LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI été 2008

JYU IPPON GUMITE
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« KARATE NI SENTE NASHI »
Cette maxime qui signifie « pas de première attaque en
karaté » ― mais
il faut se méfier des traductions qui déforment toujours quelque peu la
pensée de l’auteur ― fait partie des vingt préceptes (Nijukun) que
Gichin Funakoshi, fondateur du karaté
Shotokan, destinait à l’éducation de ses élèves. Elle peut se
comprendre de deux façons différentes :
- Le karate-do est une voie
noble destinée à l’autodéfense. Celui qui engage la première attaque
est un voyou, vocable fréquent dans les propos de O Sensei.
- Prendre l’initiative de l’attaque
est une erreur technique, car l’esprit, encombré par cette décision,
n’est plus capable de réagir correctement à un événement inattendu.
De
nombreux indices portent à croire que les deux significations,
technique et morale, étaient présentes dans l’esprit de O Sensei, avec
une insistance particulière, cela se retrouve dans tous ses écrits, sur
l’aspect moral. D’ailleurs, si le Nijukun présente quelques
originalités, la plupart des conseils qu’il recèle étaient déjà
véhiculés à la même époque par d’autres maîtres d’arts martiaux. Ces
préceptes sont donc le reflet d’un souci éducatif généralisé durant ces
années d’essor du karaté de masse. Gichin Funakoshi, lettré, enseignant
et poète, fut le scribe qui rédigea l’indispensable code de la
discipline dont les dérives potentielles n’étaient que trop évidentes.
Le génie de O Sensei fut de mêler code moral et préceptes techniques
afin d’indiquer qu’il n’y aurait pas d’acquisition de la technique sans
élévation spirituelle. Ces judicieux conseils, édictés au début du 20e
siècle, n’ont rien perdu de leur pertinence.
En
tenant le rôle du défenseur dans les formes conventionnelles de kumite,
vous respectez cette consigne tactique et vertueuse. Mais pour être
dans ce rôle, il faut qu’un partenaire endosse la charge de l’attaque
initiale honnie. Cette incontournable entorse à la règle édictée par le
Nijukun ― aucun entraînement au combat n’est concevable sans
cela ― a
contraint Gichin Funakoshi à limiter le kumite aux formes
rigoureusement codifiées afin de circonscrire tout dérapage. Bien que
la demande soit pressante, il n’a jamais autorisé un jyu gumite
(combat libre) dans son dojo et s’est toujours farouchement opposé à la
compétition.
Ce sont les mêmes principes qui ont conduit le fondateur de l’aïkido,
Morihei Ueshiba, à exclure de l’entraînement toute forme de
confrontation.
Cependant, si l’aïkido, dans ses formes les plus courantes, a supprimé
tout réalisme à son oi zuki ― pratiquement la seule attaque
utilisée en
dehors des saisies ―, lorsque vous attaquez votre partenaire en ippon
gumite,
vous devez le faire avec force et conviction
afin de lui permettre un travail correct de sa défense, mais sans
agressivité. Ainsi, la transgression apparente
du principe de non-agression est-elle contredite par votre état
d’esprit bienveillant. De plus, le mokuso (méditation)
au début et à la fin de l’entraînement, permet une transition
marquée ; on ne mélange pas l’entraînement et la vie quotidienne.
Aujourd’hui,
la compétition est entrée dans les mœurs et chacun sait que
l’agressivité est une des clés de la victoire. Elle est donc exacerbée
à l’envi par les compétiteurs avides de reconnaissance. Cela ne pose
guère de problèmes quand elle concerne des gens intelligents et
cultivés sachant adapter leur comportement aux circonstances, mais
lorsqu’un manque de discernement existe, les dérives sont fréquentes,
d’autant que,
le plus souvent, aucun mokuso ne sépare l’épreuve sportive du
retour aux convenances d’une société civilisée. Ceux qui s’engagent
dans cette voie doivent rester attentifs à ne dévoyer ni l’esprit
sportif, ni l’art martial, et les entraîneurs devraient éviter d’y
amener les individus trop frustes ou au psychisme insuffisamment
structuré.
Quoi
qu’il en soit, Gichin Funakoshi limitait son entraînement aux kata,
kihon et kumite
conventionnels, considérant cet ensemble comme le nec plus ultra d’une
préparation à l’autodéfense et les diverses formes du ippon gumite
comme la limite à ne pas franchir pour conserver la noblesse du karate-do.
Décision bien compréhensible pour ceux qui connaissent le caractère
particulièrement belliqueux du Japon et des Japonais à cette époque.
Mais la France d’aujourd’hui ne connaît pas, excepté dans certaines
cités ghettos, le climat d’hyper violence qui prévalait au Japon dans
les premières décennies
du 20e siècle. C’est pourquoi je n’ai pas la même réticence
que Gichin Funakoshi envers le jyu gumite.
Malgré cela, bientôt quarante années d’immersion dans l’art martial
m’ont convaincu de l’exactitude de son
analyse : le jyu ippon gumite (combat sur une seule
attaque librement choisie) représente la quintessence du karaté et la
connaissance approfondie de cette ultime technique vous permettra
d’accéder au statut d’expert.
Les gohon
gumite, sanbon gumite, ippon gumite et leurs
variantes sont généralement utilisés comme des éducatifs ou des
préparations au jyu gumite. D’ailleurs, tous les
programmes pédagogiques les présentent dans cet ordre, l’idée
directrice étant d’aller progressivement vers une totale liberté
d’action puisque « jyu » signifie « libre ».
Malheureusement, la plupart des karatékas se fourvoient en travaillant
le jyu gumite comme une préparation au shiai (combat
arbitré) avec ses
règles et interdictions. La réputation d’efficacité du karaté réside
dans
sa réelle capacité à faire face à tout type d'agression. Si on prétend
être efficace, l'entraînement au jyu gumite doit donc approcher
au plus
près la réalité de l'agression et oublier les aberrations développées
par la compétition.
Cette efficacité se fonde sur la technique qui vous débarrasse
instantanément d’un adversaire : le chi mei (coup
décisif). S’il est
éventuellement concevable, en dépit d’innombrables inconvénients, de
passer une ou deux minutes, comme on le voit dans les compétitions,
pour dominer un assaillant unique, l’agression menée par plusieurs
individus requiert impérativement des méthodes plus expéditives. Un
seul schéma convient :
- Attaque adverse ;
- Parade et riposte sans concession.
Cette séquence se
répète pour chaque adversaire à condition de déployer de nombreuses
ruses et subtilités destinées à
gêner l'organisation des agresseurs. Le combat est une suite de jyu
ippon
gumite.
Sauf à invoquer la chance, ce qui
serait stratégiquement inacceptable, vous ne disposez d’aucune
alternative à ce scénario.
Mais
déjà survient l’objection : l’adversaire va-t-il s’arrêter après sa
première
attaque ? Les combattants aguerris enchaînent toujours plusieurs
techniques et nos agresseurs seront peut-être de première force.
Cependant, que l’adversaire ait ou non projeté d’enchaîner plusieurs
techniques
ne change strictement rien si vous le mettez hors de combat dès sa
première tentative.
Évidemment, ce schéma est un
idéal vers lequel il faut tendre, mais que peu de gens maîtriseront
totalement, ce qui n'interdit pas de progresser dans cette voie
malgré les sarcasmes de nos champions qui ne réussissent pas souvent
cet exploit en compétition. Toutefois, la compétition avec ses règles
diffère de la réalité d'une agression où les règles n'existent pas, où
toutes les astuces sont permises, où les armes peuvent apparaître,
où la psychologie est un paramètre
crucial. Celui qui souhaite progresser dans la maîtrise martiale doit
donc adapter son entraînement à cet objectif en y intégrant les
différentes composantes envisageables d'une agression extrême.
Consacrer
beaucoup de temps à perfectionner le jyu ippon gumite est donc
loin
d’être inutile même si sa réalisation effective restera toujours
hypothétique. Ce sera tout de même l'unique planche de salut en cas
d’agresseurs multiples et de fuite impossible. Et dans l’éventualité où
la première attaque adverse n'aurait pas été enrayée, les
qualités martiales précédemment acquises lors d'entraînements judicieux
trouveraient à s’exprimer lors
de la seconde offensive.
La seule question pertinente est donc : comment acquérir
l'expertise en jyu ippon gumite ?
LES CLÉS DE LA MAÎTRISE DU JYU IPPON GUMITE
J’ai trouvé un premier élément de réponse en allant au Japon en 1994 où
j’ai vu des karatékas d’un âge respectable cueillir aisément de jeunes
champions qui n’avaient rien vu venir. Simple différence de
culture : les Occidentaux encensent la performance physique, la
compétition et les champions ; les Japonais préfèrent valoriser
l’esprit, l’efficacité et les vieux maîtres.
Cette réorientation de la pratique, plus sobre, plus martiale que
sportive, est indiscutablement un élément important de l’accès à la
maîtrise, mais est-elle suffisante pour obtenir les résultats
escomptés ? Ainsi, pour s’améliorer en kumite, tout le
monde sait qu’il faut inlassablement s’entraîner au kumite. Or,
tôt ou tard, après une période de progrès réguliers, un palier est
atteint. Si l’entraînement se poursuit sans modification sensible, les
bénéfices deviendront ridiculement maigres. Il est donc indispensable
de réorienter ses efforts, mais dans quel sens ? en changeant
quoi ?
Je
n’ai pas de réponse universelle car à partir d’un certain niveau, le
karatéka, tout en suivant
sa voie (do), explore de plus en plus largement les abords du
chemin tracé par le sensei. Les découvertes nées de cette
recherche
personnelle doivent être encadrées de façon personnalisée. Un bon
dosage requiert un entraînement totalement guidé jusqu’aux environs du 1er
dan ; ensuite, le sensei doit
progressivement s’effacer ― ce qui ne veut pas dire vous
abandonner ―
pour vous laisser assumer certains choix, l’autonomie totale ne pouvant
s’envisager, avec circonspection, qu’à partir du 5e ou 6e
dan.
Pour avancer après le 1er dan, vous devez donc
commencer à vous prendre en charge et ne pas tout attendre du
professeur. Commencez par établir un bilan scrupuleux de vos
connaissances réellement applicables et donnez un grand coup de balai
dans les illusions. Si cet examen vous fait découvrir une compétence
martiale lacunaire, tant mieux, car celui qui sait ne cherche
pas ; il stagne. L’ignorant qui veut savoir s’interroge ; il
progresse.
Attendu que la maîtrise du jyu ippon gumite dépend de
paramètres innombrables, j’ai sélectionné ceux qui me semblent
essentiels. Chacun est traité de manière assez superficielle mais
suffisante pour vous sensibiliser s’ils correspondent à vos besoins.
L’approfondissement reste de votre ressort ; mais votre sensei
ne refusera certainement pas de vous aider
dans votre cheminement.
RÉVISER LES BASES
Même chez les pratiquants confirmés de longue date, si la technique
fondamentale n’est pas régulièrement revisitée, elle s’érode. Parfois,
des difficultés sont imputables à un vulgaire défaut de débutant qui
réapparaît insidieusement. Investir de l’énergie dans le kihon
n’est jamais une perte, quel que soit son niveau. J’ai vu Teruo
Hayashi, 9e dan Shito-ryu, lors d’un stage où
plusieurs experts intervenaient, attendre l’heure de son cours en
répétant oi zuki durant plus d’une demi-heure.
Pour exceller en jyu ippon gumite, la maîtrise des formes plus
simples est incontournable.
- Gohon gumite : les cinq répétitions du
même mouvement permettent d’affiner la gestuelle, les positions, la
stabilité et la synchronisation avec le partenaire.
- Sanbon gumite : trois attaques, comme
dans de nombreux kata, sur lesquelles un nouveau paramètre, le
travail du rythme, sollicite un surcroît d’attention. Les trois parades
peuvent être différentes ; les trois attaques également. Si des
esquives sont introduites, on obtiendra un intéressant travail de
désorientation de l’adversaire.
- Kihon ippon gumite : c’est la forme
demandée à l’examen du 1er dan. Cinq attaques
annoncées à haute voix : oi zuki jodan et chudan, mae
geri, mawashi geri et yoko geri exécutées une
fois à droite, une fois à gauche. Vous pouvez évidemment vous entraîner
sur d’autres types d’attaques. La défense est libre mais, à l'examen,
de nombreux juges de la fédération
française refuse les contre-attaques doubles (par exemple keri
suivi de tsuki qui s'enchaînent naturellement) ; mieux vaut
s'adapter à
leurs
lubies lors des examens de grade.
- Ippon gumite : demandé au 2e dan,
il se différencie de l’exercice précédent par son départ en kamae
et la reprise de distance après le contre qui se fera, de préférence,
en sortant de l’axe de l’action initiale. Une nouvelle attaque en plus
des précédentes : kizami mawashi geri ; mais elles
sont toujours connues de Uke. À la forme classique go no sen
(contre-attaque après parade ou esquive) s’ajoute une exigence de sen
no sen (contre-attaque simultanée à l’attaque).
Dans
ces deux dernières formes, votre détermination est essentielle ;
si une contre-attaque n’a pas correctement porté (déviée par
l'adversaire,
par exemple), vous devez en effectuer une autre. En effet, la première
n'étant
pas efficace, un juge intelligent ne devrait pas la comptabiliser et
vous
reprocher de la doubler. Quels que soient les aléas du combat, ne vous
relâchez pas un instant et ne vous avouez jamais vaincu.
Ne
soyez pas obsédé par le programme des passages de grade ; celui-ci
est extrêmement restrictif. Pensez plutôt à votre préparation martiale
en explorant toutes les formes d'attaque et toutes les possibilités de
réplique.
LES DIFFÉRENTS JYU IPPON GUMITE
Les conventions des formes de combat précédentes les cantonnent à un
rôle d'exercice éducatif. La pédagogie nécessite de les maîtriser mais
l’objectif demeure le jyu ippon gumite qui s’approche au mieux
de la réalité de l’agression.
Si le choix de l’attaque est libre ― dans la limite des techniques
conventionnelles du karaté ― et les rôles de Tori et Uke définis,
l’exercice correspond à la forme demandée aux examens des 3e,
4e et 5e dan. Cependant, vous pouvez vous
octroyer une plus grande liberté d’action en laissant à chaque
protagoniste la possibilité d’attaquer à tout moment, aucun n’ayant de
rôle
préétabli, et selon des formes totalement libres : saisies,
utilisation
d'accessoires variés, d'armes, etc.
Toutefois,
même dans cette configuration, la convention d’une seule attaque limite
la pertinence de l’exercice. De fait, le voyou qui vous agresse puis
attend tranquillement sa punition est un oiseau rare. Pour s’approcher
au plus près de la réalité de l’agression, la possibilité d’un
enchaînement de plusieurs techniques doit être octroyée à Tori.
L’objectif du défenseur est, dans ce cas, d’interrompre la dynamique de
l’adversaire en le contrant avant la réalisation de son deuxième atemi,
ce qui exige une technique parfaite, une vélocité fulgurante, une
combativité exacerbée et une extrême lucidité. Si nous intégrons toutes
ces exigences, le meilleur entraînement au jyu ippon gumite se
déroule lors d’un jyu gumite où vous vous efforcez de
transformer chaque attaque de votre adversaire en une séquence de jyu
ippon gumite.
Lors de vos propres attaques, éliminez tous les éléments parasites,
appels, tics, et cherchez réellement à toucher ― sans oublier le
contrôle si l’adversaire n’a pas réagi correctement. Vous augmentez
ainsi la difficulté de l’exercice pour votre adversaire et lui
permettez de progresser.
En
conséquence, le jyu ippon gumite idéal n’est pas un exercice
annoncé ; c’est un état d’esprit, une volonté d’efficacité
maximale, qui s’exprime au mieux lors d’un jyu gumite
classique. Chaque assaut de l’adversaire qui n’a pas été arrêté et
contré doit être considéré comme un échec même si vous n’avez pas été
marqué. Je conseille aux 2e dan d’aborder
systématiquement le jyu gumite de cette façon. Cependant, ainsi
réalisé, l’exercice est extrêmement ardu face à un combattant
expérimenté. Pour accéder plus facilement à ce niveau d’expertise, il
est judicieux de simplifier l’épreuve en éliminant un certain nombre de
difficultés : vous pouvez convenir du niveau de la première
attaque
(jodan, chudan ou gedan), de la trajectoire
(directe ou circulaire), ou de la tactique (avec ou sans feinte). Cette
progression pédagogique qui peut démarrer très tôt, au
1er kyu ou même avant, doit vous conduire à
l’objectif ultime : la réussite régulière d’un jyu ippon gumite
face à un adversaire autorisé à
porter toutes les attaques imaginables sans restriction. Souvenez-vous
que le combat de rue n’est régi par aucune règle. Dans ce type de
combat où tout est permis, il doit néanmoins subsister à l’entraînement
une règle absolue : un contrôle qui permet de respecter
l’intégrité physique des partenaires. Dès que votre niveau technique le
permet, vous devez vous investir dans l’étude de ces différents jyu
ippon gumite.
Dans sa forme ultime,
vous êtes entouré de plusieurs adversaires, certains armés, et vous
ignorez
tout de leurs intentions avant qu'une attaque ne se déclenche. Voilà le
support idéal pour étudier les meilleures réponses à une agression.
TACTIQUES DE DÉFENSE
Quand toutes les méthodes pacifiques ont échoué, face à l’attaque de
l’agresseur, trois réactions sont possibles : go no sen, sen
no sen et sensen no sen.
« Go », signifie « force » ou
« défense ».
« Sen » pris isolément veut dire « avant »,
mais dans le contexte martial, c’est la traduction « initiative
(de l’attaque) » qui prédomine. « No » est une
formule de liaison.
- Go no sen.
La réponse est constituée d’une parade, d’une esquive ou, mieux, d’un
couplage des deux suivi d’une contre-attaque. Évitez l’esquive trop
prononcée vers l’arrière ou sur les côtés qui ne permet pas de revenir
contrer dans un laps de temps raisonnable. Si votre défense vous place
à l’intérieur de la garde de Tori, votre contre-attaque doit survenir
avant le second atemi de l’adversaire ; grande rapidité
exigée. Il est préférable d’esquiver et de bloquer à l’extérieur pour
limiter les possibilités d’enchaînement. Dans cette configuration, vous
disposez d’un peu plus de temps pour effectuer votre
contre-attaque ; utilisez cet avantage temporel pour bien ancrer
votre position et contrer avec précision.
D’une manière générale, ne réagissez pas trop vite au déclenchement de
l’attaque ; prenez le temps de comprendre la trajectoire de la
technique adverse avant de décider du geste à accomplir pour la parade.
Quand vous déviez l'attaque vers le bas, remontez l’autre bras, et
inversement,
pour être toujours en mesure de contrôler les feintes ou les
enchaînements rapides de l’adversaire. Cette façon de procéder vous
amène systématiquement dans une attitude de protection globale de vos
points vitaux : une main jodan, l’autre gedan et les
coudes assez rapprochés qui couvrent la zone intermédiaire chudan.
Ce double mouvement présente un intérêt majeur quand vous êtes indécis
sur la défense à effectuer ce qui est fréquent sur les attaques en tsuki :
jodan ou chudan ?
Sa surface de balayage très large vous permet de dévier la plupart des
attaques standard. Privilégiez la forme où vos deux mains poussent
latéralement dans le même sens afin d’amorcer une esquive dans l’autre
sens quelle que soit la technique adverse. Pour cela, couplez, de
préférence mains ouvertes, gedan barai et jodan gyaku soto
uke
ou, dans l’autre sens, harai uke et jodan gyaku uchi uke.
Cette technique constitue la base des gardes dynamiques.
Le même geste peut s’appliquer à une situation
différente. Une attaque fréquente consiste à baisser et immobiliser la
main avant de l’adversaire pour passer un tsuki au-dessus. Si
vous en êtes victime, au lieu de résister, baissez le bras qui subit la
poussée vers le bas et remontez simultanément l’autre qui contrôlera
facilement le tsuki adverse.
La parade exerce une force qui dévie l’attaque. Utilisez la force de
réaction pour esquiver en vous appuyant sur le bras ou la jambe de
l’adversaire. Cette méthode, bien maîtrisée, vous donne une sensation
d’aisance extraordinaire, votre esquive se réalisant sans effort et la
défense sans violence. À privilégier si la différence de poids vous est
défavorable.
Dans tous les exercices avec partenaire et a fortiori en jyu ippon
gumite,
vous vous interrogerez sur le déroulement de l’échange dans des
conditions réelles d’agression pour éviter de grossières erreurs. Par
exemple, il est fréquent de dévier un oi zuki avec soto uke
à l’intérieur de l’attaque et d’enchaîner gyaku zuki.
Malheureusement cette combinaison est relativement lente et le gyaku
zuki
adverse arrivera dans vos côtes bien plus vite que vous ne l’auriez
pensé. Si, dans le feu de l’action vous avez commis cette erreur,
poursuivez rapidement avec le même bras dans un mouvement presque
continu. Dans l’exemple de ce soto uke, yoko empi uchi
constitue une
suite judicieuse, les deux gestes pouvant s’exécuter pratiquement sans
temps mort. Cette modification de la pratique traditionnelle
― main
avant pour défendre ; main arrière pour attaquer ― qui
multiplie
les actions du même bras se nomme « hente ». Elle doit
être soigneusement étudiée par les yudansha (porteurs de dan).
- Sen no sen.
Votre contre-attaque percute l’adversaire avant, ou juste à la fin de
son déplacement. Il vient s’empaler sur votre technique et fournit
lui-même une grande partie de l’énergie qui le mettra K.O. Certes, il
bénéficie de l’effet de surprise, mais il doit combler la distance qui
vous sépare et a l’esprit obnubilé par la réalisation de son atemi,
ce qui laisse le temps, si vous êtes
attentif et réagissez promptement, d'accomplir la gestuelle appropriée.
La transition entre go no sen et sen no sen peut
s’effectuer facilement puisque de nombreuses défenses ou esquives
autorisent une attaque simultanée. Ainsi, gyaku zuki se couple
sans problème avec gedan barai, osae uke, uchi uke
ou nagashi uke ; kizami zuki avec mawari ashi
(pivot sur le pied avant). Toutefois, pour une bonne efficacité de ces
techniques, il est nécessaire de pénétrer, en général en yori ashi
(pas glissé), dans l’attaque adverse alors qu’en go no sen un
léger recul était possible.
Néanmoins, cette pénétration présente l’avantage d’affronter l’attaque
à un moment où elle n’est ni dangereuse ni puissante. Le couplage des
techniques de défense, ou d'esquive, et de contre-attaque ne présente
guère de difficultés, mais le yori ashi impose un état d’esprit
différent. En effet, la défense n’a plus rien de passif, bien au
contraire, puisqu’il s’agit d’inverser les rôles en reprenant
l’initiative avec une prompte détermination. Aussi, le succès du sen
no sen dépend-il pour la plus grande part de votre mental et, dans
la rue, une hésitation qui vous retarde de quelques centièmes de
seconde risque d’avoir des conséquences douloureuses. Vigilance
exigée ; sinon revenez au go no sen.
Bien
que d’autres formes soient
possibles, voici un schéma de travail pour votre entraînement qui
devrait vous permettre de réagir en sen no sen quel que soit
votre niveau de vigilance.
- Quand vous êtes totalement
vigilant (zanshin), vous pénétrez en déviant l’attaque et
contrez simultanément en tsuki waza ou uchi waza.
- En cas de léger retard dans la
perception, vous absorbez l’attaque en transférant votre poids sur
votre jambe arrière sans déplacer ce pied d’appui ― très important
pour
obtenir un bon timing ― et vous délestez votre jambe avant pour
contrer
en keri waza pendant le déplacement de votre
adversaire.
Ce transfert de poids doit suffire à éviter l’attaque ― le recul
de
votre buste peut varier de 30 à 50 cm. Réalisez tout de même une
parade
de sécurité et prévoyez de poursuivre avec les bras au cas où votre
contre en keri serait insuffisant pour provoquer la mise hors
de combat.
Pour
maîtriser le sen no sen,
la disponibilité de votre esprit (sa vacuité)
doit être totale. La moindre idée préconçue constituera un obstacle
majeur. Bien sûr cette qualité de vigilance est déjà nécessaire en go
no sen mais comme maintenant vous voulez
contrer avant le kime adverse, le temps d’observation avant la
prise de décision est beaucoup plus court, même si le contre de la
jambe avant offre une marge plus confortable.
Cela
étant, il existe un moyen de
s’affranchir du temps d’observation qui permet d’identifier la
technique adverse, à condition d’être très rapide : dès que
l’adversaire amorce un mouvement, vous contrez sans parer,
généralement en gyaku zuki avec un déplacement yori ashi.
Il est prudent lors de cette action de ne pas faire le hikite
afin de conserver une protection
devant le plexus. Mais attention, ne répétez pas systématiquement cette
tactique car un de vos agresseurs ayant repéré cet automatisme pourrait
très facilement vous défaire. En effet votre gyaku zuki, aisé à
déclencher sur commande, est simple à bloquer en osae-uke. Si
un gyaku-zuki accompagne ce blocage, vous êtes K.O. De plus,
cette tactique de contre sans parade, omniprésente en compétition,
constitue dans la réalité une prise de risque à ne pas trop renouveler.
La parade simultanée à la contre-attaque, certes plus difficile à
maîtriser, reste la voie à privilégier. Enfin, ne vous cantonnez pas au
gyaku zuki chudan ; travaillez-le jodan
et n’oubliez pas toutes les techniques mains ouvertes, souvent plus
efficaces que les poings.
Nous avons exploré le contre
simultané à la technique de défense et le contre sans parade ni
esquive. Une troisième tactique est possible : elle consiste à
entrer profondément dans l’attaque grâce à une garde dynamique
susceptible de dévier ou d’entraver toutes les techniques adverses. La
contre-attaque s’enchaînera naturellement en fonction des opportunités
ouvertes par cette action : empi uchi, hiza geri, nage waza,
etc. La qualité de votre observation n’est pas primordiale quand vous
pénétrez, mais elle doit s’aiguiser au moment du contre qui doit
utiliser la dynamique du déplacement pour être rapide, puissant et
néanmoins précis. D’autres possibilités de pénétrer l’attaque adverse
en déviant toutes les techniques éventuelles sans les avoir reconnues
existent dans les kata. Bassai-sho, par exemple, présente une
double déviation avec un bras et une jambe, nommée par Hirokazu
Kanazawa « ashi barai,
chudan doji uke » qui offre le même avantage.
- Sensen no sen.
Vous prenez l’initiative d’attaquer avant l’initiative adverse.
Mais ne serait-on pas en contradiction avec le deuxième précepte du
Nijukun : « karate ni sente nashi » ?
En fait, l’analyse détaillée d'une action volontaire aboutit au schéma
suivant : perception de la situation et de son évolution,
sélection des indices pertinents, évaluation des risques et
opportunités, choix d’une stratégie de réponse, décision de mise en
œuvre, choix de l’instant, envoi des commandes motrices, acte moteur,
contrôle du déroulement et ajustage. Autrement dit, l’acte est
programmé avant d’être effectué et l’intervalle de temps peut s’avérer
assez long en cas d’attente du moment jugé opportun. Sensen no sen
intervient lorsque l’esprit de l’adversaire est déjà dans l’attaque
alors que ses muscles ne sont pas encore entrés dans l’action. « Karate
ni sente nashi » est bien respecté puisque la décision de
l’agression est effective au moment du contre. La morale est sauve, la
technique à son zénith.
Quand un individu décide d’agresser, cette idée mobilise son esprit et
ne lui permet plus une bonne observation des faits. Si vous portez une
attaque à cet instant vous constatez un manque de réaction flagrant de
la part de celui qui projetait de vous frapper. L’attitude, le faciès
sont des indices de l’agressivité ; une réactivité inhibée est la
preuve d’un esprit déjà engagé dans l’agression.
Tous les combattants ont eu un jour la surprise de placer une attaque
sur un adversaire apparemment vigilant mais qui n’a pas réagi. C’était
du sensen no sen accidentel. Comment reproduire cette action
consciemment ?
Je ne connais pas de recette miracle, mais l’expérience permet
d’accumuler des myriades de petits indices qui signalent une forte
probabilité que l’adversaire ait pris la décision de lancer son
attaque. Exemple : l’adversaire se rapproche afin d’avoir la
possibilité de frapper rapidement. Cet indice est tellement manifeste
et fréquent qu’en ippon gumite, même lors d’un examen, il est
permis de contrer l’adversaire avant son attaque s’il se met en garde à
portée de main.
Autres exemples : les appels et les tics. Untel s’essuie les mains
avant de saisir. Tel autre ferme le poing avant de frapper. Un
troisième, alors que vous ne le menacez nullement, se met en garde. Un
quatrième…
Une pratique assidue du kumite vous fournira les ingrédients de
ce qu’il est convenu d’appeler les indices pertinents. Le grand maître
qui lit dans les esprits est une métaphore, mais il est vrai que
l’expérience confère des qualités d’observation surprenantes pour le
profane.
Prudence
néanmoins : si la technique est à son acmé, les
conséquences juridiques peuvent s'avérer fâcheuses car, pour le
spectateur lambda,
désigner le véritable agresseur est quasiment une
impossibilité ; il aura même souvent tendance à désigner comme
agresseur
celui qui s'est défendu en sensen no sen.
En
résumé, selon votre capacité d’observation et d’analyse, vous contrez
l’agresseur :
- au moment de sa prise de décision : sensen
no sen ;
- pendant l’exécution de sa technique : sen
no sen ;
- après avoir évité son atemi : go no sen.
Dans
tous les cas, votre vitesse d’exécution est capitale ; d’abord
pour empêcher l’adversaire d’enchaîner une deuxième technique, ensuite
pour éviter qu’il ne corrige son processus d’action quand il s’aperçoit
de votre mouvement, puis pour conférer à votre atemi la
puissance nécessaire à sa mise hors de combat.
Travaillez toutes vos techniques surtout en shizentai (position
naturelle) ; fudo dachi (position de combat) n'est pas la
meilleure option. Ne pas vous mettre en garde signifie que vous
n’acceptez pas le combat et souhaitez parlementer. Cette attitude doit
être maintenue tant que l'agression physique n'est pas effective pour
tenter de résoudre pacifiquement
le conflit, mais il vous faudra peut-être faire face à une attaque dans
cette position ; la vigilance s’impose dès les prémices de l'offensive.
Une fois l'action
engagée et non résolue au premier échange, vous serez mieux en position
de combat.
Si vous souhaitez acquérir une véritable efficacité en cas d’agression,
ne vous limitez pas aux défenses sur des attaques conventionnelles.
Ajoutez-y gedan mawashi geri (low-kick), kin geri
(coup de pied au bas-ventre), mawashi zuki
(crochet), ura zuki (uppercut),
les attaques avec armes ou objets divers et les saisies. Examinez sans
complaisance l'éventualité d'agresseurs multiples. Envisagez également
l’agression qui vous surprend couché, assis, en seiza, etc.
UNE PANOPLIE TECHNIQUE COMPLÈTE.
En principe, les atemi suffisent à éliminer tous les
adversaires quelles que soient les formes de leurs attaques. Néanmoins,
dans un certain nombre de situations, disposer de réponses différentes,
plus adaptées ou respectueuses de l’intégrité physique de l’assaillant,
constituera un sérieux atout. Défenses sur saisies, projections,
balayages, contrôles et immobilisations compléteront harmonieusement le
bagage technique conféré par les atemi de votre karaté.
- Les saisies (kake te).
Saisir offre de multiples opportunités de maîtriser l’adversaire,
notamment à l’aide de projections, contrôles ou immobilisations. Vous
devez cultiver cette dextérité.
Certaines agressions ― sexuelles ou motivées par la colère ― débutent
fréquemment par des saisies. Deux options vous sont offertes :
vous dégager, ce qui permet de suivre en atemi, ou exploiter la
saisie, en général en
saisissant à votre tour, préliminaire indispensable à une menace de
luxation ou une pression sur un kyusho (point douloureux).
La plupart de ces mouvements ne sont pas instinctifs ; il convient
de les répéter régulièrement pour acquérir les automatismes
nécessaires.
- Les projections (nage waza).
Elles ont largement leur place dans le cadre du jyu ippon gumite,
sous deux formes différentes selon que vous les utilisez en sen no
sen ou go no sen. Vous en trouverez de multiples exemples
en travaillant les bunkai de vos kata.
- En sen no sen.
La projection utilise l’énergie de l’adversaire et doit donc être
amorcée avant son kime. Il est possible, et même recommandé,
d’envisager la prise de contact avec l’adversaire à l’aide d’un atemi,
de préférence circulaire pour ne pas entamer son énergie cinétique. En
poursuivant sans temps mort avec un mawari ashi, la dynamique
de la projection sera assurée. Si vous contrôlez la chute de
l’adversaire ― vous pouvez lui tenir le poignet par exemple ―
marquez
un atemi conclusif quand il touche le sol. Si vous lâchez votre
adversaire, la chute, qui peut s’avérer violente si vous lui fournissez
l’impulsion adéquate, constituera la sanction finale. Attention, cette
dernière forme, très dangereuse, est interdite avec un partenaire
insuffisamment préparé.
- En go no sen.
D’abord, vous parez, esquivez ou déjouez une tentative de saisie. Une
défense à l’intérieur de l’attaque nécessite de contrer très vite ; un atemi
est indispensable, la préparation d’une projection étant trop lente sur
un adversaire en pleine possession de ses moyens. Quand l’atemi
a porté, il est toujours possible de projeter, cette action pouvant
revêtir, lors d’une agression, de nombreux avantages.
À l’extérieur de l’attaque, vous êtes moins exposé, disposez de plus de
temps et êtes parfaitement placé pour envisager une projection qui peut
être initiée par un atemi. Achevez l’action avec un nouvel atemi
ou une immobilisation.
Vous pouvez remplacer les projections par des balayages, l’utilisation
de ces deux techniques présentant beaucoup de similitudes.
- Contrôles (debout) et
immobilisations (au sol).
Ces techniques sont plus éloignées de la panoplie habituelle du
karatéka mais ce sont des réponses bien adaptées à l’agression et il
est judicieux de les travailler à l’entraînement.
En un temps d’apprentissage raisonnable, vous immobiliserez facilement
votre adversaire (osae waza) après une projection, les gestes
nécessaires, compliqués a priori, s’avérant assez instinctifs après
quelques répétitions. Cependant, ces gestes resteront d’exécution
difficile sur un adversaire valide ; mieux vaut les envisager
après l’avoir « sonné ».
Les contrôles utilisent en général des menaces de luxation (kansetsu
waza)
afin d’empêcher l’adversaire de bouger, mais ils sont parfois utiles à
d’autres fins. Exemple : une jeune femme saisit les doigts de son
agresseur et les tord en hyper extension, forçant ainsi l’homme à
fléchir sur ses jambes, position qui permet de lui infliger un sévère
coup de genou sur le nez.
Maintenir un contrôle nécessite toujours une saisie précise pour être
efficace et un deuxième contrôle permettra d'éviter toute échappatoire.
Idéalement, l'adversaire doit être contrôlé en deux points et sur des
axes opposés. Un atemi préalable simplifiera notablement la
tâche.
Contrôles et immobilisations constitueront des réponses parfaites aux
saisies agressives, qu’ils en soient la finalité ou un intermédiaire
avant l’atemi final.
DES ADVERSAIRES À VOTRE MERCI.
Des événements violents et inattendus qui demandent une réaction
instantanée ne sont pas surmontés par le premier venu. Il faut posséder
des compétences d’expert en art martial. Mais si vous supprimez le
qualificatif « inattendu », un pratiquant de niveau moyen
retrouve quelque chance de s’en tirer honorablement.
Une agression, comme un kumite au dojo, est une interaction
entre les acteurs.
Le comportement de chaque protagoniste est la résultante d’une volonté
d’agir dans un sens donné, corrigée par la signification attribuée à
l’attitude de l’autre ou des autres. Vos paroles, vos gestes, vos
mimiques ou leur absence ont une influence sur celui qui vous fait
face, homme ou animal car c’est une loi naturelle. Vous pouvez en
jouer. Vous devez en jouer.
Attention toutefois à un excès de confiance dans vos ruses. Si une
attitude favorise un type de réponse, il n’est jamais certain que
l’adversaire réalise exactement vos désirs. Vous pouvez modifier la
répartition des probabilités, mais vous devez toujours conserver
l’esprit ouvert à toute éventualité.
- Influencer la forme de l’attaque adverse.
Au début d’une agression, prenez une posture qui ne ressemble pas à une
garde afin de laisser jusqu’à la dernière seconde la prééminence à la
négociation : un pied légèrement en avant, jambes presque tendues
gardant libre l’articulation des genoux, corps de trois quarts, bras
avant pendant qui protège le bas du corps et bras arrière replié devant
la poitrine, tête haute mais sans arrogance.
Toutes les gardes présentent des points faibles. Si vous protégez
parfaitement l’ensemble des points vitaux de l’axe du corps, vous vous
exposez aux attaques circulaires ; une garde ouverte invite une
technique directe ; basse, l’attaque passera au-dessus et
inversement. Offrir un point vital à l’adversaire, c’est augmenter la
probabilité d’une attaque qui ne vous surprendra pas. Mais n’exagérez
pas et modulez l’ampleur de l’ouverture en fonction de l’expérience de
vos adversaires qui ne tomberont certainement pas dans un piège trop
grossier. Ne vous privez surtout pas de cette stratégie mais toujours
de façon consciente. Quand vous prenez une garde instinctive, notamment
si vous êtes débordé, vous devez adopter la garde offrant la meilleure
protection d’ensemble possible. Dans de tels instants, la garde de boxe
est une calamité.
Si le combat se prolonge avec plusieurs adversaires, modifiez
constamment votre garde et vos astuces afin de ne dévoiler ni vos
faiblesses, ni vos atouts. Faites de même à l’entraînement en imaginant
que chaque nouvelle attaque provient d’un nouvel adversaire.
- Déclencher le geste d’agression sur commande.
Si votre attitude favorise un type de technique particulier, vous
pouvez également maîtriser l’instant où l’adversaire déclenche
l’agression physique. Un geste brusque, parfois minime, va provoquer sa
réplique.
En shizentai, quand l'agression n'est pas encore certaine, il
peut suffire d’avancer un peu la tête pour déclencher un crochet ou un
direct au visage que vous vous ferez un plaisir de sanctionner avec la
sévérité appropriée. Si votre geste ne provoque pas l’agression, c’est
que votre adversaire n’a pas encore défini la stratégie la plus
profitable. Dans la rue, vous devez reprendre le dialogue.
Une tactique est courante : devant un adversaire bien concentré,
vous avancez brusquement en yori ashi en ouvrant votre garde.
Cette manœuvre a de fortes chances d’être contrée en gyaku zuki
facile à bloquer en osae uke du bras avant.
Avec plusieurs adversaires, vous pouvez brusquement tourner la tête
vers un autre belligérant pour déclencher l’attaque de celui qui vous
faisait face et croit en votre distraction.
Essayez « d’aspirer » votre adversaire avec une longue
inspiration étayée par un léger mouvement des bras comme pour l’attirer
vers vous.
Donnez l’apparence de quelqu’un qui se relâche.
Il existe ainsi de multiples déclencheurs de l’attaque. N’attendez
toutefois pas qu’ils fonctionnent à tous les coups. Ils font partie de
ces techniques que vous réalisez instinctivement sans en attendre un
résultat particulier, mais que vous saurez exploiter le cas échéant.
Cela étant, quand vos adversaires subissent votre ascendant, que chacun
de vos gestes induit des réactions impulsives, l’issue de la
confrontation, sans être certaine, vous est fortement favorable. Si
c’est l’inverse, il est grand temps de changer d’état de conscience, de
vider votre esprit des pensées parasites à l’aide, entre autres, d’une
respiration profonde et régulière.
L’expérience
vous dotera d’une bonne panoplie de tactiques dont l’objectif premier
est la manipulation de l’esprit adverse. Les publicitaires arrivent
bien à nous manipuler ; il n’y a aucune raison que vous n’arriviez
pas à influencer des agresseurs dont l’esprit est déjà fortement
perturbé. N’hésitez pas, au dojo, à tester toutes les astuces qui vous
viennent à l’esprit.
À ceux qui jugent cette attitude sournoise, dépourvue de noblesse, je
répondrai que le combat de deux hommes n’a jamais revêtu la moindre
noblesse. Seules une étiquette et des règles strictes donnent une
illusoire apparence de noblesse à un combat. Mais l’entraînement au
dojo est avant tout un entraînement à la maîtrise d’une situation
d’agression au cours de laquelle la noblesse est un vain mot. Vous
devez vous imprégner de cette notion et intégrer dans vos combats tout
ce qu’elle implique. Vous devez évidemment faire preuve de noblesse,
mais pas au détriment de votre efficacité ou de votre sécurité. Votre
karaté doit être au service de la justice, mais pour agir efficacement,
la justice doit être dotée de puissants moyens. Le principal écueil sur
lequel il est aisé d’achopper est de ne pas savoir concilier la
détermination du guerrier avec une bienveillante attention. L’une est
indispensable à l’efficacité, l’autre à l’équité. Au dojo, respectez le
protocole, l’intégrité physique de vos partenaires et aidez-les à
progresser, mais combattez comme si on voulait attenter à votre vie.
Dans la rue, portez vos techniques avec toute l’efficacité dont vous
êtes capable, mais mettez tout en œuvre pour éviter le combat et
limitez les sanctions que vous infligez à vos adversaires au strict
minimum.
COMMENT REMÉDIER À VOS DIFFICULTÉS ?
Pour progresser, il faut améliorer les qualités existantes et
identifier les points défectueux afin d’apporter les corrections
adéquates. La démarche est parfois évidente, mais, souvent, malgré tous
vos efforts vous ne parvenez à aucun résultat concret. Ce sera souvent
le cas dans des exercices très complexes comme le jyu ippon gumite
où des quantités innombrables de
paramètres interviennent avec parfois des réactions en chaîne qui
rendent l‘analyse fort délicate. Cela explique que la solution soit
bien souvent aux antipodes de vos investigations. Voici une
illustration typique du problème : dans Heian-nidan, en migi
kokutsu dachi
perpendiculaire à l’axe du kata, vous avancez le pied arrière
puis exécutez migi yoko geri keage du pied droit sur l’axe
principal. Beaucoup de karatékas ne parviennent pas à une forme
correcte de ce coup de pied, souvent trop proche d’un kekomi,
car ils laissent le pied gauche dans l’orientation du kokutsu dachi
alors qu’il faut le pivoter de 90° vers la droite pour réaliser un keage
en accord avec la morphologie humaine. Or, vous êtes nombreux à vous
concentrer sur le membre qui exécute le geste et à délaisser le
« détail » évoqué ci-avant. De la même manière, de multiples
techniques pourraient s’exécuter avec plus d’aisance grâce à une
meilleure position ou des appuis plus stables et
mieux orientés.
En
fait, quand l’origine d’une difficulté est évidente, vous arrivez tous
à vous corriger assez rapidement, mais lorsque la cause est indirecte,
les conseils d’un instructeur deviennent primordiaux. Cependant, aussi
bon soit-il, un enseignant n’est pas un voyant extra-lucide. Parfois
l’analyse se complique, le problème rencontré mêlant composantes
physiques et psychiques, or vos sensations, sentiments et émotions ne
sont pas aisément décryptables par un observateur extérieur. C’est la
raison pour laquelle vous devez participer activement à la recherche de
solutions pour améliorer vos performances. Si vous ne trouvez pas
immédiatement, déplacez vos investigations, sans hésiter à les faire
porter à l’opposé de vos premiers tâtonnements infructueux.
Vous comprenez bien, après ces explications, l’importance d’exercices
simplifiés. Ils permettent d’avoir moins d’éléments à surveiller afin
de déceler plus aisément l’origine des difficultés rencontrées.
Certaines formes de sanbon gumite peuvent se révéler d’un grand
secours pour un 3e dan qui souhaite progresser en jyu
ippon gumite.
Et puisque toutes vos actions sont élaborées et commandées par votre
cerveau, quand le corps va mal, soignez l’esprit.
EN COMBIEN DE TEMPS PEUT-ON ESPÉRER MAÎTRISER LE JYU IPPON GUMITE ?
Cette question me rappelle celle que les débutants posent fréquemment
avant de s’inscrire dans un club : « En combien de temps
saurai-je me défendre ? » Question promptement éludée car
chacun sait, après quelques années de pratique, qu’il est impossible
d’y répondre tant les disparités individuelles et les formes de
l’agressivité ouvrent un immense éventail de possibles. Cependant pour
la question initiale, la réponse, si on respecte les termes
« maîtriser le jyu ippon gumite », est plus
facile : « Jamais ! »
Comme
je l’ai dit au début de cet article, le jyu ippon gumite est le
summum de l’art martial. Le maîtriser voudrait dire : avoir atteint la
perfection. Qui peut se vanter de cela ? Qui va éliminer tous ses
adversaires avant qu’ils aient achevé leur premier geste hostile ?
Il peut arriver qu’un 1er dan se débarrasse de deux
ou trois agresseurs en quelques secondes si toutes les conditions
favorables sont réunies. Dans une situation plus difficile, un 5e
dan aura sans doute plus de chances de s’en sortir
indemne qu’un 1er dan, mais personne n’est
invulnérable. L’entraînement vous permet d’avancer sur la voie de la
perfection sans jamais l’atteindre. Ces progrès sont constitués d’un
ensemble de paramètres psychiques, techniques et physiques
(shin, ghi, tai) qu’il convient de développer harmonieusement.
Vous
devez comprendre votre corps pour l’assouplir, le tonifier et
coordonner vos mouvements sans le blesser. Vous devez appréhender avec
subtilité les exigences techniques pour les accorder à vos possibilités
physiques et psychiques. Vous devez vous construire une éthique
inattaquable et ne jamais la transgresser même si les circonstances
sont exceptionnelles. Vous devez vous forger un mental d’acier pour
mener à bien toutes les actions que vous dicte votre conscience. Aucun
conflit ne doit naître de l’exécution de ce programme. Cette
« harmonie » impose une extrême lucidité que personne ne
possède spontanément. Votre plus grande conquête, l’étape la plus
importante pour un adepte d’art martial, sera l’obtention de cette
lucidité, prélude à l’harmonie du corps et de l’esprit où la technique,
quel que soit votre niveau, pourra s’exprimer pleinement. À ce stade,
votre jyu ippon gumite commencera vraiment à progresser ;
mais ce ne sera pas le seul bénéfice. Je vous laisse le plaisir de
découvrir vous-même la nature de cette merveilleuse récompense dont la
jouissance n’exige pas d’approcher du crépuscule de sa vie. Quelques
années peuvent suffire si vous comprenez suffisamment tôt cette
exigence de l’art martial et en pénétrez les arcanes.
L’ESPRIT, MAÎTRE SUPRÊME.
Ce n’est pas la première fois que je vous parle de « shin ghi
tai »
et certains commencent à se demander si je ne radote pas un peu.
Cependant, il est normal de revenir constamment sur cet indispensable
équilibre car, sans lui, la progression dans l’art martial atteindrait
vite ses limites. Quel que soit le thème abordé, il est la clé qui
ouvre l’accès aux niveaux supérieurs. Pourtant, si certains de mes
élèves sont sur la bonne voie, j’en suis heureux, la plupart font de
« shin ghi tai » un simple concept intellectuel. Vous
voyez bien le chemin pour « ghi » et « tai »
mais celui de « shin » ressemble à une trace en
montagne que vous tentez de suivre en pleine nuit : difficile à
trouver, facile à perdre.
Apportons quelques précisions. « Tai » et « ghi »
se cultivent par accumulation et approfondissement ; tout le monde
y parvient à des degrés divers. « Shin »
(l’esprit) atteint sa perfection à deux conditions : d’abord sa
vacuité qui le rend disponible et lucide ; ensuite son implication
totale dans l’action, forme la plus immédiatement accessible de l’unité
du corps et de l’esprit.
- Vacuité.
Elle est d’autant plus difficile à obtenir que le « bourrage de
crâne » est omniprésent via l’école, l’entreprise, la télévision,
la publicité, etc. De plus, de nombreux « spécialistes » ―
forts convaincants quand on souhaite être convaincu ― affirment
l’impossibilité pour le cerveau d’oublier. C’est sans doute le lot
commun de la plupart des gens, mais l’objectif de l’art martial est de
vous élever au-dessus des contingences en développant des qualités
physiques, techniques, mentales et spirituelles qui vous ouvriront
l’accès à de nouvelles perceptions et, par suite, des jugements,
comportements et réactions mieux adaptés. La vacuité de l’esprit fait
partie de ces recherches de l’art martial que l’on retrouve dans le zen
et le mokuso qui en dérive, sujets déjà abordés dans de
précédents articles. Ceux qui souhaitent approfondir ces questions
métaphysiques trouveront dans les écrits de Jiddu Krishnamurti le
meilleur éclairage.
En bref, vos pensées s’élaborent à partir de vos perceptions et de
votre mémoire, or celle-ci est constituée d’une mémoire technique (les
données et procédures) et d’une mémoire psychologique (le ressenti et
les a priori) qui a une fâcheuse tendance à déformer les perceptions.
Évidemment, vous devez conserver votre précieuse mémoire technique,
mais il est impératif, si vous voulez vraiment connaître l’harmonie,
vous épanouir et agir avec discernement, de rejeter définitivement tout
le contenu de votre mémoire psychologique, c’est-à-dire, pour
l’essentiel, vos conditionnements et les impressions laissées par vos
émotions. Ce n’est, fondamentalement, pas si compliqué. Il suffit
d’arriver à observer des faits, quelle qu’en soit la teneur,
objectivement, sans les juger, sans s’impliquer psychologiquement, sans
point de vue particulier, sans idée préconçue. Quand vous y parvenez,
tout le fatras psychologique qui encombre vos pensées ne disparaît
peut-être pas aussitôt, mais il prend subitement une importance
dérisoire et sera rapidement relégué dans les limbes de la mémoire.
Dans le cadre de l’art martial, le bénéfice d’un esprit disponible et
d’une parfaite lucidité est évident : meilleure observation, jugement
rigoureux, décision juste.
- Unité du corps et de l’esprit.
Le concept n’est pas aussi ésotérique qu’il y paraît. Il suffit
d’investir totalement son esprit dans l’action. Le zen nomme cela
« kufû » et l’illustre par cet aphorisme :
« Quand je marche, je marche. » Ainsi exprimé, cela semble
simple. Cependant, interrogez-vous sur le nombre d’actes réalisés en
pensant à autre chose et vous verrez cette dure réalité : votre
esprit est plus souvent « ailleurs » que dans l’action.
Lorsqu’à l’entraînement, je demande un enchaînement, je constate très
souvent une nette détérioration ou un inachèvement des premières
techniques, votre esprit étant déjà dans la dernière. Comment
voudriez-vous qu’un musicien joue une note avec toute l’émotion
nécessaire si son esprit est déjà dans les notes suivantes ?
Malheureusement, ce type de perfection est une denrée rare. La triste
vérité est devant vos yeux : la plus grande partie de ce que font
les hommes est mal fait, mais nous avons appris, avec l’aide
bienveillante de la nature qui répare la majorité de nos erreurs, à
nous en accommoder. Investir en totalité son esprit dans l’action,
c’est réussir exactement ce qui a été décidé au préalable. Outre la
satisfaction du travail bien fait, cela évite de nombreuses surprises
pour la plupart désagréables. Dans le cadre d’une agression, le terme
« désagréable » pourrait être un peu faible.
AU-DELÀ DE L’ART MARTIAL.
Vacuité de l’esprit et union corps-esprit, malgré une énonciation très
simple, ne se réalisent pas d’un coup de baguette magique.
Fondamentalement, il s’agit de remettre en cause tout ce que vous
considérez comme acquis. C’est une partie de vous-même qui est menacée
d’amputation et votre ego refuse ; c’est bien compréhensible. Mais si
l’aventure vous tente, si vous êtes prêt à passer outre les
rodomontades de votre ego, vous découvrirez vite la nécessité d’un
investissement personnel colossal. Il est légitime, si l’objectif se
limite à l’art martial, de s’interroger sur l’opportunité d’un tel
investissement, mais lorsque vous étendez les bénéfices escomptés à
tous les domaines de la vie, l’effort perd sa démesure. Or, c’est
réellement une transformation radicale de votre existence qui est en
jeu.
Voici
une petite histoire pour illustrer la portée de la démarche.
Votre voisin est un monsieur très affable, d’une délicatesse extrême,
dont les enfants sont très polis, sages et l’épouse discrète, réservée,
voire un peu distante. Si tout le monde était comme lui, vous
dites-vous, le monde serait plus agréable car, il est vrai, sa
prévenance est légendaire dans le quartier.
Mais, si vous faisiez tomber le rideau opaque tissé de son affabilité
et de ses sourires, peut-être verriez-vous les bleus que portent
régulièrement ses enfants, peut-être verriez-vous la détresse de cette
mère déchirée entre l’amour de ses enfants et la dévotion compulsive
qu’elle porte au bourreau de ceux-ci.
Cette
lucidité est, évidemment, une véritable bénédiction ; mais
seulement si l’action qui en découle est juste, précise et efficace (kufû).
Voilà l'essentiel du programme d'un véritable art martial.
La vacuité de l’esprit, sa disponibilité et la clarté de ses
perceptions s'apparentent à une fenêtre qui s’ouvre ; pas
seulement
sur des horreurs. Le monde est plus beau que vous ne le pensez.
Sakura Sensei

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