LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI automne 2006

Les
clés du goshin-budo
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Les
arts martiaux sont en pleine effervescence. Fleurissent aujourd’hui des
kyrielles de pratiques qui revendiquent leur appartenance à la grande
famille
des arts martiaux, mais dont la justification semble avant tout
commerciale :
il faut offrir de nouveaux produits à un consommateur devenu frivole.
Prenons
l’exemple du karaté. À l’origine, le seul critère de validité était
l’efficacité. Certes, au 19e siècle à Okinawa,
plusieurs tendances ou écoles (Shuri-te, Naha-te et Tomari-te) se font
concurrence, mais toutes visent à ce même objectif d’efficacité. Après
la
disparition du pouvoir militaire nippon en 1868, la nécessité du secret
de
l’entraînement s’estompe et les portes de ce mystérieux art de vaincre
à
mains nues s’ouvrent au grand public. Doit-on enseigner au quidam tout
venant un
art
destiné au guerrier ? Les maîtres s’adaptent à cette nouvelle
donne
moyennant quelques précautions dans la sélection des élèves. Au début
du 20e
siècle, sous l’impulsion de Maître Yasutsune Itosu (plus connu sous le
nom
d'Anko Itosu) et quelques autres,
le karaté fait une entrée officielle et remarquée dans les écoles et
lycées
d’Okinawa. L’entreprise est louable puisque les vertus éducatives de
cet
art martial sont indéniables mais, sous couvert de sécurité, des
modifications substantielles qui dénaturent sensiblement le karaté sont
introduites. Sous cette forme édulcorée, le karaté s’étend à toutes les
universités du Japon en une trentaine d’années. Après la seconde guerre
mondiale, les nations occidentales découvrent et adoptent cet art
auréolé
d’ésotérisme.
Puis, dans la seconde moitié du 20e siècle, apparaît la
compétition, kumite d’abord, kata ensuite, qui rogne un
peu plus le potentiel d’efficacité.
Le karaté artistique, qui prône une exclusive recherche esthétique,
naît à
la fin du 20e siècle. Enfin, le body-karaté, dernier avatar
de
la gym tonic de Véronique et Davina, promotrices télévisuelles de cette
nouvelle gymnastique dans les années 80, envahit les dojos au début du
21e
siècle.
« Rien
de bien grave ! D’ailleurs on transpire autant au
body-karaté
qu’au karaté traditionnel et pratiquer en musique, c’est tellement
plus agréable ! » me direz-vous ! Évidemment, si votre
seule
préoccupation est d’effectuer un cardio-training intensif, n’importe
quel
sport un tantinet dynamique peut convenir. Mais si vous prétendez à une
certaine efficacité, le choix d’un authentique art martial est
incontournable. D’ailleurs un cours d’art martial ne saurait se
confondre
avec un quelconque entraînement sportif. L’art martial repose sur
l’apprentissage d’une technique et sur une éducation physique adéquate,
bien entendu, mais aussi sur un renforcement de la volonté, une
psychologie maîtrisée
et une investigation philosophique afin d'orienter correctement la
recherche martiale. Sans préparation mentale et
spirituelle,
l’efficacité
est insignifiante et les réactions souvent inadaptées.
J’ai
choisi de ne pas céder aux effets de mode et de
m’en tenir à l’efficacité comme critère d’évaluation de ma pratique
martiale. À cette fin, j’enseigne un karaté nimbé de goshin-budo ;
cela
mérite quelques explications.
Le
karaté est né à Okinawa
Il
est courant d’entendre affirmer l’origine japonaise du karaté. Nuançons
quelque peu ce propos simplificateur. L’île d’Okinawa, annexée à
l'empire nippon à la fin du 19e siècle et berceau originel
du karaté, est située à
mi-distance du Japon et de la Chine. Ces deux pays se sont longtemps
opposés
pour la possession ou le contrôle des îles Ryukyu dont Okinawa fait
partie.
Cependant, les habitants d’Okinawa ont toujours défendu farouchement
leur indépendance.
Même aujourd’hui, il est fréquent, lorsqu’on pose à un expert japonais
la
question : « Vas-tu au Japon cette année ? » de
s’entendre répondre : « Non, non ! je vais à
Okinawa. » Le sous-entendu est éloquent.
Des
méthodes de combat à mains nues existaient de longue date dans cette
île du
Pacifique mais, pour assurer leur sécurité, les habitants plaçaient
plutôt
leur confiance dans le maniement des armes. Dans ce pays exposé à de
multiples
convoitises, tous, paysans, bushi (guerriers) et
nobles, portaient
un sabre, un poignard ou un bâton. En 1429, le royaume
d’Okinawa est unifié, ce qui ne signifie pas pacifié, mais vers 1470
l’instabilité politique s’installe et la violence explose. En 1477,
pour rétablir
l’ordre, le roi Sho Shin désarme la population. Ni les paysans, ni les bushi
au service des nobles assignés à résidence au château de
Shuri n’acceptent de se retrouver sans défense. C’est ainsi que l’art
martial à mains nues s’épanouit : les armes naturelles, mains,
pieds,
coudes, genoux, tête doivent devenir aussi efficaces qu’un sabre. La
comparaison de la main et du sabre ne reste pas une image ; un
entraînement
forcené confère aux adeptes une incroyable puissance. Chaque atemi
devient
mortel ; les projections sont sans pitié.
Au début du 17e siècle, Okinawa est encore un royaume indépendant, plus
ou moins vassal de la Chine, qui rejette les prétentions du Japon d’y
établir un protectorat. Cette attitude justifiera le déferlement en
1609 des troupes du daimyo Shimazu de la province de Satsuma, envoyées
par le shogun Tokugawa, qui rencontreront jusqu’à l’abdication du roi
une ferme opposition de ce valeureux peuple pourtant sans arme. Les
samouraïs du shogun s’installent pour une longue occupation. La
prohibition des pratiques martiales s’ajoute à celle du port d’arme, ce
qui conforte les autochtones dans leur détermination. Les entraînements
deviennent clandestins, nocturnes, le plus souvent dans des jardins
clos et s’intensifient. Comme les samouraïs ennemis sont puissamment
armés, les paysans d’Okinawa apprennent à les combattre avec des moyens
dérisoires : leurs outils de travail renforcent l’efficacité du combat
à mains nues. Le kobudo vient ainsi compléter le karaté.
Quatre siècles de soumission (apparente) et d’humiliation (bien réelle)
imposées à ce peuple guerrier expliquent le degré de perfectionnement,
de raffinement et d’efficacité de ce fabuleux art martial.
Okinawa, bien que sous domination japonaise, reste autonome jusqu’en
1879, date à laquelle l’île devient le département japonais d’Okinawa.
Cette longue hostilité entre le Japon et Okinawa n’a pas empêché de
fructueux échanges commerciaux et culturels avec la Chine. L’art
martial en fut un des principaux bénéficiaires.
Au
Japon, les samouraïs, en cas de perte du sabre, pratiquaient le ju
jutsu
qui
accorde la primauté aux projections, l'atemi étant peu efficace
sur une armure. L’Okinawa-te, dénomination souvent
simplifiée en te, qui deviendra le karaté, est un
art martial
local influencé par les pratiques guerrières chinoises.
Il s’attache en priorité à l’efficacité des atemi et a porté
cette
recherche à ses ultimes développements. Cela ne veut pas dire qu’il
ignore
les esquives, projections, clés, contrôles et immobilisations mais les atemi
ont atteint une telle efficacité qu’il n’est généralement pas
nécessaire
d’utiliser ces autres techniques. Cependant il faut parfois esquiver un
coup
de sabre, désarçonner un cavalier, se libérer d'une saisie, interroger
l’ennemi, immobiliser un forcené. Le karaté sait faire tout cela, mais
bien que la panoplie
soit complète ce sont plutôt les atemi qui le caractérisent.
Même
si le wushu (art martial chinois) a laissé d’indélébiles et
larges traces, si la culture du
samouraï japonais et le zen l’ont marqué au fer rouge, l’originalité et
l’extrême efficacité de cet art martial sont indiscutables. Le karaté,
né à Okinawa, ne saurait se confondre avec les arts martiaux
en provenance de Hokkaido, Honshu, Shikoku et Kyushu, les îles
principales
du Japon, pas plus qu’avec le wushu. C’est le plus précieux
témoignage du génie
créatif des habitants d’Okinawa, stimulé par des siècles d’oppression
guerrière. À mon sens, c’est un crime de défigurer cette œuvre d’art.
De
l'Okinawa-te au karaté
Le
terme kara-te a progressivement remplacé Okinawa-te
au début du 20e siècle. Le kanji kara
signifiait Chine ou qui vient de Chine et te, main ou qui se
fait avec la main. C’était
l’époque où la culture chinoise servait encore de modèle à Okinawa.
Cependant, les visées expansionnistes du Japon qui conduisirent à la
guerre
sino-japonaise en 1937 incitèrent Gichin Funakoshi, vers 1935, à
modifier le
premier kanji afin de s’éviter les reproches xénophobes de ses
compatriotes
du Honshu auxquels il désirait enseigner son art. Le nouvel idéogramme,
de prononciation identique, signifie vide. Gichin Funakoshi
expliquera ultérieurement sa conception du vide :
main
vide d’arme, mais aussi esprit vide de mauvaises intentions et vacuité
de
l’esprit au sens des principes du bouddhisme zen.
O sensei (titre conféré à Gichin Funakoshi) fut donc, grâce à son
enseignement et à ses écrits, un des principaux artisans de l’expansion
du
karaté. Malheureusement, il s’inscrivit, à son corps défendant, dans la
longue liste des fossoyeurs de l’efficacité. Pourtant, tous les maîtres
qui
participèrent à cette mutilation de l’art martial étaient de fabuleux
karatékas
mais, pour des raisons diverses, parfois sous des pressions occultes,
ils
transmirent un karaté épuré, simplifié, aménagé et, au final, d’une
valeur éducative moindre bien que ce fût sa destination officielle et à
l’efficacité très largement amputée.
- Maître Itosu, guerrier
dans l’âme et fin pédagogue, est représentatif du courant
de pensée qui réserve l’art martial brut au guerrier. La violence doit
disparaître pour que le karaté affiche ses vertus éducatives.
Parmi les jeunes recrues de la fin du 19e siècle, celles qui
pratiquaient le karaté étaient en bien meilleure santé que les autres.
C’est la raison pour laquelle les autorités d’Okinawa chargèrent Anko
Itosu d’élaborer un enseignement du karaté destiné aux enfants des
écoles
primaires. Discipline et culture physique furent mises en valeur,
l’efficacité
étant jugée secondaire pour l’objectif visé.
- Maître Funakoshi, dont la
philosophie est apparemment un modèle, n’a cessé de
proclamer : « Tout
affrontement de type kumite est une pratique de
voyou ! » Ainsi,
l’absence de confrontation éloignait son karaté du réalisme du combat.
De
plus, en tant qu’élève respectueux de Maître Itosu, il enseigna dans
les
universités japonaises un karaté très proche de celui qui était destiné
aux
écoliers d’Okinawa. C’est ce même karaté universitaire qui nous est
parvenu.
- Maître Ohshima est un élève de
Maître Funakoshi. J’ai eu la chance de m’entraîner
avec lui et de constater l’indéniable efficacité de son karaté. Au
Japon, dans la première moitié du 20e siècle, les élèves des
dojos se confrontaient parfois très violemment dans les rues pour
prouver la supériorité
de leur école. De nombreuses personnalités suggérèrent l’instauration
de
compétitions encadrées pour juguler cette violence sauvage. Tsutomu
Ohshima était
de ceux-là, mais il attendit respectueusement la mort de son sensei,
en 1957, pour
organiser les premières rencontres. Ainsi naissait le karaté sportif,
forcément
privé de ses techniques les plus efficaces.
Si Ohshima est
un des principaux artisans de la compétition, Itosu et Funakoshi ont
inconsciemment œuvré à l’orientation
sportive du karaté moderne. Chacun, ils ne sont pas les seuls, a une
part de
responsabilité dans l’effritement de l’efficacité de notre art martial.
Quelques
karatékas, dont je suis, font de la résistance face à cette lame de
fond.
Chose surprenante, ce sont pour la plupart des experts japonais
originaires d’Okinawa
qui retournent régulièrement sur leur île natale et reviennent chaque
fois un
peu plus convaincus de la supériorité absolue de leur art à condition
d’en
perpétuer l’enseignement dans sa forme ancienne et non simplifiée ou
adoucie. Un stage avec ces experts est toujours accompagné de
techniques de
projection, contrôle, saisie ou clé et d’atemi sur des points
vitaux que le
karaté de compétition interdit ou néglige. Ces experts ont-ils
introduit du
judo ou de l’aïkido dans leur entraînement ? Absolument pas !
Tout
cela est du karaté ; du vrai karaté !
Naissance du goshin-budo
Goshin-budo
est le terme qu’utilisait Soke (littéralement, chef de famille) Shogo
Kuniba (Kokuba en lecture chinoise
utilisée
à Okinawa) lors des entraînements. Shogo Kuniba est issu d’une lignée
de
samouraïs nobles d’Okinawa ; c’est dire si sa conception de l’art
martial
était conforme à celle de tous les experts originaires de cette
île : le
karaté est un art martial complet exploitant toutes les possibilités du
combat
à mains nues. Mais, à Osaka, au coeur du Honshu, où son père avait
installé le dojo Seishinkan en 1943,
Shogo Kuniba se heurtait à une pointilleuse administration de son école
qui ne
voyait pas dans les luxations, projections, contrôles, etc. des
éléments conformes aux exigences du Dai Nippon Butoku Kai, l'instance
qui régente les arts martiaux japonais. Il résolut les frictions qui
l’opposaient à ses pairs
en séparant le karaté officiel, édulcoré du Seishinkai et le goshin-budo
qui regroupe toutes les techniques réalistes et efficaces en situation
d'agression.
Il
est vrai que les arts martiaux suivent des modes. à
l’origine arts guerriers dont la valeur se jugeait à leur
efficacité sur le champ de bataille, en devenant des voies (do),
leur finalité martiale, sous la pression d’intellectuels plus ou moins
inspirés,
fut nuancée, parfois même rejetée, ce qui
ne manqua pas de les modifier profondément. De plus, avec la
massification,
pour se vendre au public, ils ont mis en avant leurs spécificités et se
sont,
de fait, spécialisés : au judo, les projections, au karaté les atemi.
Le
judo est la forme sportive du ju jutsu. Au cours du 20e
siècle,
le judo a largement supplanté le ju jutsu ; on s’est même
interrogé
sur la disparition éventuelle de ce dernier. Actuellement, on assiste à
un
retour en force du ju jutsu, preuve que le public ne
s’accommode pas facilement d’un
succédané ; aujourd’hui, une large frange des pratiquants exige un
véritable art martial. Plusieurs causes
à ce retournement peuvent être identifiées :
- La remise en cause d’une
civilisation entièrement vouée à la compétition ;
le judo, dédié à la seule compétition, intéresse de moins en moins les
adultes conscients de ses dérives.
- Une recrudescence de la
violence qui incite à s’orienter vers un art martial
efficace en cas d’agression.
- Le judo ne fait plus
rêver. Il y a 50 ans, le novice passait la porte d’un dojo
avec un pincement au cœur. Qu’en était-il des techniques secrètes, de
la prétendue
invincibilité du judoka, des mutations profondes du mental que l’art
martial
provoquait sur les adeptes ?
Le
karaté a subi la même évolution mais avec une ambiguïté de
taille : le
passage de l’art martial au sport de compétition s’est fait sans
changement
de nom. Il faudrait pourtant être aveugle pour ne pas voir les
différences et
incompatibilités qui les séparent. Comme chez les judokas, le besoin de
retour
à l’art martial authentique est indiscutable chez les karatékas. En
témoigne la
désaffection
du public adulte dans les clubs où seul l’aspect sportif est mis en
valeur.
Cependant, dénicher un dojo de karaté où des techniques réellement
efficaces
sont enseignées n’est pas chose aisée. Cela explique l’engouement
actuel
pour la boxe thaï ou le krav-maga. Ces activités ont, certes, des
qualités
mais elles incitent beaucoup trop à foncer tête baissée dans la
bagarre, ce
qui est tout à fait contestable.
Rappelons que l’art martial, grâce à un énorme
travail sur l’esprit, vise à éviter les conflits, la réponse physique à
l’agression n’étant qu’un pis-aller.
Dans
l’optique de ce retour aux sources du karaté, Shogo Kuniba fut un
précurseur.
En développant le goshin-budo, il replaçait le karaté dans la
tradition
d’efficacité de l’Okinawa-te.
Shogo
Kuniba définissait le goshin-budo comme un complément au karaté
moderne
permettant à
toute personne de se défendre face à un individu plus grand ou plus
fort.
Constitué d’un large éventail de techniques, il offre des réponses
différenciées
et adaptées à chaque type d’agression, de la simple saisie à l’attaque
à
main armée. Vous découvrirez, dans le goshin-budo, des
techniques issues du iaido,
du ju jutsu, de l’aïkido et d’autres qui sont le fruit des
recherches
personnelles de Shogo Kuniba. Son goshin-budo était chaque jour
plus riche, en
perpétuelle évolution. Difficile pour moi d’affirmer que j’enseigne le
« Kuniba-ryu-goshin-do » (désignation officielle) car sa mort
prématurée
(1992) ne m’a pas permis d’intégrer la totalité de cette œuvre
mouvante.
Sont restées les idées fondatrices et une grande partie des techniques
qu'il avait mises au point. J’ai enrichi ce goshin-budo grâce
aux apports
de différents
experts et à quelques idées propres. Nous sommes donc en présence d’un
système
ouvert et évolutif.
D’autre
part, malgré ma conviction que karaté et goshin-budo forment un
ensemble
indissociable qui devrait se nommer karate-do,
j’ai conservé
cette distinction dans les appellations car elle simplifie la
communication avec
le public. En effet, tout le monde pense savoir ce qu’est le karaté, or
il
est plus facile d’expliquer la complémentarité du karaté et du goshin-budo
que de convaincre d’une méprise dans le concept de karaté.
Cet
article a pour objet principal d’aider les pratiquants à comprendre le goshin-budo
afin de le mieux maîtriser.
Quel karaté ?
Expliquer
le goshin–budo par sa complémentarité avec le karaté acquiert
une certaine
pertinence à condition de préciser quel type de karaté nous pratiquons.
Comme
nous l’avons vu, l’efficacité est notre critère N°1. La recherche du chi-mei,
technique
qui permet l’élimination de l’adversaire d’un seul coup, est à la base
de notre pratique car c’est la seule solution réaliste en cas
d’agresseurs
multiples. Cela repose sur un bon kime, une technique
parfaitement maîtrisée,
un timing optimal et un esprit totalement investi dans l’action. Aucun
point
vital n’est négligé, aucune technique interdite mais, bien sûr, à
l’entraînement tout est retenu afin que nul ne se blesse. Certaines
attitudes, positions ou techniques qui exposent exagérément les points
vitaux
sont éliminées (jodan mawashi geri de face sans protection du
bas-ventre ; les gardes qui
ne se préoccupent que du haut du corps...) L’éventualité de plusieurs
agresseurs est
abordée
grâce à des combats ou des exercices appropriés tout comme celle de
l’agresseur armé.
Les
karatékas qui recherchent l’efficacité ont tendance à privilégier le kumite
au détriment du kata. Je pense qu’ils commettent une erreur. Le
kata
représente la théorie, le kumite, la pratique. Or nous
avons besoin des
deux. Une théorie bien construite est indispensable à une pratique
efficace ;
c’est vrai dans tous les domaines. Et quel présomptueux pourrait dire
que les kata ne sont pas savamment élaborés ? Il faut
savoir lire
un kata. Alors seulement il livre toute sa richesse :
techniques, feintes,
enchaînements, tactiques, stratégies, tout est écrit.
Ainsi,
les qualités exigées en kata (précision, vitesse, contrôle,
sérénité...) n’ont pas été immolés sur l’autel de l’efficacité en kumite
car ce
sont des éléments déterminants de celle-ci. Ensuite ils participent à
cette
lutte contre soi-même (l’ennemi est en soi) qui doit aboutir à la
maîtrise
de son corps-esprit, mot concept qui nomme l’union harmonieuse du corps
et de
l’esprit, sans laquelle la prétention d’efficacité n’est qu’utopie.
La
déferlante du karaté de masse qui a submergé la plupart des dojos
occidentaux
dans la seconde moitié du 20e siècle charriait un karaté
simplifié (accessible à des enfants), édulcoré (débarrassé de ses
techniques dangereuses et néanmoins efficaces) et spécialisé dans les atemi
(d’autres arts martiaux s'attribuant projections, contrôles,
immobilisations, corps à
corps...) Ce karaté a généralement reçu le nom de
karaté
traditionnel.
Les
règles de compétition kumite ont rajouté l’interdiction de
toutes les
techniques
délicates à juger : plus d’attaques mains
ouvertes ni avec les coudes ou les genoux qui engendrent des combats
rapprochés où, compte tenu du contrôle, un vainqueur est difficile à
discerner. Depuis quelques
années, les coups
de pied jodan comptent trois points. En conséquence, les
compétiteurs prennent
des risques qui seraient aberrants en combat réel. Ce karaté
sportif s’est malheureusement imposé
comme norme de travail dans la majorité des dojos européens. Seule la
pratique des bunkai qui n’a guère plus de 15 ans en France
ramène un
semblant de réalisme dans l’entraînement. Quant à l’esprit, il est
marqué
par l’aspect sportif (on hurle sa joie de gagner) et l’étiquette a
tendance
à perdre sa profondeur et sa signification ; dans certains dojos,
elle a
disparu.
Au
Goshin Budokai, nous pratiquons un karate jutsu conforme à
l’art martial d’Okinawa au 19e siècle quand le secret de
l'entraînement était encore de rigueur, efficace grâce à sa
technique et à l'esprit qui le guide. Ce karaté est fondamentalement
apte à répondre à toutes les formes de combat. Le goshin-budo
concerne
la large partie de cet art martial qui ne relève pas de l'atemi waza.
Il révèle également la nécessité d'en approfondir l'étude car les kata,
bien que contenant toutes ces techniques, ne les détaillent pas
suffisamment pour les maîtriser.
Principes du goshin-budo
Un
art martial complet doit fournir des réponses adaptées à toutes les
situations de violence possibles. Il faut pouvoir :
- éviter
le conflit,
- Dissuader,
- Contrôler ou immobiliser,
- éliminer
le ou les adversaires.
Le karate-do transmis par Gichin Funakoshi,
grâce à une réflexion philosophique
bien menée, permet d’éviter de nombreux conflits ; c’est même
l’objectif principal énoncé par Funakoshi. En revanche, il est
incomplet dans le cadre de la dissuasion ; il lui manque notamment
les
projections, les menaces de luxation, les pressions de points
douloureux, les
dégagements sur saisie, les contrôles et immobilisations. Dans ses
développements dus au fils Funakoshi, il est le meilleur pour
éliminer promptement les adversaires
grâce à un mental d'acier et un kime dévastateur, mais il
mérite toujours d’être
enrichi
par le goshin-budo et
différentes
techniques de combat en situation particulière (combat au sol, dans
l’obscurité, avec arme...)
Afin
de compléter harmonieusement ce karaté, le goshin-budo
comprend :
- Saisies et dégagements sur saisies ;
- Kyusho-waza (exploitation des points vitaux) ;
- Kansetsu-waza (clés sur les articulations) ;
- Nage-waza (projections) ;
- Osae-waza (immobilisations et contrôles) ;
- Shime-waza ;(étranglements) ;
- Ukemi-waza (chutes) ;
- Ne-waza (combat au sol).
Hormis les techniques qui lui sont propres ou qui
proviennent de l’analyse des kata,
le goshin-budo pioche dans plusieurs arts martiaux. On peut
citer : ju jutsu, aiki jutsu, kobu jutsu, ken
jutsu, wushu... pour les
principaux, mais tout cela était présent dans le karate jutsu
de Sokon Matsumura au 19e siècle.
Cependant, il ne s’agit pas
de devenir un spécialiste de ces divers arts martiaux, la tâche serait
trop
lourde. L’objectif est de former des karatékas efficaces et capables de
faire
face sereinement à des situations où les atemi ne sont pas la
seule ou la meilleure réponse.
Dans chaque catégorie, seules les techniques essentielles et répondant
à nos
critères sont enseignées. Libre à chacun de moissonner dans le vaste
champ
des arts martiaux afin de compléter sa panoplie personnelle.
Voici
les principaux critères auxquels doivent répondre les techniques du
goshin-budo :
- Tori
peut être très fort, très lourd
ou très grand. En cas d’agression, il n’existe pas de catégories de
poids comme en compétition.
Des projections comme tomoe-nage (la fameuse planchette
japonaise) ne sont pas
compatibles avec des différences de gabarit importantes. L’enseignement
du goshin-budo retient prioritairement ce qui est réalisable
malgré un fort
handicap morphologique.
- Vous devez pouvoir réagir
correctement en toute circonstance.
L’agression vous surprend en tenue de ville, qui entrave votre liberté
gestuelle, alors que
vous n’êtes pas échauffé. Certaines réponses spectaculaires en
démonstration
n’ont pas leur place en autodéfense. Restez sobre à l’entraînement.
L’agresseur ne se présente pas en karate-gi ; il porte un
tee-shirt ou une
chemise qui se déchireront à la première saisie ; il est vêtu d’un
blouson de cuir qui amortit les coups et dont la préhension est
très différente
du coton rêche dans lequel est coupé le gi ; il est torse
nu. À
l’entraînement, bannissez la saisie des vêtements et utilisez la
totalité de votre panoplie martiale ; ainsi,
l’exécution
de vos techniques ne sera jamais tributaire de la conjoncture.
- Veillez à être toujours parfaitement stable.
L’efficacité n’existe pas sans des appuis irréprochables. Cela est
valable pour les atemi
comme pour les projections, contrôles et immobilisations. A contrario,
arrangez-vous pour que
Tori perde ses appuis. À titre d’exemple, les contrôles
debout doivent systématiquement forcer Tori à monter sur la pointe des
pieds.
- Contrôlez Tori en deux
points pour être vraiment efficace.
Si vous parez l’attaque de Tori, c’est bien ! Cependant si dans
le même temps vous contrôlez son genou avec votre jambe, vous
prenez
un avantage décisif. Une clé (kansetsu) présente toujours une
faiblesse ;
il suffit de trouver le mouvement du corps qui annihile la pression
subie par
l’articulation. Avec deux clés, les mouvements d’échappatoire sont
souvent
contradictoires donc impossibles.
- Un deuxième adversaire peut toujours
survenir.
Aucune technique ne doit vous mettre à la merci d’un second adversaire
éventuel. Éliminez
celles qui ne vous permettent pas de faire face instantanément.
- Maîtrisez parfaitement un
nombre de gestes restreint.
Accumuler
la connaissance de techniques issues de diverses méthodes de
combat conduit à
un salmigondis inutilisable. En effet, chaque art martial, chaque sport
de
combat, répond à une vision particulière avec une philosophie qui lui
est
propre ; les techniques qui en découlent en portent la marque.
Aucune
technique, quelle qu’en soit la provenance, ne sera intégrée au
goshin-budo
sans avoir été décortiquée, confrontée à nos critères et aménagée en
conséquence. D’autre part, j’ai toujours été impressionné par la
capacité
de Shogo Kuniba à montrer des applications infinies à partir du même
geste
technique. Là est la voie. Le mouvement de Kanku-sho, main droite
ouverte avec
la main gauche sur le poignet droit, permet de dévier un tsuki
puis
d’immobiliser le poignet adverse ; il peut aussi, après saisie de
votre
poignet, finir par une clé sur son poignet ; vous pouvez également
envisager une clé de cheville après parade d’un mae geri ;
etc.
Cet
exemple n’est pas
isolé ; tous les gestes des kata sont une mine d’or
pour le goshin-budo. Quand vous avez compris que les défenses,
entre autres,
peuvent également constituer des attaques, servir à se dégager d’une
saisie, s’utiliser pour projeter ou luxer une articulation, vous
détenez une
clé essentielle du goshin-budo. Ainsi ce sont les gestes du
karaté qui
constituent l'essentiel de la base du goshin-budo ;
quelques menus
compléments viendront
parfaire cet ensemble.
Saisies (kakete)
Voilà
un domaine totalement ignoré, ou peu s’en faut, par le karaté moderne.
En cause : les règles de compétition kumite qui les
interdisent. Elles revêtent
pourtant une importance capitale en combat réel. Elles sont presque
toujours le
prélude à l’agression des femmes et sont monnaie courante dans les
rixes
provoquées par l’abus d’alcool. Savoir réagir sur une saisie, c’est
souvent éviter que le conflit s’envenime et dégénère. En outre, saisir
offre l’opportunité de placer de très nombreuses techniques
dissuasives :
clés, pression sur des points douloureux, projections, immobilisations,
etc.
Quand
l’adversaire vous agrippe, le dégagement ne présente guère de
difficulté :
un levier judicieusement placé et hop ! le tour est joué.
Néanmoins, il
vaut mieux réagir dès la tentative de saisie quand la prise n’est pas
encore
affermie. Plus tard, si l’adversaire est fort, un atemi peut
s’avérer nécessaire
pour qu’il relâche sa prise. Détourner l’attention est aussi une
tactique
payante. Exemple : lors d’une saisie des deux poignets, forcer sur
le dégagement
du poignet droit mobilise l’essentiel de la force de l’adversaire sur
ce
poignet ; il ne reste plus qu’à libérer le gauche qui n’est plus
suffisamment contrôlé.
Être saisi est aussi la situation la plus favorable
pour, soi-même, saisir l’adversaire. Enfin, la saisie prive
l’adversaire
d’une ou deux mains ; à vous de savoir exploiter cette faiblesse.
Les
vrais combattants, ceux qui pratiquent un art martial où les attaques
directes au visage et au bas-ventre (kinteki) ne sont pas
interdites,
connaissent la difficulté de saisir efficacement l’adversaire.
Une des seules saisies pas trop risquées et intéressantes est celle de
la main de l’adversaire (doigts ou poignet). Les opportunités
d’attraper les doigts abondent. S’ensuivent aisément fractures,
luxations, contrôles ou
immobilisations. La préhension du poignet est à la base de multiples
techniques ; dans la majorité des cas, elle
deviendra possible lorsqu’un coup de poing menacera de vous atteindre.
Attention, saisir directement un bras qui frappe est une
quasi-impossibilité.
Déviez l'attaque avec le poignet, main ouverte, (haishu-uke) et
dans un
mouvement circulaire coiffez le poignet adverse (kakete). La
technique se réalise en deux temps mais, avec l’entraînement, elle peut
devenir extrêmement rapide.
Voilà une technique de base à répéter inlassablement (sur un partenaire
immobile, sur un tsuki jodan ou sur vous-même).
La
deuxième forme de kakete à travailler consiste à dévier
l'attaque d’un
bras et saisir avec
l’autre dans un mouvement de tenaille. Elle est bien adaptée aux
attaques chudan ou gedan, notamment avec un couteau.
Quant
à la saisie de la jambe lors d’un coup de pied, elle met l’adversaire
en
difficulté et favorise une éventuelle projection. Il suffit d’un simple
crochetage de la main après l’exécution d’une parade classique comme
ura gedan barai.
Dans tous les cas, la stabilité et la solidité des appuis en fin de
technique de
saisie sont primordiaux pour pouvoir enchaîner rapidement avec une
suite efficace.
Kyusho waza
La traduction points vitaux attribuée au kanji kyusho
mérite d’être précisée. Les kyusho sont des points sur lesquels
une pression, un choc, un frottement ou un pincement provoquent une
réaction
nettement différenciée par rapport à un point quelconque du corps. Ils
déclenchent
douleur, perte du tonus musculaire, évanouissement, syncope ou mort.
Gichin
Funakoshi en recense 40, mais il se limite à ceux qui amplifient le
choc d’un atemi ; ajoutez ceux qui réagissent au
pincement (muscles,
nerfs ou tendons). Pression ou frottement sur certains kyusho
engendrent parfois
des réactions spectaculaires. Leur connaissance augmente de façon
redoutable
l’efficacité des atemi, cela va de soi, mais aussi des
contrôles, immobilisations et projections.
Certains
sont inaccessibles sous un vêtement, d’autres sont d’un intérêt limité.
Leur étude se limitera donc à ceux qui sont réellement exploitables.
De nombreux ouvrages traitent de ce sujet. Le dernier en date, signé de
Fujita Saiko et Henry Plée, est fort bien documenté mais les commentaires de
Plée, notre officieux 10e dan national, sont à prendre
avec circonspection.
Certains les envisagent comme un art martial à part entière nommé kyusho-jutsu.
Des DVD sont disponibles dans les boutiques spécialisées et méritent
un coup d’œil. De toute façon, rien ne remplacera le travail au dojo,
car la
connaissance des effets de la percussion d’un kyusho est
totalement inutile si vous êtes incapable de l’atteindre.
Le
souci d'accéder aux kyusho implique de diversifier vos
attaques : faites fi du
sempiternel tsuki ! Les côtés du cou s’atteignent plus
aisément avec
un shuto uchi ; les kyusho situés entre les côtes,
avec nakadaka ippon ken ; les flans, avec teisho-uchi.
Par ailleurs, certains sont enfouis sous
une couche musculaire qui doit être décontractée pour permettre la
pénétration
de l’atemi. Inspirez-vous du hiza geri situé vers la fin
du Heian-yodan : tirer brusquement sur la tête ou les épaules de
l’adversaire
induit un relâchement de ses abdominaux. Le coup de genou peut ainsi
pénétrer
profondément. Cet effet est une constante : quand vous manœuvrez
vivement
une articulation de l’adversaire, vous décontractez automatiquement le
muscle
que ce mouvement raccourcit.
Bien
qu’il y ait certaines zones privilégiées, les kyusho sont
répartis sur tout
le corps ; en corps à corps vous en aurez presque toujours un à
portée
de main. Cependant, trop près de l’adversaire, certains atemi
deviennent
inefficaces. Pressions (yeux, espace entre le maxillaire inférieur et
l’apophyse mastoïde, etc.) et pincements (extrémité claviculaire du
trapèze,
extrémité humérale du grand pectoral, etc.) doivent alors être
privilégiés conjointement à l'utilisation des genoux, des coudes et de
la tête.
Kansetsu waza
Pratiquement
toutes les articulations sont concernées par les luxations mais
certaines sont plus facilement
accessibles : doigts, poignets, coudes, épaules, vertèbres
cervicales, genoux, chevilles. Ces techniques peuvent briser ou déboîter
l’articulation,
cependant, avant d’en arriver à ce stade, elles s’avèrent fort
douloureuses et serviront souvent à immobiliser l’adversaire sous la
menace d’une sanction plus sévère s’il s’agite.
Quatre principes interviennent dans les kansetsu waza :
- La torsion de l’articulation au-delà
de ses possibilités naturelles (vertèbres, poignets, chevilles).
- L’extension qui dépasse les limites
physiologiques (doigts, coudes, épaules, genoux, vertèbres).
- La dislocation par flexion excessive, éventuellement
avec interposition d’un obstacle au creux de l’articulation
(genoux, coudes, poignets, pouces).
- La mobilisation d’une articulation
dans un axe non morphologique (doigts, coudes, genoux).
Toute clé oblige celui
qui la subit à exécuter un mouvement de retrait afin d’éviter
la souffrance. Pour l’efficacité de la clé, veillez à empêcher ce
mouvement ; mieux, placez
une seconde clé qui impose un mouvement de libération divergent.
Exemples :
- La flexion du poignet, doigts vers
le bas, entraîne la hausse du coude pour
compenser, mais il suffit d’un doigt sur le coude pour empêcher son
élévation.
- Une clé de genou est vite
insupportable pour l’adversaire ; si vous y
ajoutez une clé sur la cheville, il aura l’impression d’affronter le
diable en personne.
Pour contraindre
l’articulation, vous devez exercer des pressions en des points
correctement choisis. En appuyant sur des kyusho, vous aurez
plus d’efficacité
avec beaucoup moins d’énergie dépensée.
Soyez
attentif à votre placement par rapport à Tori. En général les clés sur
les
membres s’opèrent à l’extérieur de la garde adverse pour éviter un atemi
ou une saisie du bras opposé.
Je
terminerai ce chapitre par une mention spéciale sur les shin-na.
Ces techniques
de saisie et contrôle chinoises font preuve d’un raffinement
extraordinaire.
Je conseille vivement de s’en inspirer ; mieux ! de
participer à un
stage avec le maître en la matière : Monsieur Yang Jwing-Ming.
Nage waza
Dans cette catégorie de techniques, je différencie le balayage
(sans saisie) de la projection (avec saisie).
Les balayages de la jambe d’appui (de ashi barai notamment)
provoquent un déséquilibre
ou la chute de Tori. Cependant cette chute n’est pas violente et
souvent insuffisante pour clore l’affrontement. En conséquence un atemi
à la suite du balayage, en profitant de la surprise créée, sera souvent la
conclusion la plus pertinente.
La projection est une des meilleures méthodes de dissuasion. En effet, la
saisie permet d’imprimer à l’adversaire un mouvement plus ou moins rude que
vous doserez aisément avec un peu d’expérience. En fonction de l’énergie
déployée pour projeter, la sanction se situera entre le K.O. et la simple
humiliation. À
vous de choisir en fonction des circonstances, mais rares sont ceux qui
repartent à l’attaque après avoir brusquement reniflé l’odeur du
caniveau. Néanmoins, la projection implique une saisie préalable de
l’adversaire. Or, comme je l’ai souligné, saisir est une action
difficile à tel point que les experts du Pride Fighting
Championship (P.F.C.)
au Japon ou de l’Ultimate Fighting Championship
(U.F.C.) aux U.S.A., ces abominables combats dans des cages (Cf. les combats de
gladiateurs de la Rome antique), ont développé l’art du grappling
pour neutraliser un adversaire qui frappe. Aussi intéressante
soit-elle, cette
technique est incompatible avec les principes du goshin-budo,
car on se retrouve
en corps à corps avec un adversaire en pleine possession de ses moyens.
J’imagine mal une femme de 50 kilogrammes lutter contre un homme de 80
kilogrammes. D’autre part, si un spécialiste de grappling tente de vous
saisir pour vous amener au sol, frappez-le efficacement avant
d’être entravé dans vos mouvements. Rappelez-vous simplement que ces
combattants s’entraînent avec des règles : pas d’attaque aux yeux,
à la gorge, aux parties génitales, etc. Ces cibles interdites sont,
bien sûr, les
principaux kyusho que vous ne manquerez pas d’exploiter en cas
d’agression.
Puisqu’il
va vous falloir saisir sans utiliser le grappling, trois options
s’offrent à
vous.
- À la suite d’un atemi.
Les atemi réussis mais qui laissent l’adversaire debout
n’entraînent pas forcément
la fin du combat. Vous serez en général bien inspiré en amenant
l’adversaire au sol sans lui laisser le temps de reprendre ses esprits.
À l’inverse, si vous souhaitez saisir et projeter, un atemi
préalable permettra
d’annihiler la résistance de Tori.
- En enchaînement après une saisie.
J’ai évoqué, plus haut, la possibilité de saisir un adversaire qui vous
porte un coup ou tente de vous empoigner ;
de nombreuses techniques enchaînent sans temps mort une projection
après la saisie. Vous en sélectionnerez un nombre restreint mais suffisant pour
compléter vos différentes formes de préhension. Il est possible également de
placer un atemi
entre la saisie et la projection afin de faciliter cette dernière.
- Quand Tori vous agrippe.
Comme l’agression débute fréquemment par une saisie, c’est une réelle
opportunité pour saisir soi-même et continuer avec une projection. Là
encore, l’atemi sur un kyusho avant la projection transformera
l’agresseur en vulgaire pantin.
Les
projections du goshin-budo, compte tenu de nos exigences,
utilisent les principes suivants :
- Déséquilibre.
En combat, les déséquilibres spontanés ou provoqués sont fréquents. Il
suffit de les amplifier pour provoquer la chute de l’adversaire.
- Levier.
« Donnez-moi un point d'appui et je soulèverai le monde »,
disait Archimède. Tout l’art repose sur le choix du point d’appui et
l’utilisation du plus grand levier possible.
- Balayage de la jambe d’appui.
Quelques techniques de ju jutsu sont utilisables comme :
- O soto gari : grand fauchage extérieur,
- Ko soto gari : petit fauchage extérieur,
- O uchi gari : grand fauchage intérieur,
- Ko uchi gari : petit fauchage intérieur.
- Saisies naturelles.
Oubliez les vêtements. Saisissez les différentes parties du corps
exploitables :
doigts, poignets, bras, épaules, cou, tête, cheveux, pieds, chevilles,
jambes, tronc.
- Frappe ou pression d’un kyusho.
La réaction est parfois spectaculaire : l’adversaire se jette par
terre sous l’effet d’une fulgurante douleur (kyusho à la base du
biceps). Une légère
pression d’un doigt sur certains kyusho crée un réflexe de
retrait facile à
transformer en projection (sommet du nez, entre les deux sourcils).
- Kansetsu-waza.
Ils sont à la base de la plupart des techniques d’aïkido : la douleur
qu’ils engendrent force l’adversaire à chuter pour s’y soustraire. Ces
projections ne demandent donc pas de grands efforts pour leur exécution. Si vous
les exécutez violemment, la luxation est assurée.
En règle générale, avec
une bonne technique, de la précision et un placement
correct par rapport à l’adversaire, les projections du goshin-budo
se réalisent
avec un minimum d’effort. Dans tous les cas une parfaite stabilité est
de rigueur, sinon l’efficacité ne sera pas au rendez-vous et le risque de
se retrouver emporté dans une chute conjointe avec l’adversaire augmentera
considérablement.
Il existe toutefois une catégorie de projections appelées sutemi waza
(techniques de sacrifice) où l’on se projette soi-même pour entraîner
son adversaire au sol. Réservez-les pour les cas où, étant déséquilibré,
il ne vous reste pas d’autre solution que d’attirer l’adversaire dans
votre chute.
Osae waza
J’utilise
le terme contrôle lorsque l’adversaire reste debout et immobilisation
lorsqu’il est amené au sol.
Certains
contrôles ne peuvent pas être maintenus très longtemps à cause de la
transpiration qui rend les prises glissantes ou de la position,
fatigante
lorsqu’elle se prolonge. Ils ont néanmoins le mérite de s’exécuter
facilement et d’être utiles dans quelques cas : quand vous ne
voulez pas
trop humilier l’adversaire en l’amenant au sol, à titre d’avertissement
dissuasif, pour utiliser l’agresseur comme bouclier ou pour parlementer
quelques secondes. S’ils doivent se prolonger vous passerez à un des
deux ou trois contrôles quasi infaillibles (si la vigilance n’est pas
relâchée)
mais généralement plus délicats à réaliser rapidement. Dans tous les
cas,
soyez attentif à la position de l’adversaire : sur l’avant des
pieds (koshi) ; pas de talons au sol. De la sorte, il ne
dispose pas des
appuis nécessaires à une riposte puissante. Évidemment, placez-vous
hors de portée d’une saisie ou d’un atemi, même faible, qui
pourraient
suffire à inverser les rôles (attention à la tête, aussi bien devant
que
derrière).
Le principal intérêt de ces contrôles réside dans la possibilité de
déplacer
l’adversaire, voire de parcourir une certaine distance avec lui (un shin-na
s’appelle : « Marchez à mes côtés ! »)
Il existe une pléthore de techniques d’immobilisation
mais, une fois passées au
crible de nos critères de sélection, il n’en reste plus beaucoup. La
majorité n’a de sens que dans le cadre sportif qui interdit les morsures,
attaques aux
yeux, etc. : exit ! Une grande partie utilise la saisie du
vêtement :
exit ! Les immobilisations couché sur l’adversaire vous mettent à
la merci d’un second agresseur, or les individus querelleurs sont rarement
seuls : exit !
Nous pouvons classer les techniques lauréates de notre sélection
en deux catégories : immobilisations sur le dos et sur le ventre.
Maintenir
l’adversaire sur le dos présente un gros inconvénient : le dos
constitue un excellent appui pour tenter une action : atemi,
saisie,
crochetage ou déplacement. Une immobilisation échappe à ce reproche,
car le
dos ne repose plus au sol. Grâce à une clé sur un coude maintenu sur
votre cuisse, une autre sur les
vertèbres cervicales avec une pression des doigts sur les globes
oculaires, le dos n'a plus de contact au sol. Le bras libre
de
l’adversaire lui est indispensable comme appui afin de se soulager de
la douleur ressentie dans l’autre bras ; s’il le retire, l’autre bras
casse. Votre position, kiba dachi à la tête de l’adversaire,
vous met à
l’abri d’une tentative d’atemi ou de crochetage avec les jambes,
d’ailleurs fort improbables dans la posture inconfortable où il se
trouve.
Ajoutons que cette immobilisation se réalise très promptement et
aisément à
la suite d’une projection. Cerise sur le gâteau, en cas d’urgence, vous
pouvez réagir très vite puisque vous êtes sur les pieds et il est
facile,
avant d’abandonner l’adversaire, de lui briser le bras, voire
d’accentuer
brièvement la pression sur les yeux ou l’hyper extension du cou.
Quelques
autres immobilisations sur le dos sont exploitables mais aucune
n’atteint la
perfection théorique de la précédente.
Pour
immobiliser l’adversaire sur le ventre, la panoplie est plus large.
Cependant
beaucoup de projections l’amènent sur le dos ; il est
indispensable de
pouvoir le retourner. Trois méthodes sont possibles :
- Utiliser une clé sur le
poignet avec torsion du bras maintenu tendu, éventuellement
accompagnée
d’un atemi dans les côtes ou d’une pression sur un kyusho
(dans la plupart
des projections, la récupération d’un bras de l’adversaire est presque
toujours possible).
- Vriller la tête
(attention à la fragilité des vertèbres cervicales et
aux conséquences dramatiques en cas de mouvement brutal).
- Tordre une cheville, presser un kyusho
(base du mollet) ou faire levier
entre la cheville et le genou sur une jambe fléchie. C’est la suite
évidente d’une saisie de la jambe.
Dans
tous les cas, évitez de passer au-dessus de l’adversaire (risque
de se faire projeter ou frapper au bas-ventre).
Avant
d’immobiliser, vérifiez que l’adversaire est bien à plat ventre, pas
légèrement
sur le côté, et qu’il n’a pas laissé un bras sous son corps. Ensuite
choisissez avec discernement la technique : s’il existe un risque
de voir
surgir un nouvel assaillant, ne vous immobilisez pas vous-même.
Après
quelques années de pratique régulière, les gradés parviennent à saisir,
projeter, retourner et immobiliser l’adversaire dans un même geste
continu.
Les étranglements
peuvent tuer l’adversaire mais demandent une satanique patience pour en
arriver là. Ils n’ont donc pas leur place dans le cadre de notre
recherche du chi-mei ; nous disposons de techniques plus
expéditives. Leur seul intérêt
réside dans leur modeste contribution aux techniques de contrôle et
d’immobilisation.
La plupart des étranglements debout présentent de piètres qualités de
contrôle ;
s’en dégager avec un atemi, une clé ou une projection n’est
guère difficile. Si vous souhaitez néanmoins utiliser un shime waza
debout, doublez-le obligatoirement d’une clé, sur un bras en général.
Un seul étranglement présente de bonnes qualités
d’immobilisation :
celui qui enserre le cou et un bras de l’adversaire, son épaule collée
contre son oreille, et fait pression sur la carotide opposée avec votre
avant-bras. Encore faut-il impérativement amener l’adversaire au sol,
assis ou à genoux, vous-même un genou au sol, pour éviter de vous faire
projeter.
Attention !
Des lésions graves et irréversibles du cerveau surviennent après
quelques dizaines de secondes d’étranglement sanguin (sur une carotide) et les
anneaux
cartilagineux qui constituent la trachée artère peuvent se fracturer
sous une pression trop intense.
Soyez prudents et respectueux de l’intégrité physique de vos
partenaires d’entraînement.
Ukemi waza (chutes)
Puisque vous allez imposer des chutes à vos partenaires et
qu’eux-mêmes vont vous
projeter, il est indispensable d’apprendre à chuter correctement. Le
vocabulaire spécialisé n’est d’ailleurs pas anodin : la chute est
une technique qui permet d'aller au sol sans dommage. Le novice est
passif ; il tombe. L’expert est
actif ; il chute.
Inutile d’inventer ce qui existe déjà. Les chutes du judo, du ju jutsu
et de l’aïkido,
comparables entre elles, sont parfaites. Une règle de base à
retenir :
jamais de réception sur les mains. Ce réflexe est la garantie d’une
fracture ; à bannir, évidemment. Et une interrogation : le brise-chute
(frapper fermement le sol avec les bras) est-il indispensable ?
Cette technique permet de récupérer une grande partie de l’onde de choc dans
les bras et donc de soulager le dos. Cependant, ce qui se réalise
couramment sur un tatami peut-il s’envisager sérieusement dans
la rue ou dans un bar ?
Inutile de tourner autour du pot, faites le brise-chute uniquement en
cas de
violente projection sur le dos avec impossibilité de rouler. Sur sol
dur, sans
brise-chute, c’est pour le moins le K.O. assuré ; tant pis si les
bras doivent souffrir. Dans tous les autres cas, essayez de rouler le plus
harmonieusement possible. Même en terrain accidenté, la solution est
préférable.
Dans mon jeune temps, je faisais régulièrement des chutes avant avec
élan (mae ukemi) dans les escaliers et je ne me suis jamais
blessé.
Ne waza
Les
champions de l’U.F.C. ou du P.F.C. voudraient nous faire croire que le
vrai combat se termine toujours au sol en corps à corps. Pour le grand
public ces
affrontements sont réputés sans règles. Monumentale erreur ; voici
la liste des principales techniques interdites :
- Coup de tête ;
- Attaque aux yeux ;
- Morsure ;
- Saisie des cheveux ;
- Déchirure de la chair après introduction des doigts dans une cavité ;
- Attaque au nez ;
- Attaque à l’aine ;
- Introduction d’un doigt dans un orifice ;
- Clé sur une petite articulation ;
- Attaque au cou, à la nuque ou à l’arrière de la tête ;
- Attaque avec la pointe du coude ;
- Coup à la gorge ;
- Saisie et pincement de la trachée ;
- Torsion ou arrachement de la peau ;
- Saisie et traction de la clavicule ;
- Coup de pied ou de genou à la tête d’un adversaire au sol ;
- écrasement sur un adversaire au sol ;
- Coup de pied aux reins avec le talon ;
- Comportement anti-sportif susceptible de causer des blessures ;
- Non-combat.
Les premiers combats du
genre, dans les années 90, n’interdisaient que les
attaques au bas-ventre, à la gorge et aux yeux, ce qui nous éloigne
déjà fortement des techniques d'autodéfense. Ce fut une infâme boucherie. Les
autorités
de tous les pays interdirent ces affrontements inhumains. Ils reprirent
dans certains pays moyennant l’introduction de règles plus
« sportives »
(ils sont toujours interdits en France). Bref, quand les coups les plus
dangereux sont éliminés, il est normal que les lutteurs et autres
techniciens du combat au sol dominent la spécialité puisqu'ils peuvent pénétrer
sans grand dommage. La suprématie du karaté, qui
privilégie les atemi et le combat debout, est donc loin d’être menacée en
combat réel.
Cela étant établi, évitez d’aller au sol. Cependant, comme cette
éventualité n’est pas totalement exclue, un minimum de préparation vous mettra à
l’abri d’une mauvaise surprise. Kyusho waza et kansetsu waza
sont vos
meilleures armes. Quelques techniques de crochetage avec les jambes
permettent de renverser une situation délicate.
Enfin,
ne confondez pas l’agression et le sport (mais le terme sport
convient-il pour ces activités qui consistent à blesser ou mettre K.O.
son adversaire ?) Les techniques interdites précitées concernent le
« sport » ;
elles sont des armes pour l’autodéfense. Et si l’agresseur ne respecte
aucune règle, la victime n’y est pas plus tenue. Sa seule limite est
dictée
par les lois sur la légitime défense qui imposent de proportionner la
riposte
à l’intensité de l’agression. Ajoutez-y une certaine retenue, fruit
du sentiment humaniste dont ne manquera pas de faire preuve un
véritable budoka. Je dois cependant rappeler aux femmes que le
viol n’est pas un délit,
c’est un crime. Si l’agresseur est gravement blessé, il en porte
l’entière
responsabilité.
Non-combat
La plupart des techniques interdites dans le cadre de l’U.F.C. ou du
P.F.C. (elles le sont également en compétition karaté) sont essentielles en
autodéfense.
Ces interdictions délimitent une frontière entre les sports de combat
et les arts martiaux. Cependant, toutes les activités centrées sur le combat
en situation réelle ne peuvent prétendre à l’appellation art
martial.
Celui-ci doit intégrer une préparation mentale et une philosophie
humaniste
dont sont dépourvues les disciplines de pure self-défense. Parmi les
techniques interdites en sport de combat, il en est une qui illustre
mieux que les autres mon propos : le non-combat.
- Dans tous les sports de combat,
ne pas combattre est une faute qui vous disqualifie.
- Pour les arts martiaux, ne pas
combattre est une victoire qui vous honore.
Ces deux prescriptions
diamétralement opposées sont les piliers sur lesquels s’érigent
d’une part les sports de combat, vecteurs potentiels de violence, et
d’autre
part les arts martiaux, porteurs d’un espoir de paix.
Or, si l’art martial repose sur le mariage d’une technique redoutable et
d’une philosophie humaniste, force est de reconnaître que, depuis un siècle,
un glissement continuel en direction du sport de combat l’a affecté.
Les illustres maîtres ont commis une grossière erreur lors de la transition
des arts martiaux élitistes vers l’enseignement de masse. Ils ont pensé
qu’on ne pouvait pas conférer au premier quidam venu la capacité de tuer son
prochain et ont modifié leur enseignement en conséquence. Ils ont
notamment fait systématiquement fermer les poings, les attaques dangereuses comme
les piques aux yeux devenant anecdotiques. Les gestes insolites des kata,
qui correspondent souvent à des techniques efficaces, parfois mortelles, ne
furent plus exploités ni expliqués. C’est ainsi que les kata ont été
appréhendés par de nombreux karatékas comme des reliques sans rapport avec le
combat.
Sans doute cette approche pouvait-elle se justifier pour les enfants, je
n’en suis pas certain, mais les adultes ne pouvaient pas manquer de s’apercevoir
des lacunes de ce qu’on leur présentait comme la crème des arts martiaux.
De fait, les vieux maîtres :
- Privaient le public d’une méthode
d’autodéfense réellement efficace ;
- éludaient
la réflexion philosophique sur la mort et son corollaire
humaniste puisque
la mort n’était plus la sanction ultime du combat ;
- Ouvraient la porte au sport de compétition, conséquence
inéluctable d’une technique
édulcorée (bien inconsciemment d’ailleurs puisque Gichin Funakoshi y
était totalement opposé).
Cependant, l'erreur est
patente : si la possession d’une arme dangereuse rendait
les gens dangereux, il faudrait supprimer tous les couteaux dans tous
les foyers. Or le danger ne provient pas de la détention d’une telle arme
mais du
manque d’éducation (ou de la mauvaise éducation). Je dois toutefois
admettre
que je refuserais d’enseigner un véritable art martial à des voyous
qui, par
définition, sont réfractaires à l’éducation. Cependant, il n’est pas si
difficile d’identifier les individus douteux auxquels confier une arme
est exclu.
En débarrassant leur enseignement de toutes les
techniques dangereuses, la plupart
des enseignants de sports de combat pensent avoir
rempli leur contrat. Mais ce n’est pas l’arme qui est dangereuse, c’est
l’esprit vindicatif, bagarreur, hargneux, dominateur. Exactement celui
d’une grande partie des compétiteurs (pour juger de la pertinence de ce
propos, n’observez pas seulement les champions médiatiques, bien que vous y
trouviez déjà quelques exemples éloquents, mais toute la masse de ceux qui
s’engagent avec plus ou moins de bonheur dans le circuit de la
compétition).
Quant à l’arme, couteau, batte de base-ball, barre de fer, revolver ou
technique martiale, le délinquant saura toujours où la trouver.
D’ailleurs, les sports de combat ne sont pas les seuls en cause. Les matchs de
football, par exemple, sont devenus des affrontements ritualisés ;
un peu comme les
guerres de l’Antiquité s’étaient ritualisées afin de limiter les pertes
humaines. Dans sa version la plus aboutie, ce type de guerre se
réduisait à
l’affrontement de deux champions. Au pire on déplorait un mort. Certes,
au foot on ne dispose pas d’une arme au sens strict, mais on développe la
combativité, la hargne, l’agressivité (en théorie canalisées) et,
différence fondamentale avec les guerres d’antan, les troupes, actrices ou
spectatrices,
obéissent rarement à un chef. Avec tous les débordements que l’on
connaît.
« Ce
n’est pas un sport, c’est beaucoup plus ! » disait-on encore
de l’art martial, il y a 50 ans. Au Japon les journaux en rendaient compte
sous la rubrique culture. Curieusement l’alpinisme est passé par
les mêmes qualificatifs avant que la montagne ne devienne un immense stade.
Dans le
même temps, le nombre de victimes de « l’Alpe homicide » a
littéralement
explosé. Ainsi, tous les sports, en s’orientant vers la compétition,
quelle qu’en soit la forme, même sans affrontement direct, participent à la
recrudescence de la violence. Pour être au-dessus des autres, on ne
recule devant rien : prise de risque insensée, violence débridée, tout
est bon. C’est le « fighting spirit » !
Cette analyse nous conduit tout naturellement à suggérer la suppression de
toute forme de compétition (sans doute le meilleur moyen pour éradiquer le
dopage).
Mais cette solution radicale s’avère difficilement réalisable et même,
au point où nous en sommes, totalement utopique. Alors, que faire ?
Changer l’état d’esprit
Je vous incite régulièrement à réfléchir sur le concept de mort car
philosopher sur la mort, c’est forcément philosopher sur la vie. Si
cette réflexion est débarrassée de tous les tabous et a priori habituels, vous ne
manquerez pas d’aboutir à un total mépris de la mort et un profond respect de la
vie (j’ai déjà étayé cette assertion dans de précédents articles). En
conséquence, vous serez serein et pacifique.
- Serein, car n’ayant plus peur de mourir, plus rien
ne pourra vous troubler.
- Pacifique car en l’amour d’autrui
résidera l’essence de vos motivations.
Si tous accomplissaient
cette mutation psychologique, nous obtiendrions la paix
universelle.
Néanmoins, je sais que ceux qui mèneront une réflexion aboutie et
s’élèveront
ainsi au-dessus de la masse sont peu nombreux. Ce n’est pas le niveau
intellectuel qui est en cause, mais le manque de motivation pour
procéder à cette
introspection, l'ego, les conditionnements, les certitudes et les
croyances constituant des obstacles quasi infranchissables.
Il n’est humainement pas
possible d’abandonner les autres à leur sort. Parmi eux, certains sont
capables de sérénité grâce à leurs qualités naturelles. Je pense
notamment
à ces apollons aux muscles saillants qui dominent de leur haute stature
le monde environnant ; personne n’ira leur chercher querelle. Tant
mieux
pour eux. Pour les autres, l’apprentissage de techniques dangereuses,
mais efficaces en cas d’agression leur permettra de faire un grand pas vers
la quiétude.
Ils trouveront dans le karate-do et le goshin-budo
(ou un équivalent)
les ingrédients nécessaires à leur tranquillité d’esprit. Cependant, la
technique ne peut, seule, conduire à notre idéal d’un monde heureux et
pacifique. Enseignée sans précaution ni discipline, elle ne peut
qu’amplifier le désordre. Il est impératif d’y adjoindre un
enseignement moral fondé sur l’humanisme. Là est le rôle du maître.
La législation française impose de livrer un mode d’emploi
détaillé avec un ordinateur,
une machine à laver ou un meuble en kit. Et on pourrait apprendre à
casser le
nez de celui qui nous indispose sans que l’instructeur soit tenu
d’indiquer quand on peut le faire et surtout comment on peut éviter de le
faire !
C’est bien, malheureusement, ce qui se passe aujourd’hui. Dans notre
monde actuel, hanté par la compétition, tout est bon pour dominer, humilier,
anéantir l’adversaire. Et pas seulement dans le sport ; le monde du travail
est tout aussi impitoyable.
C’est pourquoi les instructeurs d’arts martiaux doivent être
d’ardents humanistes à l’image de Gichin Funakoshi qui, même s’il a
commis une erreur d’appréciation, doit rester un modèle. Si le novice
peut, pour un temps, se contenter de suivre les prescriptions du maître, le
maître
doit avoir tranché son ego (ou pour le moins y avoir mis une sourdine)
afin d’être entièrement voué à ses élèves et à la paix universelle. On
pourrait d’ailleurs étendre cette recommandation à tous les
enseignants, sportifs ou intellectuels, car tous ont une influence sur le devenir du
monde.
Au sens moderne, l’humanisme désigne toute pensée qui met au premier plan
de ses préoccupations le développement des qualités essentielles de l’être
humain et dénonce ce qui l’asservit ou le dégrade. Il est synonyme
d’amour d’autrui.
Or vous n’irez pas vers les autres si vous en avez peur. C’est pourquoi,
l’art martial est un excellent vecteur de l’humanisme.
- D’abord, grâce à une technique
défensive efficace, il vous confère la sécurité, prélude
à la sérénité ; ce n’est pas son seul bienfait.
- Ensuite, vous prenez vite conscience
que le seul ennemi réel c’est vous, c’est-à-dire
votre ego. En kata, c’est assez évident, mais en combat
également : si
vous êtes marqué, c’est que vous avez commis une erreur. Vous rencontrerez
peut-être un ennemi qui voudra votre mort, c’est peu probable, mais
vous vivez tous les jours avec votre ego qui vous gâche l’existence. Plus
vous le contraindrez à se taire, plus votre esprit atteindra des sphères
jusque-là inimaginables.
- Enfin, en faisant cesser les
bavardages de l’ego, la qualité de votre observation
fait un bond colossal ; vous êtes apte à déceler et comprendre les
pensées
profondes d’autrui, qu’il soit amical ou hostile. Vous vous ouvrez
enfin à
l’amour, au vrai ! pas à ce faux sentiment pour midinette qui
inonde les feuilletons télévisuels.
Tous les budoka n'engageront pas
sérieusement cette démarche en dépit des incitations répétées d'un
authentique sensei. Dans l'attente d'une prise de conscience de
cette nécessité, celui-ci palliera un
éventuel manque d’investissement spirituel en inculquant
les principes moraux indispensables à l’harmonie des rapports humains.
Et on se prend à rêver d’un monde où l’humanisme serait le seul principe
qui animerait les relations humaines, où tous seraient épanouis. Le rêve
deviendra-t-il réalité ? Il
incombe à chacun de contribuer à ce grandiose projet. Et sinon ?
Sans doute pourra-t-on vérifier, comme le
disait Paul Valéry, que les civilisations sont mortelles.
Sakura sensei
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