LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI
Printemps 2006
KOAN ZEN
1ère
partie

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Qu’est-ce
que le Bouddha ? » demande le moine à son maître zen.
« Une
spatule à merde ! » répond le maître.
Ce dialogue est un « koan », c'est-à-dire une formule
destinée à l’éducation
et l’illumination du moine zen. Nous reviendrons ultérieurement sur le
fondement et l’objectif des koan.
Attardons-nous
sur le ton irrévérencieux de la formule, la scabreuse hardiesse du
propos,
surtout en regard des derniers rebondissements de l’actualité
religieuse
internationale (affaire des caricatures de Mahomet).
Quand certains écarts verbaux ou
picturaux, voire de simples
critiques ou commentaires sur une religion créent de véritables
émeutes,
proches de la guerre civile (selon les lieux ou les époques, quasiment
toutes
les religions ont sombré dans cette hystérie) certaines, le zen en
particulier, font preuve d’une sérénité, d’une tolérance, d’une liberté
d’expression totalement hors du temps. Or, ces vertus s’inscrivent dans
la pérennité :
depuis l’émergence du bouddhisme zen, jamais ces préceptes non-violents
n’ont été remis en question, jamais la souillure n’a terni la lumineuse
beauté du zen.
Certes, les organisations religieuses ne
sont pas les seules à
afficher une hargneuse et belliqueuse susceptibilité, mais leur
prétention à
pacifier le monde, leur discours sur l’amour d’autrui, devraient les
mettre
à l’abri de toute dérive violente. On aurait pu penser que des
précédents
célèbres (Gandhi, Mère Thérésa) auraient gravé une trace indélébile de
la voie du pacifisme dans la conscience collective, mais le pandémonium
humain
reprend régulièrement la représentation de son hideuse comédie.
L’humble pécheur
en quête de la suprême lumière se sent perdu ; il ne comprend plus
le
message de son église et il finit par quitter le navire. Depuis
quelques décennies,
les religions occidentales ont perdu des adeptes (récupérés par les
sectes, la
drogue, les étourdissements de la vie moderne, etc.) Toutes les
religions
auraient sans doute suivi le même chemin si un agressif prosélytisme
n'avait
permis à certaines d’élargir leur audience. Ce prosélytisme peut viser
deux
objectifs distincts :
-
L'accroissement de l’influence sur
l’échiquier politique grâce à
l’augmentation rapide du nombre des adeptes.
-
Le contrôle et la soumission de la
population (dans certains états, il
devient difficile de bénéficier d’un quelconque réseau de soutien si
l’on
n’adhère pas à une organisation religieuse).
Une
observation critique et comparative des religions actuellement en
expansion évoque
parfois (dans certains pays) notre Moyen-âge où un baptême servait
d’engagement
officiel pour la croisade : triste confusion entre le fait
militaire et la
foi religieuse. Les grandes religions ont toutes, à un moment de leur
histoire,
prôné la haine, la conquête, l’endoctrinement, le châtiment,
l’asservissement de certaines catégories humaines, l’intolérance, la
vengeance. « Telle était la volonté de Dieu ! » clament
les
grands érudits spécialistes de l’exégèse des saintes écritures.
Ainsi
voit-on cohabiter dans l’ensemble du monde religieux l’agressivité la
plus
virulente et les rassérénantes promesses de bonheur ou de paradis.
Bonheur
qui, pour toutes les religions est, par essence, collectif, le bonheur
individuel s’apparentant par trop à l’égoïsme. Cela peut justifier, le
cas échéant, le sacrifice de quelques individus (incroyants ou
infidèles),
voire d’une minorité plus large si le salut des
« justes »
est compromis. Ce phénomène est d’autant plus déroutant que c’est
parfois
la même organisation religieuse qui, dans un même discours appelle à la
compassion et à la guerre sainte.
Et le dossier
s’alourdit encore : pour toutes ces religions, le bonheur, c’est
« demain » et « demain » c’est toujours après la
mort. On comprend que, dans notre culture hédoniste et son contexte
d’érosion
des grands dogmes, certains se soient mis en quête d’une autre voie
pour
entrevoir l’Éden
avant de mourir.
La découverte
du zen et de son message pacifique par les occidentaux est certainement
survenue
au bon moment dans l’actuelle crise qui affecte les différentes
églises.
Paradoxalement,
alors que la définition du zen est un éternel débat entre son statut de
religion et celui de philosophie (donc extrêmement floue sur son ultime
finalité),
ses objectifs pratiques ont toujours paru d’une éblouissante clarté aux
yeux
des observateurs extérieurs : recherche de la quiétude, de
l’harmonie,
de l’esthétique, de la sincérité et surtout de la Vérité. Magnifique
programme !
De plus, le zen présente l’originalité de se préoccuper du salut de
l’individu
« ici et maintenant », selon la formule consacrée. La
progression
contemporaine des tendances individualistes fut une heureuse
coïncidence
pour l’expansion du zen en Occident. Et pas de problème d’égoïsme dans
ce
cas puisque le bonheur (le zen n’emploie pas ce mot, mais
« satori » :
éveil) se réalise avec la disparition de l’hypertrophie de l’ego.
En fait,
le zen vise également le bonheur collectif mais avec une démarche
différente,
logique et séduisante : comme il est utopique d’attendre une
mutation générale
et spontanée de la société, pour changer le monde commençons par nous
changer nous-même, car le monde est le reflet fidèle de ce que sont les
hommes.
Pour simplifier, le zen est une méthode :
-
Pour constater que nous vivons dans
l’illusion.
-
Pour revenir dans la réalité, ce que
certains préfèrent énoncer :
« découvrir la Vérité ».
En résumé,
le zen propose, avec une surprenante adéquation à la vie moderne, une
immense
et bénéfique transformation de l’individu au travers d’une pratique
pour
le moins minimaliste. De quoi séduire un public réceptif à
l’omniprésente
notion de productivité.
Le zen est
issu du bouddhisme ; pour en saisir toutes les subtilités,
remontons aux
origines.
Un
peu d’histoire
Le
bouddhisme est né en réaction à l’hindouisme (religion dont les
premières
traces remontent à 2000 ans avant notre ère), qui vénère de multiples
divinités et au jaïnisme (à l’ancienneté mal définie) qui prône une
ascèse
extrêmement rigoureuse. Si le bouddhisme a rejeté les divinités de
l’hindouisme et l’ascèse du jaïnisme, il a conservé un certain nombre
de
croyances totalement intégrées à la culture hindoue : en
particulier la
réincarnation.
En 560 avant
notre ère, au nord de l’Inde, un
jeune prince de la lignée royale des Shâkya,
Siddhârta Gautama (dit Shâkyamuni : « le sage des
Shâkya »),
prit un jour conscience que l'homme était une créature qui souffrait,
qui
vieillissait et qui mourait. Sous le choc de cette impitoyable réalité,
il décida
de quitter son univers de richesse
et de vie facile, de mener une vie ascétique et
devint ermite, ne subsistant que de mendicité (sa recherche le conduit
donc de
l’hindouisme au jaïnisme). Il médita pendant des lustres en quête d'une
réponse
à sa torture morale. Un matin, alors qu'il avait passé sa nuit en
méditation,
il « s'éveilla ».
Il devint « Bouddha »,
littéralement « l'éveillé »
en sanskrit.
Un Bouddha est un être pleinement éveillé qui a purifié toutes les
passions et
développé toutes les potentialités. L’état de Bouddha est donc un état
intégral et parfait, dénué de tout conditionnement et omniscient.
Il n'était qu'un homme (surtout pas un Dieu !) et il venait de
découvrir la Vérité !
-
L’homme pouvait échapper à la
souffrance et aux réincarnations après
chaque mort qui le rejetaient sans cesse dans ce cercle vicieux (le
samsara).
-
Il suffisait de mener, sans jamais
dévier du juste chemin, une vie positive par la
teneur de ses actes et de ses pensées (c'est le
karma). Quand le cumul des bonnes actions atteignait un certain niveau,
la délivrance
(le nirvana) récompensait celui qui avait vécu selon la voie du juste
milieu
(ni débauche, ni ascèse mais en toute chose le comportement juste).
-
Pour achever le tableau, mentionnons
une pratique courante du bouddhisme
qui permet à l’éveillé (celui qui a atteint le nirvana) de différer
l’accès à l’état de Bouddha pour se consacrer à l’aide des
souffrants :
c’est le « bodhisattva ».
Le bouddhisme était né.
Jusqu'à sa mort, 45 années plus tard, il n'eut de cesse d'enseigner sa
découverte et
les moyens de parvenir à l'éveil.
« Tu ne dois pas prendre mes mots juste pour mes mots, mais tu
dois
être comme le forgeron qui brûle la matière pour en faire de
l'or »,
disait-il à ceux qui lui demandaient de les guider.
De multiples documents confirment cette histoire qui n’est donc pas une
légende.
Au fil des siècles, son enseignement chemina en Asie et se partagea en
trois
grandes tendances :
-
Le bouddhisme indien (totalement
disparu d’Inde aujourd’hui) ;
-
Le bouddhisme tibétain (dit
« lamaïsme ») ;
-
Le bouddhisme japonais (dit
« zen »).
Cependant, cette classification,
couramment admise, est par
trop simplificatrice car, bien que l'on discerne un fond commun, le
bouddhisme
présente des caractères spécifiques dans chacun des pays où il s'est
implanté. En Chine, par exemple, premier pays d'accueil du bouddhisme
primordial, le syncrétisme avec le taoïsme et le confucianisme l'a
profondément transformé. Les interdits du pouvoir en place (en dernier
le
régime communiste) l'ont décapité à plusieurs reprises. Certes, il a
ressuscité,
mais largement amoindri et surtout sous la forme du bouddhisme « chan »
(« zen » en japonais).
Notre discours met donc en
opposition :
-
Des religions dont
les textes et les rites sont d’une extrême rigidité (christianisme,
islam,
judaïsme, etc.) ; cela explique sans doute leur incapacité
relative à
s’adapter à la fulgurante évolution du monde moderne.
-
Le zen, dont l’émancipation
vis-à-vis des dogmes et sa liberté de langage semblent sans limites, et
ses
rites infiniment plus souples que dans toute autre pratique religieuse.
Ces caractéristiques lui ont permis de
s’implanter un peu partout en Occident
soit en complément d’une autre religion soit comme substitut. De
nombreux athées
ont d’ailleurs été conquis par un message dont la teneur ne ressemble
en
rien à un prêche religieux. Il s’agit d’un pur discours humaniste.
Suivons donc l’étonnante trajectoire de
l’enseignement du Bouddha et ses
prolongements. Tentons de cerner l’influence du zen sur notre monde
occidental
et, en particulier, sur les adeptes d’arts martiaux japonais que nous
sommes
(puisque, historiquement, ils sont étroitement liés).
Découverte
du bouddhisme
Connu en Occident dès la Renaissance,
grâce aux missionnaires chrétiens, le
bouddhisme ne sera véritablement étudié en Europe qu'à partir du début
du
19e siècle. Malheureusement, une interprétation partiale et
hâtive
du bouddhisme par de nombreux philosophes occidentaux et des amalgames,
opérés
notamment par les tenants de la Théosophie (les découvreurs de
Krishnamurti),
ont durablement installé en Europe une vision fausse ou négative de
l'enseignement bouddhiste.
Les orientalistes assemblent alors assez
vite les diverses pièces (mongoles,
chinoises, indiennes, tibétaines) de ce puzzle culturel. L'émergence
d'un tel
continent, jusqu'alors inconnu, commence par surprendre et par
inquiéter. La
plupart des philosophes allemands et français du 19e siècle
trouvent en effet dans le bouddhisme matière à épouvante. Ils y voient
une
religion où « l'homme doit se faire néant » (Hegel). Cette
« volonté de destruction », ce « culte du néant »
(Victor Cousin), célébré par une « église nihiliste »
(Renan),
constituent une menace pour l'ordre établi. Dans l'imaginaire
philosophique
européen, le bouddhisme représente d'abord la négation de la vie, la
destruction de soi. Schopenhauer et Nietzsche n’ont pas compris ce
qu'ils
avaient sous les yeux. Ils ne virent dans le bouddhisme qu’un danger à
combattre.
Ce n'est qu'au 20e siècle que
les Occidentaux auront réellement accès
à l'enseignement traditionnel et authentique. Cette évolution est due à
la
multiplication des contacts personnels entre des enseignants ou des
spécialistes
orientaux et des Occidentaux qui se rendirent en Asie (notamment
Alexandra
David-Neel, la première femme occidentale à entrer au Tibet). Dès le
milieu
du 20e siècle, un certain nombre d'ouvrages permettent aussi
au
grand public d'avoir un accès plus sûr à l'enseignement de certaines
écoles,
notamment le zen, avec la parution en langue anglaise des Essais sur le
bouddhisme zen de D.T. Suzuki.
à partir
des années 60, les contacts se multiplient : les Occidentaux sont de
plus en plus nombreux à se rendre en Asie (surtout au Japon et au
Népal) et
des enseignants bouddhistes qualifiés s'installent en Occident
(États-unis et
Europe). Les ouvrages de présentation du bouddhisme en langue
occidentale
deviennent plus nombreux. Ils sont l'œuvre aussi bien d'enseignants
orientaux
que d'Occidentaux, notamment des moines chrétiens.
Ce contact direct de quelques « pionniers » et la diffusion
de leurs
ouvrages auprès d’un public de plus en plus large ont largement
favorisé la
création de centres d'enseignement en Europe à partir des années 70.
Deux
grandes écoles bouddhistes bénéficieront surtout de cette implantation
: le
bouddhisme vajrayâna tibétain et le bouddhisme zen, japonais et
vietnamien.
L'intérêt qu'elles suscitent auprès des Européens est largement lié à
la
personnalité de trois maîtres : le Tibétain Kalou Rinpoché, le Japonais
Taisen Deshimaru et le Vietnamien Thich Nhat Hanh.
On ne peut sous-estimer l'importance de
la situation politique en Asie sur ce phénomène
d'introduction du bouddhisme en Occident. Ainsi la curiosité éveillée
par le
bouddhisme zen est-elle due en partie à la fascination qu'exerça le
Japon,
vaincu en 1945, sur l'Occident et, en particulier les États-unis.
L'invasion du
Tibet par les Chinois, en 1959, a notablement attiré l'attention des
Occidentaux sur la personnalité du Dalaï-lama qui, comme le pape
catholique,
est aussi un chef d’État.
La guerre d'Indochine puis la guerre du
Vietnam ont
joué un rôle évident dans l'installation, notamment en France,
d'importantes
communautés d'exilés du Sud-est asiatique.
Le bouddhisme japonais
Issu
de l'Inde puis propagé en Chine, le bouddhisme fut introduit au Japon
au 6e
siècle. Dès cette époque, Nara qui était alors la capitale
du
Japon, devint le centre des sectes bouddhiques scolastiques.
Au 9e siècle, après que le
bouddhisme fût devenu religion d’État,
deux sectes s’en partagèrent l'enseignement. L'une ésotérique (Shingon)
dont le centre spirituel était au mont Kôya, l'autre exotérique
(Tendai) qui
avait son centre spirituel au mont Hiei.
Ces deux sectes étaient très puissantes mais, au fil du temps, leur
évolution
forma une sorte de bouddhisme qui visait essentiellement aux
jouissances
terrestres. Les prières n'avaient qu'un but bénéfique ou de conjuration
des
mauvais sorts. Le clergé n'était ouvert qu'aux classes nobles et
inaccessible
aux roturiers.
Durant la deuxième moitié du 12e
siècle, la lutte entre les deux
clans des Taira et des Minamoto, en mettant le japon à feu et à sang,
ouvrait
l'époque des gouvernements militaires (shogunat) qui durant sept
siècles
remplacèrent le pouvoir détenu par les nobles.
Au milieu de ce chaos, où la mort était omniprésente, le bouddhisme,
qui déployait
beaucoup de fastes, était devenu routinier. Ayant perdu toute force
créatrice,
il se montrait incapable d'apporter le soutien personnel et existentiel
que
recherchaient les témoins de cette époque troublée.
C'est pendant l'ère Kamakura (1185/1333) que s'élaborèrent
trois nouvelles formes de bouddhisme qui furent, dès lors, au centre de
la
religiosité japonaise :
-
L'école de la Terre Pure,
essentiellement basée sur l'invocation du
Bouddha Amida,
-
L'école de Nichiren, s'appuyant sur
le sutra (prière) du Lotus de la
Bonne Loi,
-
Le zen, qui fait du zazen (s’asseoir
en silence), la quintessence de
toutes les théories du bouddhisme et qui professe l'accès direct, voire
soudain, à la nature de Bouddha qui est dans l'esprit de chaque
individu.
Très vite, le zen se heurte à
l'opposition des autres sectes, qui vont jusqu'à
incendier ses sanctuaires, mais il recueille tout de suite la faveur
des samouraïs :
l'absence de dogme, l'ascèse physique, la discipline mentale prônées
par le
zen répondent aux aspirations de la classe guerrière qui trouve en lui
un
moyen de pouvoir affronter la crainte de la mort. Il provoque
l'enthousiasme des
guerriers, qui deviennent ses plus fervents adeptes après avoir
constaté l’énorme
apport du zen en terme d’efficacité de l’art martial. Le bénéfice est
d’ailleurs si flagrant qu’il est immédiatement perceptible par le
profane :
le samouraï illuminé domine outrageusement celui qui ignore le zen. Et
ce sera
grâce à l'appui des seigneurs du Japon féodal (les employeurs des
samouraïs)
que le zen va se développer pour connaître son apogée aux 14e
et 15e siècles.
Le bouddhisme zen
Selon la tradition (la plupart des
historiens modernes n’adhèrent plus à cette légende
et pensent que le zen est un bouddhisme influencé par le taoïsme),
c'est au 6e
siècle, avec le voyage de Bodhidharma d'Inde en Chine que le bouddhisme
zen (chan
en chinois) a atteint l'Orient (la réalité de ce voyage est cependant
incontestable). Et ce n'est qu'au 12e siècle, comme nous
l’avons signalé au précédent paragraphe, soit six cents ans plus tard,
qu'il a gagné le Japon.
C'est le moine japonais Eisai
(1141/1215), appelé aussi
Yôsai, qui rapporta
de Chine les enseignements de la secte Lin-Tsi du bouddhisme chan
et qui fonda
la première école zen japonaise, l'école Rinsai.
Quelques années plus tard Dogen
(1200/1253), un adolescent très éprouvé par la perte
de ses parents, se retira de la société et vint se réfugier au mont
Hiei. Déçu
par l'enseignement bouddhiste scolastique traditionnel, il se tourna
vers Eisai
dont il devint le disciple. Par la suite il fit lui aussi un séjour de
plusieurs années en Chine et, de retour au Japon, fonda l'école Sôtô.
Une troisième école, issue des
enseignements de la secte chan
Houang-po, verra le
jour quelques siècles plus tard, l'école Obaku fondée par
Tetsugen (1630/1682).
La différence entre ces trois écoles ne
vient pas de la différence des
doctrines, mais de celle des caractères personnels de leurs fondateurs.
Dogen est certainement le plus grand et le plus profond philosophe
parmi les
bouddhistes zen chinois et japonais. Il a montré l'importance des
tâches
quotidiennes les plus simples dans la pratique du zen (cette pratique
se nomme :
« kufû ») et est considéré comme le père du thé dont
il serait
l'importateur au Japon.
Hakuin (1685/1768) qui fut un des plus grands maîtres de l'école Rinsai
sut parfaire
la technique des koan (énigmes très difficiles à résoudre).
Tous les maîtres
contemporains s'appuient encore sur cette méthode.
Tetsugen, à la différence des autres dont la pensée reflète le
caractère personnel, a
utilisé les expressions traditionnelles du bouddhisme indien. Il fut
admiré et
vénéré pour avoir édité au Japon la première collection complète des
livres bouddhiques.
Le zen est donc l'aboutissement de ces
diverses expériences spirituelles. Au
Japon, aujourd'hui, la tradition zen est toujours très vivace dans les
temples,
les monastères comme dans les foyers où hommes et femmes de toute
condition
pratiquent activement le zazen qui est la discipline de base
du zen.
Les principes du zen
Selon les érudits, le zen n'est pas une
religion. C'est plutôt une sorte de
philosophie, une manière d'être et de penser. Parler des principes du
zen est
quelque peu abusif. Le zen est d'abord l'exercice d'une pratique,
« zazen »,
et ne souffre aucune soumission à des textes ou à des doctrines.
Le kanji « zazen » signifie « s’asseoir
en silence ».
Toute l'essence du zen est là, il n'y a rien de plus à savoir. Dans sa
simplicité,
voici la terrible méthode d'éducation du zen.
« Mushotoku » est « l'esprit de
non-profit », le véritable esprit du zen détaché
du moindre désir de bénéfice ; ne rien attendre, ne pas chercher à
obtenir
quoi que ce soit.
Deuxième précepte : ne pas faire de
discrimination. Les paroles, les pensées et
les actes sont tous à mettre sur le même plan, ont la même importance
et méritent
autant d'attention. Le plus humble détail est à considérer comme
capital. Un
grand maître du zen ne disait-il pas : « Lorsque vous faites
quelque
chose, faites-le comme si votre vie en dépendait. » S’il est une
caractéristique
particulièrement frappante de l’attitude du moine zen, c’est son
application à réaliser chaque chose, aussi futile soit-elle, à la
perfection,
en y consacrant la totalité de son esprit (kufû). Cette pratique
est considérée
comme équivalente et aussi efficace que le zazen. Kufû
fut la première
pratique zen récupérée avec enthousiasme par les samouraïs, bien avant zazen,
car la vie du samouraï était effectivement menacée en permanence. Or, kufû,
a placé le samouraï dans un état d’éveil
constant. Il devint
quasiment impossible de le surprendre.
Avec un peu de pratique, nous
parviendrons à la non-pensée « mushin »
et, un jour peut être, à « hishiryo », la pensée qui
est au-delà
de la pensée. Mais ne nous faisons pas trop d'illusions, car les
illusions sont
omniprésentes et c’est justement l’objectif du zen de sortir de
l’illusion.
C'est lorsque nous aurons renoncé à tout et qu'il ne restera que le
vide que nous
parviendrons au « satori », l'illumination, qu'on
appelle aussi
« kenshô », c'est-à-dire l'éveil.
Quant à Bouddha, il n'est pas une divinité dans l'esprit des
bouddhistes zen, mais
seulement le modèle des qualités humaines nécessaires à l'atteinte du
satori
et à l'émergence du Bouddha qui est en chacun de nous.
Dans notre monde de recherche effrénée
du profit, la difficulté du zen est donc là :
comment débuter une pratique si l’on ne doit rien en attendre ?
Pure rhétorique
rétorquera le lettré puisque le but est l’illumination. Mais notre
lettré
va se heurter à un sérieux problème : s’il cherche l’illumination,
il ne trouvera rien. Hormis les éveillés, personne ne sait à quoi elle
ressemble. Comment reconnaîtra-t-il un visage qu’il n’a jamais
vu ?
« Alors, comment les éveillés ont-ils procédé ? »
répliquera-t-il.
La réponse à cette interrogation est simple : l’illumination nous
tombe
dessus quand nous sommes prêt à la recevoir or, nous venons de
l’expliquer,
elle survient quand nous avons renoncé à toutes les tentations, y
compris le désir
d’obtenir l’illumination. Mais on ne peut pas savoir quand :
demain, dans un an, dix, jamais ? Dogen
écrit dans le Shobogenzo :
« L’illusion consiste à poser l’ego
et à agir à travers lui sur les objets. L’illumination, au contraire,
consiste à laisser les choses agir sur vous et vous illuminer… »
L’illumination est donc un phénomène purement passif qui survient
quand
l’ego est mis en veilleuse (sujet déjà mis en lumière dans nos
précédents
articles).
Certains croient pourtant deviner la
forme de cette illumination et les moyens de
l’obtenir (ou plutôt croient ce qu’un pseudo-maître leur raconte), se
lancent dans l’aventure et c’est ainsi que de nombreux charlatans
deviennent
par la grâce d’intellectuels égarés de vénérables gourous.
Ainsi le monde extérieur ne peut pas
véritablement pénétrer l’esprit d’un
homme classique. Sa perception, déformée par son ego (auberge espagnole
de
tous les conditionnements), ne lui permet pas de saisir l’essence de ce
qu’il observe ; l’illusion s’installe.
L’éveillé, lui, s’imprègne
réellement de l’objet, pas selon un point de vue, mais dans une
perception
globale de tous les attributs de l’objet : rien ne lui échappe. Il
est
fondamentalement omniscient ; sa limite proviendra du niveau de
ses
connaissances théoriques pures, jamais de sa psychologie, de sa
capacité à
raisonner ou d’une erreur d’appréciation de la réalité profonde de
l’objet. Or, un manque de savoir n’est jamais un véritable handicap
(sauf
pour les examens et concours universitaires). La seule connaissance
technique
indispensable est l’ensemble des méthodes qui permettent de trouver
rapidement l’information utile et exacte à l’instant où
elle est nécessaire.
La grande majorité vit donc dans la
confusion et l’illusion. Mais chacun est
persuadé d’avoir la réalité devant les yeux. Malheureusement, seuls les
éveillés
connaissent la vérité, mais ils sont en très petit nombre. On pourrait
fort
bien s’accommoder de cette situation, mais il faut bien en convenir, là
tous
sont d’accord, le monde tourne mal ou, pour le moins, il pourrait
tourner
mieux. Cependant, la plupart des gens pensent qu’ils n’y peuvent rien,
que
les malheurs du monde sont les conséquences des décisions absurdes de
quelques
hauts personnages influents (politiques, financiers, mafieux, etc.)
Seuls les éveillés
savent que nos malheurs sont la conséquence de la confusion et de
l’illusion
dans lesquelles vit la quasi-totalité des hommes. Si tout le monde
voyait clair, la plupart des
calamités humaines disparaîtraient.
Le zen n’est pas autre chose qu’une tentative des éveillés de rendre
lucide
le plus grand nombre afin de sortir de l’éternelle répétition des
erreurs
humaines. La seule question pertinente est de savoir si cette méthode
est la bonne ; nous en débattrons plus avant par la suite.
La pratique du zen
Pour pratiquer le zen, il faut en passer
par zazen. Il s'agit simplement de
s'asseoir, mais pas dans n'importe quelle position. La position idéale
est
celle du lotus, chère aux pratiquants du yoga, mais avec des
différences
fondamentales tout de même.
Le dos doit être droit (c'est essentiel), la respiration contrôlée et
l'esprit porté au-delà de la pensée. Si l'on en croit Dogen, on doit
être
habité
par un sentiment de dignité et de grandeur.
L'esprit doit se libérer de tout ce qui est formes, pensées, visions,
objets,
imaginations si intéressants soient-ils, pour arriver peu à peu à un
état de
vide absolu.
Certains maîtres différencient zazen
et méditation. La méditation impliquerait la
fixation de la pensée sur une idée ou un objet, alors que dans zazen,
l'esprit
ne s'attacherait à aucun objet. Cependant, « zen » en
japonais,
« chan » en chinois, « dhyana » en
sanscrit veulent dire
« agir, être centré ». Notons que le terme français
méditation
est formé de « médius » : milieu et
« action ». étymologiquement
tous ces mots
ont la même signification : « agir centré »,
« trouver
le juste comportement ».
Nous retiendrons donc que zazen et méditation recouvrent la
même action de centrer
sa pensée sur une idée, un objet ou le néant. En l’absence de sujet de
méditation,
la pensée s’attachera à se vider de toute substance, de toute
perturbation.
Or un des principes du zen est le détachement, ce qui signifie que,
sauf
recherche particulière, la plupart des séances de méditation
s’orienteront
vers l’arrêt total de toute activité psychique, cognitive ou
émotionnelle.
Cet état de calme absolu (ataraxie) doit permettre une vision nette des
tréfonds
de notre être. Comme ces lacs volcaniques dont on peut admirer les
beautés
abyssales quand la surface est calme.
Les séances ne doivent pas durer plus
d'une heure d'affilée et sont entrecoupées
d'une marche lente, le « kin-hin », rythmée par la
respiration.
Elle est destinée à détendre le corps car le maintien prolongé de la
position zazen est douloureux pour les jambes. Toutefois, il
faut veiller à ne
pas perturber la quiétude de l'esprit. Certaines écoles ont abandonné
cette méditation
dynamique.
La méthode des koan consiste à
essayer de résoudre une énigme insoluble par le
raisonnement habituel du genre : « Quel était votre vrai visage
avant la
naissance de vos parents ? » Seule l’école Rinsai pratique
régulièrement
les koan, mais quelle que soit l’école, les différences de
pratiques sont
surtout inhérentes au maître.
Périodiquement les plus grands maîtres organisent des « sesshin »,
sortes de séminaires
de pratique intensive du zazen.
Pour zazen, on s'assied sur le « zafu », un
petit coussin épais et dur
qui permet de redresser la colonne vertébrale et, en gardant les genoux
en
contact avec le sol, de faciliter l'équilibre.
Ceux qui ont du mal à tenir la position du lotus peuvent adopter
d'autres positions,
tout aussi correctes, comme « seiza » (s’asseoir
droit).
L'essentiel est d'avoir le dos droit, de se concentrer sur sa
respiration et
d'abandonner toute pensée y compris celle de vouloir abandonner toute
pensée.
Influence de la philosophie zen
Peu à peu, le zen a pénétré
tous les domaines de la culture japonaise
et les a imprimés de son sceau. La zone d'influence du zen englobe la
religion,
la philosophie, l'éthique, le protocole, le théâtre No, la cérémonie du
thé
(cha no yu), l'arrangement floral (ikebana), la
littérature, la calligraphie,
la peinture, l'architecture, le jardinage, la technologie, les arts
martiaux (budo), etc.
Tous ces aspects de la culture ont en commun sept caractères qui
sont :
l'asymétrie,
la simplicité, l'austérité, le naturel, la subtilité, la liberté
absolue,
la sérénité.
-
L'asymétrie : on ne voit pas
la
beauté dans la régularité, la
perfection et l'exactitude mais au contraire dans la forme exprimée
après
avoir délaissé ces aspects, après qu'ils aient été en quelque sorte
rompus.
Tel est l'intérêt de la ligne brisée, du caractère cursif, de la
déformation
ou de l'irrégularité.
-
La simplicité : elle désigne un
état
dépourvu de la lourdeur de ce
qui est trop élaboré, trop construit, trop complexe.
-
L'austérité correspond aux mots
japonais « takeru » (croître),
« fukeru » (vieillir), « kareru » (se
dessécher),
« sabiru » (se patiner). C'est la beauté qui apparaît
lorsque le
temps a fait son effet et a enlevé à l'objet tous ses attributs de
jeunesse et
que seul reste ce qui en constitue l'essence.
-
Le naturel : c'est l'absence de
contrainte, la spontanéité, l'impulsion
créatrice d'un instant unique dépourvu de tout artifice mais sans
naïveté.
-
La subtilité profonde :
c'est
la profondeur insondable, la
tranquillité et l'obscurité calme qui illustre l'état « sans
fond »
du zen.
-
La liberté absolue : liberté sans
condition, sans attachement, sans obstacle.
-
La sérénité : état sans bruit
et
sans agitation, calme intérieur,
tranquillité de tous les instants que rien ni personne ne peut
perturber.
Ces sept caractères sont inséparables,
aucun n'existe isolément, chacun doit
contenir les six autres. Telle est l'originalité des arts du zen.
On sait que les artistes zen méditent
avant d’entamer le geste purement
artistique. On raconte que certaines méditations préalables ont pu
durer
plusieurs années. Ainsi le peintre qui souhaite dessiner un bambou va
se
laisser imprégner par le bambou jusqu’à en avoir saisi la réalité
profonde. Le
zen traduit cela dans l’expression : « L’artiste est le
bambou. »
La réalisation technique de l’œuvre n’est alors pas conduite par
l’artiste mais par le bambou lui-même.
Le zen aujourd’hui
« Ceux
qui jugent le zen de l'extérieur,
sans l'avoir pratiqué, ont tendance à
croire qu'il s'agit d'une secte du bouddhisme remise à l'honneur depuis
peu par l'Occident, comme il en existe tant d'autres. » (Taisen
Deshimaru.)
Pour beaucoup, hors du bouddhisme il n'y a pas de zen possible. C'est
une opinion
souvent exprimée par les « intégristes du zen ». De la même
façon
que les intégristes chrétiens d'autrefois disaient « hors de
l'église
point de salut ».
Certes le zen s'est développé en milieu bouddhiste, car c'était la
religion dominante
de l'époque. Mais dès le début, les maîtres du zen, et en particulier
Dogen,
disaient avec force que ceux qui classent le zen parmi les sectes du
bouddhisme
sont dans l'erreur la plus profonde.
Beaucoup
de sectes (certaines invoquent
des croyances ésotériques, voire totalement
loufoques, d’autres s’appuient sur des religions existantes)
fleurissent un
peu partout et l'actualité nous relate périodiquement leurs abus. Il y
a
celles qui connaissent une fin tragique, celles qui sont de véritables
entreprises de dépersonnalisation et celles dont les méthodes
totalitaires
s'apparentent aux techniques de « lavage de cerveau ». La
plupart
d'entre elles entraînent l'aliénation totale des malheureux qui leur
ont fait
confiance, prônent le culte de la personnalité et leurs gourous ont
surtout
pour but l'enrichissement personnel.
Le vrai zen, lui, n'endoctrine personne, car il n'a pas de doctrine. Le
zen
n'enrichit personne, car il se réclame de la pauvreté (mushotoku :
esprit
de non-profit). Le zen cherche seulement à faire découvrir à chacun sa
véritable
personnalité profonde dans l'unité du corps et de l'esprit et dans
l'harmonie
universelle.
Le zen n'est pas sectaire, il est ouvert à toutes les démarches
spirituelles. Il
peut donc se pratiquer, sans contradiction, avec toutes les religions,
toutes
les philosophies. Il enseigne seulement une posture du corps toute
simple, une
respiration très naturelle qui peut conduire à la sagesse.
Dans
notre époque trépidante où la
plupart des individus sont conditionnés et
dirigés par le souci du plus grand profit, le zen, lui, enseigne
comment
s'asseoir sans esprit de profit, sans recherche du moindre avantage.
Abandonner son ego et son incessant bavardage, lâcher prise, abandonner
sa personnalité
apparente pour retrouver son identité profonde, uni à l'esprit de
l'univers.
S'asseoir, simplement s'asseoir, c'est tout ! Mais quel
programme !
Et comment ne pas s’apercevoir, comme l’ont fait en leur temps les
samouraïs,
de la complémentarité du zen et des arts martiaux ?
Zen et art martial
L’art
martial réside dans les maîtrises
conjointes d’une technique (le corps y est
forcément associé) et de l’esprit. Qui maîtrise la technique est un
expert.
Qui maîtrise l’esprit est un sage. Qui maîtrise les deux est un maître
dans son sens le plus noble.
À la vérité ces derniers sont rares. « Sensei » se
traduit plutôt
par « professeur » ; le sens noble de
« maître »
se dit « O sensei » ; c’est ainsi qu’on nommait
Funakoshi.
Ce fut le seul karatéka à porter ce titre ; sorte de respect pour
celui qui est à
l’origine de l’expansion du karaté hors d’Okinawa puis du Japon.
D’autres auraient mérité cette distinction. Combien ? Je ne
saurais dire, mais depuis le début du 20e siècle pas plus
d’une centaine (tous pays confondus) et je crains d’être un peu large.
Cela étant, on rencontre
de nombreux experts dont la progression spirituelle, bien que n’ayant
pas
encore abouti, est fort avancée. Pour qu’un expert soit intéressant, il
suffit qu’il soit sur la Voie. À nous de placer nos pas dans leurs
traces
pour cheminer avec eux.
Attention, il existe des experts, parfois de renom, qui
ne feront jamais le moindre pas sur la Voie. Parmi eux, la plupart sont
honnêtes
et ne racontent pas de sornettes, mais quelques-uns, j’en connais,
prétendent nager
dans la félicité du nirvana. Ils sont pitoyables mais dangereux.
Les amateurs
de performance pure et de compétition n’auront donc aucun mal à choisir
parmi la multitude d’excellents experts prêts à offrir leurs services.
Mais
si notre objectif associe la maîtrise du mental à la progression
technique
soyons circonspect et avançons prudemment, sans hâte, pour sélectionner
celui
qui deviendra notre guide. Cependant, avoir un guide ne signifie pas
que nous
nous laissions mener sans réfléchir. Pour qu’un apprentissage soit réel
et
profond, il doit être l’émanation de notre propre volonté, de notre
travail. Le rôle du maître doit se limiter à indiquer une direction et
à éviter
les embûches afin de former des êtres libres. C’est l’exact opposé du
gourou.
Nous
devons donc penser à cultiver
harmonieusement l’esprit « shin »,
la technique « ghi » et le corps « tai ».
Toutefois, ne nous laissons pas piéger par cette facilité langagière
car corps, esprit
et technique ne sont jamais totalement indépendants. L’entraînement
portant
sur chacun de ces trois domaines devra en conséquence s’opérer dans une
symbiose savamment dosée. Notre vie moderne et trépidante, ses
contraintes,
ses absurdes exigences ont terriblement entamé l’harmonieux
fonctionnement de
notre corps-esprit, mais nous ne sommes pas pour autant devenus des
purs robots
(pas encore !) Certes, nous sommes malades ; aussi avons-nous
besoin
de soins. Mais ce n’est pas, en général, une reconstruction complète de
l’individu qui est nécessaire ; juste prodiguer les soins
nécessaires
au rétablissement d’une harmonie fonctionnelle :
-
Une gymnastique pour redonner au
corps toute sa souplesse, son aisance,
sa sensibilité ;
-
Quelques exercices pour permettre à
l’esprit son heureux épanouissement
(méditation, zazen, kin-hin, koan ou
techniques apparentées et, bien sûr, culture générale) ;
-
L’acquisition d’un art martial pour
conférer l’indispensable quiétude ;
-
La construction de très nombreuses
passerelles entre ces différents
apprentissages pour que chacun ressente au fond de soi (dans le hara)
l’unité
qui fait de l’individu un « être total ». Faute de quoi nous
produirons des actes parcellaires, inachevés, aurons des pensées
tronquées,
erronées, vivrons dans l’angoisse de l’incompréhension et serons
incapables de coordonner un projet global.
Appliquer
ce programme est donc bien
s’orienter vers la quintessence « shin ghi tai ».
On a vu comment l’artiste s’imprègne de l’objet de son étude jusqu’à
devenir cet objet. L’artiste martial ne fait pas exception, mais on
peut séparer
l’analyse en fonction de deux situations classiques :
-
Imaginons l’entraînement d'iaido
(art de dégainer le sabre :
« katana » en japonais) d’un maître : le
spectateur voit
un homme vêtu d’un « hakama » (pantalon ample
traditionnel) qui
manipule un katana. Cependant le geste doit provenir d’une
profonde unité :
unité du corps et de l’esprit, bien sûr, le maître a dépassé ce stade,
mais surtout unité du maître et du sabre. Quand la démonstration est
parfaite, le maître est le sabre.
-
Dans un combat avec un adversaire,
l’objet dont le maître a besoin de
comprendre l’essence, c’est l’adversaire lui-même. D’où, dans les
combats de samouraïs, ces très longues périodes d’observation avant
l’attaque décisive pour capter tout ce que l’allure extérieure de
l’adversaire cache de profond et d’important. Si le maître devient
l’adversaire, comme le peintre devient le bambou, il a gagné. Voilà
l’explication de ces combats de samouraïs où l’un s’avoue vaincu alors
qu’il n’y a pas eu combat réel. Ou bien, celui qui se sent dominé se
jette
dans une attaque absurde en sachant que l’issue lui sera fatale ;
mais
l’honneur sera sauf. D’ailleurs dans le cas d’un abandon on aboutira
souvent à un « seppuku » (« hara kiri »
en langage
populaire) dans le pur respect du code d’honneur des samouraïs.
La
pratique d’un art martial quel qu’il
soit, adversaire armé ou non, suit le
même scénario : il faut entrer dans les tréfonds de la conscience
de
l’adversaire. Nous ne pouvons pas le faire en cherchant à percer sa
carapace ;
cette démarche active conduite par notre ego qui veut dominer
l’adversaire
est vouée à l’échec puisque l’ego va automatiquement nous entraîner
dans
l’illusion. Nous devons installer notre esprit dans l’état mushin
ou mieux hishiryo et laisser passivement l’esprit de
l’adversaire s’étaler sans
limite dans le nôtre. On comprend bien dans cette phase du combat,
l’utilité
de notre recherche habituelle sur la vacuité de l’esprit : seul un
esprit vide peut instantanément s’emplir d’une grande quantité
d’informations. Or l’esprit de l’adversaire est énorme ; pour nous
permettre de nous en imprégner, il n’y a pas d’autre solution que cette
vacuité totale du nôtre. Quand l’adversaire devient transparent, que
nous
lisons clairement dans sa pensée, l’issue de la confrontation est
évidente.
Pour
ceux qui ont du mal à concevoir une
pratique sans but et sans recherche de bénéfice,
puisqu’il s’agit de la démarche fondamentale du zen, nous avons donc
maintenant une raison qui puisse les pousser vers cette recherche de
vacuité de
l’esprit. Cependant le travail à effectuer pour arriver à un état
mushin et
surtout hishiryo est énorme et peut, malgré tout son intérêt,
freiner
quelques ardeurs. Pour aider les réticents à entreprendre quand même la
démarche,
ajoutons qu’un esprit vide est, au moins momentanément, un esprit
débarrassé
de ses conditionnements, de ses a priori et de ses encombrants
bavardages. En
clair, un tel combattant observe efficacement l’adversaire, prend des
décisions
adéquates et n’éprouve aucune appréhension. Motivant, non ! De
plus
vider son esprit quelques secondes ou quelques minutes est à la portée
du plus
grand nombre après un travail portant sur une durée raisonnable. Alors,
si le
vrai zen exige mushotoku (l’esprit de non-profit) dans un
engagement de très
longue durée, il semble possible de démarrer un travail moins ambitieux
avec
un objectif restreint : juste vider son esprit pendant une minute
ou deux.
Les outils du zen peuvent parfaitement convenir et nous avons vu que
cette
vacuité mentale procurait d’indéniables bienfaits. Une fois convaincu
d’être
sur la bonne voie, on hésitera moins à s’installer dans l’esprit
mushotoku
pour tenter un parcours intégral de la Voie.
Quant
à ceux qui trouvent néanmoins tout
cela trop ésotérique, à classer dans le
tiroir des utopies, je voudrais rappeler que tout combattant sportif,
avec
l’expérience, arrive à percevoir chez l’adversaire des intentions, des
hésitations,
des faiblesses dans la concentration et bien d’autres détails. Sa
méthode se
construit de façon totalement empirique ; ce que certains
nomment : « avoir
du métier ». En réalité ces dons d’observation, d’anticipation ont
été développés inconsciemment selon le schéma explicatif du zen. Mais
le
combat de compétition est extrêmement restrictif sur la quantité de
paramètres
à maîtriser : un seul adversaire, des règles strictes, des
techniques répertoriées
et connues, aucun risque vital, etc. Si le jeune champion a bien réussi
à acquérir
quelques aptitudes supra-sensorielles, elles ont une portée limitée au
cadre
strict de la compétition. Finalement, nous ne sommes pas du tout dans
l’utopie. Le zen propose simplement d’étendre ce qui a été possible
dans
un domaine restreint à l’intégralité du système relationnel
humain ;
que la perception de l’extérieur à soi, objet, animal, homme ou
processus
soit totale et permanente.
Technique
et méditation ont déjà
suscité, dans ces rubriques, quelques commentaires,
certes toujours trop succincts, mais suffisants pour une première
approche. Il
faut d’ailleurs être fort circonspect envers les mots et ne pas se
gargariser
de discours oiseux. Seule l’expérience directe nous fait progresser
dans la
connaissance de soi. Le mot n’est pas la chose, le discours n’est pas
l’action. Penchons-nous maintenant sur les koan qui sont
justement des outils
destinés à démontrer l’illusion véhiculée par la parole. Ils peuvent,
notamment, « clouer le bec » d’un ego trop bavard.
Le koan
Le koan,
courte phrase ou brève
anecdote, est, avec la posture assise, l'un des
principaux outils d'enseignement du zen de tradition Rinsai. La
tradition Sôtô
estime, réticente, qu'il vaut mieux s'en tenir à la seule posture
assise, le
koan risquant de se pervertir en un jeu de l'esprit, mais elle ne
l’a pas
totalement banni.
Le
koan (traduction
littérale : « écrit public », « qui
fait loi »), dans sa forme pure, n'est pas une devinette, ni un
mot
d'esprit, déjà du simple fait de sa transmission de maître à disciple.
Il ne
s'agit pas de répéter quelque obscurité, de triturer une énigme, mais
de
travailler avec un paradoxe de sagesse bientôt millénaire, pour en
faire
jaillir une évidence inaccessible à la seule intelligence.
La plupart des koan ont été compilés aux 12e et 13e
siècles de notre ère. Il en existe plus de mille. Ce sont les témoins
de
plusieurs siècles de transmission du bouddhisme zen en Chine et au
Japon. Un
certain nombre de koan ont été commentés. Mais,
attention ! le commentaire ne
fait pas comprendre le koan : il en ouvre la voie. C'est
à chacun de
comprendre, de vivre le koan.
Voici
sans doute le plus fameux koan :
« Quel est le son d'un
applaudissement fait d'une seule main ? »
Mais le koan de base pour les nouveaux pratiquants est
habituellement : « Le
chien est-il de la nature de Bouddha ? »
Une des meilleures réponses
(elle n’est pas unique) est : « mu », qui
signifie « vide »
ou « non ». Mais le vide n’est pas « rien » aussi
ce
« non » n’est-il pas un « non » absolu, plutôt un
« non, mais… » Pour le dire un peu rapidement ou dans un de
ces états
particuliers de la conscience (mushin, hishiryo), « mu »
c'est à la
fois oui et non, un au-delà du oui et du non. De plus, le kanji
« mu »
est prononcé « wu » dans sa phonétique chinoise. Or
« wu »,
c’est un aboiement. Et quelle meilleure position pour comprendre une
chose que
de se mettre à la place de cette chose ? L’interrogation sur la
bouddhéité
du chien trouve-t-elle donc une de ses plus subtiles réponses dans un
aboiement
qui ne signifie ni oui ni non.
Il s'agit d'expérimenter, de façon simple,
l'au-delà de l'affirmation et de la négation, l'au-delà de la
contradiction,
et, en ce sens, de dépasser la dualité du langage ordinaire. C'est là,
on l'a
reconnu, tout le génie de la pensée bouddhique, qui, sans cesse, tente
d'aller
au-delà de la dualité, que ce soit entre sujet et objet, entre
connaissant et
connu, entre moi et autrui, entre immanent et transcendant, entre
relatif et
absolu.
Le
koan est le plus souvent un
très court dialogue entre le maître et le disciple
(« mondo ») ou une énigme dont les termes paradoxaux
et incompréhensibles
sont inaccessibles au raisonnement classique. L’obligation de sortir
des schémas
de pensée traditionnels est le préalable indispensable à l’illumination
(phénomène
transitoire) et à l’éveil (état de conscience du sage ou du Bouddha).
Un
koan relate l’anecdote où un
nouveau disciple parvient à un monastère
pour y recevoir un enseignement. Le maître Joshu demande :
« As-tu déjeuné ? »
Le disciple répond : « Oui ! » ... « Alors,
lave
ton bol ! »
Le koan de Bashô ne semble guère plus explicite. à
un moine qui lui demande ce qu’est le zen, il répond : « Si
tu
possèdes un bâton, je te donne un bâton, si tu ne possèdes pas de
bâton, je
t’enlève ce bâton ! »
Parfois même les koan prennent une forme
gestuelle... Un disciple demande au maître ce qu’est
l’illumination... Le maître retire sa sandale et assène, avec celle-ci,
une
claque retentissante au disciple en hurlant : « C’est
cela ! »
Nos
réflexions, nos raisonnements
s’inscrivent dans des formes immuables, éprouvées
mais sclérosantes. En bref, nos méthodologies, la conduite de notre
discours
sont, quoi que nous en pensions, des conditionnements que nous avons
affublés
de déguisements scientifiques, littéraires ou techniques.
La liste est longue des découvertes scientifiques majeures tout à fait
fortuites
en des instants et des lieux incongrus : en montant dans
l’autobus, dans
un effort de défécation, en voyant chuter une pomme lors d’une sieste,
etc.
Donc à un instant où l’esprit est muet, déconnecté, en repos.
Tout étudiant
sait que la résolution d’un problème mal compris peut arriver au
blocage
absolu, la pensée s’engageant dans un fonctionnement en boucle
forcément stérile,
alors qu’une perturbation peut tout relancer en brisant l’a priori
erroné
à l’origine de cette agitation intellectuelle improductive. L’évidence
surgit le plus souvent dans l’oubli, le rejet, l’abandon, le vide,
quand nos
conditionnements cessent d’imposer leur diktat.
Les mots, la parole sont aussi
des conditionnements créateurs d’illusion. De nombreux conditionnements
s’expriment dans nos paroles.
L’intérêt
des koan est de
mettre en évidence l’illusion créée par le mot et
d’utiliser ce dernier selon des modalités inusuelles et pourtant
fonctionnelles (la conversation de deux maîtres zen nous est
incompréhensible,
mais eux s’entendent fort bien). L’art du koan repose
justement sur sa présentation
apparemment absurde qui interdit d’utiliser le raisonnement et les mots
dans
leur simple rapport de signifiant à signifié. Il oblige à explorer
d’autres
voies, donc à sortir des habitudes, conditionnements et a priori.
Le koan,
avec la méditation, est
donc un outil de compréhension. Le raisonnement
aussi, mais ils ne procèdent pas des mêmes principes fondamentaux. Pour
réparer
un robinet qui fuit ou une panne de courant, un peu de logique sera
utile. Pour
se débarrasser des angoisses existentielles, mokuso et
koan seront sûrement
plus adaptés. Employons les bons outils.
Un
test psychotechnique utilisé par les
recruteurs propose d’effectuer un
travail, généralement manuel, pour lequel on ne fournit pas les outils
normalement requis.
Certains, mentalement paralysés, abandonneront l’ouvrage,
d’autres, plus dégourdis, se lanceront dans des bricolages hasardeux,
quelques-uns inventeront des outils avec les moyens du bord, trouveront
des
solutions palliatives, bref, accompliront correctement la tâche malgré
les
handicaps.
Plus que dans les outils, la solution est dans la tête. Pour ceux
qui ne sont pas tombés dans le chaudron de potion magique pendant
l’enfance,
c’est parfois au prix d’une lourde transformation du psychisme :
un
grand coup de pied dans la fourmilière des conditionnements.
La difficile métamorphose
Nous
sommes conditionnés quand nos
réactions sont prévisibles. Or tous ceux qui
ont en charge de diriger des groupes sociaux trouvent un grand intérêt
à
disposer de ce pouvoir prédictif. Comme ces dirigeants sont nombreux
(politiciens, employeurs, publicitaires, écrivains, cinéastes,
journalistes,
syndicalistes, chefs religieux, dirigeants associatifs, enseignants,
gourous,
chefs de bande, etc.) et disposent déjà de lourds moyens de pression,
il leur
est facile de nous manipuler à leur guise.
Bien sûr, le discernement est
crucial et la plus grande prudence s’impose pour juger de ce qu’il
convient de nommer « conditionnement » : l’éducation,
par
certains aspects, peut ressembler à un conditionnement. Cependant, le
fait d’apprendre à se découvrir en entrant dans une pièce ou à dire
« bonjour » ne peut en aucune manière s’assimiler à un
conditionnement ; pas plus que la connaissance d’une table de
multiplication ou d’une fable de La Fontaine. Ce sont des outils qui
permettent de construire une société harmonieuse et efficace.
Différencions
bien la culture, l’apprentissage et l’éducation, à inscrire dans la
colonne « avantages », des conditionnements, a priori et
idées préconçues
à consigner sous la rubrique « handicaps ».
Si
les leaders aiment les moutons
dociles, l’individu gagnera toujours à s’émanciper.
Mais tous les conditionnements, que nous pouvons aussi appeler
« manipulations
mentales », ne proviennent pas d’une volonté individuelle de
domination. Notre culture, nos mœurs, nos traditions, notre famille,
notre
nationalité, notre ethnie, notre religion, notre profession ne manquent
pas de
nous en greffer leur lot, et il est lourd.
La liberté que nous inscrivons au
fronton de toutes nos institutions est un rêve idéaliste, mais nous
sentons
intuitivement qu’y parvenir serait une immense victoire. Un véritable
combat
doit donc s’engager mais la divergence des intérêts et l’ampleur de la
tâche
en rebute plus d’un et, malheureusement, trop nombreux sont ceux qui
abdiquent. Parfois à cause de l’incertitude sur la finalité, souvent
par
peur de s’aventurer dans l’inconnu.
« Peut-être est-il préférable
d’être un esclave qui connaît bien sa condition et s’en accommode qu’un
homme libre perdu, sans boussole et surtout seul, car il est
indiscutable
qu’un homme libre est un homme seul ! » Cette pensée est
certainement celle qui est exprimée le plus souvent chez ceux qui
hésitent à
franchir le Rubicon.
L’éradication
de nos conditionnements
mène à un état qui se nomme la « sagesse »
(dans un précédent article sur « la Voie », nous avions
expliqué
les liens entre « intelligence », « bonheur »,
« sagesse »
et « liberté »). Or, le sage ne se contente pas de faire
table rase
des a priori conventionnels ; il explore de nouvelles potentialités, de
nouveaux schèmes, exactement comme ce qui est préconisé dans les koan.
Bien
que l’idée soit dérangeante
(puisque cette caractéristique n’est
finalement qu’un défaut), cet amas de conditionnements constitue
l’essentiel de l’ego et se traduit par une « personnalité »
plus ou moins marquée. La prise de conscience de la véritable structure
de
l’ego, du caractère illusoire de la personnalité et de la masse
phénoménale
de nos conditionnements s’opère dans l’introspection (méditation ou
« mokuso ») et dans la douleur (pour ceux qui mènent
l’opération
à son terme).
L’apocalyptique vision de l’horreur du dérèglement de notre
psyché suffit, habituellement, pour enclencher le processus
quasi immédiat
d’évacuation de cette gangrène. Ainsi pouvons-nous retrouver la
virginale
fraîcheur d’un esprit vif et pénétrant.
Cependant,
le grand chambardement, le
salutaire coup de balai, le reformatage du disque dur
sera éludé si la situation n’est pas jugée désespérée. Or, si nous
sommes presque tous prêts à reconnaître l’influence néfaste des
conditionnements et à admettre en subir un certain nombre, rares sont
ceux qui
estiment leur niveau de dépendance inquiétant.
Et pourtant, que réalisons-nous qui ne soit sous l’emprise d’un
quelconque
conditionnement ?
En psychologie clinique, le conditionnement recouvre « l'ensemble
des opérations
associatives par lesquelles on arrive à provoquer un nouveau
comportement chez
l'homme ». Autrement dit, en dehors de ce que nous avons découvert
et
appris seul (c’est sûrement très peu de choses) tout nous a été
inculqué,
rabâché, imposé et dans la majorité de nos gestes un insidieux petit
lutin
nous guide la main.
Dans nos grandes affaires que sont les sentiments,
sommes-nous bien sûrs de ne subir aucune influence ? Le cœur
est-il à
l’abri de toutes les manipulations de notre environnement médiatique,
familial, culturel ou financier ? Et nos discours, dont nous
sommes parfois
si fiers, qu’ont-ils de novateur ? On dit que l’homme descend du
singe ;
c’est sûrement vrai, car l’homme se montre aussi bon imitateur que le
singe.
Mais je crois qu’il doit exister une filiation avec le perroquet, car
son
aisance à répéter sans comprendre est fascinante.
En
fait, manipulations mentales et
conditionnements vont se retrouver dans la
quasi-totalité de nos pensées, actions et attitudes.
Un petit test assez
instructif : quel est votre degré de compréhension des astuces
d’un
illusionniste ? Il vous manœuvre comme bon lui semble, vous êtes
en
extase devant ses dons, sa magie ! Explication : vos schémas
de pensée
sont des stéréotypes absolus ; il sait exactement comment va
procéder
votre esprit à la première sollicitation. Vous êtes entièrement à sa
merci.
Malheureusement, si lui cherche à vous amuser, d’autres essayent de
vous
escroquer.
Cependant, si nous suivons à la lettre cette explication, nous entrons
dans une nouvelle
illusion. Car ce ne sont pas les autres qui nous manipulent mais notre
propre mécanique
psychique ; le grand illusionniste, c’est notre ego.
Bien
sûr, les conditionnements ne sont
pas tous source d’inconvénients majeurs,
sinon la vie serait impossible. Certains peuvent faire gagner du
temps :
simplification et raccourcissement des temps de décision et d’action
(il y a
toujours une contrepartie, néanmoins, comme les effets secondaires des
médicaments,
on peut éventuellement s’en accommoder). Mais d’autres, plus insidieux,
conduisent à des approximations ou des erreurs. Quelques-uns sont
de véritables
bombes à retardement. Dans le meilleur des cas, cela ressemble à une
symphonie
jouée par des instruments désaccordés, sans chef d'orchestre.
Le conditionnement en soi est une maladie, car il empêche l'être
d'exprimer ce
qu'il est en toute liberté en dépit de l’affirmation péremptoire de
chacun
toujours prêt à jurer qu’il ne subit aucune influence : c’est la
grande illusion. Le monde intérieur de l'individu est un amalgame de
tout ce
qui lui semble être une adaptation au monde extérieur : solutions
empiriques et stéréotypées qu’il partage avec de très nombreux
individus.
En effet, tous les individus ont acheté les éléments constitutifs de
leur ego
dans le même hypermarché. Seul le contenu des caddies diffère.
Quant
au monde extérieur, il n’est lui-même qu’une vision subjective et
forcément
déformée de la réalité, généralement perçue de façon identique dans un
groupe homogène mais différemment pour chaque groupe :
-
Un musulman et un hindou ont-ils la
même perception du monde ?
-
Un homme et une femme ont-ils
les mêmes rêves ?
-
Un riche et un pauvre les mêmes
désirs ?
En
réalité l'individu ne sait pas qui il
est réellement car toute sa vie il
n'est qu'un conditionnement hérité des autres.
Il est les autres.
Certains bouddhistes zen croient qu'il faut renoncer aux paroles et ils
estiment que plus
on comprend et moins on parle, ce que Wumen (13e siècle)
traduit dans un poème :
Le
langage n’exprime pas les
choses
Les discours ne transmettent pas l’esprit
Qui est ballotté par les mots se perd
Qui stagne dans les phrases s’illusionne
La perspective est juste quand on voit le flot de paroles vides qui
nous entourent.
Mais l'humain est un être parlant. Peut-être faudrait-il plutôt
souhaiter
que, du choc des paradoxes, jaillisse, dans le silence d'un instant,
une lumière,
une parole, qui soit tellement vraie que jamais plus elle ne saurait
nous
quitter.
La méditation, correcte et sincère, devrait nous révéler
l’apocalyptique
tableau de notre déchéance psychique.
Quand on parvient à ce stade, la victoire est pratiquement acquise.
Néanmoins,
lorsque la méditation ne débouche pas sur un bouleversement psychique,
je
pense que les koan peuvent constituer un excellent relais pour
mettre en lumière
l’absence de liberté intérieure et susciter l’envie de bousculer les
murs
de la prison.
Fin de la première partie.
Sakura
Sensei
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