsoku seront vivement
exécutés et, s’ils sont destinés à esquiver, avec de très faibles
écarts pour rester à proximité immédiate de l’assaillant,
éventuellement avec une parade poussant en sens inverse, afin de
pouvoir contrer sans temps mort.
Toutes les techniques des membres
supérieurs exécutées du bras avant gagnent en vigueur
quand elles sont synchronisées
avec la fin du déplacement ; c’est l’enseignement que reçoivent
généralement les mudansha quand ils sont entre de bonnes mains.
Le bien-fondé de cette manière de procéder ne sera jamais remis en
question, car il est parfois impératif de délivrer un maximum
d’énergie.
Toutefois cette synchronisation de chaque geste sur la fin du unsoku
qui permet d'additionner l'énergie du déplacement et celle de la
technique elle-même,
comme les kata et les kihon élémentaires nous
l’apprennent, impose une cadence que l’adversaire peut repérer et
exploiter ; c’est pourquoi il faut savoir sortir de ce schéma.
La
première évolution qui ne perturbe pas trop le budoka consiste
à exécuter une parade et une contre-attaque simultanées comme uchi
uke
et gyaku zuki avec yori ashi ou nagashi
uke et nukite uchi.
Ensuite on couplera plusieurs techniques successives dans le même
déplacement. Par exemple en kihon : au cours d'un ayumi
ashi, gyaku zuki au départ, kizami zuki de l'autre
bras quand les jambes se croisent et finition en oi zuki. En yakusoku
gumite
(combat codifié), depuis la position hidari gamae sur une
attaque hidari zuki de Tori, Uke
amorce un ayumi ashi simultanément à un migi gyaku uchi uke
(du
bras droit) pour dévier le coup de poing, au milieu du unsoku
intervient un hidari teisho uchi jodan qui permet d’arrêter la
pénétration adverse et
Uke finalise avec migi oi zuki sur le plexus solaire de Tori en
posant le pied droit.
Il est tout à fait possible d’exécuter quatre techniques
sur un seul pas et même d’en rajouter une en transformant le
déplacement en coup de pied ou de genou. En effet, un unsoku
implique un mouvement d'une jambe qui peut aisément devenir un atemi.
L’idéal consiste à placer
durant la phase de mobilité des techniques qui ne nécessitent pas trop
d’énergie puis à terminer de façon conventionnelle en synchronisant la
fin
du déplacement avec le kime de la dernière technique. Toutes
les
formes de unsoku peuvent bénéficier de cette multiplication
gestuelle, mais on peut se dispenser de l'atemi ou du kime
conclusif si l’objectif est de se placer pour effectuer une saisie, un
contrôle,
une luxation ou une projection.
Dans le vide, la rapidité d’exécution sera primordiale mais on veillera
à ne pas tronquer les mouvements. Sur un adversaire, la dextérité qui
permet d’adapter parfaitement chaque geste de l’enchaînement malgré la
dynamique générale de Tori et Uke signera la maîtrise de la combinaison
technique étudiée.
Que dire des sautillements des karatékas
en compétition kumite ? D’abord un constat : ceux qui
s’interdisent ce comportement ne gagnent quasiment jamais. Cependant,
les règles de combat en compétition constituent un paradigme totalement
différent du combat de survie qui sert de fondement au budo. Ce
sont ces règles qui induisent une forme de conduite incontournable et
stéréotypée des compétiteurs. Dans une situation de danger extrême
qu’aucune règle n’encadre, il semble souhaitable de percevoir
clairement tous les détails de la situation, or, a priori, toute
agitation du corps comme de l'esprit, mais tous deux sont connectés,
sera préjudiciable. Néanmoins, des attitudes et des gestes
surprenants peuvent déstabiliser des agresseurs ; dans la réalité
tout est autorisé pour rester en vie. C’est pourquoi il est aberrant
d’interdire ces sautillements lors des examens de grade censés évaluer
une hypothétique maîtrise martiale, prétention ubuesque, mais si cette
proscription était levée le candidat devrait démontrer sa capacité à
varier ses comportements. Toute attitude standardisée, instinctive et
continuelle est une faute en combat réel.
Quoi qu’il en soit, le plus important est bien l'étendue de la panoplie
martiale
exécutée par le budoka avec une vraie compréhension des
différents
paramètres qui confèrent l'efficacité, la maîtrise de soi, physique et
mentale, étant sans aucun doute à placer en tête de liste.
VITESSE,
PRÉCISION ET SUBTILITÉ
Pour parvenir à cet idéal martial,
vitesse et précision doivent
s’inscrire dans le programme
d’entraînement du budoka. Cependant, si la vélocité est
fondamentalement un atout, elle est parfois un frein à la maîtrise
technique.
Une attaque qui surprend peut être parée grâce à un vif réflexe mais,
dans la précipitation, rarement de façon orthodoxe et toujours
brutalement. Cela ne favorise pas l’harmonie et la logique des
enchaînements. Cependant cette capacité à dévier de nombreuses
attaques, même si c’est in extremis, peut inciter à poursuivre dans
cette voie, ce qui se révélera nuisible à la rigueur technique.
Observons un excellent joueur de tennis.
Son adversaire, moins bon
technicien, court dans tous les sens pour renvoyer les balles qui
arrivent systématiquement à l’opposé de sa position. En face, le bon
tennisman est toujours placé au bon endroit, sans hâte excessive, même
si son opposant tente d’envoyer la balle dans un coin du court, ce qui
lui laisse le temps d’effectuer ses coups droits et ses revers avec une
grande application.
En kumite, le budoka doit se demander de quel
côté du court il se situe. S’il est toujours dans l’impulsivité, cela
prouve un manque de maîtrise technique, des déplacements laborieux, une
observation défectueuse et par suite un net déficit d’anticipation.
Dans ces conditions il peut être intéressant de pratiquer des ju
gumite (combats souples) en commençant à très faible vitesse que
l’on augmentera progressivement et en s’interdisant toute accélération
ou réaction violente si on est surpris. L’important réside dans la
clairvoyance qui permet d’anticiper. L’opposition systématique n’est
pas la voie. Il faut rechercher l’harmonie, ce qui atteste d’une
attention soutenue, d’une bonne compréhension des intentions adverses,
de placements et d’attitudes judicieux, or on n’y arrive jamais si, dès
le départ, on agit dans la précipitation. Débutons donc lentement en yakusoku
gumite ou en ju
gumite, et n’accélérons pas tant que l’harmonie n’est pas parfaite
à cette vitesse réduite. Quand un bon niveau d’adaptation à la vélocité
de l’adversaire est atteint, le surprendre en rompant l’harmonie ne
présente aucune difficulté.
La vitesse confère de l’efficacité à condition de ne pas servir à
masquer les déficiences techniques.
Dans les kata du Shotokan ryu (ryu
= école ou style),
de nombreuses défenses sont, en première analyse,
accompagnées d’un déplacement poussant dans le même sens, comme toutes
les parades du kata Heian-shodan, ce qui semble assez
grossier et
loin de la subtile harmonie évoquée précédemment. L’objectif est de
forger un corps puissant, des appuis solides et un kime
capables d’imposer une domination physique ; étape incontournable,
mais
qui ne saurait devenir dogmatique, en particulier quand la différence
de poids avec l’adversaire est défavorable ou que l’on souhaite
économiser son énergie. Dans ces cas, uke waza et tai sabaki
simultanés doivent revenir à la solution classique de l’opposition de
leur direction d’application, ce que proposent d’autres séquences de kata :
premier gyaku uchi uke de Heian-nidan par exemple. Toutefois,
le nom d’un mouvement indique la forme à exécuter, pas la finalité du
geste. Ainsi, ce premier déplacement vers la gauche en exécutant gedan
barai (balayage bas) dans Heian-shodan peut-il recouvrir de
multiples applications :
- Esquive sur une attaque venant de la droite qui
permet de surprendre l’adversaire de gauche.
- Provocation avec une garde basse et une avancée du
buste pour déclencher le kizami
zuki de l’adversaire de gauche facile à dévier puisqu’on l’attend.
- Balayage de la jambe de
l’adversaire en cours de déplacement avec l’extérieur du pied gauche.
- Lors d’une saisie croisée du poignet gauche avec
intention de frapper du poing droit de la part de Tori, le gedan
barai permet, dans sa partie haute, d'envelopper le poignet adverse
et de le saisir, le
mouvement du
corps et du bras de Uke à la fin du geste fait pivoter Tori, l’empêche
de poursuivre son
action et le place dans une attitude facile à exploiter.
- La préparation du gedan barai permet de se
dégager d'une saisie directe du poignet, le haut du geste sert de nagashi
uke pour parer une attaque jodan et la fin se transforme en
gedan tetsui uchi (frappe du poing avec l’éminence
hypothénar).
- Sur menace au couteau dont la pointe est posée sur le
flanc ou le rein gauche, la rotation du buste guide le couteau en
dehors de l’axe
du corps et le gedan barai achève la déviation du bras de Tori.
Le bras gauche de Uke peut ensuite envelopper le bras de l’adversaire
et contrôler son coude ; le bras droit est libre de porter un atemi
efficace.
- Avec deux adversaires, la préparation du gedan
barai près de l’oreille droite chasse une attaque jodan
frontale, la main droite, qui prépare le hikite, dévie un chudan
oi zuki venant de la
gauche, la fin du gedan barai peut servir de nouvelle parade ou
d'atemi.
- Parade et esquive sur un tsuki jodan venant
de la gauche : la préparation du gedan barai de la main
gauche permet de
dévier l’attaque et le déplacement du pied gauche pour s’installer
correctement en zenkutsu dachi procure un tai sabaki de
faible amplitude propice à la contre-attaque.
- Sur une menace au pistolet posé sur le front ou la
tempe gauche,
esquive rapide de la tête et du buste vers la gauche simultanément à la
saisie du
canon de la main gauche poussant vers la droite, puis finalisation du hidari
gedan barai en zenkutsu
dachi qui permet le retournement du pistolet et le désarmement.
Ces deux dernières applications nous
ramènent à la norme de l’esquive
et de la parade dont les dynamiques s’opposent. D’ailleurs, une
modification minime, le déplacement du pied droit au lieu du gauche,
aboutit au même résultat. De plus, les lecteurs les plus perspicaces
auront remarqué la possibilité d'utiliser certaines de ces propositions
simultanément. Ces exemples démontrent qu’il ne faut jamais
s’arrêter à une première explication.
Avec quelque expérience et sans beaucoup déformer la technique, chacun
pourra découvrir d’autres interprétations de ce geste. Cependant la
gestuelle martiale telle qu'on la trouve dans les kata s’appuie
sur des principes, des notions ou des
sensations qui recèlent
une importance plus grande que les gestes eux-mêmes. Leur découverte,
sans doute au-delà du 1er dan,
ouvrira un éventail d’utilisations fort dissemblables de l’original
pour un regard novice mais dérivant toutes d’un dénominateur commun.
Ainsi, entre beaucoup d'autres possibilités :
- Les ayumi ashi de Heian-shodan, quelle que
soit la techique qui les accompagne (age uke, gedan barai, shuto uke
ou oi zuki), peuvenr se concevoir comme des irimi
(action de pénétrer) susceptibles de dévier une attaque, de la contrer
durement ou de projeter l'adversaire avec des gestes sensiblement
différents de ceux du kata.
- Les deux bras sont systématiquement mobilisés dans
toutes les techniques des membres supérieurs ; on peut en
tirer l'idée qu'idéalement un bras défend et l'autre contre-attaque
simultanément. Quand ce concept est bien intégré à l'esprit du budoka,
aucun geste fondamental n'échappera à de multiples applications suivant
le schéma parade et contre synchrones.
Mais, avec cette idée de la polyvalence des techniques, revenons au uchi
uke. Évidemment, dans certaines circonstances et avec de menus
aménagements, cette défense peut aussi servir, soit directement, soit
après déviation de l’attaque, de ura tetsui uchi (frappe avec
le côté pouce du poing) notamment en passant sous le bras de
l’adversaire, de uraken uchi (revers du poing), de age zuki
(poing remontant), de kansetsu waza comme évoqué précédemment
ou de nage waza (projection) en utilisant un
levier judicieux grâce au placement de la jambe avant à l'extérieur de
celle de l'adversaire. Efficacité d’ailleurs renforcée si le hikite
sert à tirer, maintenir ou tordre le bras adverse après l’avoir saisi.
Gedan barai, soto uke, age
uke, shuto
uke, pour ne citer que les principales parades, bénéficieront de la
même analyse, mais toutes les techniques, quelle que soit leur
destination première, peuvent s’exploiter de multiples manières. Voilà
un bon terrain d’entraînement pour développer l’imagination.
L'adaptabilité du budoka à des situations diversifiées se
révèle dans sa capacité à mobiliser
une même technique, selon les modalités que la situation impose, dans
de multiples configurations avec des finalités variées. Il est bon
d’offrir au mudansha, sans négliger l’apprentissage fondamental
— et sa régulière révision quel que soit son grade —, une
perspective sur
les multiples possibilités d’exploitation d’un même geste, d'un même
concept ou d'une même sensation. Une vision
d’avenir est une source de motivation. De plus, l’utilisation d’un même
mouvement ou des principes sur lesquels il repose à des fins diverses
présente l’avantage de restreindre le nombre des enseignements à
assimiler ; cela en simplifie la mémorisation et l’organisation,
surtout
dans le cadre d’un bugei qui intègre plusieurs bu jutsu.
Derniers bénéfices et non des moindres : la transversalité des
apprentissages, la mise en évidence d'analogies, la compréhension des
liens qui relient des éléments a priori disparates, toutes
caractéristiques qui témoignent d'une intelligence supérieure, qualité
de l'esprit indiscutablement utile au budoka mais surtout à la
personne qu'il est dans la vie courante.
Toutes ces considérations ne doivent pas
cacher l'importance capitale
des paramètres techniques fondamentaux, en particulier la vitesse
d'exécution apte à surprendre, à conférer la puissance et la
précision de tous les gestes, déplacements et positionnements sans
laquelle rien n'est efficace quel que soit l'art martial considéré.
L'entraînement doit insister sur les
détails et astuces qui permettent de constamment les améliorer mais en
prenant conscience des subtilités qui les subliment. Par exemple, la
distinction entre vitesse et précipitation est essentielle et les
variations de vitesse surprendront plus sûrement les adversaires que
des cadences trop régulières, même avec des gestes très rapides. Quant
à la forme de précision utile en
combat, elle nécessite
vélocité et dextérité avec une parfaite décontraction des muscles
antagonistes durant le mouvement et leur brève contraction pour fixer
la technique, ce qui ouvre un large éventail de pistes pour
l'optimiser. De nombreux autres éléments — le budoka
motivé en découvrira de nouveaux durant toute sa vie — concourent
à la
maîtrise technique, mais ce sont leurs multiples interactions qui
mènent à un résultat optimal ; aucun n'est autosuffisant. Tout
relâchement
dans ce travail d'investigation et de perfectionnement compromettra
gravement la compétence du budoka, car dans le domaine du budo,
rien n'est jamais définitivement acquis. Le niveau du budoka
n'est pas attesté par la couleur de sa ceinture ou son nombre de dan,
mais par le temps qu'il a investi et surtout qu'il continue à investir
en efforts et recherches techniques, physiques, intellectuels,
psychologiques et
philosophiques pour porter son budo à des sommets toujours plus
élevés.
LE
KARATE JUTSU COMME BASE DU BUDO
L’arc et le cheval ont longtemps
constitué le fondement de l’efficacité
du bugei. Ainsi avant de devenir le bushido à partir du
XVIIe siècle, le code d’honneur des samouraïs se nommait kyuba
no michi (voie de l’arc [kyu] et du cheval [ba]).
Quand une paix durable s’est installée à l’époque d’Edo (1603-1868),
les samouraïs ont surtout participé à des opérations de police pour
lesquelles l’arc n’était guère adapté ni le sabre long (tachi)
utilisé par les cavaliers ; un sabre plus court nommé katana
les a alors supplantés. La paix a favorisé l’expansion des arts ;
lorsque la technique de forge a permis l’obtention d’un acier de très
haute qualité, les katana sont devenus des œuvres d’une
beauté et d’une perfection inégalées encore aujourd’hui. Moins de temps
passé à la guerre induit plus de temps consacré à l’entraînement et au
perfectionnement des techniques d’arme, ce qui a porté les bu jutsu
à des sommets de sophistication. Ce raffinement généralisé a
également touché les arts martiaux sans arme, notamment à Okinawa où
l’art du combat local, te qui deviendra karate (唐手),
kanjis qui signifient « main des Tang » ou « main de
Chine » pour
souligner l’influence chinoise et surtout se démarquer de la culture de
l’envahisseur japonais — rancœur qui a perduré jusqu’au début du XXe
siècle et est encore parfois perceptible —, a bénéficié d’un
perfectionnement hors norme.
Aujourd’hui, avec la même prononciation mais un idéogramme différent
(空手), la traduction est « main vide ».
Le karate jutsu, ou un
équivalent tel le wushu Shaolin-quan tel qu'il était au XIXe
siècle avant de subir les affres de la modernité théâtrale,
représente indéniablement un bon point de départ pour élaborer un bugei
adapté à l’époque contemporaine. Cependant, dans de nombreux cas on
appréciera une aide matérielle, la défense à mains nues avouant vite
son incapacité à surmonter les exactions les plus monstrueuses ;
or il
ne suffit pas d’acheter ou de ramasser le premier objet disponible pour
se défendre efficacement. Encore faut-il savoir s’en servir et donc
s’être entraîné à son maniement.
De nombreuses armes d’auto-défense sont proposées à la vente en France.
Elles sont présentées comme légales, mais seule la vente est autorisée,
leur port est interdit : dispositif électrique à bout touchant,
matraque télescopique, poing américain, les couteaux avec quelques
dérogations… Restent les bombes
lacrymogènes ; certaines peuvent être transportées, mais pour être
utiles, il
faudrait les avoir constamment en main, ce qui se conçoit assez mal,
sauf pour les malfrats qui s’en servent pour dévaliser les commerçants
ou agresser le passant qui ne leur plaît pas. Oublions donc tous ces
gadgets.
Certains spécialistes de la self-défense
conseillent l’emploi des clés pour renforcer l’efficacité des coups de
poing, mais les
installer correctement dans sa main exige une certaine dextérité qui
sera peut-être compromise dans la précipitation consécutive à une
urgence. Et puis, n’occultons pas les dégâts occasionnés par ces
objets ; il vaut souvent mieux compter sur un tsuki bien
ajusté ou un
jet d’objet au visage — liquide, sable, cendrier...—, qui
n’entraîneront pas de séquelles graves et permettront de maîtriser
l’agresseur ou de fuir, que de tenter de justifier les mutilations
infligées à celui-ci devant un juge qui, considérant le temps
nécessaire au placement des clés dans la main, invoquera sûrement la
préméditation.
Néanmoins, des situations semblent
désespérées : agresseur trop puissant, plusieurs assaillants,
armes
blanches ou à feu, chiens d’attaque, violence sans limite, volonté
affichée de tuer, viol en réunion, acte terroriste, et autres
calamités. Quand la
forme et l’intensité
de l’agression dépassent nos possibilités à mains nues, toutes les
solutions disponibles doivent être exploitées sans tabou. Quelques
astuces peuvent nous venir en aide, mais il est préférable de recourir
à des moyens éprouvés pour enrichir nos techniques à mains nues :
bâton, couteau, ou tout ce qui peut leur ressembler et dont on peut
disposer facilement, peuvent s’avérer d’un grand secours. On peut les
avoir sur soi, se les procurer sur place ou les subtiliser aux
adversaires, mais dans tous les cas, savoir les manipuler quand
l’adversité se fait violente tombe sous le sens. Ainsi, tout le monde,
ou peu s’en faut, imagine un jet d’objet pour se débarrasser d’un
malfrat ; mais qui, hormis les enfants, s’entraîne à viser une
cible avec une pierre ? La maladresse se corrige ; il suffit
de
s'entraîner.
Si le karate jutsu est notre
moyen de défense principal, bo jutsu et tanto jutsu
apparaissent comme des
compléments indispensables car ces armes ou des équivalents se
retrouvent souvent entre les mains des agresseurs. Les accessoires de
défense ne se limitent toutefois pas au bâton et au couteau. Une
chaise, par exemple, sera d’un grand secours dans l’éventualité d’une
attaque au couteau ou à la batte de baseball, mais certaines erreurs
peuvent être fatales. La manipulation régulière d’un bo
(1,80 m), d’un jo (1,30 m), d’un hanbo
(90 cm), d’un tanto
(couteau-sabre de 25 à 45 cm), d’un nunchaku (fléau à deux
branches) ou d’un tonfa
(poignée de meule à l'origine qui équipe de nos jours de nombreuses
forces
de police) développe la dextérité et fait découvrir des
principes qui évitent les principaux pièges dans lesquels tombent
systématiquement les néophytes ; principes souvent transposables à
l’utilisation de différents objets de la vie courante. Ainsi, même si
une chaise ne ressemble pas à un bo ou à un tonfa,
l’aisance dans ces outils du kobu jutsu se retrouvera, au moins
en partie, en « chaise jutsu ».
Cependant, de nombreux objets se
rapprochent de la forme bâton : queue
de billard, parapluie, canne, piolet, branche, batte, piquet de tente,
balai, manche de pioche, morceau de tuyau... tout objet dur et plus ou
moins long. Désarmer un individu qui
brandit un tesson de
bouteille ou un couteau avec un de ces ustensiles expose nettement
moins à
d’éventuelles blessures que la même tentative à mains nues. Toutefois,
il suffit de mettre un bo ou un tanto entre les mains
d’une personne inexpérimentée pour constater l’embarras que
l’instrument
induit. L’entraînement est donc nécessaire. Le karatéka constatera
d’ailleurs d’étonnantes et pourtant nombreuses correspondances entre
les mouvements du karate jutsu, du bo jutsu ou
des
bâtons plus courts, du tanto jutsu et même du ken
jutsu : pique, taille, balayage, luxation, projection,
dégagement sur saisie... les similitudes sont légion.
Cette observation m’amène à revenir sur
la longue liste des bu jutsu
constitutifs d’un bugei adapté à la violence
contemporaine : karate, bo, ken, tanto, aiki,
yawara, kobu…
et leurs subdivisions ou des équivalents en provenance d’autres pays à
culture martiale. En
réalité, le karate jutsu a été élaboré pour faire face à toutes
les attaques, que celles-ci soient perpétrées à mains nues ou avec des
armes. Il est donc fondamentalement autosuffisant dans sa version
originelle, évidemment pas dans sa pratique moderne, sportive, mais
c'est
l'ancienne, celle de Bushi
Matsumura, qui nous intéresse.
D’ailleurs, toutes
les méthodes sans arme ont été, en premier lieu, élaborées dans la
perspective de
compenser la perte de l’arme — arme véritable ou substitut tel un
bâton — ; en conséquence, par mesure d’économie,
de nombreuses techniques à mains nues sont des transpositions de
techniques d’arme aptes à lutter contre un adversaire armé ou non.
Cependant pour s’entraîner au combat contre arme, il est indispensable
qu’un partenaire manie les armes. Chaque budoka doit donc en
posséder des rudiments afin que les échanges soient fructueux. Cette
démarche n’a rien d’iconoclaste ; elle prolonge simplement une
pratique
déjà entérinée. Les kata de karaté ne contiennent pas de mawashi
geri ; cela n’empêche personne de travailler ce coup de pied.
De la
même manière, pourquoi ne travaillerait-on pas les techniques d’armes
dont les traces sont omniprésentes dans de nombreux kata ?
KATA :
LA SOURCE DE LA COMPÉTENCE DU BUDOKA
Où puiser tout ce savoir ? Car les kata
du karaté, même s’ils
véhiculent des restes de techniques d’armes, sont insuffisants pour
apprendre à manier correctement un sabre, les ustensiles du kobu
jutsu ou des objets comparables. Certaines recherches empiriques
peuvent s’avérer fructueuses, mais il existe des sources qui ont prouvé
leur pertinence. Dans tous les arts martiaux d’Extrême-Orient, à
l’instar des kata à mains nues, des formes codifiées d’une
grande richesse exposent des techniques, des tactiques et des
stratégies sous forme de kihon et de kata pour toutes
les armes traditionnelles. Il va falloir s’en inspirer. Pour nous qui
avons le karate jutsu pour fondement de notre budo,
l’objectif n’est pas d’acquérir la maîtrise dans chaque bu jutsu,
mais d’assimiler les bases qui donnent le minimum d’aisance nécessaire.
Cependant, que ce soit à mains nues, avec un outil du kobu jutsu
ou avec une arme, ces exercices n’auront guère de valeur si l’adepte ne
les exploite pas judicieusement ; ce sont des bases théoriques qui
doivent mener à des analyses (bunkai) et des applications
pratiques (oyo) en combat. Par souci de simplification, toutes
les formes de travail du contenu des kihon et des kata,
simples explications de la gestuelle ou applications plus ou moins
éloignées de celle-ci, seront nommées bunkai dans la suite de
cet exposé.
En conséquence de ce préalable,
l’organisation de cours séparés pour le
travail des kata et des kumite témoigne d’une évidente
négation du budo. Il suffit d’ailleurs de regarder des
compétitions kata et kumite
(ou taolu et sanda, les équivalents en kung-fu) pour
constater la quasi absence de points
communs entre les deux pratiques qui revendiquent pourtant une même
filiation. Le vrai budo n’est pas
atteint de
cette schizophrénie ; il n’a pas oublié le lien indéfectible entre
la théorie et la pratique. Dans cette optique, les séquences de kata
doivent se décliner en de multiples variantes pour ne pas scléroser la
gestuelle et s’intégrer dans un maximum de bunkai et de yakusoku
gumite pour
apprendre à
adapter les gestes aux circonstances changeantes et souvent
surprenantes des agressions. Les kata recèlent une profusion
d’enseignements plus ou moins cryptés qui répondent à presque toutes
les interrogations sur la gestion des kumite à condition de
s’ouvrir au
questionnement et d’acquérir les moyens d’y répondre. Ce sont les
milliers de répétitions qui dessilleront les yeux de l’esprit.
La plupart des compétiteurs kumite
délaissent les kata, n’y voyant
guère de bénéfice pour leur entraînement ; ce n’est guère
surprenant,
car les kata n’ont pas été conçus pour ça. Même les kata
édulcorés
élaborés par Itosu au début du XXe siècle exposent, comme
les plus
anciens, une philosophie, des stratégies, des tactiques, des astuces
psychologiques, des déplacements et des techniques pour affronter
plusieurs adversaires éventuellement armés ; rien de bien utile
pour le shiai (combat sportif arbitré contre un seul
adversaire).
Les kata de karaté pratiqués de
nos jours diffèrent
sensiblement des originaux. Peu importe ; ils forcent à entrer
dans un moule standardisé qui est formateur quel que soit le degré de
leur déformation en regard de la version du créateur. De toute façon,
qu’on
juge certains aspects bons ou mauvais, tôt ou tard, il va falloir s’en
extirper, pas pour les rejeter mais pour les enrichir. Les kata
ont subi des erreurs de transmission, des adaptations aux évolutions
des techniques guerrières, aux modes de vie, aux projets des
pédagogues, aux exagérations des sportifs et à la standardisation
imposée par les fédérations. Ils sont donc loin de représenter des
vérités absolues — à l'instar des kata dits historiques,
simples
jalons des avatars subits lors de leur élaboration et de leur chaotique
transmission —,
mais ils véhiculent une histoire qu’une pratique
assidue et un peu de culture martiale révéleront aisément. Les traces
de techniques avec arme ou contre arme, bo et ken
notamment, sont fréquentes, même dans les kata de conception
récente comme les Pinan ou Heian. Quand la gestuelle d’un kata
est à peu près assimilée, l’introduction d’un bo, d’un jo,
d’un boken (sabre en bois) ou d’un tanto dans certaines
séquences, en attaque ou en défense, s’avère indispensable pour avancer
vers la maîtrise des différentes formes du combat.
Itosu, la figure de proue des pédagogues
réformateurs des bu jutsu d'Okinawa, a modifié
plusieurs kata : division en kata plus courts,
simplification
ou élimination de techniques jugées dangereuses pour une utilisation
sportive et éducative. De nombreuses formes mains ouvertes ont ainsi
été remplacées
par des tsuki bien moins dévastateurs que les koko, teisho,
seiryuto, kumade, keito, washide, nukite...
Koko, aussi nommé hirabasami, par exemple,
utilisable en attaque comme en
défense, est l’arc
formé par le pouce et l’index écartés. En frappe à la gorge, son
efficacité est redoutable et l’action peut facilement se poursuivre par
une saisie de la trachée dont l'écrasement est potentiellement
mortel.
Même conséquence possible en remontant sous le nez. Toutes les
techniques mains ouvertes employées judicieusement peuvent aboutir à
des dégâts importants sur l’adversaire ; à l’entraînement une
grande
application et beaucoup de retenue doivent animer le budoka.
Lors d’une agression réelle, il en fera un usage prudent et uniquement
si sa vie ou celle d’autrui est en jeu, mais il doit pouvoir compter
sur leur efficacité.
Toutefois, les transformations apportées à l’enseignement du karate
jutsu, aux kata en particulier, par la clique des
vulgarisateurs ont eu une heureuse conséquence. La dangerosité des
techniques n’étant plus explicite, elle ne reste accessible qu’aux budoka
qui réfléchissent, méditent et élèvent leur esprit en direction des
sommets de la sagesse, ce qui demande beaucoup de temps et élimine les
indésirables.
On notera tout de même que les kata
d’arme ont, selon toute vraisemblance, conservé leur forme et leur
efficacité d’origine. Face à des incompétents comme le sont souvent les
voyous armés de battes de base-ball, de bâtons d’Arnis (art martial
philippin), de matraques télescopiques, de couteaux à cran d’arrêt ou
papillon, même sans avoir un niveau d’expert du bo, du jo
ou du tanto, on saura, après quelques petites années de
pratique, utiliser un bâton ou un objet comparable pour se défendre,
solution en général préférable, même si dans l’intervalle on a
également appris à affronter ces armes à mains nues. Le budoka
doit assimiler les techniques de base du maniement de ces armes, si
possible au travers de leurs kata respectifs car même si les kata
du karaté en véhiculent quelques rudiments, leur technique est souvent
destinée à lutter contre ces armes, beaucoup moins à les manipuler et
dans ce cas toujours déformée. Mais, comme pour les kata à
mains nues, les buki kata (kata d’arme) doivent être mis
en
application car, après la théorie, il faut bien passer à la pratique,
ce qui présente de nombreuses difficultés.
Comment mettre en place des bunkai de ces buki kata
sans risque de blessure ? Plusieurs solutions sont envisageables.
- Se servir de vraies armes en retenant ses
coups ; les
frappes ne seront jamais totalement réalistes et les maladresses
inévitables.
- Arrêter ou détourner de vraies attaques avec un bo,
un tonfa, un nunchaku ou, si la technique est
parfaitement maîtrisée, à mains nues ; réservé aux experts de très
haut niveau.
- Pour ne pas prendre de risque avec des
armes coupantes ou perforantes, employer des copies de tanto
ou de katana en bois,
a priori moins dangereuses que les vraies ;
cependant Musashi a
souvent combattu en duel avec un boken ou une rame retaillée et
il a tué ses adversaires ; prudence encore !
- Porter des protections ;
aucune ne permet de frapper sans retenue, même avec des copies en bois.
- Utiliser des armes en mousse ou toute matière
relativement souple pouvant absorber la violence du choc ; en dépit de
leur fréquente légèreté qui engendre
une excessive rapidité d’enchaînement et de leur manque de rigidité qui
fausse les trajectoires, c’est une assez bonne solution. Les attaques
peuvent se faire comme avec de vraies armes, mais, pour conserver
l’esprit du budo, il ne faut pas sombrer dans le tout-ludique
du genre chanbara (onomatopée cinématographique évoquant le
bruit des sabres qui
s'entrechoquent et terme repris pour désigner les combats avec les
armes en mousse) ou nunchaku de combat — même si
le jeu peut se révéler bénéfique de temps en temps —, trop éloigné
de la réalité et faisant fi
de la noblesse des pratiques d’armes traditionnelles. Il faut néanmoins
revenir régulièrement au maniement d’une arme réelle — ou d’une
copie
équivalente en poids et rigidité, mais le risque de coupure est absent,
ce qui pénalise le réalisme de son utilisation — pour s’habituer à
son maniement qui
diffère toujours de celui du matériel d’entraînement en mousse.
Kata d’arme ou à mains nues sont
la base de la
connaissance du budoka, mais ils sont de simples outils
théoriques dont il faut apprendre la bonne utilisation en les mettant
en scène de la façon la plus réaliste possible.
Nuançons néanmoins ce propos. Il est évidemment possible et même
souhaitable de commencer la pratique des bunkai dès les débuts
dans l’art martial, mais avant de pouvoir appliquer correctement les
enseignements des kata, le budoka devra les maîtriser
dans leur forme fondamentale, ce qui représente un travail colossal qui
va bien au-delà d'une simple conformité gestuelle. Ce travail
individuel est une première
phase de méditation dynamique qui, après quelques milliers de
répétitions, ouvrira l’esprit à des perceptions nouvelles. Des bunkai
apparaîtront évidents alors qu’ils n’étaient même pas concevables sans
l'aide du sensei
quelques années auparavant. La réalité commencera à se substituer à
l’illusion du néophyte ; les bunkai à mains nues ou avec
arme deviendront réellement applicables. Cependant il y a deux
réalités :
l’intérieure à soi et l’extérieure dont la perception est tributaire de
l’intérieure. Or la pratique solitaire de recherche de perfection dans
les kata est bien de nature à mettre en lumière cette réalité
intérieure qui fait parfois obstacle à une parfaite réalisation.
Prendre conscience de l’origine d’une difficulté, c’est faire un grand
pas vers la perception du réel non parasité par les artefacts de la
conscience commune.
S’ADAPTER
À LA RÉALITÉ DE L’INSTANT
Le lieu d’une agression
n’est pas choisi par l’agressé et ses particularités sont susceptibles
d'engendrer des difficultés inattendues. Il est possible, par exemple,
de se trouver à un endroit où rien, objet ou individu, ne
peut nous venir en aide. Le budoka n’est pas pour autant
démuni. L’être humain dispose d’une tête, de bras avec des coudes et
des mains, de jambes avec des genoux et des pieds. Toutes ces parties
du corps sont potentiellement des armes naturelles qu’il serait dommage
de ne pas solliciter, sans oublier la plus importante : le
cerveau. La
boxe anglaise ou le taekwondo qui se limitent aux poings pour l’une et
essentiellement aux pieds pour l’autre constituent des anomalies aux
yeux d’un budoka, mais les sports de compétition peuvent bien
se parer de toutes les aberrations ; pour ceux-ci, seuls comptent
le fun et le spectacle.
Toutefois, ces armes naturelles doivent
s'utiliser à bon escient. Ainsi, lorsque j’ai débuté en karaté
dans les années 70, il était de
bon ton de se moquer des maîtres japonais qui n’arrivaient pas à monter
leurs coups de pied au-dessus de la ceinture alors que nos champions
les exécutaient presque à la verticale. J’ai cependant vite compris la
différence entre l’art martial que démontraient certains Japonais dans
les kata et le sport de compétition qui diffèrent
techniquement, cela saute aux yeux, mais également dans leur
destination et l’esprit qui préside à leur utilisation.
Les premières compétitions de kata datent de cette époque et
les
premiers championnats du monde kata eurent lieu à Madrid en
1980 ; avant cette date, les kata n’avaient pas encore été
déformés par la devise olympique « citius, altius, fortius »
(plus
vite, plus haut, plus fort), mais cela n’allait pas durer. En kumite
comme en kata, les transformations apportées par la compétition
ont été rapides et stupéfiantes ; il suffit de visionner des films
des
années 60 et 70 pour constater la métamorphose.
Les keri au bas ventre (kinteki)
— autorisés dans
les premiers temps de la compétition kumite ; l’arbitre
jugeait au bruit de la coquille de protection — ou sur les
articulations de la cheville et du
genou (kansetsu geri), s’ils sont interdits aujourd’hui dans
tous les sports de combat, sont redoutables en défense personnelle. Les
coups de pied de nos kata ont été conçus dans cette optique et
c’est ainsi que les premiers experts japonais qui ont sillonné le monde
les ont montrés. Un keri jodan (coup de pied à la tête) n’est
toutefois pas exclu si on réunit souplesse à froid, vivacité,
technicité et vêtements adaptés, mais si un des paramètres manque,
mieux vaut ne pas être présomptueux et laisser ses jambes à une hauteur
qui n’expose pas exagérément les points vitaux et ne compromet pas la
stabilité ou la précision. Confondre la réalité d’une agression et le
spectacle d’une démonstration relève de la stupidité.
Gagner en souplesse n’est toutefois pas inutile. Outre l’aisance
qu’elle confère, elle offre une amplitude qui permet des keri
efficaces de plus loin, ôtant ainsi à l’adversaire l’opportunité
d’utiliser ses mains ou une arme blanche. Cependant, les gens souples
ont tendance à toujours monter leurs keri très haut, souvent
même au-dessus de la tête du partenaire d’entraînement. Ils installent
ainsi un conditionnement qui occulte les autres possibilités
d’utilisation de leur souplesse. Mieux vaudrait réserver cette agilité
au maintien d’une grande distance de combat sans bien sûr totalement
prohiber les keri jodan. D’ailleurs, les points vitaux (kyusho),
les endroits à viser pour un résultat optimal qui peut aller de la
perte de tonus musculaire à la mort en passant par une douleur
fulgurante ou une syncope, ne sont pas tous situés
en haut du corps ; le bas en recèle un bon nombre qui s’atteignent
plus
aisément avec les pieds qu’avec les mains et sans exposition insensée.
Toutefois, pour les
atteindre, il faut les connaître et être attentif pour repérer ceux qui
sont exploitables.
Les experts en kyusho jutsu se
réfèrent souvent aux points
d’acupuncture. On peut s’engager dans cette voie, mais c’est compliqué
et en rapport avec le taoïsme et la doctrine du yin et du yang,
croyances peu
compatibles avec la culture occidentale. De plus de nombreux kyusho
sont difficiles à atteindre ou ont des localisations trop précises pour
les repérer sous les vêtements. Certains seraient même sensibles à une
heure précise ou liés aux saisons, d’autres à condition d’en frapper
deux ou trois à la suite dans un ordre précis et l’effet, selon
certaines modalités, pourrait être immédiat ou différé, parfois de
quelques heures, voire de quelques années ; qui donc arrive à
gérer
tous ces paramètres, si tant est qu'ils soient pertinents, dans le feu
de l’action ?
Pour s’en tenir à l’essentiel, voici les principaux points qui ne
relèvent pas de l’ésotérisme et peuvent s’exploiter.
- De face : le sommet du crâne (jonction de l’os
frontal et des pariétaux), les tempes, les oreilles, les yeux, la
racine et la base du nez, la mâchoire inférieure, la gorge (trachée et
carotides), le plexus
solaire, le foie, les côtes flottantes, l’hypogastre (hara), les
organes génitaux et le plancher pelvien, l’intérieur de la cuisse, les
genoux, les chevilles
et les pieds.
- De dos : presque toutes les vertèbres
constituent des
points vitaux ; ajoutons les reins, les nerfs sciatiques aux plis
fessiers, les fosses poplitées et les tendons d’Achille.
- Ensuite, la plupart des articulations constituent des
points faibles ; on peut les frapper, les forcer au-delà de leur
amplitude normale ou les solliciter dans un sens qui n’est pas
morphologique.
- Enfin, toutes les jonctions musculo-tendineuses sont
sensibles au choc, à la pression ou au pincement — pincez
l’insertion
du trapèze sur le côté du cou pour voir ! Une exploration sur
soi-même
ou un partenaire complaisant en révélera un certain nombre. En général,
ils ne provoquent qu’une douleur intense néanmoins suffisante pour
amplifier l'efficacité d'une projection, d'un contrôle ou reprendre
l’avantage, notamment en corps à corps.
Encore faut-il, pour obtenir une mise hors de combat, s’y prendre
correctement. La main, les doigts ou un objet long et fin atteignent
souvent leur cible plus efficacement que le poing ; une saisie
peut se
poursuivre avec une luxation plus efficace qu’un atemi ; tsumasaki
(pointe du pied) agit plus en profondeur et plus précisément que koshi
(balle du pied) ou haisoku (dessus du pied), surtout avec une
chaussure ; la puissance d’un empi uchi (coup de coude)
grâce à
une surface d’impact réduite est supérieure à celle d’un tsuki.
Lors d’un stage à la fin du siècle
dernier, Kai Sensei montrait comment
une petite tige en bois dur (environ 30 cm, de section carrée)
bien
manipulée pouvait dissuader un agresseur ou le neutraliser. Cet
ustensile était apparemment un moyen de défense ancestral des femmes
japonaises, des geisha en particulier, surtout après 1876 quand
toutes
les armes furent interdites dans les lieux publics ; avant cette
date
elles s’équipaient souvent d’un kaiken (petit tanto).
Impossible à qualifier d’arme — c’est toujours vrai
aujourd’hui — cet
objet, glissé dans leur obi (ceinture) en tout lieu et à tout
moment, pouvait servir à frapper en pointe — sa dureté et sa
faible section le
rendant redoutable — ou à exercer des pressions douloureuses grâce
aux arêtes de sa forme carrée. Prenons un exemple : si la
concupiscence
d’un homme l’amène à poser une main sur son sein, il est facile pour
une femme de forcer le poignet de l’homme dans une hyper-extension en
pesant dessus à deux mains, technique également utilisée pour contrôler
l’adversaire qui nous menace avec un couteau sous le menton, mais si
elle utilise son morceau de bois pour appuyer sur le poignet, la
douleur est difficilement supportable. De plus cette technique force
l’assaillant à se baisser, ce qui l’amène à la bonne hauteur pour
encaisser un hiza geri (coup de genou) au plexus ou à la tête.
Sur une saisie du poignet, directe ou croisée, à quelques détails près
la technique fonctionne toujours, placer la tige de bois sur le poignet
de l’assaillant avec l’autre
main, attraper l’autre bout avec les doigts de la main saisie et
contraindre
l’adversaire à se prosterner ne présentera guère de difficulté et lui
occasionnera une souffrance agréable à contempler.
Toutefois, pour apprendre ces techniques, il n’existe pas de kata.
Il faudra donc les découvrir seul. Dans certains lieux, une femme ne se
sent pas toujours en sécurité. Si elle est dans l’obligation de s’y
rendre régulièrement cet objet pourrait l’aider à rester sereine à
condition d’apprendre à le manipuler avec dextérité.
Cependant, si historiquement ce sont les femmes qui ont eu recours à
cette astuce, rien n'empêche les hommes de s'y intéresser.
Terrasser plusieurs assaillants armés à
mains nues peut nous conférer une image de noblesse et un statut de budoka
accompli, mais avec un couteau planté dans le ventre, on sera tout
de suite moins présentable. Pourquoi prendre ce risque si nous pouvons
fuir, trouver de l’aide ou un objet qui permette une défense moins
exposée ? Pourquoi après avoir désarmé un attaquant, ne pas
utiliser son
arme pour affronter les autres ou provoquer leur
débandade ? Un bon guerrier est un guerrier vivant. Savoir
s’adapter aux circonstances intelligemment et sans tabou ressortit donc
à l’indispensable, d’où l’importance de l’observation, peut-être le
premier paramètre de l’efficacité à peaufiner pour jamais se trouver
démuni.
ÊTRE
ATTENTIF : LA CLÉ DU SUCCÈS
Une observation objective, des
initiatives logiques et une rigoureuse application conditionnent la
pertinence de nos comportements et de nos actions dans tous les
domaines de
la vie ; a fortiori quand c’est la vie elle-même qui est en jeu.
En effet, on peut observer sans voir, mais également voir sans
comprendre,
comprendre sans décider, décider sans agir ou agir sans obtenir le
résultat escompté. À toutes les étapes, l’esprit peut faillir, car
c’est bien lui qui dirige toutes ces opérations ; et s’il ne
remplit pas correctement son office malgré une compétence attestée,
c’est en général qu’il est inattentif,
concentré sur autre chose et donc indisponible. Nous avons déjà
largement développé les aspects spirituels de l’observation qui fondent
la clarté des perceptions dans de précédents articles ; voyons
quelles actions concrètes sont envisageables pour l’améliorer, mais en
prenant
conscience de l’élément ultime qui détermine la qualité tant de
l’observation que de la perception, de la compréhension, de la décision
ou de l’action : l’attention.
Qu'est-ce que l'attention ? Tous les dictionnaires, les érudits et
autres savants définissent l'attention comme une « concentration
sur — ou une tension de l’esprit vers — un objet d'étude à
l’exclusion de
tout autre ». Pour « ceux qui savent », attention et
concentration sont
donc des purs synonymes, ce qui, hormis quelques néologismes récents
formant doublons dus à des saboteurs de la langue, n’existe pas.
Mon lecteur me permettra de ne pas être en accord, ce n’est pas la
première fois, avec les académiciens et de fournir ma propre version.
Si la définition de nos pseudo-sages correspond plutôt à la
concentration, qui procède par exclusion, l’attention se
réfère à une disposition de l'esprit opposée ; elle n’exclut rien.
Au
contraire de la concentration, l’attention
est une ouverture totale aux perceptions de tous ordres : les cinq
sens
auxquels il faut ajouter la proprioception, mais idéalement,
l’attention doit également s’ouvrir au contenu de l’esprit, aux
affects, aux conditionnements et à l'ego
notamment, qui influence dans des proportions parfois gigantesques les
perceptions. Ainsi l’attention est forcément globale et ne peut rien
chasser de son champ d’observation, y
compris l’observateur lui-même. Si elle se fixe sur un point, elle
devient
concentration. L'expression « être attentif à quelque chose »
est à manier avec précaution puisqu'elle évoque un quasi antonyme. Si
l’on considère
l’espace accessible autour de notre action ou de nos pensées du moment
comme une sphère, la concentration ne s’occupe que du centre de
celle-ci, généralement de façon monosensorielle, et occulte tout le
reste ; l’attention,
multisensorielle — selon les circonstances, certains sens peuvent
être privilégiés —, couvre tout le volume de la sphère, sachant
que l'observateur appartient à cet espace, et bien qu'accordant une
importance déclinante du
centre vers la périphérie, elle n'occulte rien. Idéalement, cette
attention, cette totale ouverture d’esprit devrait être un état
permanent ; néanmoins, quand l’adversité ou des difficultés sont
susceptibles d’advenir, l’attention doit s’exacerber, ce que nous
nommerons « vigilance ».
Au dojo, il est primordial de varier les
situations qui exigent d’être
vigilant. En effet, si les yakusoku gumite,
dont font partie les shiai que pratiquent les compétiteurs et
les jyu gumite (combats libres) qui ne sont
jamais réellement libres puisqu’ils suivent des règles même si elles se
réduisent à un prétendu minimum, revêtent éternellement la même forme,
l’esprit se concentre sur les indices pertinents dans ce cadre
restreint et réduit son champ d’observation. Le budoka ne peut
pas
s'autoriser un seul instant de concentration, car il s'agit d'un
rétrécissement du
champ de la conscience qui compromet la gestion des agressions où
l’inimaginable peut
survenir, en général au moment et à l'endroit où personne ne l'attend.
S’opposer à plusieurs adversaires, travailler avec des armes ou selon
des scénarios inédits et surprenants, tout cela s’impose pour former
des budoka aguerris dont l’esprit est toujours en éveil.
Cependant, le budoka doit se montrer actif et ne pas tout
attendre du sensei. Ainsi gagnera-t-il, indépendamment des
consignes de travail et à condition d’avoir la capacité de respecter
celles-ci, à s’imposer un élargissement de son champ d’observation. Par
exemple, en jyu gumite en binôme, en plus de la gestion de son
propre
combat, surveiller les autres couples de combattants pour toujours
savoir où ils se trouvent et, si la place est suffisante, s’arranger
pour se tenir à une distance ou à un emplacement qui interdisent une
attaque surprise dans le
dos. À chacun d’imaginer des méthodes pour doper sa vigilance ;
le sensei est concerné au premier chef.
Pour procurer un résultat palpable, cette recherche doit se poursuivre
hors du dojo. En effet, le budo a pour vocation de fournir les
aptitudes à surmonter la plupart des aléas de l’existence ; il
serait dommage de circonscrire le bénéfice d’une attention soutenue aux
seuls entraînements.
La mode est à la méditation de pleine
conscience, recyclage commercial
de la mindfulness, elle-même un recyclage thérapeutique, dû à des
médecins anglais, des
pratiques hindouiste, bouddhiste et zen. Une dichotomie est
régulièrement opérée entre l’introspection (esprit, sensations…) ou
l’analyse des perceptions externes (chose ou tâche concrètes, idée
philosophique…). De plus, les gourous de la méditation recommandent de
la pratiquer comme une activité à part entière, dans des lieux et à des
moments précis. Ainsi est-elle censée apporter relaxation, diminution
du stress, vacuité de l’esprit, amélioration des perceptions, états de
conscience modifiés ou paix intérieure, mais certains gourous, gagnés
par une douce euphorie, listent une centaine de bienfaits. Cependant,
la séparation des phases de méditation et la vie courante a-t-elle une
raison
d’être ? Jiddu Krishnamurti, grand penseur indien qui a marqué les
esprits au XXe siècle, aurait répondu non car,
argumentait-il, méditer sur ses affects dans la quiétude d'un mokuso
(méditation) en zazen (assis en lotus) n'a jamais permis à
quiconque de recréer le même ressenti qu'en situation réelle ni d'en
déceler la genèse. Comprendre l'origine et le processus d'installation
d'une émotion ne peut se réaliser efficacement que lors de sa
survenue initiale. D'autre part, nos comportements et nos actions
— l'extérieur — sont
directement tributaires de ce que nous sommes au même instant
— l'intérieur : ego, conditionnements, croyances, humeurs,
sentiments, émotions... Impossible donc de les séparer.
Sans préjuger de l’existence
de formes équivalentes dans d’autres cultures, la pratique dochu no
kufu (expression souvent réduite en kufu) préconisée par le
zen japonais en apporte, sinon la preuve, l’opportunité de vérifier à
l’usage la pertinence de la pensée du sage indien.
Notre attention est volage ; les
pensées se bousculent dans notre
esprit ; nous accomplissons les tâches du quotidien en pensant à
autre
chose. Résultat : rien n’est fait parfaitement. Et si nous nous
concentrons sur notre occupation du moment, le rétrécissement du champ
de la conscience inhérent à la concentration, qui occulte
l’environnement, expose au désagrément de l’imprévu. Le budoka
ne peut pas se satisfaire de l’à-peu-près ni accepter d’être
surpris ;
la maîtrise martiale exige d’approcher, en tout lieu et à tout moment,
la perfection tant physique que psychologique. Certes, nous la
recherchons au dojo, mais ce n’est pas suffisant pour garantir qu’elle
sera au rendez-vous dans l’urgence stressante d’un danger
imminent :
agression ou incident dont l’issue est incertaine. Dochu no kufu,
que l’on peut assimiler à une méditation dynamique permanente, propose
d’accomplir toutes les tâches courantes, insignifiantes, importantes ou
exceptionnelles qui jalonnent nos journées le mieux possible,
méticuleusement, en étant totalement attentif. Ainsi, la méditation,
car il s’agit bien d’une forme de méditation qui sollicite l’esprit de
façon inhabituelle, s’intègre à la vie normale et l’attention portée
conjointement à
l’action du moment, à l’environnement dans lequel elle se déroule, aux
phénomènes concomitants et à la réalité de notre état psychologique va
progressivement procurer des bénéfices sensibles.
Les maîtres zen distinguent dochu no
kufu, l’attention active,
et jochu no kufu, l’attention en méditation assise (zazen).
Maîtriser jochu avant de passer à dochu est
régulièrement préconisé, mais dochu no kufu semble bien
recueillir un assentiment général pour lui attribuer plus de vertus que
jochu. Sans rejeter jochu (pour le budoka
c’est le mokuso en seiza
[littéralement :
s’asseoir droit]), je suis un inconditionnel de dochu no kufu.
Cependant, faire quelque chose de nouveau est souvent plus facile que
de corriger de vieilles habitudes, une inattention trop fréquente ou
des gestes machinaux. Si on trouve cela plus facile, il faut commencer
avec jochu, donc prolonger le cérémonial du mokuso à
l’extérieur du dojo, car celui-ci est insuffisant en temps de pratique
pour fournir des résultats sensibles, mais de toute façon il faudra
parvenir à dochu ; c’est à chacun de tester et de choisir
sa voie.
L’illustration la plus fréquente du kufu
se présente ainsi : « Quand je
mange, je mange ; quand je marche, je marche. » Ce n’est
évidemment pas
ce que chacun fait puisque quand on marche on pense à ce qu’on va
manger ; quand on mange, on commente les informations de la
télévision... À tout instant des pensées sans rapport avec l’activité
en cours nous
assaillent et nous en détournent. Si l’esprit se fixe sur une idée de
passage ou un affect, il ne peut plus être attentif et la réalisation
de la tâche du moment, observation, perception, compréhension,
décision ou action, en pâtira. Tout le monde a déjà été victime de ce
type de désagrément ;
pas toujours sans conséquence plus ou moins fâcheuse. Ainsi, quand on
trébuche en marchant, ce qui arrive à tout le monde, la preuve de
l'inattention est établie quelles que soient les explications données à
cette maladresse.
L’objectif du kufu
resplendit de simplicité : être en permanence totalement attentif
à toutes les composantes de la réalité de l’instant. En fait, la
difficulté est énorme, cependant elle est à la mesure des bénéfices
éventuels.
L’attention, on l'a compris, ne doit pas
se limiter à l’exécution d’une tâche, ce serait de la concentration.
Les surprises viennent presque toujours d’un élément perturbateur
extérieur. Il faut donc cultiver la totale ouverture de nos perceptions
tant de l’environnement que de notre espace intérieur ;
s'appliquer n'implique pas de se couper du reste du monde.
Ceux qui s’engageront sérieusement dans le kufu se surprendront
à découvrir certaines conséquences inattendues. Être attentif à tous
les détails, sans rien occulter, prend a priori plus de temps.
Néanmoins, le travail bien fait donne plus de satisfactions et n’est
jamais à refaire ; au final, on gagne du temps et du plaisir.
Pour les tâches courantes, répétitives, monotones, chaque occurrence
doit s’accomplir mieux que la fois précédente ou toujours aussi bien
quand elle frôle la perfection, même si le contexte subit des
modifications substantielles ou des contraintes nouvelles. Cette
minutieuse attention peut, pour
commencer, être mise en pratique sur de courtes périodes au dojo ou à
l’extérieur, mais elle devra progressivement s’étendre à tous les
instants de la vie à l’instar des meilleurs samouraïs qui mettaient un
point d’honneur à ne jamais être surpris ou abusés. Cela se révélera
précieux en de multiples occurrences, certaines vitales, d’autres plus
triviales.
Ainsi, prises sous une influence insidieuse, sans réelle observation ni
réflexion, souvent dans la précipitation née de la surprise, de
nombreuses décisions sont trop impétueuses et conduisent à des
réalisations inadaptées ; dans ce cas, même en s’appliquant, le
résultat ne peut pas être bon. On en imagine bien les conséquences dans
le cadre d’une agression, mais c’est dans la banalité du quotidien que
ce constat peut se faire le plus souvent. Combien de bévues,
d’erreurs ou de démarches inutiles pourraient ainsi être évitées ?
Nous sommes régulièrement sollicités de façon insistante,
pleurnicharde,
émouvante ou agressive pour les motifs les plus divers. N’avons-nous
jamais regretté une réaction trop impulsive à ces sollicitations,
qu’elle soit dans le refus ou l’acquiescement ? Certains achats,
par exemple, sont quelque peu précipités. Un peu de recul permet de
s’apercevoir de leur futilité ou de l’intérêt de réparer un objet qu’un
jugement trop hâtif destinait à la poubelle. Nous pourrions trouver
mille exemples d’une observation défectueuse, d’une attention
épisodique et de décisions contestables avec des conséquences parfois
malheureuses. Le bénéfice de l’attention soutenue en toutes
circonstances et de la recherche de l’action juste est d’ailleurs
depuis quelque temps récupéré par des organisations minimalistes ou
écologistes qui proposent un recyclage du kufu à des fins
utilitaires, le gaspillage en point de mire.
Cependant, l’apport le plus important de
cette attention sans faille réside
dans la suppression des divagations intempestives de l’esprit puisqu'il
est totalement mobilisé par l'accomplissement du dochu no kufu.
Cette
absence de pensées parasites est exactement une des étapes que
recherchent les pratiquants des différentes méthodes d’introspection.
L’esprit, rappelons-le, ne peut pas conduire correctement deux actions
conscientes simultanées, or l'attention est une activité de l'esprit
qui exige sa totale disponibilité ; toute pensée, intellectuelle,
affective
ou sensitive, va donc entrer en conflit avec la qualité de l’attention
portée à tous les aspects de notre insertion dans le cours de la
vie. Les émotions, les sentiments, les
humeurs... tous les composants de ce qu’il est
convenu de nommer les affects, mais aussi les diktats de l’ego, les
conditionnements ou les croyances
sont des fournisseurs insatiables de
pensées qui font obstacle à la perception de la réalité. Il est donc
urgent, en particulier pour un budoka, de cultiver l’attention
et la vigilance qui excluent de laisser les pensées parasites prendre le pouvoir.
En poursuivant ce travail sur le long terme, ce sont les entités
produisant ces perturbations qui peu à peu disparaissent et laissent la
place à une observation sans artifice du réel. Comment est-ce
possible ?
Être attentif à nos actions et
réactions, tant psychologiques que
physiques, qui jalonnent nos journées, c’est rendre conscients les
ressorts souvent obscurs qui nous animent, nous dirigent ou nous
paralysent. Une méditation passive ne peut que les imaginer et s’avère
incapable d’en percevoir la genèse puisque cette représentation se
réalise dans un état d’esprit qui n’est pas celui de leur survenue dans
la réalité. Or le principal objectif de la méditation est de se
connaître vraiment ; surtout pas d’avoir une image de soi, ce qui
se produit dans la méditation passive. En effet, cette représentation
est plus ou moins façonnée par l'ego et les affects du moment pour
coller à ce que l’on pense ou souhaite être. Ce
souvenir est donc une recomposition qui diffère sensiblement de la
réalité effectivement vécue.
Méditer efficacement, c’est voir sans fard
comment nous fonctionnons, identifier les obstacles que nous
rencontrons, en discerner l’origine au moment même où ils surgissent,
donc dans la confrontation avec les événements de la vie qui
sollicitent notre intellect, notre conscience, suscitent nos affects ou
se heurtent à notre ego qui les façonne à sa convenance. C’est un
énorme travail, un immense défi,
mais il s’arrête là : démasquer les perturbateurs dissimulés dans
les limbes de notre esprit qui nous empêchent de livrer le meilleur de
nous-même. Le reste du processus, s’il doit y en avoir un, se
fera sans intervention de la volonté. Un peu comme lorsque nous nous
apercevons que nous nous fourvoyons et restons sans voix
devant notre erreur. Quand l’esprit se rend compte de ses errements et
de l'origine de ceux-ci, il
se tait, cesse de penser et se contente d’observer attentivement sans
qu'il soit nécessaire de le lui demander, ce qui de toute façon serait
improductif, l'ego et les affects ne répondant jamais aux injonctions
— essayez
d'oublier un traumatisme psychologique pour le constater. Reste
la réalité qui n’est plus polluée par les nombreux artefacts de la
conscience ordinaire. Cet état se nomme mushin (vide de
pensées).
Parvenir à ce point de maîtrise de
l’esprit n’est pas une finalité, mais une disposition qui, entre
beaucoup d'autres bienfaits, facilite
l’accès à certaines capacités recherchées par la société japonaise. On
peut évoquer le yomi qui
est l’art de comprendre, de deviner ce qui n’est pas exprimé afin de
construire des relations harmonieuses ; mushin est
évidemment
un préalable souhaitable pour ne pas corrompre les perceptions.
Les maîtres de sabre, samouraïs et bushi, ont poussé très loin
cette recherche de divination des intentions d’autrui — ami ou
ennemi ? —, car leur proximité
permanente avec la mort en faisait un impératif vital. Grâce à cette
vacuité de l'esprit, de nouveaux concepts plus
spécifiquement martiaux ont émergé, souvent en rapport avec le
zen :
- Mushin no shin (penser sans pensées) qui
permet de comprendre et d'agir sans solliciter l'intellect.
- Fudoshin (esprit inébranlable) qui rend
insensible aux feintes.
- Metsuke
(art de placer le
regard), capital mais au final très personnel.
- Tanken (voir
et percevoir) ou comment voir ce qui n'est pas visible.
- Maai (distance entre les adversaires)
qui doit se comprendre comme la gestion de l'espace spatio-temporel.
- Hyoshi (cadence) qui se gère en fonction du maai.
Tout cela est essentiel pour le budoka et fort
utile dans la vie courante, mais il est improbable d’y arriver en
brûlant les étapes. Un entraînement martial régulier et une pratique
assidue de dochu no kufu constituent le socle sur lequel
l’édifice du vrai budo s’érigera.
Comme on le voit, dans l'immédiat kufu
permet de bien faire et
d'éviter les surprises désagréables grâce à l’attention
qui ne se relâche pas, mais à terme il permet surtout de mieux faire,
de s’approcher de la perfection, grâce à un esprit enfin débarrassé de
ses démons et ouvert à de nouvelles perceptions. Il est impérativement
à mettre au programme d’entraînement
du budoka, mais il s’agit d’une décision personnelle ; le
professeur ou le maître référent n’ont qu’un rôle marginal
d’incitateurs.
LA
NOBLESSE DU BUDOKA
La technique martiale entretient de
nombreuses similitudes avec la
technique sportive. Cela ne les rend toutefois pas semblables, car les
divergences surpassent largement les points communs. J’ai entendu
plusieurs fois des karatékas sportifs se vanter d’avoir mis une raclée
à un casse-pieds ; exploit pathétique qui les porte à se prendre
pour
de vrais samouraïs. Des milliers d’individus qui n’ont jamais goûté aux
techniques de combat, certes peu recommandables, font la même chose
tous les jours. Nos
pseudo-samouraïs des temps modernes seraient sans doute moins fiers
devant des forcenés qu’il faut maîtriser sans les blesser, face à une
bande de voyous équipés d’armes blanches, confrontés à un hold-up
violent, une prise d’otages ou mêlés à un de ces carnages qui
emplissent de joie les fous d’Allah.
Personne n’est sûr de surmonter ce type d’épreuve extrême qui relève de
l'improbabilité statistique — qu’importent les statistiques quand
on y est confronté ? —, mais
certains s’entraînent pour s’en donner les moyens physiques,
intellectuels et psychologiques. Outre quelques chances
supplémentaires de survivre à ces éventuelles calamités,
leur entraînement leur permet de se sentir au-dessus des contingences,
des aléas ou des agressions de la vie courante qui accablent l’individu
lambda et souvent, grâce à des dispositions spirituelles bien au-dessus
de la moyenne acquises grâce à leur immersion dans le budo, de
les résoudre pacifiquement. Toutefois, les bénéfices vont bien au-delà
de ce cadre restreint ; c'est la vie entière qui s'illumine.
Évidemment, ces capacités adviendront après de très nombreuses années
de pratique, mais qui n'apprécierait
la perspective de connaître enfin la sérénité même si c'est après des
décennies de fréquentation du dojo ? Avec des progrès réguliers en
termes de condition
physique, de lucidité et de discipline mentale. Les techniques mises en
œuvre, la psychologie nécessaire, les interrogations éthiques et
légales, les répercussions sur leur état de conscience, tout cela est à
mille lieues des préoccupations des sportifs. Certes, les techniques de
base apprises par un débutant sont apparemment similaires en karaté
sportif et en karaté martial, cependant de multiples parties du corps
ne sont jamais visées dans un club de sport, beaucoup de techniques y
sont interdites et de nombreuses subtilités n’y apparaissent jamais.
Ainsi le karaté moderne, gendai budo par excellence, ignore une
large part de la panoplie du budoka : la majorité des
techniques
portées aux yeux, à la gorge, au bas-ventre ou aux articulations, les
luxations, immobilisations et projections potentiellement dangereuses,
le combat au sol, le maniement des armes ou l’affrontement de plusieurs
adversaires. Malgré l’immense fossé qui sépare ces deux pratiques,
certains enseignants parfois hauts gradés persistent à dire :
« Un tsuki
au dojo ou un tsuki dans la rue, c’est toujours un tsuki. »
Vision sans doute un peu réductrice qui permet de cautionner leurs
dérives ou celles de leurs élèves car un coup de poing cause rarement
des blessures sérieuses et irréparables.
Certaines écoles se targuent d’offrir un éventail complet : kata,
kumite, goshin (défense personnelle) et buki
jutsu (techniques d’arme). Cependant c’est le plus souvent de façon
dissociée, ce qui en infirme la pertinence. Pour le vrai budoka,
rien n’est défendu, tout est présent dans son entraînement, mais
coordonné, harmonisé, intégré dans un seul et même budo dont
l’efficacité réelle doit être le seul fondement. Évidemment, le budoka
a toujours le souci de préserver ses collègues d’entraînement. Toutes
les techniques sont donc stoppées avant d’occasionner des blessures ou
portées avec des armes inoffensives, mais le budoka doit être
conscient de l’effet produit s’il va au-delà de la limite acceptable
par son partenaire ou des dégâts occasionnés par de véritables armes.
Un budoka doit imaginer des
ennemis animés des pires
intentions. Aucune technique, aucune action n'est prohibée pour
contrer les atrocités, même si
en fin de compte ce sont la justice et la bienveillance qui le guident.
La fabuleuse domination technique des meilleurs samouraïs, encore
vénérés de nos jours, reposait sur le mépris du trépas, le leur, et sur
le respect de la vie, celle d’autrui ; mais si le combat était
inévitable et qu’il fallait infliger la mort, c’était toujours avec une
profonde admiration pour le combattant valeureux. Néanmoins, l'élite
savait sanctionner en frappant du plat du sabre quand le châtiment
ultime n'était pas approprié.
Quand on a sérieusement médité, ce qu’un budoka qui se sera
frotté à des approches réalistes des agressions extrêmes durant de
longues années aura forcément fait, on sait que la violence n’est
jamais la bonne solution pour combler ses désirs et rarement la
meilleure pour régler les conflits, mais elle est parfois le seul
remède apte à juguler la barbarie qui surgit inopinément.
La technique des différents bu jutsu nécessaires à cette fin
demande de nombreuses années d’entraînement pour être portée à un
niveau d’efficacité suffisant. C’est heureux, car l'esprit du budoka
mûrit lentement — à condition de lui fournir les stimulations
nécessaires —
et une technique assimilée trop rapidement risquerait de ne pas trouver
l'encadrement spirituel et philosophique garantissant son bon usage. La
gestation des grandes œuvres s'inscrit dans la durée. Ainsi, à l’image
du samouraï, le budoka patient peut devenir, grâce à son
immersion
méditative dans la violence extrême, le noble chevalier du temps
présent apprécié et respecté de tous.
Cependant, l’efficacité du budo
ne doit pas être prise dans un
sens trop restrictif. Le kendo (voie du sabre pratiquée avec un shinai
en bambou), le kyudo (voie de l'arc) ou le iaïdo,
par exemple, semblent très éloignés des préoccupations
du budoka qui souhaite se doter d’un bugei adapté aux
turbulences du XXIe siècle. Ils n'en restent pas moins
intéressants, en particulier pour leur travail sur la maîtrise de
l'esprit. Certes, il est bon que les bu jutsu
fournissent une parade adaptée à la sauvagerie contemporaine, qu’ils
puissent nous conférer une certaine quiétude est bénéfique, mais ce
n’est pas l’essentiel. D’ailleurs, à trop vouloir se préoccuper de
l’aspect utilitaire, on sombre dans le marécage populacier dans lequel
les promoteurs des innombrables systèmes de self-défense offerts au
public tentent de racoler. Le vulgaire ne peut pas élever l’esprit,
même si on lui ajoute un emballage destiné à lui conférer un vernis
éthique ou philosophique. Dans leurs discours, certains adeptes ou
instructeurs
des méthodes de self-défense affichent à titre personnel une démarche
spirituelle proche d’un budo ; vrai ou faux ? À
chacun d'en juger. Précisons tout de même
que ceux qui sont crédibles ne sont pas nombreux et que les méthodes de
self-défense restent toutes centrées sur l’aspect utilitaire.
Une démonstration de iai jutsu
effectuée par un grand maître — les puristes préfèrent cette
appellation à iaïdo, trop connotée par les dérives des gendai budo
—, art martial à mille lieues de
l’utilitarisme dans le contexte contemporain, fige le public dans une
intense fascination. Pas
d’ambiance de foire ; chacun retient son souffle car le katana,
à moins que ce soit le iai jutsuka, ou les deux, semblent
terriblement dangereux. C'est le brillant reflet d'un précepte de l’art
du sabre : « kikentai no ichi » (le corps,
le ki
[conjonction des énergies vitale, physique et mentale] et le sabre ne
font qu’un). C’est noble, précis, déterminé… et on se prend à rêver de
conduire toute sa vie avec cette élégance, cette finesse, cette
justesse : dochu no kufu ! Et comment pourrait-on
imaginer un iai jutsuka
aguerri qui n’aurait pas cette même dignité dans la vie courante ?
Cette attitude hiératique que l’on retrouve dans certaines disciplines
comparables qui utilisent des armes traditionnelles doit inspirer le budoka.
Une discipline martiale fondamentalement dangereuse, létale, doit
toujours être couplée à un comportement digne, noble, contrôlé. Comme
un beau seppuku où le sacrifice de soi se pare d’un cérémonial
impressionnant. D’ailleurs, hormis quelques sports de combat comme le
judo et le karaté qui se sont, en dépit de leurs prétentions,
totalement égarés en dehors de la voie et d'autres qui commencent à
déraper, la plupart des « do »
traditionnels ont conservé un rituel qui en font plus des méditations
que des activités journalières, à l’image du chado (cérémonie
du
thé qui peut durer plusieurs heures), du kado (art de
l’arrangement floral aussi nommé ikebana) ou du kodo
(cérémonie des parfums), tous trois formant les arts du raffinement.
Un vrai budo conduit avec une grande rigueur conceptuelle,
comprenant un éventail de bu jutsu
réellement efficaces, où rien n’est proscrit, apte en ultime recours à
éliminer physiquement les pires agresseurs, pratiqué dans le respect
d’une éthique inflexible et avec une grande solennité qui exclut les
manifestations triviales du stade ou autres lieux de délire collectif,
aura
forcément des répercussions notables sur le psychisme de son adepte,
surtout s'il s'accompagne de méditations sérieuses, constructives et
libératrices.
C'est le dessein du budo, car si la
maîtrise technique est essentielle, elle n’est rien, en tout cas rien
de bon, sans qualités
spirituelles supérieures, sans clairvoyance, sans s’être débarrassé des
effets pernicieux des humeurs, des émotions, des sentiments, des idées
préconçues, des croyances et de l'ego. La seule
possession d’une gestuelle de combat ne permet pas de tutoyer les
sommets de l’efficacité et risque de fourvoyer son détenteur dans des
réactions inadaptées, voire de laisser toute latitude pour bafouer la
morale, que
ce soit celle du bushido ou celle de l’homme de bien.
Un réalisme sans tabou et une efficacité absolue, radicale mais
modulable sont les fondements de l’élaboration d’un bugei. Mis
en œuvre avec élégance, noblesse, précision et sobriété, soutenu par
des méditations propres à
élever l’esprit au faîte de la sagesse, de la sérénité et de la
lucidité, le bugei devient un vrai budo où
l’acquisition technique et l’élévation spirituelle, totalement
intégrées, se potentialisent mutuellement. Néanmoins, pour réellement
porter ses fruits, cette démarche ne doit pas rester cloîtrée entre les
murs du dojo, mais s’étendre à tous les instants, toutes les
circonstances et tous les lieux. Éviter ou gérer les conflits quelle
qu’en soit la virulence, c’est avant tout les prévoir, donc être
attentif et même vigilant en permanence. Seul à ma connaissance dochu no
kufu, comportement qui constitue une méditation dynamique propre à
stimuler les qualités spirituelles et à se garder des mauvaises
surprises, répond à cet impératif. Dochu no kufu ne vient pas
compléter le budo ;
il est le budo.
Le monde est inondé de méthodes de
combat aux visées les plus variées ; les clubs pullulent.
Toutefois,
pour qui désire s'engager sur une véritable voie martiale, l'offre
devient quasiment indigente, car la grande majorité des clubs, en dépit
d'une communication souvent trompeuse, diffuse une pratique strictement
sportive, défensive, éducative ou ludique, en conformité avec
l'apparent désir du plus grand nombre. Cependant, le plus grand nombre
n'est pas la totalité et ceux qui recherchent un vrai budo ne
sont pas quantité négligeable.
Chacun peut
s’inscrire dans l'activité qui correspond le mieux à ses
aspirations : se muscler, s'assouplir, transpirer, monter sur un
podium, châtier celui qui le bouscule... tout cela est facile, loin de
la
capacité de faire face aux pires atrocités contemporaines ni d'offrir
une véritable mutation spirituelle vers la sagesse, la sérénité et la
lucidité.
Joindre dans un même élan la culture d'une technique apte à
surmonter les épreuves extrêmes et progresser dans les états de
conscience qui mènent vers l'éveil, l'illumination, le nirvana ou le satori,
peu importe le vocable, voilà le projet du budo,
sachant que l'objectif, même affublé de mots savants, comme nous
l'avons indiqué précédemment, est
indéfinissable car hors de portée de la conscience ordinaire, ce qui le
rend inaccessible à ceux qui sont trop
comptables de leurs efforts et fondamentalement inatteignable car la
perfection humaine n'existe pas, même limitée à l'aspect martial.
« Si la voie vous paraît facile, c’est que vous n’êtes pas sur la
voie. » Oui, la voie martiale est difficile, mais de quelle valeur
est ce qui
s’acquiert facilement ? Le budo exige des efforts, de la
patience et même
de la souffrance tant de l’esprit que du corps qui sont mis à forte
contribution pour transformer la totalité de l’être. C'est sans doute
trop demander aux velléitaires, à ceux qui veulent tout tout de suite
ou qui pensent appartenir à la classe des dominants dans un monde dual,
faune qui préfère rapidement faire reluire son ego en montant sur un
podium ou obtenir en quelques mois une mirobolante efficacité en combat
de rue.
Malgré d'évidentes
difficultés, celui qui pénètre réellement
sur la voie martiale ne s’en écarte jamais, car la métamorphose qu’il
constate après dix, vingt ou trente ans de pratique est si
enthousiasmante qu’il ne saurait interrompre son ascension. Mais ne
nous méprenons
pas ; s’inscrire dans un club qui dispense un tel enseignement ne
suffit pas. Si l’entraînement physique peut se limiter à quelques
heures par semaine, l’état d’esprit qui permet de progresser sur la
voie ne saurait suivre le même rythme. La voie se parcourt à plein
temps. En d’autres termes, « budo no bugei », la formule de
Sokon Matsumura, implique « dochu no kufu », l’application
permanente de l’esprit du zen.
Sakura sensei

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