LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI N°26 janvier 2009

KI
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Ki en japonais, qi (prononcer t’chi) en
chinois ― ce concept est né en Chine ―, sont les lectures locales du
même idéogramme. Dans les langues occidentales, il n’existe pas de
correspondance exacte au mot ki. Les traductions les plus
fréquentes en français, mais on en rencontre bien d’autres, sont
« fluide », « influx », « énergie »,
« souffle ». Aucune n’est totalement satisfaisante.
D’ailleurs, en Chine comme au Japon où ce concept est une composante
essentielle de la culture, si vous demandez la signification de ce mot
à mille personnes vous obtiendrez mille explications différentes. La
tradition suggère d’harmoniser le ki individuel et le ki
universel ; comment
comprendre ce message ? Faut-il le situer dans la sphère théologique,
sociale, psychologique, médicale ?
Très souvent, les « connaissances » ésotériques sont présentées dans un
langage abscons. Cela évite de comprendre, ce qui serait fâcheux quand
tout repose sur des idées contestables. Cependant, le ki ne se
classe pas si facilement dans cette catégorie puisque ce concept, qui
correspond à des données observables, a généré de multiples
applications pratiques telles :
- L’acupuncture, qui a acquis son
droit de cité en Occident ;
- Le qi gong (prononcer t’chi
kong), gymnastique énergétique interdite en Chine depuis 1999 ― c’est
l’école Falun gong, dont les composantes religieuse et
philosophique inquiètent les autorités, qui est visée ;
- Les méthodes de massage, tui na
(chinois) et shiatsu (japonais) ;
- Le reiki, technique de soins
énergétiques d’origine japonaise par imposition des mains qui bénéficie
actuellement d’une forte promotion en Occident ;
- Le feng shui, art chinois
millénaire dont le but est d'harmoniser l'énergie d'un lieu de manière
à favoriser la santé, le bien-être et la prospérité de ses occupants.
Toutes
ces pratiques sont loin d’avoir fait la preuve de leur efficacité en
dépit de l’extrême popularité de certaines d’entre elles. Si l’on se
place sur le terrain de prédilection de ces médecines ou
apparentées, la prophylaxie, le qi gong, présente un intérêt
notable. Acupuncture et massages obtiennent quelques résultats ;
mais est-ce bien selon le schéma théorique évoqué ? Les autres
séduiront les amateurs d’occultisme, magie et autres miracles. La
supériorité du qi gong est, à mon avis, liée à la participation
active du patient. Cependant, il est difficile d’évaluer objectivement
une pratique qui prétend agir sur le ki alors que l’on peine à
donner une explication concrète à la notion de ki.
Quoi qu’il en soit, ce mélange de croyance et de réalité est perturbant
pour un occidental à l’esprit cartésien et laïc. Imaginez qu’on
annonce aujourd’hui une application pratique de la sainte trinité
chrétienne !
Au
sein du budo japonais, la notion de ki est présente
mais assez peu explicitée ; comme si elle allait de soi et ne
mérite aucun commentaire particulier. Ainsi, la trouve-t-on dans le kime
et le kiai, concepts peu documentés donc facilement déformés
par les béotiens (le cri qui tue !) et appréhendés de manière
superficielle par les adeptes. Seul le kendo a fait du ki un
objet d’étude théorique mais peine à en proposer des applications
pratiques. Même l’aïkido dont le nom inclut le mot ki ne va
guère au-delà de l’énoncé du principe fondamental qui le gouverne.
Le wu-shu (arts martiaux) chinois est plus proche du qi,
notamment avec le taiji quan (prononcer taï chi chuan). Cela
s’explique facilement, car le qi est un des grands principes du
taoïsme, philosophie religieuse qui a imprégné la pensée chinoise
depuis l’écriture par Lao-Tseu de l’ouvrage fondateur, le Tao Te King,
vers l’an 600 avant notre ère. Cependant, le qi est un concept
antérieur à l’émergence du
taoïsme.
Le ki est l’intégration du qi chinois dans la pensée
japonaise construite sur le shintoïsme et le bouddhisme zen ; mais
aujourd’hui la culture des jeunes japonais a tendance à s’éloigner des
dogmes religieux. Si les mots désignent sensiblement le même
« objet », l’écrin qui lui sert de présentoir diffère de
façon notable.
DÉFINITION
Depuis
que l’homme est apparu, il a cherché à comprendre les phénomènes
naturels qui forment son environnement. La plupart ont connu des
explications divines, fantaisistes, pragmatiques ou scientifiques. La
science elle-même a fourni de multiples théories pour décrire le même
objet d’étude et aujourd’hui, dans de nombreux domaines, des théories
fonctionnelles cohabitent. Il ne faut donc pas se formaliser de
l’existence de plusieurs explications ou théories afférentes au même
phénomène. Chacun choisira celle qui convient le mieux à son
inclination ou aux circonstances (exemples : Newton pour
l'environnement proche
et Einstein à l'échelle de l'univers, ou, dans le domaine martial, le hara,
point de convergence des méridiens pour les adeptes des philosophies
orientales, et le centre de gravité du corps humain pour les
cartésiens).
Les présentations du ki disponibles dans les différents médias
(livres, conférences, Internet) faisant largement appel à l’ésotérisme,
je m’efforcerai, dans le texte qui suit, à transposer le concept dans
une vision plus rationnelle. Si cet objectif est atteint, un travail
ciblé sur le ki deviendra sans doute possible.
L’encyclopédie
Wikipédia dont le contenu est le résultat d’un certain consensus
présente le qi dans les termes suivants :
« Dans la cosmologie chinoise, le qi, énergie fondamentale
ou souffle originel, précède la scission binaire du yin et du yang,
elle-même à l'origine des
dix-mille êtres qui composent le monde. On remarquera que le qi
est à l'œuvre dans les règnes vivants, mais
également dans le règne minéral : les nervures du jade, en particulier,
sont considérées comme interagissant avec les veines du corps humain.
Ainsi, le qi, présent dans toutes les manifestations de la
nature, engendre de nombreuses interactions.
Chez l’être humain, le centre des énergies (dantian en chinois, hara
ou seika tanden en japonais), point d'intersection de
tous les méridiens, est le « carrefour » du qi. Il se
situe dans le ventre, à deux largeurs de
doigt sous le nombril. Ce point est un symbole fort dans cette
croyance. La manifestation la plus dramatique de son importance est
sans doute le seppuku (suicide rituel japonais parfois appelé à
tort hara kiri), qui consiste à s'ouvrir le ventre avec un tanto
(couteau-sabre).
La médecine chinoise, d’essence plus préventive que curative, s’appuie
sur le qi, la dualité yin-yang et d’autres théories
comme les cinq éléments (aussi dénommés cinq mouvements). Contrairement
à la médecine occidentale dont l’objet d’étude est la maladie, elle se
préoccupe surtout de la globalité de l’être humain en bonne santé et de
l’entretien de son qi.
La maîtrise du qi fait aussi partie de l'enseignement avancé
des bouddhistes à travers la méditation et divers exercices, ce qui met
l'accent sur l'aspect du qi lié à l'activité mentale. »
À
l’évidence, bien qu’imprégnant fortement de nombreux domaines des
cultures chinoise et japonaise, le ki conserve un lien
privilégié avec le taoïsme dont
il est un des fondements. Mais, en dépit de son statut de dogme
religieux et du langage ésotérique ou mystique qui l’accompagnent
habituellement, nous ne devons pas le rejeter sans autre forme de
procès dans le domaine des utopies. En effet, un certain nombre de ses
aspects sont compatibles avec notre recherche d’explication
pragmatique.
D’abord, la médecine traditionnelle chinoise ― acupuncture,
phytothérapie, diététique, tui na et qi gong ―,
contestée par la
médecine scientifique, obtient quelques résultats qu’il est impossible
d’ignorer. Ensuite, l’une est par essence thérapeutique, l’autre
prophylactique. Ces deux approches médicales sont donc complémentaires
et peuvent s’enrichir mutuellement.
Un spécialiste illustre ainsi la complémentarité de ces deux
écoles : « Si vous êtes victime d’un infarctus du myocarde,
faites appel à la médecine occidentale, mais la médecine chinoise
aurait pu vous éviter de tomber malade. »
Ainsi, dans la médecine chinoise, l’approche énergétique du vivant est
assez pertinente. Tout organisme vivant est le siège de différentes
manifestations énergétiques qui s’équilibrent quand tout va bien. Dans
les organismes complexes, comme l’être humain, chaque organe est animé
de ses propres flux énergétiques. L’harmonie doit régner au sein de
chaque organe et dans l’ensemble de l’organisme. Si l’un de ces flux
est défectueux ― les causes possibles sont innombrables ―, un
déséquilibre s’installe et l’organisme s’affaiblit plus ou moins en
fonction de la nature et de l’importance du dérèglement. Il apparaît
donc séduisant de pouvoir contrôler, stimuler ou freiner une
circulation d’énergie, soit avec les apports initiaux ― diététique et
phytothérapie ―, soit en intervenant sur le parcours des manifestations
énergétiques d’un organe ― piqûres, pressions, massages ou mouvements
gymniques ciblés.
Le caractère préventif de cette démarche qui vise à maintenir une
vitalité optimale débouche sur une responsabilisation de l’individu. Ce
n’est pas la fatalité qui rend malade, mais le manque d’entretien ou
les mauvais traitements infligés au corps. D’ailleurs, depuis de
nombreuses années, en France, la Caisse Nationale d’Assurance Maladie
essaye, avec un succès mitigé, de convaincre du bien fondé de cette
idée.
Évidemment, le ki, c’est également l’énergie pure avec ses
différentes composantes : force, vitesse, puissance. Mais cet aspect
que les sportifs ont tendance à privilégier ne doit pas occulter les
autres facettes du phénomène, en particulier le volet mental du ki.
L’interaction
des ki a passionné les samouraïs qui demeurent aujourd’hui,
pour nous budoka, le modèle indépassable. Fréquemment, lorsque
deux adversaires, hommes ou animaux, se toisent, une hiérarchie
observable s’installe : le dominant se redresse et avance, le dominé se
tasse et recule. Des forces, c’est indiscutable, sont donc en action.
D’ailleurs, quand nous utilisons les termes de « charisme »
ou d’« ascendant », nous passons sous silence le vecteur de
ces influences qui pourrait bien être ce fameux ki.
Quand un vieux maître de kendo semble deviner toutes les intentions de
son adversaire, l’explication n’est certainement pas simple. Comme ce
vieux maître s’agite beaucoup moins que l’adversaire, on peut
conjecturer une meilleure gestion de son potentiel énergétique, plus
disponible pour les fonctions mentales. Là encore, la notion de ki
nous est utile, car elle englobe les différentes facettes du phénomène
qu’une analyse détaillée ― si tant est que quelqu’un soit en mesure de
la proposer ― rendrait trop complexe et incompréhensible au commun des
mortels.
Un témoin raconte : « Lors d’un voyage en voiture avec le grand
sage Jiddu Krishnamurti (1895-1986) en Inde, nous aperçûmes un tigre.
Nous nous sommes approchés puis arrêtés pour l’observer. L’animal est
venu tourner autour du véhicule en grognant. Malgré nos mises en garde,
Krishnamurti a ouvert sa vitre et caressé le tigre qui s’est laissé
faire comme un gros matou. » Krishnamurti était-il un
inconscient ? Difficile de l’affirmer quand on connaît un tant
soit peu le personnage. Alors, avait-il détecté des détails édifiants
sur la docilité du tigre ? Son ki dominait-il celui du
tigre ?
Dans les Alpes et les Pyrénées, les patous, ces gros chiens qui gardent
les troupeaux, sont souvent agressifs. Pourtant certaines personnes
n’ont guère de mal à les amadouer quand d’autres attendent anxieusement
l’intervention du berger. Quelle explication fournir ? Le ki ?
Sans doute est-il possible de décrypter les différents processus en jeu
dans un cas particulier d’affrontement, mais il nous manque un nom
générique pour désigner l’ensemble des forces qui se heurtent dans de
telles situations. Alors adoptons « ki ».
D’autre
part, le concept de ki a engendré plusieurs théories. Ainsi,
les arts martiaux orientaux ont acquis une indéniable efficacité en
s’appropriant la notion de hara, centre de l’énergie vitale.
Certes, les connaissances scientifiques actuelles fournissent un
éclairage différent de l’explication traditionnelle ; il n’en reste pas
moins vrai que le hara correspond à une réalité fonctionnelle.
Au
final, trop de situations attestent de la pertinence du concept de ki.
Or, comme on l’a vu, il s’agit d’un ensemble de
forces, de circulations d’énergie et d’interactions complexes qui ne se
laissent pas aisément enfermer dans un mot. Nous, karatékas, sommes
très attachés à la puissance de nos atemi. Cela explique notre
propension à traduire
l’idéogramme « ki » par « énergie ». Mais
cette transcription est également la plus utilisée en dehors du karaté
pour deux raisons : d’une part, c’est l’aspect le plus visible du ki
et d’autre part, c’est le seul qui soit
éventuellement mesurable, donc comparable. Et ne dit-on pas d’un
individu apathique qu’il est sans énergie ? Cependant, pris isolément,
ce terme est impuissant à évoquer toutes les subtilités qui composent
le phénomène. Mais si nous lui associons les termes
« vitalité », « dynamisme »,
« efficacité », « détermination »,
« ascendant », « clairvoyance », l’ensemble en
dessine une assez bonne image.
Nous partons donc du postulat d’une seule et unique « énergie
fondamentale », dénommée « ki », qui serait à
l’origine de notre santé, de notre joie de vivre et, pour peu qu’une
technique adéquate la soutienne, de nos performances physiques et
mentales. Deux questions découlent de cette définition :
- Comment bâtir un ki puissant ?
- Comment utiliser au mieux ce ki ?
PHYSIOLOGIE DU KI
Le ki
est partout et en tout.
Rien, dans cette assertion, ne peut surprendre un homme cultivé du
vingt-et-unième siècle.
- On sait depuis 1905 que la matière
est énergie : E = mc2 (théorie de la
relativité restreinte d’Albert Einstein).
- Le vide intersidéral est parcouru
par un rayonnement résiduel du Big Bang mesuré à 3 kelvins.
- Des forces interagissent dans les
atomes, les molécules et leurs assemblages.
- Les énergies électriques,
magnétiques, thermiques, chimiques, mécaniques sont à l’œuvre dans
l’inanimé comme dans le monde vivant.
Toutefois,
même si le dogme affirme l’universalité du ki, nous limiterons
notre étude à l’examen de ses caractéristiques et de ses effets chez
l’être humain.
Force, énergie et puissance sont les manifestations les plus visibles
du ki. Elles évoquent l’haltérophile, le coureur auxquels on
associera sans trop barguigner le champion d’échecs, la puissance
intellectuelle étant relativement bien reconnue. Mais le ki se
manifeste également dans toutes les circonstances de la vie. Certaines
affections ou troubles physiques mineurs ne nous autorisent plus à
fournir un effort à son intensité habituelle. La médecine chinoise
postule l’idée d’un obstacle à la circulation d’énergie. Pourquoi
pas ? Diverses fonctions concourent à notre vitalité. Si l’une
d’elles voit son fonctionnement entravé, il n’y a rien d’étonnant à
constater une dégradation de notre santé, notre dynamisme ou nos
performances.
Laissons de côté l’influence de l’esprit, nous y viendrons
ultérieurement, et voyons quelles fonctions participent au bilan
énergétique final :
- La respiration fournit l’oxygène
indispensable à la production d’énergie ; mais l’air est parfois
vicié.
- L’alimentation confère santé et
dynamisme si elle est saine et équilibrée ; conditions rarement
établies de façon satisfaisante.
- La circulation des fluides (sang,
lymphe, liquide interstitiel, sécrétions) dans l'ensemble du corps est
animée par diverses forces motrices : pulsation cardiaque,
mouvements corporels, ondes péristaltiques, polarisation des membranes,
pression osmotique, pesanteur, etc. Ces forces peuvent subir des
interférences perturbatrices.
- L’influx nerveux parcourt les nerfs
sous forme de courants de dépolarisation. Mais il est tributaire de
nombreux paramètres : notamment la concentration du milieu en
magnésium, potassium et en certains oligo-éléments comme le cuivre.
- De très nombreuses réactions
chimiques se déroulent au sein de l’organisme. Elles concernent la
production des protéines corporelles et leur dégradation, la sécrétion
d’enzymes, d’hormones ou de neurotransmetteurs, la défense de
l’organisme, l’activité musculaire, la respiration et la digestion.
Cependant, le déficit ou l’excès d’un élément chimique, la présence de
catalyseurs ou d’inhibiteurs peuvent bouleverser leur équilibre naturel
dans d’importantes proportions.
Je
n’irai pas plus loin dans cette présentation pour ne pas surcharger mon
discours, mais il est capital de prendre conscience de la multiplicité
des détails ― aucun n’est négligeable ― qui peuvent influer sur la
qualité et la quantité d’énergie mobilisable à un instant donné. Cette
connaissance des subtilités qui gouvernent l’harmonie du ki,
même si elle demeure superficielle, doit
permettre d’éviter des erreurs et, le cas échéant, de restaurer
l’équilibre naturel.
Imaginons une machine délivrant une puissance de plusieurs kilowatts
dont la commande de mise en marche est constituée d’un relais alimenté
par un courant de quelques milliampères. Si la machine est correctement
connectée à une source électrique, c’est la minuscule énergie
traversant le relais qui va lui permettre de délivrer toute sa
puissance.
De façon similaire, le corps humain peut fournir une énergie
importante, à condition d’activer de multiples relais. Si certains sont
défectueux, l’énergie potentielle sera amoindrie et peut-être
impossible à libérer, au moins en partie.
On
ne peut espérer un solide ki si on est mal nourri, en pleine
digestion, blessé, fatigué, malade et, d’une manière générale, chaque
fois qu’un obstacle entrave la circulation d’une des diverses formes
d’énergie présentes dans le corps. Tout cela ressort de l’indispensable
hygiène de vie. Mais les préceptes classiques, diététique, repos,
exercice, sont insuffisants ; de petits détails apparemment
insignifiants doivent faire l’objet d’une attention méticuleuse.
Prenez un petit musclet destiné à la musculation des avant-bras, assez
souple pour se comprimer aisément. Installez-vous confortablement dans
votre fauteuil préféré, serrez d’une main le musclet et laissez reposer
votre avant-bras sur le bras du fauteuil. Vous sentez la chaleur
irradier progressivement votre avant-bras ; c’est normal puisque
les muscles concernés sont en plein effort. Les autres muscles de votre
bras restent flasques et rien ne semble pouvoir les perturber. Au bout
d’un certain temps vous n’aurez plus la force de maintenir le musclet
comprimé et relâcherez l’effort. Cependant, le processus entamé n’est
pas aussi simple. Après quelques minutes, une sensation étrange envahit
votre bras. Encore quelques minutes et vous commencez à avoir du mal à
maintenir la décontraction du biceps et du triceps qui n'interviennent
pas directement dans cet effort. Puis le phénomène
gagne l’épaule, le cou, le trapèze, le pectoral et, s’il vous reste des
ressources pour poursuivre l’exercice, le corps entier va tétaniser. Or
cette énorme dépense musculaire est totalement inutile pour maintenir
le musclet comprimé. D’où viennent donc ces indésirables
crispations ? Peut-être la forte contraction de l’avant-bras
maintenue très longtemps a-t-elle freiné, modifié ou interrompu un des
nombreux flux qui parcourent votre bras :
- Circulation sanguine par
rétrécissement de la lumière des vaisseaux ?
- Informations erronées envoyées au
cerveau par les capteurs proprioceptifs comprimés ?
- Détérioration de la qualité de
l’influx nerveux liée à la modification du milieu ambiant ?
On peut également
imaginer que la contrainte a provoqué l’apparition d’un flux parasite
qui entrave le bon fonctionnement énergétique du corps :
- Production et diffusion d’acide
lactique ?
- Accumulation d’ions potassium ?
Cette
énumération n’est
pas exhaustive et aucune de ces suggestions n’explique réellement le
phénomène qui procède peut-être du cumul de plusieurs causes. Ajoutons
l'influence du mental qui n'est certainement pas négligeable.
En pratique, sauf dans un but thérapeutique, il importe peu de
connaître le processus d’installation de ces crispations intempestives.
L’essentiel réside dans le constat, pas seulement intellectuel, mais
avec une intégration dans votre ressenti corporel, qu’une tension
musculaire ― cela n’exclut pas d’autres causes possibles ― perturbe la
circulation des différentes formes d’énergie ; le ki en
sort amoindri.
Mais les contractions prolongées ne sont pas seules à produire des
effets négatifs. Une contraction inutile qui s’installe juste avant ou
au départ d’un mouvement conduit également à un affaiblissement
sensible du ki, certes avec un processus différent.
Constatation
que, nous, budoka à l’esprit pragmatique, faisons
quotidiennement : en kumite, kata ou kihon,
la moindre crispation allonge le temps de réaction, ralentit les
techniques avec, à l’impact, un ki libéré insignifiant.
Une tension dans les épaules ― la sensation de vous tirer sur quelque
chose par
exemple ― et votre mae-geri ne fera même pas bouger
l’adversaire. Une énorme sensation de puissance dans votre gyaku-zuki
et votre adversaire l’encaisse en
souriant. Que s’est-il passé ? La contraction des muscles
antagonistes vous donne une impression de force mais ralentit votre
technique. Or l’énergie cinétique répond à la formule Ec = 1/2mv2.
La vitesse est le
paramètre essentiel. Quand vous accélérez, lâchez les freins !
Cela ne signifie pas que vous ressembliez à un pantin ; votre
gestuelle est nette, précise, mais seuls les muscles nécessaires sont
sollicités. Après le kime, les muscles qui n’interviennent pas
dans le maintien de l’attitude doivent immédiatement se décontracter.
Cela s’apprend, car, instinctivement, après un effort violent, la
contraction musculaire a tendance à s’éterniser. La puissance de vos atemi
et votre vitesse de réaction sont des paramètres essentiels dont la
qualité est facilement compromise par d’infimes détails. Retenez la
nécessité de bannir toute contraction inutile, qu’elle soit durablement
installée ou d’apparition simultanée à l’exécution d’une technique.
Cependant, ce défaut est souvent une conséquence naturelle de
l’entraînement de karaté. La recherche du kime, passage obligé
du jeune karatéka, conduit
fréquemment à une certaine rigidité corporelle, car il n’est pas
évident
d’apprendre à gérer avec aisance ces successions rapides et répétées de
contractions intenses et de relâchements musculaires. Aussi,
convient-il d’installer rapidement un programme pédagogique de la
fluidité sans nuire aux acquis du kime.
Un excellent entraînement pour acquérir cette aisance qui paraît si
naturelle quand elle est maîtrisée est constitué par les mouvements
effectués en réaction à une attaque adverse. Prenons l’exemple du tai-sabaki
(esquive). En théorie, vous devez vous mouvoir vivement, le plus tard
possible et le moins possible. En pratique, c’est un schéma fréquent
chez les débutants, dès que l’adversaire attaque vous vous déplacez,
mais comme il a bien vu votre manœuvre, il modifie légèrement sa
trajectoire et vous touche ; perdu. Lors de la deuxième attaque,
la solution qui vous semble évidente est d’esquiver davantage puisque
la précédente esquive n’a pas permis de vous mettre à l’abri.
Malheureusement, comme vous souhaitez faire un grand déplacement qui
nécessite beaucoup d’énergie, vous bandez tous vos muscles pour
attendre l’attaque. Conséquence : vous n’arrivez même pas à bouger
quand celle-ci vous percute, tant votre attitude vous a littéralement
paralysé ; perdu. Lors du troisième essai, vous ne vous en laissez
plus compter et réalisez une merveilleuse esquive qui laisse pantois
votre adversaire, car il a à peine engagé son déplacement quand vous
vous retrouvez à deux mètres de lui, bien sûr sans pouvoir
contrer ; perdu. Enfin, vous repassez la bande son de la dernière
démonstration de l’instructeur : « Esquivez juste avant
d’être touché avec un déplacement de faible amplitude sans vous
crisper ». Vous appliquez scrupuleusement ; gagné. Le secret
est dans votre totale décontraction. Vous obtenez ainsi une véritable
disponibilité de votre corps.
Cependant,
il faut aller encore plus loin et devenir extrêmement subtil. Comment
se débarrasser, lors d’un entraînement d’une heure ou deux, d’un défaut
que l’on véhicule en permanence depuis de très nombreuses années ?
En station debout standard, quelques muscles seulement sont requis, la
dépense énergétique s’avère assez faible et la fatigue survient après
de longues heures. Malheureusement, de nombreuses personnes se tiennent
mal, induisent des crispations compensatoires gênantes dans certaines
activités physiques et finissent par souffrir : tête mal placée,
dos voûté, bassin désaxé, mauvais appui sur les pieds, etc. Pour la
position assise, le bilan est pire, car il est rare d’observer une
personne correctement installée, alors même que la bonne position
induit déjà de fortes contraintes sur les vertèbres lombaires.
Il est difficile de supprimer une mauvaise habitude. Certes, vous
pouvez décider de surveiller votre attitude au bureau ou au volant afin
de corriger un défaut mais, par définition, l’habitude c’est l’absence
de prise de conscience de l’acte. Donc, vous y pensez une fois ou deux
puis vous retournez à vos démons.
L’avantage de l’entraînement de karaté ― notamment par rapport au kendo
ou à l’aïkido ― réside dans ses positions totalement inhabituelles.
Leur apprentissage nécessite de placer chaque partie du corps selon une
disposition parfaitement définie qui ne laisse aucune place à des
attitudes tordues, déséquilibrées ou contraignantes, en particulier au
niveau du rachis. D’ailleurs, dans un dojo, lorsque vous ne vous
entraînez pas, vous êtes assis en tailleur ou debout ; jamais
avachi ou appuyé contre un mur.
La meilleure position pour ressentir la parfaite attitude du corps est
sans doute le seiza, car, étant statique, elle offre tout
loisir de s’observer longuement afin de se corriger. Il faut vous
installer de telle sorte qu’aucune crispation n’intervienne. Ayez
l’impression d’une colonne vertébrale constituée de pièces
indépendantes que vous faites tenir en équilibre comme un jeu de cubes
sans l’aide d’un effort musculaire. Quand tous vos muscles sont bien
détendus, tentez de percevoir tous les flux qui parcourent votre corps.
La respiration est facile à suivre, mais essayez d’aller jusqu’aux
échanges qui se produisent au niveau des alvéoles pulmonaires. La
pulsation artérielle induite par le cœur se sent aisément ; suivez
son itinéraire jusqu’aux capillaires. Tout votre corps est animé de
mouvements microscopiques ou d’ondes éphémères ; soyez attentif à
leurs manifestations. Instinctivement, vous réagissez à l’environnement
(courant d’air, bruit, odeur, mouvement, etc.). Aiguisez votre acuité
sensorielle et observez les réponses données par votre corps à ces
stimuli. Modifiez imperceptiblement votre position et sentez les
modifications apportées. Trouvez la position qui vous donne la plus
grande aisance, où tout semble circuler harmonieusement et sans
entrave, sans se fixer à un endroit précis, ce qui indiquerait une
tension locale. Vous devez alors percevoir une sensation de bien-être.
Votre ki circule maintenant sans entrave. Répétez régulièrement
l’exercice en essayant d’aller chaque fois un peu plus loin dans la
finesse de l’analyse. Il faut ensuite mémoriser la sensation
correspondante afin de la reproduire dans des attitudes différentes,
notamment en kamae. Plus vous libérez votre corps de ses
contraintes et développez sa sensibilité, plus vous le rendez
disponible pour en tirer la quintessence. Votre santé et votre vitalité
en seront les premiers bénéficiaires.
Au-delà
des positions, tout l’art martial peut constituer une sorte de médecine
prophylactique. À condition de tout assimiler avec une grande rigueur
et de toujours travailler dans le respect absolu de votre corps, vous
entretiendrez un ki puissant et harmonieux. Prenez garde
notamment
aux positions qui bafouent l’anatomie, à certains mouvements violents
du bassin qui peuvent également se révéler préjudiciables et aux atemi
sans kime qui favorisent l’arrivée des articulations en butée
avec l’inévitable apparition de douleurs invalidantes. Certaines écoles
d’arts martiaux les préconisent ; leur efficacité n’est pas
supérieure à celle des autres
dojos. À court terme, les résultats sont parfois comparables, mais à
long terme, l’avantage revient sans contestation possible aux écoles
respectueuses de l’intégrité physique des pratiquants. Cependant, le
style ou l’enseignant ne sont pas toujours en cause. Nous tous, budoka,
dans notre quête du Graal de la perfection
commettons des erreurs. Un bon professeur en épargne certaines, mais il
faut en permanence se livrer à une autocritique afin de ne pas laisser
s’installer des défauts, néfastes techniquement, mais surtout dangereux
pour la santé. Si par malheur vous en arrivez à la blessure, il est
impératif, après vous être soigné, de corriger votre entraînement en
conséquence. L’erreur peut être un moyen de progresser, mais il ne faut
pas la répéter, car la facture risque de s’alourdir. Ne perdez pas de
vue l’objectif : développer le ki, ceci implique une
excellente santé ; savoir
le mobiliser efficacement à tout instant, cela nécessite de ne pas se
blesser.
Dans cette optique prophylactique, voire thérapeutique, certains
exercices ou kata respiratoires comme
Sanshin sont de purs stimulants du ki, équivalents à des
mouvements de qi gong. En les pratiquant régulièrement, vous
économiserez les frais d’une visite périodique chez l’acupuncteur,
l’ostéopathe ou le médecin. De plus, cette perception extrêmement fine
de tout ce qui se passe au sein de votre corps vous permettra de
déceler les troubles avant qu’ils ne deviennent invalidants. Et si vous
étendez cette prise de conscience à tous les instants de la vie, les
bénéfices en termes de santé et de dynamisme seront fabuleux.
Toutes
ces considérations médicales, certes intéressantes, ne doivent pas
dissimuler les préalables indispensables à l’émergence du ki.
D’abord, ne traitez pas les apports énergétiques, nutrition et
respiration, à la légère. Leur qualité a, bien entendu, des
répercussions.
Soignez le choix de vos aliments et leur mode de préparation. Je sais,
les restaurateurs qui vous accueillent chaque midi sont rarement des
chantres de la diététique ; essayez au moins de ne pas rajouter au
déséquilibre le soir et le week-end.
La plupart des gens pensent qu’ils ne peuvent rien sur l’air qu’ils
respirent. C’est faux. Dans les villes, l’air est pollué, certes, mais
la
pollution à l’intérieur des logements est largement supérieure à ce
qu’on peut respirer dans une rue encombrée. De plus, beaucoup trop
nombreux sont ceux qui ouvrent rarement leurs fenêtres. Entretenez et
aérez soigneusement chaque jour votre appartement et faites du sport
pour vider l’air vicié de vos poumons.
Ensuite, le ki a besoin de circuler librement. Levez tous les
barrages : mauvaises attitudes, contractions musculaires indésirables,
alimentation déséquilibrée, tabagisme, alcoolisme, manque de
sommeil ; tout cela tombe sous le sens, mais pensez également à
des détails comme les entraves vestimentaires (chaussures
contraignantes, vêtements étriqués, etc.) Une expérience intéressante
consiste à sangler un chat par le milieu du corps en serrant
légèrement. Le pauvre animal n’arrive plus à se déplacer, car le train
arrière s’affaisse. Rien d’aussi spectaculaire chez l’être humain, mais
soyez certain que chaque entrave produit, à des degrés divers, ses
effets négatifs.
Par ailleurs, soyez très actif, car l’énergie naît de la dépense
d’énergie. Pour preuve, les vieillards actifs ont toujours été actifs.
Et ne perdez pas de vue la finalité de notre démarche de budoka :
être capable d’extérioriser une puissance supérieure à la moyenne et de
l’utiliser intelligemment. Une jeune fille qui possède un ki
puissant doit pouvoir maîtriser un colosse. Vous devez, lors des
entraînements, ressentir le ki circuler, se concentrer dans le hara
et fuser dans les atemi. Dans les mouvements lents, en kihon
ou kata, captez l’énergie par la paume des mains et
emmagasinez-la dans le hara. Particulièrement en kiba-dachi,
enracinez-vous fermement, puisez l’énergie dans le sol par la plante
des pieds et sentez-la irradier dans le hara. Vous devez être
indéracinable et capable, à l’aide de n’importe quelle clé, de
contraindre votre adversaire à adopter l’attitude de votre choix sans
mettre de puissance dans vos épaules, juste avec le ki fourni
par le hara.
Bien sûr pour réaliser tout cela avec les sensations que je viens de
décrire, il faut posséder une bonne technique. Vous ne l’aurez pas du
jour au lendemain. Mais le ki non plus. Alors travaillez les
deux.
LE KI ET L’ESPRIT
En
de multiples occasions, nous avons évoqué l’union du corps et de
l’esprit qui permet de décupler votre énergie, laquelle peut se
concrétiser dans le domaine intellectuel comme dans l’activité
physique. La qualité de votre ki est donc tributaire
conjointement de vos
capacités physiques et psychiques. Certes, chez l’homme moderne, la
puissance physique est un dernier recours ; le ki est
mobilisé en priorité par les activités mentales. Mais, ne croyez pas
pouvoir vous dispenser de cultiver les capacités physiques car, nous
l’avons déjà souligné dans de précédents articles, l’esprit a besoin
d’un corps efficient pour livrer sa quintessence comme la puissance
physique a besoin du soutien d’un esprit subtil pour s’exprimer
pleinement. Le merveilleux outil corporel que vous venez de construire
pourrait-il s’accommoder d’un esprit qui ne soit pas à la hauteur de
ses performances ? Sans doute non ! Aussi convient-il de
forger l’esprit aussi finement que le corps.
La
qualité des soins apportés à votre corps profite évidemment à votre
cerveau mais ne garantit pas un fonctionnement harmonieux de l’esprit
pour autant. Clarifions nos objectifs : un corps humain n’a pas
pour objet principal de soulever des masses de fonte impressionnantes,
de courir à la vitesse du guépard ou de manier les avirons avec une
puissance de locomotive. Les excès de musculation se font au détriment
de la finesse de perception et de réaction. L’esprit s’inscrit dans le
même schéma. Il n’est ni un support de stockage, les bibliothèques ou
les disques durs y pourvoient largement, ni un supercalculateur, les
ordinateurs remplissent fort efficacement cette fonction. Un corps
souple et puissant, un esprit fin et cultivé sont garants d’un
potentiel d’épanouissement appréciable, mais tout excès dans
l’accumulation, intellectuelle ou musculaire, se fera au détriment de
la subtilité, de la finesse ou de la précision. Or celles-ci sont
indispensables au ki, lequel ne saurait se résumer, sauf chez
la brute
écervelée, à la seule notion de puissance.
Une
qualité essentielle, qui concerne autant l’esprit que le corps, est
donc la sensitivité (capacité à percevoir une infime stimulation et y
réagir de façon adaptée et nuancée) car elle conditionne toutes les
autres. Le problème de l’esprit est la facilité avec laquelle il prend
les vessies pour des lanternes. Il faut en imputer la cause aux
sentiments,
émotions et conditionnements qui faussent les perceptions. Avec un
corps et un esprit très sensitifs, c’est la porte ouverte à des
réactions intempestives ; ruses et feintes de l’adversaire
risquent de devenir votre calvaire. En conséquence, si l’esprit doit
être sensitif, il doit également être disponible pour répondre
instantanément aux diverses sollicitations et clairvoyant pour que les
vessies restent des vessies et les lanternes, des lanternes.
Disponible, pour l’esprit, est synonyme de vide. Certes la tâche est
ardue, car il faut évacuer les pensées discursives, ce n‘est pas le
plus
difficile, mais aussi les émotions, peur, haine, colère, etc. qui
encombrent insidieusement l’esprit. C’est plus délicat mais demeure
accessible, notamment si l’objectif est transitoire.
La clairvoyance exige une vision exacte de la réalité et un traitement
adapté de cette observation. Si la disponibilité d’un esprit vide
permet ce traitement, il est nécessaire, pour appréhender clairement
les événements, que les conditionnements ne déforment pas
l’observation. Leur éradication s’impose. Or, dans le feu de l’action,
il est impossible de les évacuer puisque, par définition, ils sont
inconscients. Cela nécessite un difficile et douloureux travail
préalable de mise en évidence de sa dépendance à des myriades de
conditionnements. Malheureusement, très peu de monde achèvera cette
tâche salutaire que je vous conseille néanmoins d’entreprendre (voir
l’enseignement de Jiddu Krishnamurti). Cependant votre entraînement
peut vous débarrasser des plus gênants dans le cadre de l’affrontement
martial.
Pour cette recherche de disponibilité et de clairvoyance, les
différentes formes de kumite constituent un excellent
entraînement.
Malheureusement, la plupart des budoka cherchent à progresser
physiquement et
techniquement, mais n’envisagent même pas un possible travail sur le
mental. C’est regrettable, car, en ce domaine, chacun dispose d’un
potentiel de progression énorme.
Trop
souvent, le combat est engagé avec un esprit encombré :
appréhension, courroux, vengeance, préjugé, idées techniques ou
tactiques, confusion. C’est normal pour un débutant, mais les gradés
doivent modifier cette approche mentale du combat. Confronté à une
épreuve, l’esprit doit être entièrement disponible pour espérer la
surmonter. Or cette maîtrise est rare. D’aucuns me rétorqueront qu’il
leur arrive fréquemment d’entrer en toute tranquillité dans le combat
sans la moindre arrière-pensée. C’est vrai ! tellement tranquilles
que l’exercice peut difficilement s’appeler un combat. Si, par un
malencontreux hasard, le partenaire, généralement d’un niveau
inférieur, n’a pas compris la tonalité qu’ils souhaitaient donner à
l’échange et les marque sévèrement, alors là le combat démarre. Et il
est clair pour l’observateur averti que l’esprit n’est plus vide mais
animé d’une farouche volonté de rétablir l’ordre hiérarchique. Ce qui
n’aboutit pas toujours au résultat escompté puisque, avec un esprit
encombré, donc lent et crédule, la vitesse de réaction s’amenuise et
les feintes adverses surprennent.
Chaque modification apportée à la technique ou à la gestion de l’esprit
induit une régression, durant la période d’acquisition, jugée à l’aune
des résultats concrets obtenus, qu’il faut savoir accepter afin de
mieux rebondir ultérieurement.
Démarrer un combat l’esprit vide va certainement vous perturber au
début. Vous aurez l’impression de ne plus savoir quoi faire. Conserver
cette vacuité quelles que soient les circonstances pourra ressembler à
une gageure. Néanmoins c’est la bonne voie, la seule voie vers une
qualité d’observation qui permette de contrer toutes les ruses d’un
adversaire. Mais, comment être déterminé avec l’esprit vide ? La
détermination ne s’inscrit-elle pas dans la pensée ?
Quand vous allez au dojo, êtes-vous obligé de vous répéter tout au long
du trajet que vous allez vous entraîner ? En général, une décision
juste se prend une fois. Mais peut-être aviez-vous vaguement pris un
engagement que vous avez oublié ! Si votre vie est un fouillis, ne
vous étonnez pas de vivre dans l’angoisse perpétuelle. L’ordre est le
préalable indispensable de la sérénité ; ainsi l’action
s’accomplit sans remise en question du choix opéré précédemment. Quand
je parle d’ordre, il ne s’agit pas seulement de ranger avec soin ses
affaires ou de planifier intelligemment ses rendez-vous ; ces
détails vous simplifient la vie, mais le plus important est de
clarifier les grandes orientations de votre existence, leur contenu
moral et philosophique. Si vous êtes le roi de la magouille, il vous
sera difficile d’être droit, juste, sincère, humble et bienveillant,
comme le recommandent les préceptes du budo.
À l’entraînement, il n’est pas difficile d’être motivé pour le kumite.
Vous êtes là pour progresser et il est tout naturel de se donner à fond
pour obtenir le résultat souhaité, bien entendu dans le respect des
conventions du
dojo ― vous devez notamment garantir l’intégrité physique de vos
partenaires, sans tomber dans la sensiblerie. De plus votre engagement
sincère permet à votre partenaire de ne pas se bercer d’une illusoire
efficacité, ce qui serait fort dommageable pour lui. Ainsi, quand la
décision est prise d’entamer un combat, nul besoin de vous remémorer
toutes les dix secondes ce que vous devez faire. Au contraire, chassez
toute pensée et laissez le combat se dérouler sans l’intervention de
votre ego ― c’est lui qui a peur, qui veut dominer, qui élabore des
manœuvres sans tenir compte de l’adversaire, etc. Ne construisez aucune
tactique ou stratégie, n’imaginez aucune technique ; tout cela
doit venir spontanément grâce aux automatismes forgés au fil du temps.
Portez une attention soignée à votre adversaire et contentez-vous de
laisser votre corps réagir à ce que vous aurez détecté. Surtout, ne
vous laissez pas envahir par l’omniprésente compétition. Elle n’a qu’un
but : gagner. L’art martial a pour priorité : ne pas perdre.
C’est, à tout point de vue, totalement différent. Soyez satisfait, si,
face à un fougueux adversaire, vous avez réussi à parer ou esquiver
toutes ses attaques. Vous ne l’avez pas marqué ! Qu’importe !
ce réflexe vous viendra plus tard. Si vous voulez absolument marquer
alors que vous n’en avez pas la capacité, vous allez encombrer votre
esprit et vous ne réussirez même plus à éviter les attaques adverses.
Cette forme de détachement ne s’acquiert pas du jour au lendemain,
soyez patient ; tenez quelques secondes, puis une minute, puis un
combat entier. Ceux qui ont du mal à établir cette vacuité passeront
par une respiration profonde. C’est le truc des comédiens pour éliminer
le trac. Mais cela permet d’évacuer toutes les pensées. Si vous
réussissez à tenir à distance les bavardages de votre ego, le bénéfice
sera bien plus grand que celui procuré par une domination physique.
Quant aux conditionnements, prenons-en quelques exemples chez les
novices du budo :
- La soumission face à une figure
d’autorité (normal chez les enfants, ce comportement perdure chez
certains adultes, particulièrement des femmes) ;
- La panique devant l’imprévu ;
- La croyance en des qualités
physiques ou mentales supérieures (ou inférieures) chez certaines
ethnies ;
- Le complexe d’infériorité lié à une
petite taille (ou l’inverse) ;
- Le recul systématique lors d’une
attaque adverse ;
- La confiance ou la défiance
attribuées a priori (ce que certains nomment le « délit de sale
gueule ») ;
- La certitude qu’un niveau d’énième dan
confère une supériorité absolue ;
- Etc.
Point
de miracle à
l’entraînement ; mais une mise à distance progressive des
comportements les plus handicapants grâce à des exercices et des
confrontations qui permettent de relativiser les premières impressions.
Comme toujours, faites preuve de patience.
Votre
vie est maintenant ordonnée selon la voie du budo, vos
décisions sont toujours justes, fermes, et vous entrez dans l’action
sans rechigner. Mais vous pouvez vous y livrer avec plus ou moins
d’entrain. En effet, les circonstances de la vie ne vous autorisent pas
toujours à réaliser vos souhaits. Quand vous êtes tenu d’effectuer une
« corvée », vous accomplissez cette tâche par nécessité mais
avec le désir d’abréger au plus vite l’épreuve. Si, de plus, l’utilité
de ce travail vous semble douteuse, votre ardeur ne sera pas très vive,
c’est bien normal. Cependant, quand la décision est juste,
indiscutable, pourquoi feriez-vous à moitié une action qui doit être
impérativement menée à bien ? Si vous entrez dans un combat car
c’est le seul moyen qui vous est offert de faire régner la justice ―
porter secours à une personne agressée, par exemple ―, il est naturel
d’y investir tous vos moyens techniques, physiques et mentaux. Dans ce
cas, le problème ne réside pas dans votre motivation et votre
détermination, elles sont là, mais dans votre disponibilité d’esprit et
votre niveau technique. Rappelez-vous ce que Jocho Yamamoto (1659-1719)
écrit dans le « Hagakure » : « Le samouraï ne pense
ni à la victoire ni à la défaite ; il se contente de combattre
comme un fou jusqu’à la mort. C’est alors seulement que lui vient le
succès. »
Cet aspect du ki est sans doute le plus valorisant, le plus
noble. Mais attention, en cas de doute, si le problème et la solution
ne se présentent pas clairement, ce qui prouve un certain niveau de
désordre dans votre conscience, ou si vous n’êtes pas certain de vos
qualités martiales, mieux vaut s’abstenir que de déclencher des
catastrophes. La confusion mentale ressemble à s’y méprendre au
ceinturage du chat, évoqué plus haut, qui provoque un affaissement du ki.
De fait, elle ne permet pas au ki de
s’épanouir et si vous passez outre parce que le geste vous paraît
chevaleresque, votre ki ne s’en portera pas mieux, bien au
contraire ; vous allez au-devant des ennuis. Évitez au moins d’y
entraîner quelqu’un.
La bonne décision doit vous apparaître nettement, en dehors du
processus de la pensée, comme illuminée par l’éclairage de votre
pénétrante observation. Il n’existe pas de pensée claire dans la
gestion urgente des évènements et dans le domaine psychologique. Si
vous y croyez, vous vous leurrez. Toute pensée, nous l’avons déjà
souligné, perturbe l’observation. Or les phénomènes observés dans les
relations humaines sont des phénomènes dynamiques qui ne s’interrompent
pas pour vous laisser le temps de penser. En pensant, vous occultez une
partie de la suite du phénomène. Dans l’urgence, la
pensée est confusion. Aborder un problème majeur, urgent et vital avec
un esprit aussi chaotique est un quasi-suicide. Les bases fondamentales
de votre ki peuvent être solides, mais si, à cause de votre
désordre mental, vous ne savez pas comment l’orienter, c’est au mieux
du gâchis, au pire, je vous laisse en juger.
Les
préceptes du budo doivent être enseignés et assimilés avec
autant de rigueur que les techniques. Ceux qui se forgent une
philosophie de l’existence en conformité de cette éthique martiale
n’éprouveront jamais la moindre difficulté à s’engager fermement dans
l’action que leur conscience de budoka leur aura clairement
dictée. Cependant, cet objectif est un idéal difficile à atteindre, car
les embûches sont innombrables : vous voulez être juste, mais on
vous pousse au favoritisme ; vous êtes foncièrement sincère, mais
on exige que vous cachiez certains faits ; votre rectitude est
reconnue, mais on souhaite que vous soyez diplomate ; votre
humilité est naturelle, mais elle gêne les intérêts de vos collègues.
C’est souvent le monde du travail qui est le plus éloigné de la morale
du budo. Très régulièrement on entend parler de
« moralisation de la vie des affaires et de la politique »,
mais le chantier est immense et à peine entamé. Comment se comporter
quand on souhaite adhérer à la philosophie du budo malgré les
exigences contradictoires de son
milieu professionnel ou
familial ? Confrontés à ce type de problème, certains ont tout
simplement changé de métier. Ce n’est pas facile, mais aucune solution
n’est facile à mettre en œuvre. Chacun trouvera sa voie, sachant que la
gestion de contradictions éthiques ou philosophiques est le meilleur
moyen de se pourrir la vie ― et le ki. Mieux vaut accepter
quelques sacrifices et
harmoniser les principes qui vous servent de guides. On ne paye jamais
trop cher sa sérénité.
Votre
ki est donc largement modulé par votre esprit.
Cependant, jamais un esprit fort ne compensera un corps faible ou
inversement.
L’harmonie du ki ne repose pas sur un compromis mais sur la
recherche d’un optimum physiologique et mental. La moindre entorse est
préjudiciable. Certes votre pratique martiale est susceptible, dans une
certaine mesure, de restaurer un ki amoindri par un tracas
d’origine physique ou psychologique ― il est fréquent de se sentir
mieux à la fin d’un entraînement qu’au début. Cependant, compte tenu du
nombre de fois où la vie moderne vous inflige malgré vous ses sévices,
mieux vaut ne pas trop charger la barque. Soyez donc attentif à ne pas,
comme Pénélope, détruire la nuit ce que vous construisez le jour. Car,
si pour Pénélope il s’agissait d’un stratagème qui lui a permis de
retrouver Ulysse, pour vous, ce serait une négligence qui vous ferait
perdre l’harmonie du ki.
UN KI PUISSANT POUR QUOI FAIRE ?
Votre
esprit est maintenant ordonné, subtil, régi par les principes éthiques
du budo ― qui, soit dit en passant, sont les mêmes que
ceux de l’esprit chevaleresque moyenâgeux ou ceux du gentilhomme ― et
vous savez le rendre disponible. Votre corps est une merveilleuse
machine, sensible et performante. Votre technique martiale vous confère
une redoutable efficacité. Votre engagement est total et sincère. Ainsi
votre ki est-il à son apogée.
Mais en dehors de frapper fort et à bon escient, ce qui constitue déjà
une belle acquisition, à quoi va donc vous servir ce merveilleux
outil ?
Un ki
puissant offre de nombreux bienfaits ; son intérêt ne se limite
pas à l’art martial.
D’abord, il vous confère une excellente santé, or, en vieillissant, ce
paramètre acquiert une valeur capitale. De nombreux budoka
s’orientent progressivement vers des
pratiques plus énergétiques que martiales. On peut citer Maître Kenji
Tokitsu et son Tokitsu-ryu ou Maître Yoshinao Nanbu et son Nanbudo dont
la moitié au moins de l’enseignement porte sur la régénération du ki.
Cependant, le karaté traditionnel offre également des qualités
énergétiques, même si ce n’est pas son objectif primordial. Si, comme
Maîtres Tokitsu ou Nanbu, vous consacrez votre vie à l’art martial,
vous pouvez bien utiliser la moitié du temps à soigner votre ki.
Mais en pratiquant quelques petites heures par semaine, l’amputation de
moitié de votre temps d’entraînement risque d’infliger à vos qualités
martiales de dangereux dommages. Je crois qu’après de très nombreuses
années de pratique, vous percevrez dans votre art martial habituel les
aspects énergétiques et pourrez les travailler plus spécifiquement sans
avoir besoin d’introduire une nouvelle discipline dans votre pratique.
De plus, nous l’avons vu au début de cet article, de nombreux instants
d’un entraînement sont propices au développement du ki grâce à
la méticuleuse attention portée à vos gestes et attitudes qui vous
permet de sentir et d’expulser les entraves à sa libre circulation.
Ensuite, le ki, c’est le dynamisme ; et le dynamisme,
c’est la joie de vivre. Je serais tenté de dire « cela va de
soi ; passons à autre chose ! » Pourtant il s’agit d’un
point crucial qui mérite qu’on s’y attache quelques instants. Si tout
repose sur le ki, pourquoi ne pas s’adonner totalement à la
culture du ki en pratiquant le qi gong ou une
discipline apparentée ? D’abord, l’utilité d’un art martial n’est
plus à démontrer. Ensuite, les adeptes des techniques purement
énergétiques ne pratiquant pas parallèlement un art martial ou une
activité dynamique n’arrivent pas à me convaincre de la supériorité de
leur ki. J’ai l’impression qu’ils ne savent pas quoi faire du
potentiel énergétique qu’ils sont censés développer, alors qu’un budoka
sentira immédiatement le bénéfice apporté par un ki plus
robuste et néanmoins subtil. Le ki peut se comparer au travail
du cerveau. Il n’existe pas d’intelligence pure ; la manifestation
de l’intelligence s’observe uniquement dans la réalisation d’opérations
plus ou moins complexes. Un cerveau dispose d’un certain potentiel,
mais
il n’est pas intelligent quand il ne fait rien. Dans ce cas, son
activité se limite à la gestion de la vie végétative. De façon
identique, le ki se manifeste dans l’activité, qu’elle soit
physique, intellectuelle ou psychologique ; en dehors de ces
instants, pendant le sommeil par exemple, seul un ki potentiel
peut être évoqué. Le ki, comme l’intelligence, ne se révèle que
dans l’action. Bien sûr, ces prémices du ki sont
importantes ; de leur qualité dépend en grande partie notre santé.
Cependant, notre démarche n’a pas pour finalité de soigner ce ki
végétatif et à en rester là, ce qui signifierait survivre, mais de
conduire à un épanouissement au sein d’un univers riche, bouillonnant
et trop souvent agressif, ce qui implique un ki dynamique,
puissant et subtil. L’art martial véhicule de multiples objectifs qui
permettent l’émergence et la stimulation des différentes facettes du ki.
Le dynamisme intrinsèque à l’art martial ne saurait fonctionner en
circuit fermé. Il est une ouverture évidente pour un élan vers toutes
les joies de l’existence.
COMBAT DE KI
Parmi
les différents avantages procurés par un solide ki, il en est
un particulièrement recherché par les budoka : c’est
l’interaction des ki et
surtout la possibilité de dominer un adversaire avant que le moindre
contact physique ne se soit produit. Cependant, cet aspect de la
manifestation du ki est la porte ouverte à tous les fantasmes,
exagérations et même aux escroqueries les plus éhontées.
Démonstration
d’une école d’arts martiaux : après une très longue concentration
agrémentée de quelques pitreries pour que le spectateur ne sombre pas
dans l’ennui, un à un, les élèves sont projetés par le maître qui ne
les a pas même effleurés. Suit une explication : le ki du
maître et celui des élèves ont fonctionné comme deux pôles aimantés de
même polarité et se sont donc repoussés. Si le maître ne vous projette
pas, c’est que votre ki est insuffisant. Dans ce cas, quelques
années d’entraînement avec lui vous permettront d’acquérir ce
fantastique ki, source de santé, d’épanouissement et de
rayonnement.
Démonstration et discours bien rodés ― car du haut de mon ignorance,
j’aurais cru, n’étant pas projeté, à une supercherie ! ― qui
permettront de piéger quelques pigeons. La cotisation est chère, mais
que ne ferait-on pas pour s’extraire de sa médiocre condition ?
Certes, les élèves du maître ont, plus ou moins, le sentiment d’avoir
réellement été projetés, mais certains gourous arrivent bien à mener
leurs disciples jusqu’au suicide collectif, alors cet asservissement de
la volonté, qui reste du domaine du possible, apparaît-il comme un
moindre mal. Face à de tels agissements, certains sont dubitatifs,
d’autres indifférents voire tolérants. Cependant ces gourous font
d’énormes dégâts et doivent être présentés tels qu’ils sont réellement,
c’est-à-dire sous le vocable de charlatans et d’escrocs.
Jamais le ki ne vous conférera des dons de télépathie ou de
télékinésie. Alors si, malgré tout, une interaction existe, comment
fonctionne-t-elle ?
Séparons la perception que l’on a de l’adversaire de l’influence que
l’on peut avoir sur lui.
Les
mimiques du nouveau-né sont universelles (voir les travaux de Jacob
Steiner, psychologue et physiologiste israélien). Même aveugle, un bébé
présente les mêmes mimiques que ses congénères. La peur, le dégoût ou
la satisfaction béate se lisent de façon identique sur le visage de
tous les bébés du monde. Bien entendu ces extériorisations de la vie
intérieure perdurent et s’enrichissent chez l’adulte mais avec les
nuances liées à l’éducation et la culture. Toutes les émotions
transpirent dans la voix et trouvent une traduction corporelle
identifiable grâce à l’expressivité du visage, la modification du
rythme respiratoire et l’attitude générale. Nos civilisations sont
artistes dans la dissimulation ; le paraître est une règle de vie.
Cependant, dans les moments difficiles, quand les émotions dépassent un
certain seuil, le camouflage devient difficile et leur traduction
physique transparaît.
Celui qui n’est pas accaparé par les troubles de son ego, dont l’esprit
est disponible, peut aisément observer les modifications corporelles et
les manifestations vocales déclenchées par les émotions qui traversent
l’esprit d’un individu. Cela demande un apprentissage, certes, mais
loin d’être insurmontable. Les commerciaux apprennent à écouter les
prospects qui, souvent, leur donnent inconsciemment toutes les clés
pour réussir la vente. On pourrait donc, sur ce modèle, conseiller au budoka
d’être tout simplement plus attentif à ses adversaires. Ce n’est que
partiellement vrai, car en situation de combat, le budoka a
parfois besoin de gérer ses propres émotions qui peuvent être
paroxystiques ― dans le cadre d’une agression armée par exemple. Son
attention en sera fortement compromise. D’où la nécessité de passer par
la disponibilité d’un esprit vide, insensible à l’émotion ce qui,
malheureusement, nécessite un sérieux travail si on souhaite obtenir un
effet durable. Heureusement, il est possible d’atteindre la vacuité de
façon transitoire, état qui se cultive d’abord dans le mokuso,
ensuite en kihon et kata et, pour finir, en kumite.
Quand vous disposez d’un esprit réellement disponible, les indications
fournies involontairement par l’adversaire sont innombrables.
Néanmoins, même avec un esprit dont la préparation n’est pas optimale,
l’habitude d’observer attentivement vos adversaires d’entraînement doit
vous conférer un discernement appréciable. Si un individu s’approche de
vous en pensant : « Je vais lui foutre une baffe dans la
gueule ! » son intention est déjà écrite dans son
attitude ; il suffit de le regarder, vous saurez même quelle main
va partir. Nul besoin de faire appel à la télépathie. Quant aux
multiples appels habituels, ils vous apparaîtront comme soulignés. Vous
ne sauriez être surpris.
Lorsque l’adversaire possède une grande maîtrise du contrôle de ses
émotions, il subsiste néanmoins d’infimes modifications oculaires. Pour
les fins combattants, les yeux sont la meilleure source de
renseignements. Toutefois, dans la plupart des altercations ou des
agressions :
- Le comportement général et les
attitudes trahissent les intentions malgré les tentatives désespérées
de les cacher ;
- Les émotions se lisent clairement
sur le visage dont les transformations sont éloquentes ;
- Le halètement, voire les soubresauts
de la poitrine et des épaules, et le tremblement des mains, qui
apparaissent dès que l’agresseur sent le contrôle de la situation lui
échapper, indiquent bien le degré de tension et d’énervement ;
- Les appels sont si importants qu’il
faudrait être aveugle pour ne point les déceler.
N’oublions
pas la voix
qui transmet de nombreuses informations. Le discours est révélateur,
mais également les intonations. De plus, de nombreux sons, émis plus ou
moins volontairement, traduisent la surprise, la peur, la hargne, etc.
Cette perception des états d’âme et des desseins de votre vis-à-vis
s’apprend de manière graduelle. D’abord les éléments les plus visibles
puis, petit à petit, les plus subtils. Cependant, n’allez pas trop vite
vers la finesse de perception. Obtenir des indications dont on ne sait
que faire ne sert à rien ; il faut lier ces renseignements à des
actions réflexes qui s’acquièrent après un long travail.
Un exemple simple : après une phase d’observation à une distance
constante, votre adversaire modifie l’espace qui vous sépare
(maai). Il vient de se placer à la distance qui lui convient
pour effectuer la technique qu’il a en tête. Parmi beaucoup d’autres,
voici une réaction possible : vous restaurez le maai
précédant en reculant légèrement afin de le contraindre à abandonner
son idée.
Chaque information prélevée sur le comportement de l’adversaire doit
s’associer à une ou plusieurs réponses potentielles. Vous faites appel
à des automatismes ; la pensée n’intervient pas. Ainsi l’esprit
reste disponible et ne saurait être leurré. Nul don paranormal dans
tout ce qui précède, mais une extrême qualité d’observation et de
décision.
Si
vous cherchez à deviner l’état d’esprit de votre adversaire, celui-ci
essaye d’en faire autant. Vous devez donc camoufler vos intentions
comme vos émotions. De nombreuses écoles japonaises conseillaient
naguère de se composer un sourire figé pendant les deux minutes d’un kumite.
Cette pratique semble disparaître, les résultats n’étant pas
concluants. Sans doute l’esprit était-il trop accaparé par le maintien
de ce rictus un tantinet burlesque. Maître Chojiro Tani (1921-1998),
fondateur du Shukokai qui est une branche du karaté Shito-ryu, et ses
élèves ont entrepris une démarche assez proche en portant de vrais
masques, comme dans le théâtre No, pour exécuter leurs kata en
démonstration. Je ne sais pas quel était
exactement le but poursuivi, mais l’effet esthétique était remarquable
et l’impression de vitesse renforcée. Même chez un karatéka de bon
niveau, il subsiste d’infimes crispations du visage qui précèdent les
gestes puissants. En les occultant, le masque maximise la surprise
d'un éventuel adversaire lors de l’exécution d’une technique ;
l’observation d’un budoka masqué permet d’en prendre
conscience.
D’une manière générale, ne rien laisser transparaître est difficile.
Commencez par éliminer tous les appels ; c’est un travail purement
technique accessible à tout le monde. Puis adoptez un faciès
impassible. Si la vacuité de votre esprit est totale, cette
impassibilité vous sera relativement naturelle ; sinon,
composez-la.
En cas d’agression, si vous êtes décidé à infliger une sanction, il est
possible de simuler une émotion pour induire en erreur l’adversaire et
lui faire relâcher son attention. Mais, dans la plupart des cas, je
vous conseille de revêtir un masque neutre sur lequel il ne trouvera
aucune prise, aucun renseignement. En revanche, il doit sentir dans
votre attitude une détermination inébranlable. Si l’éthique du budo
conduit votre action, cela vous viendra
spontanément.
Lorsque l’agression survient sans préavis, il faut instantanément
réagir pour rétablir la distance d’observation : dégagement sur
une saisie, défense classique sur un atemi. Ce que le kendo
nomme « combat de ki » peut alors commencer, sauf,
cela va de soi, si vous avez d’emblée éliminé votre adversaire.
Une action est courante pour sonder l’état d’esprit adverse : un
geste brusque, qui pourrait ressembler au début d’une attaque, mais
très vite suspendu. Cela permet de déterminer, en fonction de la
réaction obtenue, quel type de combattant on affronte : craintif,
offensif, vif, lent, etc. Vous devez apprendre à identifier cette ruse
et les manœuvres équivalentes ― et à les différencier de l’hésitation
provoquant l’interruption d’une attaque, qui s’exploite autrement ―
afin de pouvoir, si cela vous semble judicieux, rester imperturbable
quand elles surviennent. En effet, dans un combat réel cette absence de
réaction est troublante pour l’adversaire. Il commence à prendre
conscience de l’inefficacité de ses feintes éventuelles ; son ki
perd en assurance.
Évitez vous-même d’utiliser ces provocations qui ont tendance à vous
rendre ridicule et dilapident votre ki, surtout si vous les
réitérez. Préférez une
pression lente avec un imperceptible déplacement vers l’avant et un
regard d’acier qui plonge dans les yeux de l’adversaire. N’en déviez
pas malgré ses tentatives d’intimidation. Il doit se sentir fouillé,
mis à nu. Son malaise doit être palpable.
Votre comportement a deux conséquences opposées :
- Une incertitude due à
l’impossibilité de percevoir le moindre indice vous concernant et à la
difficulté de ruser ;
- La certitude que votre détermination
ne faiblira pas.
Le
tout devant être
géré par un individu déstabilisé. On serait paniqué à moins.
Le miroir sera votre meilleur compagnon pour vérifier de temps à autre
votre habileté à éliminer les contractions parasites qui précèdent le
départ de vos techniques et à camoufler votre vie intérieure. Certains,
en croyant afficher une robuste détermination deviennent risibles. Il
faut vous attacher à rendre vos attitudes crédibles.
Quand vous maîtrisez correctement cette stratégie du combat, à
condition de disposer d’un ki supérieur à votre adversaire ― ce
qui n’est guère
difficile face à la grande majorité des voyous ―, vous acculez
l’adversaire soit à l’abandon, vous avez gagné, soit à la faute, vous
devriez avoir gagné également si votre niveau martial est suffisant.
Vous trouverez la plus belle illustration d’un combat de ki
dans le film de Kurosawa : les sept
samouraïs (il en existe une excellente copie en DVD).
Pour
différentes raisons qu’il est aisé de comprendre, ce combat de ki
n’est pas très perceptible au
dojo. Les pratiquants se connaissent trop. En revanche, quand les
adversaires se découvrent, en compétition par exemple, la domination
mentale est parfois visible. Cependant, dans toutes ces formes de kumite,
les états d’esprit et les objectifs des deux
combattants sont assez similaires. Cela explique le peu d’observations
flagrantes d’un ascendant psychologique. C’est fondamentalement
différent lors d’un accès impromptu de violence où les protagonistes
n’ont ni le même but, ni les mêmes ressorts psychologiques. Il faut
donc, à l’entraînement, même si ça ne fonctionne pas très bien,
s’efforcer de travailler cet aspect, car il sera souvent décisif lors
d’une agression. En permanence, soignez la disponibilité de votre
esprit et affichez ostensiblement votre détermination. Logiquement, on
doit observer un dominant qui avance et un dominé qui recule ;
situation qui peut s’inverser au cours du combat. Bien sûr, vous pouvez
ruser pour installer l’adversaire dans une position de domination
apparente qu’il ne sera pas en mesure d’assumer. À condition bien sûr
d’avoir le niveau nécessaire pour exploiter la situation.
Cependant, au dojo, des combats se déroulent selon des scénarios
bizarres. Certains karatékas dont le ki n’est pas très
performant, profitant de la
convention du contrôle qui les met à l’abri d’un mauvais coup, ou ne
disposant pas des capacités leur permettant de jauger le ki
adverse, avancent systématiquement même quand ils affrontent un
adversaire largement dominant. Face à ce type de comportement, soyez
indulgent avec un débutant, mais s’il s’agit d’un yudansha
(ceinture noire), infligez-lui impérativement un K.O. respiratoire à
l’aide d’un atemi appuyé sur les abdominaux ― bien que
douloureux, cela n’entraîne aucune séquelle. Ainsi prendra-t-il
conscience d’une stratégie construite sur des prémices erronées. Si
vous n’y parvenez pas, la conclusion est évidente : votre
technique est défaillante ou votre ki inférieur à celui de
l’adversaire en dépit de votre analyse.
Quoi
qu’il en soit lors des kumite et malgré la difficulté d’une
préparation sérieuse au
dojo, les préliminaires d’un affrontement réel et sa gestion
psychologique revêtent une importance capitale.
Imaginons une agression : l’agresseur, un homme grand, musclé et
sûr de lui ; sa victime, une jeune femme mince et sensiblement
plus petite. Le bilan des ki semble largement en faveur de
l’homme. La jeune femme n’a pas perdu pour autant.
Examinons l’homme d’abord.
Son assurance est une façade. Il sait bien qu’il s’est engagé dans une
action répréhensible ; son esprit est confus, hésitant, sa
détermination n’est pas absolue et de nombreux évènements peuvent
l’amputer voir l’annihiler. Observez des karatékas à l’entraînement.
Dans un coup de pied exécuté avec conviction, on sent tout le corps qui
se jette dans l’action ; ainsi, le déplacement ayumi-ashi
renforce sérieusement la puissance à l’impact. Si la détermination
n’est pas là, le déplacement s’interrompt à mi-parcours pour délivrer
le coup de pied et reprend pour aller poser le pied au sol.
L’efficacité dans ces deux cas n’est absolument pas comparable. De la
même manière, une poussée ou un tsuki exécutés avec conviction
sont accompagnés
d’une jambe arrière solide, fermement fixée au sol et d’un hara
volontaire ; paramètres qu’on ne
retrouvera pas si elle fait défaut. L’agresseur de notre histoire
n’aura donc pas forcément, on le comprend bien, des techniques
impeccables et si sa détermination faiblit encore un peu, l’abandon ne
sera pas loin.
Voyons la femme.
Son esprit est disponible : elle discerne les intentions profondes
de son agresseur, elle voit distinctement les appels et peut facilement
anticiper les actions adverses. Sa détermination est inébranlable ―
comment ne le serait-elle pas devant l’évidence d’une tentative de
viol ? Son attitude introduit le doute dans l’esprit de l’homme.
Le bilan des ki ressenti par l’un et l’autre s’est sensiblement
transformé, voire inversé.
Plusieurs issues sont possibles :
- Malgré ses hésitations l’homme
poursuit son action. Vu son état d’esprit, ses saisies et ses coups
manquent d’efficacité ; ce qui permet à la femme, bien préparée,
de lui infliger la sanction méritée ou de s’échapper aisément si elle
préfère cette solution.
- L’agresseur décide de cesser ses
persécutions. Peut-être partira-t-il sans demander son reste, mais plus
sûrement modifiera-t-il la présentation de la finalité de son
geste : « C’était une plaisanterie ! »
- La victime, dont la disponibilité
d’esprit lui fait entrevoir les solutions rapidement, offre à son
agresseur une porte de sortie. C’est certainement la meilleure solution
à adopter quand l’agresseur, déstabilisé, n’ose pas s’avouer vaincu.
Ce peut être quelques paroles bien choisies ou un geste de mépris
accompagné d’un demi-tour et d’un éloignement d’un pas décidé.
L’imagination est aux commandes.
Cette
situation semble
idéalisée en ce qui concerne la victime qui, dans notre exemple,
possède toutes les qualités. Cependant dans de nombreux cas d’agression
réelle qui m’ont été rapportés, la solution a résidé dans une
domination psychologique et une détermination sans faille en dépit
d’une préparation qui n’était certainement pas idéale. Le programme de
travail que je vous propose ne nécessite donc pas d’être totalement
mené à son terme pour offrir une certaine efficacité. Toute acquisition
en ce sens rajoutera des cordes à votre arc. À condition de ne rien
négliger et de travailler les différents aspects du ki, car, si
un bon acteur peut facilement se mettre
dans la peau d’un samouraï au ki puissant, il s’agit d’un
simulacre et rien
d’autre. En situation réelle, la supercherie risque d’être vite
éventée.
Un ki puissant naît de la conjonction des capacités techniques,
physiques et mentales. Rechercher la maîtrise dans un des trois
domaines traditionnels de l’évaluation, shin, ghi ou tai
en négligeant les autres ne sert pas à grand-chose. Même l’optimisation
des trois paramètres mais sans lien entre eux n’aura guère d’utilité.
L’union du corps et de l’esprit doit être votre priorité.
Un
dernier point mérite d’être souligné. Le ki n’est pas une chose
extérieure à vous. Le ki est en vous. Le ki, c’est
vous. Vous devez le sentir vivre en vous comme vous sentez les
battements de votre cœur. Ce ki, énergie fondamentale dont vous
percevez l’ardeur
dans vos entrailles est à l’origine de vos élans, passions,
enthousiasmes, ferveurs, toutes dispositions qui vous permettent de
balayer la totalité des obstacles que la vie vous oppose. D’autant plus
que, si cela s’avère nécessaire, vous disposez d’une technique qui vous
permet de le matérialiser avec efficacité, physiquement et
techniquement. Il mérite bien d’être entouré d’un soin jaloux.
Cependant, cette attention ne doit pas porter sur le seul aspect
énergétique du ki mais sur l’ensemble de ses paramètres ;
en fait, sur vous dans votre globalité, puisque le ki est le
fondement de la plénitude de votre existence.
- Sans ki, vous n’êtes plus
qu’un cadavre.
- Avec un ki moyen, vous êtes
dans la moyenne : mouton ou zombie.
- Avec un ki totalement
épanoui, vous vivez réellement.
Choisissez !
Et agissez, car le ki est la résultante d’une accumulation
foisonnante de conditions préalables dont on ne saurait occulter
l’importance. Pour mémoire :
- Un corps souple, fort et sensible où
l’énergie circule sans entrave ;
- Un esprit débarrassé de ses démons ―
conditionnements, émotions, croyances et confusions ― et toujours
disponible ;
- Une détermination inébranlable
conduite par la philosophie éthique du budo : paix,
justice, sérénité, humilité, bienveillance, sincérité ;
- Une parfaite maîtrise de la
technique martiale entretenue par un entraînement régulier.
Rien
dans ce programme
n’exhale un relent d’ésotérisme ; tout est accessible. Il suffit
de s’y investir pour obtenir des résultats concrets. Cependant, le
raccourci de cette présentation peut faire croire à une relative
facilité de mise en œuvre. Ne vous y trompez pas, la tâche est
colossale ; une vie entière n’est pas de trop. Toutefois, dans un monde
où la plupart des gens cherchent un sens à leur vie, qu’y aurait-il de
plus enthousiasmant, de plus motivant, que cette quête de
perfection ? Perfection qui n’a rien d’une ascèse, car un ki
puissant et harmonieux vous confère, vitalité et
joie de vivre.
Sakura sensei

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