LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI N°43 mars 2020
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La philosophie des arts martiaux est une auberge espagnole où
quelques doctes élucubrateurs amènent des idées qui surclassent
rarement les sempiternelles
platitudes ressassées par les béotiens. Il serait pourtant passionnant
de comprendre ce que recèlent
d’exceptionnel ces arts martiaux pour mériter d’être régulièrement
accolés au terme philosophie, du grec ancien « φιλοσοφία »
qui signifie littéralement « amour de la sagesse » ou, selon
certaines traductions « amour du savoir ».
Peut-on, cependant, imaginer un sage sans connaissance ? Sans
doute pas, car sa réflexion doit forcément s’appuyer sur une large culture.
Attendu qu’on peut être instruit sans être sage, je préfère la formule
« amour de la sagesse ». En pratique, la philosophie, abstraction
faite de la simple répétition sentencieuse de la pensée d’un érudit ou
de sa fonction scolaire quelque peu sclérosée, est un art du
questionnement destiné à comprendre
le monde, concret et abstrait, et à conduire sa vie le mieux possible.
Comme l’art martial offre un moyen de gérer sereinement les aléas
parfois violents de la vie, on voit poindre une certaine concordance
entre l’art de philosopher et l’art martial. Une incursion dans la
genèse de l’extraordinaire agressivité humaine qui justifia tous les
développements militaires et
martiaux que nous connaissons aujourd’hui nous livrera peut-être
quelques clés pour
mieux éclairer le lien entre philosophie et art martial.
Comprendre la violence
Le monde animal, dont l’homme s’estime, sans doute un peu hâtivement,
l’ultime perfection, se montre souvent cruel, mais à la différence des
animaux qui, sauf conditions très particulières, ne s’attaquent pas à
leurs congénères et vivent plutôt en bonne intelligence, depuis son
émergence, Homo sapiens n’a eu de cesse de mépriser, d’opprimer,
d’asservir ou d’occire ses semblables. Les raisons avancées sont
souvent déguisées, mais pas assez pour masquer qu’elles expriment toute
la noirceur de l’espèce humaine. Quand l’homme vilipende, chamaille,
maltraite, frappe, pourfend, embroche, fusille, bombarde, assiège,
envahit, conquiert…, actions qu’il a continuellement perfectionnées,
ses vraies motivations relèvent plutôt des troubles de l’esprit
(émotion, confusion, bêtise, arrogance, égoïsme, jalousie, vengeance,
xénophobie…), de la doctrine ou de l’idéologie (racisme, antisémitisme,
hégémonisme, expansionnisme, religionisme, nationalisme, communisme,
fascisme…), toutes tares produites par les cerveaux de malades
affirmant agir pour des motifs légitimes ou pour défendre de grandes
idées ; il faut bien faire reluire son ego en présentant ses
opinions
et ses actions dans de beaux atours ! Et quand ces allégations
émanent
de l’esprit des leaders, de ceux qui font l’opinion, détiennent un
pouvoir, prennent des décisions stratégiques, entraînent les masses
serviles dans des croyances saugrenues et des agissements auxquels
elles ne comprennent pas grand-chose, alors naît le chaos. Ainsi, tout
au long de l’histoire humaine de nombreux prétextes incongrus, étranges
ou imaginaires ont déclenché des cataclysmes. Pourtant, ces conflits
auraient pu connaître des issues moins tragiques si chacun s’était
donné les moyens de comprendre la vraie teneur des théories et des
propositions qui lui sont présentées, les arcanes de ses convictions et
les véritables objectifs des meneurs. Chaque individu concerné aurait
alors pu se rendre compte de l’inanité d’une grande partie de ses
opinions, propres ou inculquées, et par suite de ses actions, car les
artifices de cette élaboration intellectuelle se noient dans un magma
d’incohérences et d’absurdités sensiblement éloignées de la
réalité :
de nombreux dogmes impossibles à déraciner, beaucoup d’informations
contradictoires, des points de vue partiaux, des valeurs
fondamentalement immorales, du faux bien présenté qui ressemble à du
vrai ou inversement, de perfides pressions difficiles à identifier, des
paroles mal comprises, des généralisations abusives, des illogismes
fréquents... Ajoutons le manque de volonté d’analyser, de raisonner ou
de comprendre et tout cela façonne des consciences championnes des
choix hasardeux, qui ont évidemment une forte probabilité d’exposer à
de nombreuses calamités : erreurs de jugement, choix malheureux,
subtiles manipulations, insidieux endoctrinements... Ce laxisme
intellectuel favorise l’adhésion à la dernière proposition séduisante
et la peur de passer pour une girouette rend difficile le changement
d’attitude lorsqu’on s’aperçoit de son fourvoiement. La tragique
fragilité des relations humaines s’alimente de cette pusillanimité, de
ce déficit de compréhension et de la perméabilité des esprits aux
rumeurs, aux croyances, aux charlatanismes et aux embrigadements.
« Le trait est grossier » vont
penser la plupart des lecteurs.
Évidemment, chacun se croit à l’abri de ces tares même s’il admet
quelques petites déficiences ponctuelles, mais en réalité,
indépendamment des petits conditionnements propres à la vie
quotidienne, il existe de nombreux domaines pour lesquels la plupart
des gens
ne se donnent pas la peine de réfléchir et se laissent conduire par
l’habitude, les conventions, une idéologie ou la pression sociale. Il
en va ainsi des valeurs morales, sociales, écologiques, économiques ou
financières largement partagées et parfois érigées en nouveaux dieux,
de certains cursus institutionnalisés et des normes d’honorabilité, qui
changent au fil des époques ou des lieux et induisent des comportements
convenus, pas toujours parce qu’on y adhère, mais parce qu’on s’y sent
tenu. Un exemple : le système scolaire qui diffère sensiblement
selon les pays et les idéologies. Certains contestent sa
structure ou ses programmes, mais ils sont bien forcés de s’en
accommoder et adoptent, pour eux-mêmes ou leurs enfants, les mêmes
réflexes pavloviens que les autres pour obtenir la considération
espérée : diplôme, métier intéressant, emploi lucratif, ascension
sociale, etc. Au final, à des degrés divers, tout le monde s’inscrit
dans ces schémas d’influences inconscientes ou acceptées, voire
rejetées, ce qui se traduit par des conduites tout autant prévisibles.
Comme des incitations ou des arguments divergents sensibilisent des
personnes différentes en fonction de prédispositions arbitraires ou
dogmatiques, des désaccords naissent constamment et enflent parfois
jusqu’aux pires extrémités. Ce scénario n’est pas le plus
inquiétant ;
quand une forte proportion de citoyens se laisse entraîner dans la même
idéologie haineuse ou conquérante, l’ombre de l’action collective
violente, voire de la guerre, se profile. Un peu de jugeote suffirait
pour éloigner toutes ces éventualités.
L’agressivité humaine s’établit selon un
processus progressif. Elle est
d’abord invisible, lovée dans les pensées de la plupart des humains,
certes réfrénée, comportement citoyen oblige,
mais déjà virulente. Néanmoins, circonstances aidant, elle s’exprime
souvent dans les paroles, les
écrits ou les attitudes, provocations qui suscitent beaucoup de
souffrances morales, avant d’arriver, pour les plus vindicatifs, aux actes, lesquels peuvent
concerner les choses (vols, dégradations…), les animaux (maltraitance)
ou les personnes (incivilités et violences allant de la simple
altercation jusqu’à la guerre d’extermination totale). Or la violence
verbale est habituelle, même chez les gens qui se targuent de noblesse
d’âme. Certes « l’enfer est pavé de bonnes intentions », mais
parfois
même les intentions ne sont pas bonnes et le glissement d’un niveau
d’agressivité au suivant se fait sans coup férir. Dernièrement, de
nombreux médias relevaient la multiplication inquiétante de propos
racistes et de rumeurs fallacieuses déclenchés par l’épidémie de
pneumonie à coronavirus ; violence verbale gratuite, déplacée et
contagieuse s’il en est, qui ne manquera pas d’amener son lot de
sévices. Déjà, à l’heure où j’écris, les journalistes en rapportent à
foison.
Il est crucial de comprendre la genèse de la violence extrême ;
elle
commence toujours dans l’esprit avant de devenir physique et quand la
même idée infecte beaucoup de monde, les déchaînements de fureur
collective et les mesures drastiques qui s’ensuivent sont toujours à
craindre. Pour prévenir ces dérapages, il faudrait que chacun s’attache
à comprendre la teneur, l’origine, la portée et les conséquences
potentielles de ses idées de façon à corriger ou éliminer celles qui
s’avèrent bancales, contestables ou condamnables ; à défaut,
l’atavisme
violent de l’humanité continuera à s’exprimer sans limite. Ce n’est pas
quand elle devient apparente qu’il faut combattre la violence, mais dès
qu’elle tente de s’installer dans les consciences. Tâche colossale vu
l’insatiable appétit du public pour l’agressivité extrême et les
horreurs sanguinolentes des films contemporains. Entre autres
nécessités, il faudra prendre conscience de l’influence néfaste de
l’esprit de compétition qui envahit la quasi-totalité des activités
humaines : sportives, ludiques, professionnelles… La rivalité
permanente a une forte probabilité d’évoluer vers l’animosité… et plus
si affinité.
Certains, coutumiers de l’agressivité verbale, ne sombreront sans doute
jamais dans la violence physique, néanmoins leurs idées rageuses
pourront contaminer des esprits réceptifs et les inciter à passer à
l’acte. Comprendre la genèse parfois surprenante de ses idées ne suffit
pas ; il faut également comprendre leur effet possible sur autrui,
investigations qui sont rarement entreprises. Mais les violences, sous
toutes leurs formes, ne sont pas les seuls signes de la déliquescence
des consciences et de l’incompréhension généralisée ; toute
l’existence
humaine subit l’influence de petits lutins malicieux qui se faufilent
dans les esprits et les dirigent « à l’insu de leur plein
gré » selon
une formule devenue populaire.
Pourquoi donc les hommes se laissent-ils aussi facilement entraîner à
penser ou agir sans comprendre, en croyant comprendre ou en refusant de
comprendre, stratagème usuel de l’égoïste roublard ? La solution
se
résumerait-elle en un seul mot ? Comprendre ! De façon à se
prémunir
contre la fiction et le mensonge, à s’approcher de la vérité, à éviter
les inévitables conséquences des idées tordues. C’est ce que nous
allons nous efforcer de comprendre.
Comprendre l’urgence de pacifier le monde
Peu de gens peuvent expliquer
clairement, logiquement et sans se référer à une idéologie ou à une
sommité, argutie
qui évite de raisonner soi-même, leurs opinions, décisions et actions
même s’ils affirment les avoir intelligemment conçues.
Cela ne va pas sans effets fâcheux, mais
ce qui est dommageable pour un individu peut se révéler
catastrophique quand une même dérive intellectuelle ou psychologique
s’étend à une large frange de population. Il suffit d’évoquer l’énorme
soutien populaire accordé aux idées morbides des innombrables
dictateurs,
despotes et autres illuminés qui ont marqué l’Histoire du sceau de
l’infamie, dont les signes étaient pourtant clairement exposés, pour
illustrer cette absence de conscience morale et de
réflexion rationnelle responsable des hystéries collectives
conséquentes.
Aujourd’hui, c’est Allah et le Coran qui mobilisent des légions
sanguinaires écervelées, mais, bien que généralement moins
extrêmes, de nombreux mouvements nationalistes, révolutionnaires,
réactionnaires, populaires, sectaires ou corporatistes
de part le monde ne sont guère soutenus par l’intelligence de
leurs troupes. De nombreuses idées prétendument généreuses sont
ainsi imposées par la violence. Tuer pour aider ; quelle bonté
d’âme !
Illogisme,
croyance, contresens, contradiction, fourberie, hypocrisie et égoïsme
truffent les discours et gangrènent les initiatives dont
les répercussions sont rarement comprises et évaluées. Même
ceux qui ne cautionnent pas certains agissements sont entraînés
dans ces turbulences. Il est vrai qu’il est souvent difficile de faire
valoir une opinion ou une simple remarque de bon sens
en désaccord avec l’ordre établi, la pensée dominante d’un
groupe ou les diktats d’un tyran, mais personne n’est tenu de suivre
bêtement le troupeau par peur de représailles ou de marginalisation.
Ainsi, de nombreux philosophes et scientifiques, qui
s’appuyaient sur l’observation du réel, se sont heurtés aux dogmes
de l'Église
catholique : Copernic, Bruno, Galilée, Kepler,
Descartes, Newton, Lamarck et Darwin pour les plus connus.
Certains refusèrent la compromission ; ils furent
jugés, condamnés, emprisonnés ou brûlés vifs par l’Inquisition,
tribunal
religieux qui mania sans vergogne l’arbitraire et disparaîtra au
cours du XIXe siècle.
D’autres, sans se renier, aménagèrent leurs discours et leurs
publications
de façon à ne pas trop subir les foudres du clergé.
Mourir en héros, sacrifice dont l’effet ne dure guère — qui
se souvient des thèses de Giordano Bruno ? —, s’avère
rarement efficace pour faire valoir un point de vue dissident ;
des moyens existent qui permettent de ne pas avaliser
les idées délirantes ou d’en soutenir d’autres durablement
sans entrer en opposition flagrante quand on réfléchit quelque peu.
La raison peut vaincre l’obscurantisme, mais
des éclaireurs sont nécessaires pour percer les premières lignes de
l’ignorance et aider les peuples à s’approcher de la lumière.
Cependant, les idées ne progressent pas toujours dans le bon
sens et des résurgences d’inculture et de balourdise
fleurissent tous les jours. Ainsi, la Terre plate, le géocentrisme ou
le créationnisme connaissent une large recrudescence de leurs
apôtres, la théorie du complot se déguste à toutes les sauces et les
extraterrestres sont parmi nous. Tout le monde n’est pas atteint d’une
telle stupidité, mais les exemples de divagations insensées
ou immorales atteignant de larges franges de population, y
compris les élites, pullulent même dans les pays où le niveau
d’instruction est le plus élevé.
Certains doutent de l’astrologie et de ses horoscopes, mais les consultent
néanmoins ; d’autres croient fermement en leurs prétentions
divinatoires.
Ces fervents lecteurs devraient rencontrer les journalistes chargés de
rédiger ces
fadaises pour comprendre comment ceux-ci se gaussent de la crédulité du
public, leur
travail, loin de la science, consistant à trouver les formules qui
permettent de fidéliser les lecteurs. L’homéopathie, dont la France est
premier producteur et premier consommateur, sortie du chapeau de Samuel
Hahnemann en 1796,
fournit un bel exemple de croyance encore en vogue en 2020 qui
s’appuie sur des prémices totalement loufoques. Libre à chacun de
soigner les maladies bénignes de sa famille à l’aide de ce placebo,
mais comment expliquer la certitude bien ancrée de son efficacité, même
chez des gens qui
ont les moyens intellectuels d’en comprendre les abracadabrants
principes ?
Quant à la morale, où est-elle lorsque l’égoïsme intransigeant de
certains — très souvent des laudateurs de l’abolition des
privilèges, votée lors de la révolution de 1789 — préside à la
défense de ce qu’ils euphémisent en « avantages
acquis » ?
Plus troublant encore : durant une grande partie du XXe
siècle, un grand nombre de thèses portant sur l’alchimie et sa
recherche de
la panacée, substance miraculeuse qui soulagerait tous les maux et
prolongerait
la vie, ont été soutenues dans les facultés de médecine françaises,
prétendus temples du rationalisme. Même aujourd’hui la chimère
alchimiste
n’a pas totalement disparu des milieux soi-disant érudits.
Que dire du gouvernement et des généraux anglais qui, durant
la première guerre mondiale, face aux fusils, mitrailleuses,
canons et mortiers allemands, entretinrent trois divisions de cavalerie
(50 000 hommes) prêts à exploiter en chargeant sabre au clair une
percée sur le front qui ne vint jamais ? « Il
faut accepter par principe, pouvait-on lire dans le manuel Cavalry
Training de 1907, que le fusil, si efficace soit-il, ne puisse pas
remplacer l’effet produit par la vitesse du cheval, le magnétisme
de la charge et la froide terreur de l’acier. » Les
têtes pensantes, hier comme aujourd’hui, n’ont pas toujours
tous les neurones correctement connectés.
On pourrait démontrer
l’ineptie de nombreuses pratiques issues d’idées simplistes,
dogmatiques,
erronées, immorales, falsifiées ou pseudoscientifiques portant
sur tous les sujets imaginables. Outre l’astrologie et l’homéopathie,
on peut en évoquer une pléthore : morphopsychologie, graphologie,
numérologie, réflexologie, futurologie, géobiologie, scientologie,
chiromancie, ayurveda, reiki, médecine traditionnelle chinoise,
feng shui, hydroscopie, ufologie, collapsologie… la liste est
interminable.
Mais tout cela est bien répertorié, donc facilement identifiable et
limité à un petit pourcentage d’aficionados
malgré un engouement notable pour certaines pratiques qui
fournissent quelques pistes de recherche ou des résultats très limités,
jamais
néanmoins selon les explications avancées, souvent magiques ou
mystiques.
Cependant, les sources d’influence sur la vie quotidienne, personnelle
et sociale, ne se réduisent pas à cette courte liste. De
multiples croyances, conditionnements, sollicitations, pressions,
rumeurs
et fausses nouvelles affectent en permanence, sournoisement, l’ensemble
de la population. Au sein de ce torrent d’informations trafiquées,
hormis les religions qui ne jouent pas dans la même catégorie,
la politique, la géopolitique, l’économie, la médecine populaire et les
rapports sociaux
se disputent certainement la palme des assertions les plus controuvées
et
des convictions mal fondées les plus tenaces.
Toutefois, l’évocation des erreurs individuelles
et collectives du passé est insuffisante pour convaincre les
individus embrigadés des aberrations ou des sophismes qui fondent leurs
certitudes,
guident leurs actes, induisent et ancrent fermement leurs humeurs ou
états d’âme :
admiration, exaltation, haine, peur, colère, véhémence… Démonstration
éloquente du principe d’asymétrie de Brandolini : « La
quantité d’énergie
nécessaire pour réfuter une idiotie est beaucoup plus importante que
celle requise pour la produire. »
Et la foi en ces pseudo-vérités révélées, bien entretenue par les
influenceurs, les thuriféraires, les activistes et les fanatiques,
est souvent si forte, si prégnante que la force physique n’est jamais
loin de supplanter la raison et le débat quand les
faits et la vérité sont opposés aux croyances de ces énervés.
Mis à part celle de la
science honnête — elle ne l’est pas toujours —, la
communication, parole ou image, quelle que soit sa provenance,
exprime rarement une pure vérité. Le message, même
s’il ne contredit pas la réalité, est généralement aménagé, parfois
inconsciemment, pour produire un effet sur le public visé
qui, lui-même, active ses propres filtres pour l’interpréter :
ego, conditionnements, désirs, croyances, émotions, sentiments.... Tout
le monde manipule l’information, à l’émission comme à la réception.
Résultat :
l’arbitraire est roi. Selon des critères inexplicables, on
rejette ceci, on croit cela, on l’assimile à sa façon et on le transmet
avec
sa petite touche personnelle. Ces glissements de sens vont parfois
jusqu’à la confusion totale entre le vrai et le faux. Diffusez
une vérité incontestable, vérifiable, et vous
trouverez toujours des individus pour affirmer que vous vous trompez,
qu’eux savent. Comment ? Mystère ! Chaque débat public voit
ainsi fleurir son lot d’âneries et de contre-vérités. Même
les conversations amicales ou familiales sont plus ou moins affectées
de ces travers. Ce maelstrom d’assertions erronées ou
mensongères, de rumeurs, de fantasmes et
de perceptions entachées de biais psychologiques incite trop souvent
à opérer des choix contestables, à prendre des décisions
irrationnelles, à agir en aveugle. Quasiment personne
n’échappe aux méfaits de l’ego, aux mirages des idées préconçues,
aux troubles des émotions et sentiments ni aux multiples influences
extérieures. On pense évidemment à la publicité, mais elle agit au
grand jour ;
d’autres sont beaucoup plus insidieuses. La peur ou la haine,
par exemple, induisent une
grande partie des pensées et des actes agressifs. Où se trouvent
donc la logique, la réalité et la vérité
quand les idées se forgent sur une base émotionnelle ? Et
quand des légions moutonnières s’engouffrent dans
l’absurdité, la foire d’empoigne est assurée.
Comment l’individu pourrait-il s’épanouir sereinement
dans ce contexte ? Comment des humains désorientés
par leurs affects, dirigés par un ego suborneur, perfidement
manipulés, pourraient-ils construire une société heureuse ?
Évidemment, des propositions sensées,
pertinentes et utiles se faufilent dans cet entrelacs d’aberrations,
d’hypocrisies et
d’égoïsme forcené. Mais où trouver les moyens de comprendre la vraie
teneur des messages et des sollicitations pour enfin décider de ses
idées et de ses actions à partir de données solides, réelles et
véridiques.
Comment déjouer les pièges de l’esprit afin de rendre les raisonnements
plus
intelligents, plus logiques, plus pertinents ? Quels leviers
actionner
pour que le discernement atteigne des effectifs plus larges ?
<>Le monde va mal parce que la grande majorité des individus,
embrouillés par les incessantes tribulations de cerveaux qui négligent,
tronquent ou aménagent la réalité, va mal ; plaie universelle
exacerbée aujourd’hui par les moyens de communication modernes qui
permettent de véhiculer presque instantanément n’importe quelle utopie
ou d’initier une nouvelle action collective plus ou moins violente
en quelques heures. Les réseaux sociaux sont devenus le nouveau pouvoir
absolu, les pouvoirs traditionnels étant écrasés par la puissance
d’Internet. « Le pouvoir enfin rendu au peuple » affirment
certains ;
mais un pouvoir sans direction qui égare et accable un public qui ne
se donne pas la peine de mobiliser les moyens intellectuels
et techniques nécessaires pour séparer le bon grain de l’ivraie.
Et l’ivraie prolifère, forcément au détriment du bon grain, car
peu de gens ont conscience des faiblesses, entraves ou tares
psychologiques qui les rendent vulnérables.
Bon nombre de ceux qui perçoivent l’imperfection de leur état, la
misère de leur existence et la folie de ce monde toujours proche de
l’explosion,
se cantonnent dans une expectative fataliste. D’autres, en
quête d’une éventuelle solution à leurs tourments psychologiques
ou existentiels, succombent à la faconde
de gourous médiatiques. Parmi les diverses panacées offertes à
la multitude, on assiste à la prolifération des méthodes de
coaching, de relaxation, de méditation, de développement personnel, de
psychothérapie et autres recherches du bonheur — preuve
du sentiment largement répandu d’incomplétude et d’imperfection —
qui, pour celles qui ne sont pas de pures arnaques, peinent à
convaincre les observateurs rigoureux de leur pertinence. La
mode est aujourd’hui aux recettes d’épanouissement
exotiques : nunchi coréen, cosagach écossais, lagom suédois,
friluftsliv norvégien, ho’oponopono hawaïen… De
quoi impressionner son auditoire lors des conversations de salon,
mais demain la mode aura changé.
Le penseur indien Jiddu Krishnamurti (1895-1986) a fort bien décrit
la décrépitude spirituelle*
de l’humanité, mais son analyse et son chemin de rédemption,
malgré une approbation quasi générale de ses auditeurs et lecteurs
quand elle s’applique à autrui, semble inopérante
lors de la méditation introspective, les filtres par lesquels
celle-ci passe procurant une image de soi à mille lieues de la
réalité. « L’enfer, c’est les autres »
écrit Sartre dans Huis clos.
*« Spirituel » :
adjectif correspondant à esprit ; qui concerne l’ensemble
des facultés et des phénomènes mentaux observables ou perceptibles, à
l’exclusion dans
ces lignes de toute autre acception, religieuse, mystique ou
ésotérique notamment.
Cette
quête du bonheur individuel et collectif, qui exige de trouver ou
de développer de nombreuses qualités de l’esprit au préalable,
aboutit rarement avec les moyens précités. Qui
a vu, parmi les millions de pratiquants de ces méthodes, un
individu réellement transformé, hormis
ces exhibitionnistes à l’esprit dérangé qui psalmodient
des formules magiques ? Pourtant, diverses études
démontrent l’intérêt de se préoccuper de l’évolution
spirituelle de l’ensemble des populations humaines. Ainsi,
la psychologie sociale et son courant cognitif examinent comment
les pensées, les émotions et les comportements des gens sont influencés
par la présence réelle ou imaginaire
d'autres personnes, les normes culturelles, les représentations
sociales, les modalités de perception et de traitement de
l’information.
Ces branches de la psychologie expérimentale doivent
leur existence au fait que l’ensemble de la société subit
de pernicieuses pressions et
interprète les innombrables sollicitations de la vie moderne de
façon souvent surprenante. Malheureusement, ce sont surtout les
communicants de tout poil qui se sont servi de ces études
universitaires
pour influencer ou manipuler les foules. En dépit de ce
perpétuel bain de faux-semblants, de ces perceptions viciées,
chacun croit voir la réalité, connaître la vérité et
jouir de son libre arbitre. Illusion, quand tu nous tiens !
Une grande majorité
de la population mondiale n’a pas connaissance de la théorie
des cordes, tentative d’unification de la relativité générale et de la
physique quantique. Quant à ceux qui savent
sur quoi elle porte, à plus de 90 % ils ne comprennent
pas ce modèle mathématique et
acceptent assez volontiers de le dire. Cependant, quand on se réfère
à la vie quotidienne, quasiment tout le monde pense comprendre
l’ensemble des paramètres qui la composent et savoir comment
les gérer au mieux. Croyance délirante qui fait fi de la réalité
puisque ce qui anime l’homme, physiologie, psychisme et interférences
sociales, est infiniment plus compliqué que cette théorie des
cordes et ses dix dimensions spatio-temporelles. « Le bon
sens est la chose du monde la mieux partagée, car chacun pense en
être si bien pourvu que ceux même qui sont les plus difficiles à
contenter en toute autre chose n'ont point coutume d'en
désirer plus qu'ils en ont » expliquait ironiquement Descartes en
1637. Et quand bien même détiendrait-on une bonne dose de
bon sens, ce viatique serait
toujours insuffisant pour comprendre la théorie des cordes, pourtant
modélisable, et a fortiori toute la complexité de la vie individuelle
et collective impossible à mettre en équation.
Dès lors, comment s’étonner des inconséquences humaines quand quasiment
personne ne comprend ce
qui se trame réellement dans son esprit, ni la véritable origine de
ses décisions, mais que tous sont persuadés du contraire ?
Pour illustrer cela, il suffit d’interroger les électeurs sur les
raisons de leur vote. Rares sont les explications pleinement et
logiquement argumentées ; les autres sont simplistes,
péremptoires,
entachées de biais, dogmatiques, hors sujet, dictées
par une figure d’autorité...
C’est ce que confirme l’unité
d’Orléans du CNRS dans le document n° 2006-38 à propos du
référendum français sur le traité de constitution européenne de 2005.
Près
de 70 % des électeurs votèrent. Avaient-ils lu ce texte ?
D’après cette étude, ceux qui en avaient pris réellement connaissance
autrement
que par quelques extraits et commentaires sortis de leur contexte
représentaient
une infime minorité ; on peut donc dire que dans l’ensemble, les
électeurs ne l’avaient pas lu. Ajoutons que sa lecture ne suffisait
pas ;
vu sa complexité, il fallait réellement l’analyser pour tout
comprendre.
D’ailleurs des politiciens et des journalistes ont avoué ultérieurement
avoir
formulé des commentaires sans l’avoir vraiment examiné. D’où
venait donc la conviction des électeurs ? En tout cas, pas de
la compréhension du texte car, toujours d’après cette étude, à
77 %
leur vote s’exprimait sur des sujets sans rapport avec ce projet
de constitution, notamment sur les présumés effets néfastes de la
monnaie unique. Chiffres surprenants dont l’aspect rocambolesque est
attesté par
un sondage effectué par la Commission européenne après ce
référendum qui a montré que les Français étaient à 80 % favorables
à
l’idée d’une constitution alors que seulement 45 % des
votants, soit 31 % des électeurs inscrits,
avaient dit « oui » ; cherchez l’erreur !
Cette universalité des déficiences, faiblesses
et influences psychiques expose en permanence les humains à des
bourdes,
des incompréhensions, des conflits et des guerres idéologiques, voire
physiquement engagées ou armées, car
la violence apparaît très vite quand on ne se comprend pas. Et
l’incompréhension est de rigueur lorsque chacun se recroqueville
sur la défense de son petit pré carré, physique ou mental, en
ignorant volontairement tout ce qui ne le touche pas directement.
Ces difficultés du plus grand nombre, sans
distinction de catégories sociales, à percevoir le vrai — d’autant
plus si cela dérange —,
cette facilité avec laquelle chacun est manipulé, préludes à la
constitution de groupes d’activistes prompts à emboucher les
trompettes de l’apocalypse, du totalitarisme, du complotisme, du
ségrégationnisme, du nationalisme, du boycottage, de la propagande,
de la désinformation, de l’injustice, de la désobéissance, de
l’action violente, de la révolution, de l’hallali, de la guerre... nous
condamnent-elles, compte tenu des réactions systématiques
à ces mouvements, à vivre
éternellement dans l’angoisse du lendemain et
de ses tourments effectifs ou potentiels ?
Rien n’est figé définitivement, mais il
est urgent d’agir. Pas d’agir contre quelqu’un — libre
à chacun d’émettre des propositions même si elles sont
ridicules —,
mais œuvrer à dissiper cette propension, qui affecte presque tout
le monde à des degrés divers, à s’agiter ou réagir sans comprendre, à
suivre naïvement les incitations des messages séduisants, à se pâmer
devant les
gesticulations des bonimenteurs et
surtout à faire une confiance aveugle à sa propre conscience qui
recèle les pires chausses-trappes que l’on puisse imaginer, comme
les sciences humaines nous l’ont démontré.
Cependant cette nécessité, dont l’urgence
accélère avec le développement de la population mondiale,
est connue depuis fort longtemps,
or en dépit d’un désir universel de vie meilleure, épanouie,
pacifique, les hommes sont toujours aussi vindicatifs, sournois,
anxieux, insatisfaits, en
quête d’un bonheur insaisissable, peu de gens ayant entrepris un
vrai voyage à destination de la sagesse, de la libération psychologique
et d’une vision du monde débarrassée de ses prismes déformants.
C’est désespérant en regard de l’urgence climatique dont le
grand public européen a pris conscience en moins de 50 ans (première
alarme scientifique en 1971), car la nécessité de se connaître afin de
comprendre nos difficultés individuelles et sociales, puis d’y remédier
pour
vivre plus sereinement est ancestrale, l’adage
« Connais-toi toi-même » gravé sur le fronton
du temple de Delphes durant l'Antiquité l’atteste, et
aussi vitale que la maîtrise du climat, si ce n’est plus.
L’humanité
est composée d’individus. Comme il est chimérique de vouloir la
changer en bloc, il faut encourager les hommes
à se transformer individuellement.
Ce sont les parties qui forment le tout. « Je
veux changer le monde ! je commence par moi. » Nombreux
sont ceux qui pensent suivre ce précepte en
s’efforçant de mener une existence plus écologique. Très bien,
puisque cela nous promet
une Terre plus propre, plus vivable, plus durable, mais ça ne
modifie pas « la férocité du sort, armée de toutes les
vindictes et de toutes les méprises sociales. »
(Les misérables ; Victor Hugo.) Tout au plus cela permettra-t-il
de la
protéger, de ne pas l’abîmer davantage ; ce n’est d’aucun secours
pour conférer lucidité et sérénité aux hommes ni pour pacifier
l’humanité.
Alors, quel
moyen de se connaître, corps et esprit, de comprendre comment nous
fonctionnons et pourquoi, souvent, nous déraillons,
préalables indispensables
pour envisager une vraie mutation spirituelle et une claire
perception du monde réel, pourrait se révéler efficace ?
Car penser et agir en croyant voir, savoir ou comprendre, voire en
occultant volontairement la réalité
est sans doute la plus nocive des déficiences
humaines, avec des conséquences s’étageant de la simple bévue aux
catastrophes
les plus monstrueuses. Bien
sûr, tout n’est pas totalement noir, mais trop rares sont les
idées claires, les paroles franches et les actions justes, et
quand l’aveuglement gagne, il alimente des tensions qui
se condensent en orages ou tempêtes dont il est toujours
difficile de prévoir l’ampleur.
À ceux qui rêvent d’un monde meilleur, qui éprouvent le besoin de
perfectionner leur esprit afin de mener des actions plus judicieuses,
impartiales et efficaces, je propose l’art martial, pas comme vérité
absolue ou
remède miracle, mais comme système d’aide à la révélation
des failles de leurs idées et de leurs
comportements, à la compréhension de leurs origines et à leur
remédiation. Que recèle donc l’art martial — budo en
japonais — pour conférer cette sagesse ?
Comprendre la transcendance de l’art martial
Combattre
seul ou en groupe constitué ne requiert pas les mêmes compétences.
Néanmoins, des considérations stratégiques, tactiques et techniques
s’imposent pour toutes les formes d’engagement violent. La
stratégie pour définir des objectifs et s’y préparer (défense
du territoire ou défense personnelle, interventions extérieures ou
aide à personne en danger, choix des moyens offensifs, défensifs
ou dissuasifs à développer…) ; la tactique pour utiliser
au mieux les ressources disponibles et s’organiser sur le
terrain ; la
technique pour manier adroitement les diverses armes
exploitables : naturelles (mains, pieds, pierre, bâton…),
rudimentaires (couteau, sabre, arc…),
modernes (armes à feu, électroniques, informatiques…) ou
psychologiques. Imaginer
l’efficacité d’une armée dans la dépendance totale de ses
stratèges, celle d’un commando liée à sa seule tactique
et celle d’un individu isolé limitée à
sa maîtrise technique est une vision très déformée
de la réalité. Ces trois domaines s’influencent mutuellement et
s’interpénètrent. Ainsi, la possession de certains équipements
(porte-avions, sous-marins, satellites, missiles...) orientera
le choix d’une stratégie militaire, mais le
choix d’un nouveau modèle stratégique
impliquera le développement de nouveaux moyens tactiques.
Il en va de même pour une personne seule ; si, comme
moyen de défense, elle décide
de perfectionner sa vitesse de sprint pour fuir
un éventuel assaillant, elle ne pourra pas échapper à
un tueur dans une pièce close ou
à un groupe qui l’encercle, ni aider efficacement une personne
agressée. Dans tous les cas, le choix d’une méthode — la
stratégie — implique de recourir essentiellement
aux moyens — la tactique et la technique —
qu’elle induit.
Si la stratégie oublie de considérer certaines éventualités, les
outils pour y faire face ne seront pas développés. Si
la technique est mobilisée sans considérations stratégiques, elle
a de fortes probabilités de l’être en dépit du bon sens.
En conséquence de
ces constatations universelles et immuables, la stratégie,
la tactique et la technique, toutes relativement importantes
selon les situations, mais toujours dépendantes de la philosophie qui
les induit, ont partout et à toutes époques
été portées au plus haut niveau d’efficacité possible,
toutefois avec de sensibles
nuances liées à l’histoire locale, aux technologies disponibles,
aux capacités des individus, à leur détermination et
aux missions assignées. Si l’on exclut les désirs
de conquête, d’anéantissement, d’asservissement ou de
domination qui,
malgré la civilisation, habitent toujours l’esprit d’individus
psychopathes, l’armée ou le simple citoyen pratiquant
un art martial devraient avoir le même but : se
doter du maximum de ressources réellement efficaces pour
maintenir la paix, éviter ou surmonter efficacement,
le plus humainement et économiquement possible,
d’éventuelles agressions violentes, voire intervenir
dans un
conflit extérieur pour des raisons morales ou contractuelles.
La complexité pratique et éthique
de tels ensembles exige d’en comprendre tous les rouages.
Les activités martiales — de
Mars, dieu de la guerre dans la mythologie romaine —
font donc référence à l’affrontement physique,
à sa préparation, à sa gestion et à tous les moyens permettant
d’y mettre fin ou de l’éviter sans se soumettre, évidemment
avec des différences notables liées aux effectifs : armée
régulière, forces spéciales, défense personnelle.
Par définition, l’art martial,
terme réservé aujourd’hui à l’entraînement individuel et
excluant les problématiques strictement militaires,
ne saurait être essentiellement sportif, gymnique, ludique ou
méditatif. Nommer arts martiaux le judo, le karaté sportif, la boxe ou
les MMA (mixed martial arts) est un abus de langage pour
ces sports de compétition ou de spectacle et leurs déclinaisons en
activités de loisir. L’art martial a
pour ambition de résoudre toutes les formes de la violence, à
commencer par celle du pratiquant lui-même, en respectant
au mieux la législation alors que les agresseurs s’octroient
tous les droits — pas de convention de Genève pour les malfrats.
Les impératifs d’un combat pour la vie impliquent néanmoins de
développer une panoplie complète qui intègre toutes les techniques
interdites dans les sports de combat puisque ce sont les plus
efficaces. Cependant, l’efficacité martiale résulte
de l’harmonieuse imbrication des domaines
technique et spirituel, ce dernier, éminent
artisan du résultat des confrontations tendues,
regroupant la cognition, l’intelligence, la conscience, la
psychologie, la pensée, l’intuition, la créativité, l’affectivité,
la perception, la morale… toutes ces composantes de l’esprit étant
décisives pour prévenir ou surmonter sereinement les actes barbares.
Là réside l’énorme différence avec les techniques de self-défense
qui, pour s’assimiler rapidement,
accordent une place prépondérante à une
gestuelle, parfois indigente, et confinent
la psychologie dans des stéréotypes simplistes.
Ainsi, la prédominance de l’esprit dans le budo et
le nécessaire développement de toutes ses qualités engendrent
immanquablement chez le budoka une démarche profondément humaniste*
— après quelques années de pratique, il constate
sur lui-même la possibilité d’une évolution spirituelle —
et pacifiste qui le voue à consacrer son art à la défense, à la justice
et
au maintien de relations cordiales. A contrario, l’imbécilité
des prédateurs, malfaiteurs, agitateurs, casseurs et autres ennemis de
la paix sociale témoigne de leurs larges déficiences mentales,
ce qui n’exclut pas quelques capacités intellectuelles, mais l’esprit
recèle beaucoup d’autres facettes pas toujours reluisantes.
*Humaniste :
relatif à la confiance dans la capacité de l’être humain à accroître
par lui-même ses qualités essentielles, à se soustraire à toute forme
d’amoralité
et à s’épanouir socialement en se protégeant de tout asservissement.
Je rejette catégoriquement l’idée courante d’un humanisme selon
laquelle l’homme serait la mesure de toute chose, la
valeur suprême, prétention à une déité absurde potentiellement
dévastatrice qui permet à certains érudits manipulateurs d’intégrer le
transhumanisme, l’eugénisme et le nazisme
dans la belle idée de l’humanisme, arguant
qu’ils sont destinés à améliorer l’espèce humaine.
Penchons-nous
sur ces différents aspects de l’esprit qui peuvent conférer des
penchants sérieux ou fantaisistes, droits ou louvoyants, égoïstes
ou altruistes, nobles ou abjects...
Tirer à longue distance au fusil de précision exige de maîtriser
plusieurs paramètres techniques : pente de la crosse, réglage
des organes de visée, stabilité des appuis, choix de la munition,
vitesse du vent, rafales, distance de la cible, altitude, pression
atmosphérique et quantité d’autres subtilités. Rien de psychologique ni
d’artistique dans cet exercice, juste le talent d’un excellent
technicien qui pourrait être avantageusement remplacé par des
capteurs et un système informatique.
Il en va tout autrement pour un samurai
isolé entouré d’ennemis sur un champ de bataille. Afin
de remplir sa mission, il doit éliminer les nombreux combattants
qui l’encerclent. La technique, bien qu’indispensable,
ne suffit pas ; il faut la sublimer et souvent innover.
L’accomplissement de son devoir exige une observation allant
au-delà de la simple vision panoramique : deviner les
intentions des ennemis et les anticiper, pressentir
ce qui se passe dans son dos, se montrer clairvoyant. Ainsi,
s’il pare aisément les coups de taille et d’estoc de ses
adversaires, ne fait-il jamais ce que ceux-ci imaginent et
invente instinctivement des tactiques pour les pousser
à l’erreur, leur faire adopter des initiatives périlleuses
ou suicidaires. La macabre chorégraphie qu’il exécute est une création
spontanée, nécessité absolue pour se rendre imprévisible et
dérouter l’ennemi. Dans
ce contexte dramatique, toute angoisse existentielle, toute émotion,
toute hésitation, toute perception erronée, toute faiblesse
psychologique le conduiront inexorablement à l’échec.
En conséquence, il doit impérativement entretenir
la pureté de son esprit, ne laisser aucun parasite s’y installer
et faire preuve d’une créativité exacerbée
pour survivre et mériter son titre d’artiste martial.
Les sauvages agressions modernes, telles
que les médias en relatent trop souvent, exigent
des aptitudes comparables de la part des victimes
pour espérer surmonter ce type d’épreuve.
L’art
est de la technique magnifiée dans une réalisation originale fruit
d’une vision, d’une conception propre à l’artiste qui,
souvent, fait fi de la réalité. Toutefois, quand
l’art est martial, l’originalité de l’artiste budoka
doit s’ériger sur sa parfaite connexion au réel ; toute
autre vision le condamnerait à subir, à ne pas pouvoir réagir
correctement.
Percevant le vrai, il peut se jouer de ses ennemis qui se vautrent dans
l’illusion produite par l’imperfection de leur observation,
bien entretenue par son génie créatif. Cette perception
sans faille de la réalité se produit lorsque
l’ego, les affects et les influences sociales ne se manifestent
pas. Alors, le budoka entre dans
un état qui lui confère des pouvoirs inconnus des meilleurs
techniciens.
Le budo repose donc sur des techniques guerrières abouties, maîtrisées
et transcendées par des dispositions d’esprit qui exaltent des
qualités essentielles dans les circonstances difficiles, violentes
ou vitales : sérénité, lucidité, réactivité, inventivité…
Ceux qui croient percevoir le monde et ses événements sans filtre,
ne pas être conditionnés, disposer d’un ego objectif, ne pas être
affectés par les émotions et les sentiments devraient
s’engager sans retard dans l’acquisition d’une technique
martiale. Si leur croyance s’avérait,
une fois la technique assimilée, ils deviendraient
imbattables, même face à plusieurs agresseurs armés.
En effet, leur efficacité martiale s’exprimerait sans entrave
puisque leurs parfaites lucidité et sérénité les dispenseraient
des démons psychologiques usuels et les insensibiliseraient
aux ruses adverses. Désolé, ces énergumènes se mettent le doigt
dans l’œil ; le technicien infaillible n’existe pas,
l’individu naturellement exempt de perturbations psychologiques
non plus. Les nourrissons sont émotifs, les enfants développent
très vite un ego, les adolescents rivalisent de conditionnements,
quant aux adultes, les plus intelligents essayent de camoufler
l’ensemble de ces perversions de l’esprit
sous un habillage de rationalité, les autres vivent dans un film où
ils jouent le rôle du super-héros ; ça ne dure jamais très
longtemps.
Pour progresser sur la voie (do)
martiale, le budoka ne peut donc pas se contenter de
l’acquisition d’un bagage technique et de quelques tactiques. Ce
qui est suffisant pour un athlète ne l’est pas pour lui ; le
champ de sa recherche, infiniment plus vaste, intègre
des éléments stratégiques, psychologiques, éthiques et
philosophiques absents du programme sportif.
La plus grande partie de son
efficacité repose sur l’éradication des artifices spirituels et
sociétaux qui brouillent ses perceptions avec des conséquences
néfastes et parfois funestes, puis sur son aptitude
à comprendre les vrais besoins, motivations et intentions
d’autrui de façon à réagir opportunément. Tout cela représente des
myriades de questions auxquelles il va devoir répondre s’il
souhaite dépasser le statut de technicien ou de sportif. Pour
autant, l’excellent budoka n’est pas le surhomme évoqué par
Nietzsche ; c’est un homme accompli qui a porté à son optimum les
qualités de son
corps-esprit et évacué tout ce qui l’encombrait.
Un individu serein, épanoui, clairvoyant, impossible à influencer, a
fortiori à berner, attentif à autrui et au bien commun, qui agit
toujours à bon escient et en harmonie avec
une philosophie humaniste, n’est-ce pas le rêve de tous les
hommes de bonne volonté ? C’est l’aboutissement
d’une pratique assidue du budo dont l’objet n’est pas
circonscrit à la seule activité martiale. Le bon budoka n’est
pas forcément un grand expert — l’expertise n’exige rien de plus
qu’une compétence technique —,
mais il dispose de qualités spirituelles élevées qui
en font une pierre du grand édifice pacifique dont l’humanité a besoin.
Certes,
cet accomplissement demande du temps, c’est la définition d’un
do, mais l’objectif n’est-il pas de nature à susciter des
vocations ? Voyons comment l’art
martial peut répondre à cette quête bien
mieux que toute autre formule.
Comprendre la nécessité du pragmatisme
Un
sportif de haut niveau peut se contenter de suivre les directives de
son entraîneur sans chercher à les comprendre ; d’ailleurs,
cela présente l’avantage d’éviter
les contradictions qui surgissent quand deux conceptions antagonistes
se heurtent. Ainsi, voit-on épisodiquement des différends éclater entre
sportif et entraîneur. Le budoka est dans une situation différente.
Si l’athlète s’entraîne pour une éventuelle victoire en
compétition encadrée par des règles précises,
lui développe la capacité de surmonter sereinement toutes les
difficultés de la vie, y compris les plus improbables,
violentes ou mortelles ; deux problématiques fort dissemblables.
À ses débuts, il doit suivre les préconisations de son sensei sans
renâcler s’il veut apprendre les bases techniques,
mais il est souhaitable qu’il comprenne tous
les fondements de la gestuelle et
pourquoi on exige de lui une certaine forme de travail, car
la compréhension (de soi, d’autrui, des événements, des
phénomènes…) constitue un des principaux piliers du budo qu’il
devra continuellement enrichir, avec
l’aide du sensei lors de son initiation, mais de plus en plus par
ses propres moyens.
Vu que l’art est une production de l’artiste, celui-ci doit être
considéré au premier chef pour expliquer la qualité d’une
œuvre ou pour subodorer celle d’une future création.
La progression du budoka requiert donc qu’il intègre
sa propre personne dans la compréhension de son art martial et
qu’il décèle le plus possible par lui-même l’origine de ses
insuffisances,
faute de quoi il stagnera indéfiniment.
En effet, les manières de traiter les situations d’agression
susceptibles de survenir sont innombrables et intègrent
de multiples considérations d’ordre spirituel
dont les rôles supplantent celui de la technique. Un entraîneur ne
peut pas déceler tous les freins, entraves, déficiences et autres
obstacles à la pleine et juste utilisation du budo. Le budoka avancé
doit nécessairement se prendre en main, observer et analyser tous
ses comportements, ses décisions, ses erreurs et ses réussites afin
de déterminer quels points sont à améliorer, quelles lacunes sont
à combler. Il
est donc souhaitable qu’il installe l’habitude de ce comportement
dès ses balbutiements dans le budo, ce qui l’amènera à mieux comprendre
sa
technique, son corps, son esprit et leurs interactions.
Plusieurs
modèles théoriques d’explication de notre fonctionnement cérébral
ont été publiés : dualisme cartésien, béhaviorisme,
fonctionnalisme,
physicalisme, cognitivisme, philosophie de l’esprit, analyse
transactionnelle, théorie des trois cerveaux, théorie systémique des
champs de pensées, psychanalyse et d’autres moins connus. S’ils
tentent, avec plus ou moins de succès,
de décrire la genèse et l’organisation des fonctions de l’esprit,
de comprendre les comportements ou de soigner leurs pathologies,
ils n’ont pas vocation à stimuler les capacités d’un esprit
normal. C’est justement ce que prétendent offrir
les techniques de libération spirituelle, zen, yoga, méditations
transcendantale ou de pleine conscience, développement personnel… qui
nagent dans l’abstraction, la nébulosité ou
la naïveté de leurs méthodes et de leurs promesses.
En fait, le budoka n’a pas besoin d’une théorie explicative ou d’une
méthode de perfectionnement de l’esprit. Sa
tâche se concentre sur des données concrètes et
des résultats quantifiables :
- Mettre en évidence les difficultés, faiblesses,
réactions inappropriées... qui empêchent d’agir selon un scénario idéal
en kihon, kata, bunkai, kumite et hors du dojo quand l’adversité se
manifeste.
- Rechercher la source, l’élément déclenchant ou
limitant, qui peut être technique, physiologique, biomécanique ou
psychologique,
afin de s’en affranchir.
- Amener les corrections nécessaires.
- Évaluer le résultat.
L’amélioration
constante de ses qualités physiques, techniques et surtout
psychiques, principale exigence d’un vrai budo, se fonde uniquement sur
la comparaison d’éléments observables avant et après travail ciblé. Aucun
ésotérisme dans le budo ; seulement du pragmatisme et un peu
d’intelligence.
L’intelligence est un concept mal défini qui se présente sous
différentes formes :
- L'intelligence linguistique sert à comprendre et à
s’exprimer.
- L'intelligence logico-mathématique réside dans la
résolution de problèmes, le raisonnement et la manipulation de
chiffres, de symboles ou de concepts.
- L'intelligence spatiale permet de s’orienter et de
raisonner dans l’espace sans l’aide d’outils.
- L'intelligence intrapersonnelle est la capacité à se
comprendre soi-même et à se connaître ; elle permet de répondre à
ses vrais besoins.
- L'intelligence interpersonnelle ou sociale permet
d’interagir, de comprendre les autres.
- L'intelligence kinesthésique consiste à s’exprimer
avec son corps, à réaliser une activité physique et à contrôler sa
force et ses mouvements.
- L'intelligence musicale et rythmique permet de
reconnaître, d'interpréter et de créer des modèles musicaux.
- L'intelligence naturaliste offre l’aptitude à
catégoriser et à éprouver de la sensibilité pour tout ce qui compose la
nature : faune, flore, minéraux, phénomènes naturels...
- L'intelligence émotionnelle est la capacité de
reconnaître, comprendre et maîtriser ses propres émotions et à composer
avec les émotions des autres personnes.
Ce classement
dont la pertinence est discutable se
retrouve dans beaucoup de communications destinées
à l’orientation scolaire ou professionnelle,
mais d’autres modèles régulièrement proposés s’attachent à
des critères conceptuels qui peuvent concerner le corps comme
l’esprit :
perception, sensation, compréhension, mémorisation, logique,
raisonnement,
analyse, synthèse, induction, déduction, adaptation, intuition...
Cette diversité des thèses sur l’intelligence à peine survolée ici,
qui n’évoque pas la nécessité fréquente de faire appel
à diverses fonctions pour résoudre certains problèmes,
illustre la complexité de sa modélisation. Néanmoins,
si on se penche sérieusement sur ces listes de capacités, on
s’aperçoit qu’elles sont toutes nécessaires à la progression du budoka.
Pour améliorer des gestes ou des comportements, il faut avoir repéré
des
manques dans ceux-ci, ce qui mobilise une certaine forme
d’intelligence ;
ce sont les données concrètes sur lesquelles d’autres formes
d’intelligence
vont travailler. Cette
première étape est loin de constituer une évidence, car l’individu
« normal », on l’a mis en lumière précédemment, n’a
pas conscience de toutes ses incapacités ou déficiences.
Dans un premier temps, le professeur pallie cette lacune en
indiquant les points sur lesquels porter son attention, mais le
budoka doit progressivement apprendre à les repérer lui-même.
L’aide du sensei ne sera jamais à rejeter, mais l’essentiel de
la tâche incombera de plus en plus au budoka. Il
lui faut ouvrir les yeux de la conscience.
« Pourquoi ? »
est la question favorite des petits enfants, car ils souhaitent
comprendre. Certes, ils n’ont pas les moyens intellectuels pour
assimiler des réponses détaillées que, par ailleurs,
les adultes ne veulent ou ne peuvent leur fournir, mais
surtout, les adultes, hormis les pédagogues professionnels
consciencieux,
ne se donnent pas souvent la peine de comprendre quel type de réponse
serait en phase avec les dispositions intellectuelles et
psychologiques des gamins. Résultat : le
rôle d’éducateur s’oublie — surtout lorsque télévision et
autres écrans s’octroient une place prépondérante —,
les réponses aux questions disparaissent
ou s’avèrent incompréhensibles pour l’enfant, le
désir de comprendre se perd et, en grandissant, chacun accepte les
choses, les événements, les situations, les interactions humaines
en l’état sans en chercher la genèse ni les implications. « Ne
pas se prendre la tête » est devenu un leitmotiv courant.
Être budoka, c’est s’assumer pleinement en
gérant efficacement et sereinement tous les événements
de la vie, l’agression n’étant qu’un aléa parmi beaucoup d’autres.
À cette fin, il s’avère absolument nécessaire d’être conscient de
l’intégralité des obstacles susceptibles d’entraver le cours harmonieux
de l’existence, de ne pas en accepter la fatalité
et d’en appréhender viscéralement — pas
seulement intellectuellement — tous les mécanismes générateurs
si nous ne voulons plus les subir. Aucune théorie n’a de valeur, aucune
pratique ésotérique ou mystique ne rend heureux ;
seul un indéfectible pragmatisme tel que nous l’offre
la voie martiale confère les outils pour
perfectionner son corps-esprit et s’épanouir dans un monde que le
budoka contribue à rendre respectueux
du bien et du bonheur de chacun.
Devant chaque difficulté, chaque sollicitation, chaque
événement, les questions fondamentales pour comprendre,
déjouer les pièges et réagir intelligemment doivent surgir. Sans
oublier l’étape la plus importante : percevoir clairement et
dans sa totalité la réalité de l’instant. Que
l’adaptation ou la réponse soient intellectuelles
ou spontanées ne change rien à cet impératif : il est impossible
de
comprendre et de résoudre un problème qu’on
n’a pas correctement vu, lu, senti, palpé, entendu ou ressenti.
En effet, comment être intelligent si on occulte les données qui
constituent le point de départ du raisonnement ?
Percevoir clairement et comprendre finement sont les deux mamelles
auxquelles
le budoka doit s’abreuver.
Néanmoins, la tâche
pour rendre les fondamentaux de l’art
martial efficaces dans les circonstances les plus diverses s’avère
gigantesque et même insurmontable si le budoka s’attaque à
chaque difficulté séparément. Le nombre de ses déficiences
possibles, avant, pendant ou après une confrontation, s’exprime
au bas mot en milliers. Le débutant
comble ses lacunes techniques et tactiques une par une, mais il
arrive un moment où ce processus apparaît interminable surtout
quand la prépondérance de l’esprit est réellement ressentie.
Regrouper les difficultés en familles, notions, concepts,
sensations proches… et les traiter en blocs
va permettre une progression plus convaincante.
Il faudra bien sûr comprendre quels points communs
réunissent certaines données dans un même groupe.
Quand on cesse de solliciter son intelligence, on devient idiot ;
c’est malheureusement ce qui se passe quand le travail est
routinier, lassant
et que le reste du temps est utilisé à s’abrutir devant des
écrans ou lors d’activités stupides.
Pour progresser le budoka est tenu d’animer
ses fonctions cérébrales afin de déterminer quels moyens permettront
de lever les obstacles rencontrés sur sa voie martiale. Lorsqu’il
mobilise régulièrement ses facultés intellectuelles et
desserre quelques freins psychologiques afin de perfectionner son art
martial, c’est son être profond qu’il transforme et élève vers les
sommets de
l’humanisme et de la sagesse.
Comprendre la transmutation du budoka
Dans un univers
qui reste fondamentalement brutal, le budo, sous des apparences
rudes et fougueuses, révèle de profondes affinités pour le
pacifisme. Il octroie les moyens d’apaiser
les différends qui opposent les individus et,
dans les cas les plus désespérés, de
stopper sereinement la violence débridée.
Cela implique de détenir les capacités physiques et spirituelles
indispensables à ce grandiose objectif.
Dans l’absolu, le terme de cette voie, la perfection martiale et
humaine, est
inatteignable, mais on peut progresser plus ou moins loin et plus ou
moins vite vers ce Graal.
Tout budoka confronté à la réalité de ses faiblesses lors des
entraînements a envie de les surmonter. Un minimum de connaissance
académique est
incontournable, car le raisonnement, fondement de la compréhension
même si on fait couramment appel au ressenti, a besoin de s’appuyer
sur un savoir éprouvé. Certes, on ne peut tout savoir, mais si nous
confondons une étoile à neutrons et une naine blanche, les
répercussions sur
notre vie et la marche du monde seront nulles. En revanche, lorsqu’une
précision s’avère utile à la compréhension d’une information
ou d’un phénomène qui peuvent
retentir sur notre vie, il faut impérativement se la procurer si on
ne la possède pas. De
la même manière, quand un doute s’insère dans la pertinence
d’une action ou d’une assertion, une vérification urgente de leurs
fondements s’impose.
Le corps humain est une machine
magnifique et
complexe animée par une énergie qui provient de l’oxydation des
nutriments énergétiques apportés par l’alimentation. Détenir
des rudiments d’anatomie et de physiologie humaines
s’avère indispensable pour comprendre sa propre réalité fonctionnelle.
Si les acquérir est un passage obligé, à eux seuls
ils n’expliqueront pas l’imprécision d’un atemi, ni une
crispation parasite, ni des douleurs lombaires ou
articulaires après un entraînement soutenu. L’entraîneur
peut conseiller une modification gestuelle, le thérapeute
soigner des traumatismes, mais tant que le budoka ne
comprend pas par lui-même et au sein de lui-même l’origine
de ses erreurs et de ses déboires, il
n’améliore pas beaucoup son budo ni sa qualité de vie.
Quelle est la chose la plus importante pour
vous ? Votre carrière, votre notoriété, votre hobby, vos
enfants, votre conjoint, vos amitiés… ?
Pourquoi personne n’ose dire « moi » ? Certes,
l’égocentrisme n’est pas socialement valorisant et chacun
préfère donner une image d’altruisme, de compassion, d’amour ou
d’empathie, voire d’efficacité. Mais pour être performant, attentif
et utile à autrui, ne faut-il pas commencer par être sain et
fonctionnel de corps et d’esprit ? L’image
de soi importe quelque peu dans l’univers factice
de la civilisation actuelle tout en trompe-l’œil, mais
si l’on souhaite œuvrer à l’élaboration d’une société plus
consensuelle, plus juste, plus chaleureuse, alors seul compte ce que
l’on est réellement. Trop de gens veulent aider, faire preuve
d’abnégation, apparaître généreux et n’amènent que leurs soucis ou
leur noirceur. Si l’on veut vraiment s’occuper
des autres, il ne faut surtout pas se négliger. Parce
qu’il s’engage sérieusement dans la connaissance de soi, améliore
ses capacités physiques et estompe ses difficultés psychologiques,
le budoka avance dans la maîtrise de son art martial, mais
il s’offre surtout un surcroît de lucidité, de sérénité et de
dynamisme, des qualités nécessaires à une bienveillance bienvenue.
Prendre soin de soi est donc tout à fait normal et
pratiquer un budo apparaît hautement recommandable puisque
chaque fois qu’un voile est levé sur une difficulté martiale
où l’esprit est impliqué, ce sont les qualités humaines qui
progressent. En théorie, d’autres voies existent, mais
l’avantage absolu de l’art martial réside
dans ses points de départ concrets et identifiables — les
obstacles rencontrés dans la pratique du budo — puis
dans l’aboutissement du processus de compréhension et
de remédiation — les progrès réalisés.
Rien de magique, d’ésotérique ou d’inaccessible ; tout est
palpable, vérifiable. Il nous faut juste expliciter
la partie compréhension et remédiation.
Le repérage des lacunes, opération
qui prend parfois beaucoup de temps pour une seule occurrence
et se révèle quasiment sans fin car chaque résolution dévoile de
nouvelles carences, relève néanmoins de l’évidence.
Le vrai budo, sans doute l’activité physique la plus riche,
explore une énorme
diversité de situations, d’exercices et de confrontations :
adversaires isolés ou en groupe, armés ou non, diversement
agressifs… ;
solutions d’anticipation, d’évitement, de dissuasion, de contrainte, de
domination, d’élimination... Une
partie est explorée au dojo, mais il incombe au budoka d’envisager
les situations les plus difficiles à mettre en œuvre concrètement
et de s’y projeter afin d’identifier les points qui pourraient s’avérer
problématiques. Les imperfections, lacunes et impréparations
de toute sorte seront forcément à un moment ou à
un autre mises en lumière. Il faudrait être niais pour les nier et
insuffisamment motivé pour les croire insurmontables.
Expliquer et comprendre leur provenance est plus compliqué et le budo
va encore s’avérer d’un grand secours.
Quasiment tout le monde a envie de vivre mieux, plus sereinement,
d’éliminer toutes les entraves à son bonheur, toutes les erreurs,
les choix malheureux, les angoisses du lendemain, les conflits
stériles… et chacun sent bien qu’une partie du problème réside en soi,
dans son propre esprit et dans son corps, souvent en mauvais états
car maltraités. Suffit-il d’aller voir un psy, de méditer ou de suivre
une recette du bonheur tirée au sort dans la pléthore des propositions
de ce marché de dupes ? Un
régime et un peu de musculation auront-ils raison d’un corps
laissé longuement à l’abandon ? Cependant, c’est bien
l’esprit qui porte la responsabilité de la dégradation du corps
et c’est toujours lui qu’il faut soigner en priorité.
Certains essayent donc de s’occuper de leur mental,
sans grand succès il faut bien l’avouer. Outre
ceux qui s’égarent dans des bizarreries, la plupart achoppent sur une
motivation chancelante ou une passivité envahissante,
les promesses de bénéfice avancées par les marchands de l’esprit
étant vagues et impalpables, peu favorables au soutien d’un effort de
longue durée. Difficile en effet de constater une différence entre un
débutant dans une de ces pratiques ésotériques et un adepte de longue
date.
Quand on s’engage dans une pratique martiale, on veut
progresser sinon l’inscription dans un club n’a aucun sens. La
motivation est donc présente, d'autant que chacun peut observer la
marge de progression entre une ceinture blanche et les plus gradés,
aussi le budoka va-t-il fournir sans rechigner les efforts nécessaires
pour développer ses capacités physiques et apprendre la gestuelle
fondamentale. Simple imitation des gestes de l’enseignant au début,
puis prise de conscience, avec l’aide du sensei, de détails qui
renforcent son efficacité. Cependant,
un conseil appliqué lors d’une séance d’entraînement sera
parfois oublié à la suivante. Le sensei va répéter ses consignes,
peut-être de nombreuses fois, jusqu’au moment où le budoka va
contrôler lui-même qu’il les respecte. L’élève acquiert
alors l’habitude de s’observer pour vérifier
la conformité de ses gestes et attitudes au
modèle ou détecter les lacunes de ses techniques quand
leur finalité est bien
comprise. Ce processus va permettre des progrès sensibles qui
renforceront sa motivation.
Chaque personne dispose de ressources
propres qui lui offrent
une plage de progression plus ou moins étendue, mais dans tous les
cas arrive le moment où on constate une impossibilité d’avancer
dans certains domaines. Là,
le public tout venant et lymphatique abandonne ou
s’invente un progrès imaginaire, mais un budoka motivé reste
conscient et n’abdique jamais ; pour
lui, la fatalité n’existe pas. La question primordiale va donc
surgir : « Pourquoi ? » Et, motivation aidant,
elle ne sera pas rhétorique, mais le prélude à une vraie recherche
de compréhension et de solution. Certes,
les conseils du sensei vont ouvrir de nouveaux horizons, à condition
qu’ils ne restent pas purement intellectuels et servent à s’approprier
les concepts sous-tendus, à comprendre leurs
implications, à tout ressentir en soi, dans le hara. Toutefois, la
soif d’apprendre doit inciter le budoka à détecter lui-même un
maximum d’éléments clés de sa progression. L’augmentation
progressive de la part des découvertes qui lui reviennent signera
son engagement définitif dans la voie martiale.
La volonté de comprendre par soi-même l’origine de ses insuffisances
est la pierre angulaire du devenir du vrai budoka qui
se doit d’exalter ses qualités propres et
d’en développer de nouvelles tout en restant conscient de ses
propres limites, morphologiques notamment.
Qui, après plusieurs années d’entraînement, ne parvient pas à
exécuter un salto ne sera jamais un bon gymnaste. Qui manque
irrémédiablement d’endurance ne gagnera jamais un marathon. En
revanche, le budoka n’a nul besoin d’égaler les
performances des champions pour devenir excellent ;
une qualité d’observation proche de la clairvoyance, une maîtrise
de ses émotions, une bonne connaissance de la psychologie humaine,
une empathie qui permet de comprendre les ressorts des agresseurs,
une attention soutenue et
permanente pour éviter de tomber dans un piège et bien d’autres
dispositions pourront compenser des déficiences physiques :
handicap congénital ou accidentel, faiblesse
ou fatigue passagères, vieillissement... Nul besoin de réussir le
grand écart facial pour devenir un bon budoka, mais il est
essentiel de solliciter et de développer les qualités de l’esprit
qui révéleront toujours une solution pragmatique
aux difficultés rencontrées.
Pourquoi la plupart de mes adversaires
sont-ils plus rapides que moi en kumite ? Est-ce dû à une
garde inadaptée, à des gestes mal maîtrisés, à des appuis défectueux,
à des crispations parasites, à des appels
très marqués, à une excessive recherche de puissance, à
une émotivité exacerbée,
à des idées préconçues, à une observation défectueuse,
à un temps de réflexe trop long, à un manque d’entraînement
ou à une cause plus subtile ?
L’analyse de cette insuffisance peut suggérer
une origine physique, spirituelle ou, ce qui arrive le
plus souvent, un mélange des deux. Toutefois, même si cette
recherche reste à faire, l’essentiel est réalisé : la prise de
conscience d’une réelle difficulté qui ne se cache
pas derrière des explications oiseuses. Ces
prétextes qui empêchent d’aller au fond des choses
sont faciles à trouver et certains s’en gavent :
- « Dans la réalité, je serai bien plus
rapide. »
- « En ce moment, j’ai des soucis qui m’accaparent
l’esprit. »
- « Ce n’est qu’un entraînement ; je ne vais
pas me défoncer ! »
- « De toute façon, les agresseurs sont rarement
des champions. »
- « Aller vite n’est pas dans ma
nature ? »
- « Avec des chaussures, je me sens beaucoup plus
réactif. »
L’imagination
des touristes des dojos laisse parfois pantois. Occupons-nous plutôt
du vrai budoka et voyons donc comment exploiter une difficulté qu’il
cesse d’ignorer ou de dissimuler.
Vous avez diagnostiqué un pied mal placé lors de l’exécution d’une
technique que vous jugiez médiocre. Le remède pratique
tombe sous le sens. Mais quel obstacle psychologique
vous a empêché de vous en rendre compte jusqu’ici ? Une
méconnaissance des contraintes morphologiques ? Une
proprioception déficiente ? La quasi-certitude de bien exécuter
le geste ? Une concentration sur un aspect de la technique jugé
essentiel qui a occulté le reste du processus ? Creuser
ces questions
pourrait peut-être vous octroyer la clé de la résolution de
nombreuses autres défaillances dont l’origine est commune.
D’autre part, le
repérage et la compréhension de vos difficultés ressemble aux
poupées russes. Chaque fois que vous en dévoilez une, elle en
cache une autre. Ainsi
est la voie qui, partant d’une donnée physique permet d’améliorer
sa maîtrise martiale et de se connaître de mieux en mieux, car
on fouille son corps et son esprit de plus en plus précisément.
Certains s’approprient rapidement la gestuelle du sensei, d’autres
galèrent pour vaguement s’en approcher. Pourquoi ? Certes on
peut en rester là et accepter sa médiocrité— « C’est
comme ça » diront les fatalistes —,
mais un vrai budoka ressent un besoin viscéral d’avancer
sur la voie martiale, ce
qui, en aucune manière, ne signifie d’imiter les prouesses des
acrobates. Confondre
persévérance et obstination est une perte de temps. Si
votre morphologie vous interdit une forme technique particulière,
n’insistez pas outre mesure et atteignez l’objectif avec une autre
forme. La
quasi-totalité des problèmes accepte plusieurs solutions. Il
faut se questionner, fouiller sa conscience et comprendre pourquoi et
comment on dresse soi-même des obstacles à sa progression.
Plus on descend dans les ténèbres de son esprit, plus
on affine la connaissance empirique de son corps,
plus on trouve d’éclairages ; les solutions en découlent
naturellement.
N’oubliez pas que l’esprit commande le corps ; dans tous les
problèmes
physiques, l’esprit est impliqué. Si on souhaite progresser, et le
budoka le veut, il faut systématiquement comprendre de
quelle cachette de l’esprit
provient la difficulté, mais il faut avoir le courage de tout
décortiquer alors que l’ego, le chef d’orchestre de la psychologie,
se refuse à cette analyse. La volonté de progresser du budoka
permettra de passer outre ; d’autant que chaque
faiblesse martiale résolue correspond
à une élévation des qualités spirituelles parfaitement
perceptible par l’intéressé. Franchir
les barrières dressées par l’ego relève du sport de combat, mais
quand vous l’avez mis K.O. une première fois,
il n’oppose plus guère de résistance ensuite et les
œillères qu’il
maintenait fermement en place tombent aisément.
Et pourquoi pas définitivement ? Alors,
la compréhension ne passe plus par les tortueux méandres de
l’esprit ordinaire et voir équivaut à comprendre.
Les humains ont une fâcheuse tendance à ne pas voir ce qui est en
pleine lumière. On raconte l’histoire d’un contrebandier connu
pour son trafic de diamants. Lors d’un
passage à la douane, il accrocha sa veste au porte-manteau dans un
geste de coopération avec les douaniers qui ne trouvèrent
rien lors de la fouille. Les diamants étaient quasiment sous leurs
yeux, dans les poches de la veste.
L’inconscient cher à Freud n’existe que
dans les affections psychiatriques lourdes. Tout ce qui figure dans un
esprit normal est accessible ; il suffit de le
vouloir, de ne pas avoir peur d’affronter sa consternante réalité.
« Avoir peur ! » dites-vous ? Mais la
peur est sans doute le premier sujet de méditation du budoka, qui
ressent un éminent besoin de s’en affranchir car, lorsqu’elle survient,
elle occupe une grande partie de l’esprit, forcément au détriment
de ses autres fonctions. Personne n’échappe à
la peur, dont l’intensité est proportionnée au niveau de danger
ressenti, sans avoir effectué un sérieux travail sur soi.
Imaginez donc l’agression la plus violente et la plus compliquée à
résoudre afin de rendre tangible la peur qui devrait l’accompagner.
Sans préparation, vous et
les personnes qui vous accompagnent êtes morts. Seule l’éradication
de cette peur vous offrira une planche de salut. Clarifier
et transcender son rapport à la mort, la peur fondamentale, mère de
toutes les peurs, doit être le premier
objectif psychologique du budoka. « Philosopher,
c’est apprendre à mourir. » (Montaigne ; Essais.) Par
la suite, la peur de découvrir les
turpitudes enfouies dans les abysses de son esprit
ne devrait donc plus le freiner, d’autant qu’il
s’agit du seul moyen de lever les freins à sa progression.
Chaque avancée dans cette exploration des tréfonds de
la conscience permettra d’extraire de nouvelles scories, de
purifier un peu plus l’esprit qui deviendra plus efficace et
dressera moins d’obstacles à la perception de la réalité ou
au raisonnement logique.
Cependant, on ne trouve pas toujours l’origine d’une difficulté
immédiatement ; le tâtonnement, la persévérance, l’évacuation
de quelques idées préconçues finiront forcément par fournir
l’éclairage adéquat. Sachant
que seul ce qui est dissimulé peut agir sournoisement, cette mise en
lumière asséchera automatiquement la source du problème.
Il existe toutefois
une autre forme d’intelligence qui présente un intérêt majeur
dans le budo. Elle consiste à ressentir viscéralement,
dans le hara, l’embarras rencontré comme
un intrus à expulser au plus vite et à se laisser guider par
cette perception — pas par la pensée — vers l’évidence de
sa source qui, de fait, constitue l’explication et,
la plupart du temps, fournit instantanément la solution.
« Mais
comprendre sans réfléchir, comme vous le conseillez, n’est-ce pas
ésotérique, quelque peu sibyllin, hermétique ? »
diraient les intellectuels. Faut-il rappeler les multiples
découvertes réalisées lorsque leur inventeur pensait à autre
chose ?
Cela s’appelle l’intuition. Le
plus souvent, l’évidence s’affiche quand l’esprit, pollué
par l’ego, les affects, les conditionnements ou les
croyances, cesse de faire obstacle à une
claire et totale vision de la réalité ;
or quand on perçoit la totalité des données, des interactions et
des implications d’un problème, il est quasiment résolu. De
plus, réfléchir prend du temps, voir est instantané. De
nombreuses situations comme les agressions violentes
nécessitent des réponses rapides ; la
réflexion risque d’être un peu lente si l’on veut survivre à
l’événement.
Quand le budoka maîtrise cette forme de perception viscérale, il
dispose
de la clé qui lui ouvrira les portes de la maîtrise martiale,
cependant, l’amélioration régulière de sa condition physique, de
sa technique et de ses qualités spirituelles lui permettra surtout
de développer une philosophie de la vie humaniste, lumineuse et
prégnante dans laquelle il pourra s’épanouir pleinement et
sereinement.
L’art martial ressemble à la
pierre philosophale des alchimistes censée
transmuter le plomb en or et prolonger la vie au-delà de ses bornes
naturelles. Le budo transforme les difficultés du budoka
en qualités martiales et humaines — cela
vaut de l’or — et s’il n’empêche pas de vieillir, il embellit la
vie. Et
pas seulement la sienne.
Comprendre les intentions d’autrui
L’art de vivre sans conflit se nomme
bonheur. Celui
qui a évacué toutes les entraves au fonctionnement harmonieux de
son esprit, qui perçoit tout clairement et n’est plus hanté par les
contradictions internes, peut s’épanouir sereinement, mais
il est entouré de gens malheureux, conditionnés, perturbés, émotifs,
agressifs, dépressifs, désorientés… Il ne peut jouir totalement de son
état
s’il n’œuvre au bonheur collectif. Quand il
a compris d’où provenaient ses difficultés spirituelles et s’en
est débarrassé, il doit également comprendre autrui pour lui
éviter toute confusion, l’aider à voir clair et pacifier
leur rapport. Accessoirement, cette compréhension des motivations et
intentions de personnes violemment agressives permettra de les
maîtriser. Cette incursion dans l’esprit des gens est appelée
yomi au Japon.
Ce vocable est un homophone qui a deux
significations correspondant à des idéogrammes différents :
- 黄泉 est le monde des choses de la mort ;
- 読みsignifie littéralement lecture. Dans la culture
japonaise, c’est l’art de percevoir les affects d’autrui afin de mieux
prévenir ses attentes.
C’est ce second yomi qui nous intéresse.
Le respect de l’intimité est une règle morale au Japon. Ainsi, notre
traditionnel « Comment allez-vous ? » est banni car
trop intrusif, forçant à parler de soi, ce qui est inconvenant.
Néanmoins, les Japonais veulent construire des relations cordiales avec
leurs compatriotes en décelant leurs affects, en comblant leurs
désirs ou en ménageant leurs éventuelles susceptibilités, aussi
sont-ils obligés de les deviner à l’aide des quelques indices qui
transparaissent.
Les samurai et bushi ont cherché à repousser à l’extrême les limites de
cette subtile perception car discerner le dessein
d’un ennemi confère une évidente supériorité. Le budoka occidental
pourrait être tenté de suivre cet exemple que
de nombreux romans et films ont présenté comme un don surnaturel.
Néanmoins, le Japon a très peu subi de brassages ethniques, culturels
ou religieux jusqu’au début du XXe siècle ;
il s’ensuivait une certaine homogénéité des comportements qui
permettait à un Japonais de prévoir avec une bonne chance de réussite
la réaction d’un autre Japonais
à un événement en la calquant sur la sienne dans des circonstances
comparables.
La donne est différente pour les Occidentaux dont les styles
de vie sont très hétérogènes et
sans doute quelque peu pour les Japonais d’aujourd’hui qui
subissent beaucoup plus que jadis les influences internationales.
Il est donc impossible au budoka d’accorder du crédit à l’idée que ses
schémas de pensée puissent se retrouver à l’identique chez
autrui. Aujourd’hui, le yomi à des fins martiales ne
peut pas s’élaborer sur les bases d’une ancestrale culture japonaise.
À ce stade, il faut évoquer
la théorie de l’esprit des sciences cognitives dans
laquelle le yomi s’inscrit très bien. Il s’agit de l'aptitude
permettant à un individu d’attribuer des états mentaux
inobservables (intention, désir, croyance…) à soi-même ou à
d'autres individus. Cette capacité, universellement
étudiée par les psychologues,
joue un rôle dans les interactions sociales, mais, étant
de l’ordre de la possibilité (je crois que tu crois) elle n’offre
aucune certitude sur l’état de la conscience d’autrui.
Libre à chacun de croire à la
similitude des modes de pensée chez des personnes différentes,
aux perceptions extrasensorielles, aux miracles ou aux interventions
divines pour deviner les intentions des malfrats, des aliénés ou des
terroristes qui l’agressent. Compter là-dessus, c’est risquer
de plonger dans l’obscurité la plus complète ; celle
de l’incompréhension totale ou, plus sûrement, du K.O., de la blessure
ou de la mort qu’on n’aura pas vu venir. Combien
de bévues dans la vie courante sont imputables à des méprises sur
les pensées, les désirs ou les humeurs supposées d’un
interlocuteur ?
En réalité, ce que nous continuerons à appeler
yomi pour le différencier de la théorie de l’esprit, insuffisante
pour conférer une supériorité au budoka, s’établit
sur des éléments connus ou observables, du moins pour celui qui sait
observer.
Effectivement, outre certaines humeurs qui s’affichent clairement,
chacun
révèle dans ses vêtements, ses attitudes, ses gestes, ses paroles, ses
mimiques ou ses réactions physiologiques une
multitude de petits détails qui en disent long sur lui-même. Encore
faut-il être en mesure de les percevoir puis de les décrypter.
Les entraînements apprennent à observer d’un œil critique tous
les aspects de ses prestations en kata, bunkai, kihon et kumite de
façon à combler
toutes les lacunes mises en lumière. Être attentif à
l’environnement, à autrui, au contradicteur, à l’agresseur ou à
l’ennemi
représente donc un simple prolongement de cette faculté.
L’attention, fondamentalement multisensorielle, atteint
son optimum quand l’esprit s’y consacre totalement et
qu’aucun état d’âme n’en ampute une partie. Ego, émotions,
sentiments, désirs, croyances et réflexions
intellectuelles doivent être maintenus à distance car leur
intervention se manifeste au détriment de l’observation ;
cela s’intègre dans le programme de recherche personnel du budoka
qui ne peut guère attendre du sensei cette acquisition mentale.
Rappelons les différentes étapes de cette ascension spirituelle à
partir de l’état d’éveil standard :
- Zanshin : état attentif classique, mais soutenu,
qui ne se laisse pas divertir par d’éventuels épiphénomènes.
- Mushin : esprit libéré de
l’ego, des affects et
des pressions sociales, vide de pensée ; attention totale qui ne
se fixe sur rien en particulier et permet de percevoir la réalité sans
déformation dans son intégralité. La prise de décision peut s’établir
sur une base solide et non viciée. C’est l’état d’esprit recherché dans
le mokuso (méditation).
- Mushin no shin : littéralement pensée sans
pensée. Quand la perception immaculée du vrai, du réel déclenche
l’action instantanément, sans intervention de la réflexion. Dans ce
cas, voir, c’est agir. À ne pas confondre avec le réflexe conditionné
qui ne concerne que des situations courantes, étudiées et répétées (cf.
le contre en gyaku zuki).
- Kensho : illumination transitoire.
- Satori : éveil définitif ; entrée dans le
nirvana.
Ces termes sont ceux du zen japonais. Kensho
et satori exhalent un parfum d’ésotérisme qui n’empêche pas
leur possible réalité. Mushin no shin doit être
considéré comme le Graal du budoka, mais
mushin offre déjà des capacités supérieures, zanshin
étant accessible au plus grand nombre.
Le budoka qui parvient, même ponctuellement, à mushin ou mushin no
shin détient la capacité de percevoir l’origine presque toujours
psychologique de ses défauts et lacunes. Comme
voir cette source correspond à comprendre, la remédiation est
quasiment acquise et s’il se trouve dans l’état mushin no shin,
elle sera immédiate. Cette
qualité d’observation peut évidemment s’utiliser
pour repérer des indices significatifs de l’état d’esprit et
des intentions de ses adversaires : tremblement, sueur,
essoufflement, hésitation, regard fixe, mobile ou fuyant,
bruit caractéristique, odeur révélatrice, geste protecteur
ou agressif, mouvement préparateur d’une attaque, attitude crispée
ou détendue, ton, intensité ou
difficulté de parole, fourberie évidente du comportement,
dissimulation d’objet ou d’une main, signe de connivence avec des
complices, choix stratégique ou incohérent du positionnement… Certains
repérages permettront de prévoir par inférence
une suite logique avec une bonne probabilité de survenue et de s’y
préparer. Si l’attaque survient, ce sera un ippon gumite (combat
conventionnel sur une seule attaque) facile pour un yudansha (porteur
de dan) qui ne laissera pas à son opposant
l’opportunité d’une seconde attaque. Sinon
les renseignements prélevés sur les agresseurs
offriront la possibilité de dédaigner l’intimidation, de
discuter, de calmer les ardeurs ou de pacifier la situation.
Comme on le constate,
le yomi n’est qu’une science de l’observation. Cependant, voir
ses défauts est-il plus facile que de percevoir les faiblesses et
intentions des ennemis ? Dans
les deux cas, ce sont les perturbateurs habituels de l’esprit qui
déforment ou occultent la réalité, mais ils agissent différemment
sur soi et sur la perception d’autrui — on
voit chez les autres les défauts qu’on dissimule en soi.
Cette constatation
nous mène à conseiller au budoka débutant de travailler autant sur
l’observation de ses partenaires d’entraînement que
sur la connaissance de soi, deux démarches qui
peuvent se potentialiser, et
d’étendre cette exploration au plus grand nombre possible de
situations de la vie courante. Cette
vision pénétrante n’est pas l’apanage des grands maîtres ;
chacun y a accès pour peu qu’il s’en octroie les moyens et
s’impose d’y recourir le plus souvent possible. Apprendre
à voir, sentir, entendre, goûter, toucher et ressentir
est crucial. Il ne faut négliger aucun sens, car,
même si la civilisation en atrophie certains, ils peuvent tous
s’avérer décisifs dans certaines circonstances. Savoit observer
s'impose comme la première qualité à développer. C’est
peut-être un avantage de l’enseignement martial au Japon où le
maître se contente de montrer ; l’élève doit imiter ce
qu’il a perçu.
Sans une bonne observation, il n’a aucune chance de progresser. Au
final, la méthode importe peu ; il faut simplement que le
budoka se persuade du caractère essentiel de
l’acuité multisensorielle et de l’élimination
des filtres déformants de l’ego, des conditionnements, des
émotions, des sentiments et des interférences sociales.
Quand les perceptions reproduisent fidèlement la
réalité et que les opérateurs qui agissent sur celles-ci sont purs,
débarrassés de leurs pollueurs habituels, les
raisonnements, les décisions et les actions s’élaborent judicieusement.
Alors le budoka qui a
soigné son apprentissage technique approche d’une vraie maîtrise
martiale, mais aussi d’une certaine forme de perfection humaine.
Néanmoins, s’il a compris la véritable portée spirituelle,
philosophique, humaniste de son art martial, il ne doit pas perdre de
vue l’indispensable progression de son efficacité martiale. Seule
la mise en évidence de faiblesses concrètes, tangibles, imputables
au corps ou à l’esprit, et
leur éradication constatée lors des entraînements permettent des
progrès spirituels utiles à
la quiétude de la vie courante. Agir directement sur l’esprit
semble utopique. Tous les do, chemins d’accomplissement humain,
s’appuient sur des activités manuelles (chado [cérémonie du thé],
kado [arrangement floral], kendo [art du sabre], kyudo [art
de l’arc], shodo [calligraphie]...)
Même le zen a recours à du terre-à-terre avec le kufu qui consiste
à exécuter à la perfection toutes les tâches usuelles.
Avec le budo, le budoka possède un outil de perfectionnement humain
extraordinaire, qui plus est, utile en cas d’agression, mais il lui
faut comprendre beaucoup de choses, en particulier au sein de son
esprit,
car foncer dans le brouillard n’amène que des ennuis.
L’esprit
ne peut pas s’observer ; seules ses productions intelligentes,
affectives, créatives... se constatent et constituent
le matériau qui permet de comprendre son fonctionnement. Si
l’objectif est de comprendre, de se comprendre, de
comprendre ce qui anime les autres, de comprendre
tout ce qui constitue l’existence afin de mieux conduire sa vie,
sereinement, lucidement, efficacement, de façon juste dans
toutes les circonstances, la première étape, qui
conditionne la suite du processus, est donc de percevoir clairement
les difficultés et faiblesses qui nous empêchent d’atteindre
l’excellence et traduisent concrètement les aberrations, pièges,
déformations et pollutions qui accablent l’esprit de
tout un chacun. Il s’avère impossible de tirer ces terribles
ennemis de la sagesse hors de leur cachette spirituelle
et de les exposer à la pleine lumière autrement qu’en pointant du doigt
leurs
manifestations observables et c’est bien ce que propose le budo.
D’accord, quand on voit les erreurs, on comprend d’où
elles proviennent
et on peut corriger. Mais comment s’assurer du vrai et du faux ?
Un instructeur de karaté vous demande de combattre avec les deux pieds
sur la même
ligne frontale pour gagner en allonge, un autre exige un décalage
des appuis pour être plus stable. Qui a raison ? D’abord,
même si vous participez à des stages d’experts, ne remettez
jamais en question l’enseignement de votre sensei avant d’être
bien avancé dans les dan de la ceinture noire sous
peine de générer plus de soucis techniques ou existentiels
que vous en aviez au départ. Ensuite, devant toute information,
posez-vous les questions fondamentales : qui, quoi, quand,
où, comment, pourquoi ? Dans le cas de la contradiction soulevée
ci-dessus le « pourquoi ? »
fournira la réponse. Ces deux entraîneurs n’ont pas les mêmes
objectifs car ils diffusent des activités
différentes, sport de combat et art martial, dont les raisons
d’être sont très éloignées.
Leurs exigences sont donc toutes deux justifiées, mais elles
s'inscrivent dans des paradigmes différents. À vous de trouver les
questions qui permettront de comprendre.
Tout le monde a assisté à des tours de prestidigitation. L’illusionniste
attire l’attention là où il le souhaite pour dissimuler ce
que le spectateur ne doit pas voir. De nombreux
leaders d’opinion sont des illusionnistes ; ils vous abreuvent
de données véridiques destinées à vous inspirer confiance et
glissent subrepticement quelques
informations falsifiées pour vous induire en erreur et vous faire
adhérer à leurs thèses fallacieuses. D’autres
fois, ils partent de postulats couramment utilisés mais
qui ne reposent sur rien d’autre qu’une opinion
partagée ; leur argumentation est évidemment sujette à
caution, mais le stratagème n’est détectable que par
ceux qui savent différencier croyance et donnée ou fait
avérés.
Budoka, vous avez pris l’habitude de repérer vos défauts, de comprendre
pourquoi ils se manifestent et qui ou quoi en est responsable. Vous
avez transposé cette faculté sur le repérage des indices que vous
livrent vos adversaires pour comprendre leurs états de conscience et
leurs intentions. Cela
vous confère évidemment la capacité de les induire en erreur. Vous
interroger sur la véracité, la pertinence ou le but
de toutes les informations, sollicitations, intoxications
et autres tentatives d’endoctrinements qui vous assaillent
ne semble pas plus compliqué que vos réalisations précédentes.
Confrontez les sources, décortiquez les messages, discours et
communications, repérez
les perspectives faussées, les logiques douteuses et les
manipulations perfides, mais surtout abordez ce
potentiel savoir avec les yeux d’une conscience mushin donc
dépourvue des travers de l’ego, du
tumulte des affects et des pressions sociales. Attention toutefois à ne
pas sombrer dans l'exigence sociale d'avoir une opinion sur quasiment
tout. Dans de nombreux cas, on ne dispose pas de tous les éléments pour
statuer, ce qui n'empêche pas la plupart des gens d'exprimer leurs
convictions. Il faut savoir dire : « je ne sais
pas ! »
Néanmoins, la réaction doit parfois surgir dès la perception. C’est
impératif pour déjouer les attaques
sournoises et conjointes d’un groupe de tueurs.
Pour ne pas compter sur la chance dans cette situation,
mauvaise stratégie évidente, l’état de conscience mushin no shin
est quasiment indispensable.
Combien de temps pour en arriver là ? Question oiseuse pour
plusieurs raisons :
- Chaque budoka suit son propre rythme.
- Parvenir au but, c’est s’arrêter ; or s’arrêter,
c’est régresser.
- Il existe peut-être des états de conscience
supérieurs à mushin no shin. Si on s’arrête on ne les découvrira pas.
- La voie n’a pas de fin ; aller chaque jour un
peu plus loin, un peu plus haut, là est la voie. « Le but, c’est
la voie. » (Lao Tseu.)
Et voir la vie autrement
Le budoka qui s’entraîne régulièrement et cultive
un zanshin immuable découvre immanquablement l’état d’esprit mushin.
Cela se produit par hasard et n’est généralement pas reproductible à
volonté. Passer de zanshin à mushin nécessite de faire taire son ego,
ce qui s’avère pour le moins délicat puisque l’ego c’est soi, mais
l’avantage lors d’une confrontation saute aux yeux, car
l’ego n’est qu’un montage psychologique qui exacerbe
la sensibilité aux affects, aux croyances, aux incitations ou aux
pressions qui le flattent et confortent ses a priori ou,
a contrario, qui le blessent et s’opposent à ses convictions.
Il induit des brouillages, des déformations, voire une occultation
de la réalité, avec la commission de grosses bévues à la clé.
L’ego, est le résultat du brassage et des conflits qui naissent
entre ce que l’on est, ce que l’on croit être et ce que l’on veut
être. Il est façonné par l’éducation sous toutes ses formes, par
les conditionnements, l’historique
de ses émotions, de ses sentiments, de ses humeurs et par
l’adhésion plus ou moins ferme aux différentes représentations
ou conventions sociales. Se soustraire aux influences de l’ego est
la plus grande victoire à souhaiter aux hommes puisqu’il aveugle,
conduit à l’erreur et alimente les bassesses, turpitudes et
autres tares humaines. Certes,
il recèle également les bons côtés de la personnalité, mais
comme les mauvais, ils constituent des idées préconçues qui ne
s’adaptent pas toujours aux situations exceptionnelles. Mieux vaut
donc museler son ego pour agir en conformité avec l’exigence
technique, psychologique ou éthique du moment.
Après avoir fait quelques incursions aléatoires dans la
conscience mushin, la recherche
du budoka doit porter sur le processus qui lui a permis de
bâillonner ponctuellement son ego afin de pouvoir reproduire cet état
quand bon lui semble. L’accès à mushin
se limite toutefois à une simple évolution spirituelle ; il
s’agit d’un changement d’état d’esprit, la
perception immaculée de la réalité, certes difficile, mais accessible
ponctuellement. Pour parvenir à mushin no shin, l’union parfaite
du corps et de l’esprit est requise. Si l’esprit, débarrassé
des perturbations de l’ego, reste connecté au réel grâce
à une observation multisensorielle sans entrave,
la perception qui en découle ne doit pas provoquer
de cogitations intellectuelles. Elle doit
s’installer instantanément dans le hara, point
de départ des actions physiques,
afin de fournir la possibilité d’une réaction instantanée.
Néanmoins, le centre névralgique du hara peut également renvoyer la
décision à une réflexion purement intellectuelle, des
situations complexes nécessitant parfois une analyse
soignée avant toute action. À ce
stade, le budoka qui maîtrise sa technique martiale parvient
à l’apogée de son art.
Comment
passer de mushin à mushin no shin ? Impossible à dire ; cela
peut se produire — personne n’est sûr d’y parvenir —
à tout moment, mais jamais sans un énorme travail préalable. Les
notions d’union du corps et de l’esprit ou de corps-esprit sont
accessibles intellectuellement, mais la réalisation effective du
corps-esprit nécessaire
à l’état mushin no shin échappe à l’explication ; on ne
peut que le constater. Bien sûr, un mushin, ou
un état de conscience supérieur, inaltérable
rejaillit inévitablement sur l’ensemble des qualités humaines du
budoka, aussi est-il hautement recommandable de le rechercher,
de le cultiver activement et d’envoyer
un maximum de monde sur cette voie de
l’humanisme et du pacifisme.
Cependant, il ne faut pas se leurrer, de nombreux Homo sapiens ne
s’engageront jamais sur une voie d’élévation spirituelle,
resteront ad vitam æternam prisonniers de leurs travers et
continueront à fomenter ou entretenir les dissensions
et autres accrochages que semble affectionner l’espèce humaine.
Parmi les autres, beaucoup ont conscience d’être doté d’un
esprit tortueux, trop perméable aux émotions, aux conditionnements
et dirigé par un ego trop rigide qui s’oppose à
leurs timides tentatives d’évolution. Leur
cas n’est pas désespéré ; il faut seulement qu’ils
découvrent la méthode qui leur offrira une vraie
porte de salut. Et pourquoi pas un authentique
budo ? À chaque budoka bien engagé sur la voie de convaincre
ces égarés, ceux qui s’efforcent vainement de trouver
une joie de vivre qui ne soit pas épisodique,
que l’art martial est bien le meilleur chemin pour avancer vers la
félicité puisqu’il s’avère impossible d’agir directement sur son propre
psychisme. C’est
le développement du nombre de pèlerins du budo qui permettra
progressivement de projeter davantage de lumière dans l’esprit des
hommes encore dominés par leur ego, rongés par leurs affects et
insidieusement soumis aux pressions sociales. Chaque
personne supplémentaire engagée sérieusement
sur la voie martiale, donc philosophe, pacifiste et humaniste,
augmente les chances d’éviter des conflits dommageables, des
embrouilles sans queue ni tête ou des actions incohérentes.
De
nombreux clubs prétendument d’arts martiaux n’enseignent qu’un
sport de combat compétitif, éducatif ou de loisir. Néanmoins, la
voie martiale requiert avant tout un travail personnel du budoka.
Être budoka est un état d’esprit qu’il est possible de faire
éclore même dans une structure essentiellement sportive, solution
acceptable quand aucun club d’art martial n’est accessible
aisément.
Tout ce
qui interfère avec notre vie
doit être distinctement perçu puis compris, condition sine qua non
pour devenir un budoka éminent et un Homo vraiment sapiens (sage,
qui questionne l’existence ; philosophe donc.)
Cette disposition d’esprit, celle de celui qui désire voir clair
et comprendre, ne relève pas de l’impossible. Il suffit d’en
percevoir toutes les implications à titre personnel et son
intérêt pour la collectivité ; la voie qui y conduit s'affichera
aussitôt clairement. Évidemment,
cela impose des efforts et de la ténacité car si un bon sensei peut
mettre un budoka sur la voie, le parcours de celle-ci,
semé d’embûches, incombe intégralement à ce dernier.
La voie des arts martiaux est à ce prix, mais le jeu en vaut la
chandelle
et les alternatives ne sont guère convaincantes. Néanmoins,
ce qui apparaît comme un projet grandiose, inaccessible a
priori pour le commun des mortels,
se cristallise en réalité sur les seules prestations martiales. Le
développement des qualités purement humaines n’est pas
directement recherché ; c’est l’amélioration concrète et
mesurable des compétences martiales qui rejaillit naturellement
sur les qualités spirituelles du budoka et la quiétude de ses
relations. La toile pacifique et humaniste que tisse le noble budoka
rejoindra bientôt celle d’un autre budoka. L’œuvre individuelle en
rencontre d’autres et se mue en œuvre collective. C’est ainsi
que je vois le salut de l’humanité.
Qu’est-ce
que le budo ? « Un mode vie » entend-on couramment.
Certes, mais un mode de vie idéal qui cumule efficacité martiale,
plénitude, sagesse, humanisme, pacifisme et vers lequel une
pratique martiale assidue et avisée conduit inéluctablement.
Les progrès du budoka
sont directement corrélés aux questions que soulèvent ses
difficultés et bien sûr aux réponses apportées qui
retentissent toujours sur ses dispositions spirituelles.
Souvenons-nous toutefois d’un
principe essentiel : une question qui n’induit pas de réponse
est une question mal posée. Si
nous ne trouvons pas, c’est que nous questionnons mal. Une suite de
reformulations finira toujours par fournir une réponse utile, à
condition bien sûr de porter sur un objet ou un sujet réels et non
une vision fantaisiste.
Si, comme nous l’avons stipulé dans notre introduction,
la philosophie est un art du questionnement, il ne peut y avoir de
philosophie des arts martiaux sans de perpétuelles observations,
investigations et interrogations sur tous les aspects constitutifs du
budo et toutes ses connexions avec l’ensemble de l’existence.
« Percevoir la réalité sans fard, puis comprendre la vérité, même
dissimulée », telle est la voie sur laquelle s’engage le
vrai budoka. Une voie martiale qui s’intègre
à une philosophie de la vie, mène à l’heureux épanouissement
de l’adepte et offre une réjouissante perspective
d’harmonie des relations humaines.
Sakura sensei
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