LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI N°34 printemps 2015
BUSHIDO
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Les samurai japonais
- gotha
de la caste guerrière du pays du Soleil Levant -
développèrent à partir du 12e siècle un code d’honneur dont
le
nom, après divers avatars, se fixa sur « bushido ».
Fortement imprégné de shintoïsme et de bouddhisme, il faisait à
l’origine
référence à la voie de l’arc et du cheval, principaux attributs des
guerriers nobles d’antan. Il subit ultérieurement de multiples
influences :
le confucianisme et surtout le zen pour ses aspects éthiques,
philosophiques et
spirituels, mais également l’évolution des techniques, tactiques et
stratégies
martiales. Cependant, l’élément décisif qui en fit un modèle de
perfection
fut l’instauration d’une paix de deux siècles et demi succédant à une
longue période de conflits armés. La primauté accordée à l’arc, bien
adapté aux champs de bataille où deux hordes enragées s’exterminent,
situation fréquente avant et durant la période féodale du Japon
(1185-1603),
fut progressivement transférée au sabre, plus rapide à mettre en œuvre
et
mieux approprié aux opérations de police caractéristiques de l’ère
d’Edo
(1603-1868), ancien nom de Tokyo, pendant laquelle les armées furent
fort peu
sollicitées. Le bushido, adopté avec une totale abnégation par
la
plupart des samurai depuis son émergence, mit environ sept
siècles pour
aboutir à l’idéal chevaleresque, unique et difficilement surpassable,
régulièrement
célébré par le théâtre No, les écrivains et les cinéastes. Aujourd’hui,
ses valeurs pratiques et morales se reconnaissent aisément dans les us
et
coutumes qui caractérisent l’ensemble de la population de l’archipel
nippon.
Dans les clubs occidentaux d’arts martiaux d’origine japonaise, il est
courant de
mentionner ce code d’honneur des samurai même lorsque la
pratique,
strictement sportive, n’a plus aucun rapport avec le budo (art
martial
réaliste et efficace dont l’objectif ultime est l’élévation spirituelle
du pratiquant). Quel est le but recherché ? Serait-ce une simple
opération
de communication destinée à racoler un public ignare ? Il serait
pourtant
pertinent de s’interroger sur le bien-fondé de cette référence car,
cela
est notoire, le dévouement du samurai allait jusqu’au sacrifice
de sa
vie ; cela peut sembler un peu excessif dans le cadre d’une
activité
sportive.
Cependant, dans certains dojos modernes, un véritable budo sert
de fondement à
l’enseignement. Le bushido, que d’aucuns peuvent juger
archaïque
aujourd’hui, y a-t-il encore sa place ? Et quel bénéfice éventuel
un budoka
du 21e siècle peut-il en espérer ?
Pour répondre à ces questions, une étude soignée de l’origine, du
contenu et
des implications de ce code d’honneur est absolument nécessaire, faute
de
quoi on pratiquera sans comprendre, situation propice à tous les
dérapages
imaginables.
Naissance et évolution
du bushido
Le terme « bushido »
apparaît pour la première fois dans les
écrits au 17e siècle. La confrontation de ceux-ci met au
jour de
nombreuses différences, souvent minimes mais traduisant une certaine
liberté
d’interprétation. Les qualités les plus souvent citées sont les
suivantes :
droiture, courage, fidélité, bienveillance, politesse, sincérité,
loyauté,
contrôle de soi, sens de la justice et, bien sûr, efficacité martiale.
Hormis
ce dernier point, rien de bien original, puisque ce sont les valeurs
morales que
l’éducation, de tout temps et en tout lieu, cherche à inculquer.
Cependant,
les samurai hissèrent ces vertus à des sommets rarement
atteints
ailleurs. De plus, habitués des champs de bataille, ils étaient
familiers de
la mort et de son caractère sordide, révélateur de toutes les bassesses
humaines. Si, jusqu’au 16e siècle, il n’y eut guère
d’initiatives probantes pour juguler les incessantes belligérances qui
opposaient les clans rivaux, des voix s’élevèrent dès la première
moitié
du second millénaire pour implorer d’en atténuer la sauvagerie. Aussi,
parallèlement à la recherche de perfection technique et éthique, le bushido
préconisa-t-il de transcender le geste de tuer, de le hisser au niveau
de l’œuvre
d’art et d’accepter sa propre mort avec noblesse et sérénité. Les
nombreux seppuku (sacrifices rituels) relatés dans l’histoire
du
Japon, l’héroïsme des samurai au combat et la profonde
admiration
dont était gratifié l’ennemi courageux témoignent de la totale adhésion
de
l’élite guerrière nippone à ce code d’honneur ; dans tous les cas,
la mort devait se parer de respect et d’élégance. Des codes
chevaleresques
ont fleuri dans de nombreuses cultures ; aucun n’a atteint le
degré de
sophistication et d’engagement moral du bushido.
La chronique historique des conflits armés est une longue litanie des
horreurs
perpétrées par des guerriers assoiffés de sang, de viol et de pillage.
Les élites,
quand elles n’étaient pas pires que les soudards, ont parfois tenté de
limiter, voire de prohiber ces excès, pas toujours avec le succès
escompté ;
l’histoire, ancienne ou récente, en témoigne. Le Japon n’a pas échappé
à ce triste constat, mais au lieu d’imposer, comme cela s’est fait un
peu
partout, des règles strictes dont la principale caractéristique est
d’être
continuellement transgressées, l’aristocratie guerrière, entre le début
du Moyen Âge nippon (1185-1603) et le début de la période Meiji
(1868-1912),
s’est assignée la tâche de devenir un modèle de perfection. Aucune
contrainte officielle ou religieuse n‘a présidé à la naissance du bushido ;
c’était un pur don de soi, émanation de la propre volonté des samurai
et non décret autoritaire. Attention toutefois à ne pas interpréter ce
don
comme un vulgaire abandon de soi, ce serait un laisser-aller sans
valeur. Ce don
de soi, qui pouvait certes aller jusqu’à une mort pleinement acceptée,
était
avant tout l’offrande de la plus haute perfection des qualités
martiales,
mentales et morales. Le samurai cultivait inlassablement sa
maîtrise
technique et les qualités spirituelles garantes de sa probité et de son
infaillibilité ; s’il ne parvenait pas à exécuter sa mission, s’il
commettait une erreur ou ne respectait pas son engagement, il était
déshonoré.
Seule une auguste mort pouvait lui restituer sa dignité. Cette
recherche
d’excellence, d’idéal, d’absolu, est stupéfiante, mais la beauté
sublime du bushido réside surtout dans l’engagement spontané et
désintéressé
du samurai. Mission accomplie donc, puisque aujourd’hui l’image
du samurai,
dont le statut fut définitivement aboli en 1879, est toujours l’objet
d’un
véritable culte. Cependant, ce code d’honneur, qui a fait du samurai
le modèle de la perfection, s’est construit lentement au fil des
siècles.
Autour de l’an mille, le comportement du
samurai ne se distinguait guère de
celui de la piétaille guerrière. Seules son ascendance aristocratique,
sa compétence
martiale découlant d’une vie consacrée au service des armes et la
tradition
du seppuku, élément essentiel de sa réputation de guerrier
courageux,
lui conféraient une sorte de légitimité. Cependant, de 1192 à 1868, le
pouvoir réel fut assuré par un shogun (titre signifiant :
général
en chef chargé de repousser les barbares) et son propre gouvernement (bakufu)
au détriment de l’empereur, certes toujours vénéré, mais
progressivement
confiné dans un rôle symbolique. Sept siècles de dictature militaire
ont placé
l’élite guerrière des samurai sur un piédestal dont elle ne
redescendit plus. D’autant plus que la position hiérarchique de cette
élite
ne fut pas utilisée pour s’imposer ou parader, mais pour faire briller
les
ors du bushido. L’image de perfection martiale et spirituelle
du samurai
du 19e siècle n’est pas usurpée.
Ce code d’honneur ne fut pas une création ex nihilo ; il s’édifia
à
partir d’un existant sublimé par ces nobles guerriers. Les premiers
apports
vinrent d’abord de la religion ancestrale du Japon, le shintoïsme, qui
vénère
les esprits des ancêtres, des kami (forces de la nature et
êtres supérieurs)
et place la famille au centre de la vie sociale - dans
les cultures animistes, les esprits font généralement partie de la
famille. Il faut donc mourir dignement pour conserver une place
d’honneur au
sein du
foyer familial. Le bouddhisme et la morale confucéenne lui conférèrent
ensuite une touche de moralité et de sociabilité supplémentaire. Le samurai
du début du second millénaire, extrêmement violent, craint par tous,
redora
progressivement son blason en affichant ostensiblement des qualités
appréciées
par le peuple comme par les daimyo (seigneurs) : respect
absolu de
l’autorité, de la hiérarchie et de la famille, fidélité et engagement
moral indéfectibles, compassion et générosité envers les faibles,
volonté
de toujours agir avec justice et acquisition d’une large culture. Cette
évolution
n’était néanmoins guère supérieure à celle d’autres chevaleries de part
le monde. Deux événements permirent d’élever le bushido à son
zénith :
d’abord l’adoption par les samurai des pratiques zen rinzai
et
soto, progressive à partir du 13e siècle et à peu près
totale
au 17e ; ensuite la prise de pouvoir des Tokugawa en
1603 qui
instaura une paix durable (pax Tokugawa) et désœuvra la caste
guerrière.
Alors que le shintoïsme, le
confucianisme et même le bouddhisme, dévoyé au profit
des jouissances terrestres des classes nobles, se préoccupaient
d’harmonie
sociale, de morale, en réalité de maintien du respect de l’autorité et
de
l’ordre établi, le zen proposa une émancipation totale de l’individu.
Cette configuration, qui mit en présence des enseignements
contradictoires,
potentiellement explosive - l’implantation
du zen suscita de nombreux heurts -,
fut transcendée par les samurai qui surent en exploiter la
complémentarité,
les incompatibilités étant petit à petit évacuées grâce à la formidable
capacité des Japonais à réaliser les syncrétismes les plus improbables.
Le zen s’appuie sur la méditation assise (zazen), l’accès à des
états
de conscience supérieurs (mushin : l'esprit vide ;
mushin-no-shin : littéralement, penser sans pensée ;
kensho : l'éveil),
la
notion de non profit (mushotoku) et l’attention portée au
moindre détail
(kufu) ; certaines écoles y ajoutent les koan
(énigmes
insolubles par le raisonnement destinées à faciliter la transcendance
de
l’esprit). Pratiqué avec sincérité et profondeur, le zen est porteur
d’une transfiguration radicale et hautement bénéfique de l’individu. Il
procure, grâce à la maîtrise de l’ego, un sentiment de communion avec
l’ensemble de l’univers et une vision claire des choses et des
événements
car débarrassée de tout a priori. La grande attention portée à chaque
action
confère une plus grande précision et évite de nombreuses erreurs dans
les
gestes usuels comme dans le maniement des armes. Le détachement,
vis-à-vis des
biens terrestres comme des félicités spirituelles, garantit une
incorruptibilité sans faille. Les samurai y trouvèrent le
surcroît de
grandeur et d’efficacité qui les propulsa à des sommets d’exemplarité.
« L’esprit indomptable », ouvrage d’un moine zen du 17e
siècle, Soho Takuan, expose clairement les apports du zen dans l’art du
sabre. Indiscutablement, le zen accrut l’efficacité du samurai
et
hissa le bushido vers un nouveau zénith, mais son influence fut
ressentie dans de nombreux autres domaines. Il a notamment profondément
renouvelé l’esthétique des arts et brisé de nombreux tabous. Le samurai
qui fut jadis un guerrier violent devint un artiste raffiné.
Cependant, sans la paix des Tokugawa, le samurai et son bushido
ne seraient
sans doute pas parvenus au pinacle des références martiales et
humaines. La
victoire du shogun Ieyasu Tokugawa sur le clan Toyotomi, dont les
conquêtes
s’étendaient sur un territoire plus vaste que celui du shogun, à la
bataille
de Sekigahara en 1600, octroya au vainqueur une large domination
militaire sur
l’ensemble du pays. L’empereur, conscient de son rôle symbolique depuis
1192, lui remit officiellement l’intégralité de ses pouvoirs en 1603,
avec
pour mission de contraindre les derniers seigneurs avides d’étendre
leur
domination à déposer les armes et à accepter une autorité centrale. Les
hostilités entre clans rivaux ne cessèrent pas immédiatement, mais
progressivement la lignée des Tokugawa - la
charge de shogun était héréditaire -
mit au pas tous les daimyo, les désarma et les surveilla de
telle sorte
que les conflits armés disparurent. En 1634, le Japon est en paix et en
1639 il
se ferme presque totalement aux étrangers - en
partie pour se soustraire à l’influence chrétienne. Seuls les Chinois
et les
Hollandais gardèrent quelques maigres prérogatives commerciales. Cela
favorisa
l’émergence d’une culture authentiquement japonaise et provoqua de
profonds
bouleversements au sein de la gigantesque caste guerrière :
environ cinq
cent mille samurai, des guerriers subalternes dont on ne
connaît pas le
nombre, sans compter l’énorme conscription lors de chaque guerre
- sur
une population globale d’environ vingt millions d’habitants au début du
17e
siècle. Une partie des samurai se retrouva progressivement au
chômage
et connut des fortunes diverses. Certains vendirent leur titre à de
riches
commerçants en mal de reconnaissance sociale ; d’autres créèrent
des
écoles de sabre ; grâce à leur niveau d’instruction et en
conformité
avec les consignes du shogun qui leur prescrivaient de devenir
de bons
gestionnaires, beaucoup se recyclèrent dans des professions
intellectuelles ;
quelques-uns vécurent d’expédients ou se firent redresseurs de torts,
mais
la plupart restèrent dignes et respectueux du bushido. La
diffusion
d’ouvrages tels que « Le sabre de vie »
écrit par Yagyu Munenori (au début du 17e siècle), le
« Traité des cinq roues » de Miyamoto Musashi (vers 1645) ou
le
« Hagakure » de Jocho Yamamoto (au début du 18e
siècle),
qui exposent les devoirs et qualités des samurai, reflète bien
ce souci
de perfection et d’élévation spirituelle. Sans doute ces livres ont-ils
également
contribué à renforcer le respect de ce code d’honneur et à en élargir
l’audience.
Ronin (samurai sans employeur) ou samurai
toujours titulaires de leur
charge, presque tous, conscients de leur noblesse et des privilèges
attachés
à leur titre, mirent un point d’honneur à peaufiner leur image de
perfection
martiale et humaine. Ainsi, malgré l’absence de conflit armé qui aurait
pu
conduire au relâchement, le samurai de l’ère Tokugawa hissa la
technique martiale à des niveaux impensables ailleurs. La codification
des
techniques et une vie presque totalement consacrée à l’entraînement
pour la
majorité des samurai et bushi (désigne les samurai
d’Okinawa) déboucha sur une maîtrise phénoménale. On découvrit
l’étonnante
possibilité d’utiliser efficacement la gestuelle du ken-jutsu
(technique du sabre) à mains nues - crucial
en cas de perte ou de bris du sabre. Des tactiques et des stratégies
innovantes
virent le jour : art des deux sabres ou technique du shuriken
(lancer de sabre). Cette recherche d’une perfection toujours plus
grande, se
propagea dans la société civile et plus particulièrement chez les
professionnels de l’armement. Ainsi, les sabres acquirent une qualité
d’acier, de forgeage et une beauté qui laissent encore pantois
aujourd’hui.
Quant à l’ascension spirituelle du samurai, confortée par la
pratique
assidue du zen, elle permit la transformation du bu-jutsu en budo,
mit une ultime touche de majesté au bushido et conféra au samurai
son aura définitive de guerrier invincible, raffiné, fier, mais juste
et
bienveillant.
Toutefois, l’art martial qui nous
intéresse n’est pas un pur produit japonais. Le karate-do
provient d’Okinawa, petite île située à mi-distance de la Chine et de
l’île
principale du Japon (Honshu) qui, en dépit de ces deux influences
majeures, développa
sa propre culture. Cependant, si les apports chinois furent importants,
notamment dans le domaine martial, ce fut le Japon qui, finalement,
devint le maître
d’Okinawa, imposa sa loi et ses coutumes.
Le roi Sho Shin qui unifia Okinawa au milieu du 15e siècle
réalisa
sans doute ce tour de force grâce à l’aide du Japon puisque l’île dut
dès
lors lui payer un lourd tribut. La présence et l’influence japonaises
sont
donc déjà sensibles à cette époque. Ensuite, elle subit l’occupation
des samurai
du clan Satsuma, vaincu, mais pas anéanti par le shogun
Tokugawa, et
astucieusement utilisé par ce dernier pour ramener les îles Ryukyu,
dont fait
partie Okinawa, jugées trop complaisantes avec la Chine, dans le giron
japonais. Les samurai de Satsuma maintinrent une rigoureuse et
oppressante surveillance de 1609 à 1879, date où les Ryukyu furent
officiellement intégrées à l’empire japonais. C’est dire si les nobles bushi
locaux, extrêmement contrôlés, durent se plier au même code d’honneur
que
les samurai du shogun et se fondre dans la culture
japonaise.
C’est à ce prix qu’ils purent affiner, le plus souvent dans un secret
absolu, leur propre technique guerrière, essentiellement à main nue,
car les
armes étaient prohibées sur l’île d’Okinawa depuis le règne du roi Sho
Shin, sauf pour la garde rapprochée du monarque. Cette interdiction,
maintenue
par les Japonais, explique le degré de perfection atteint par le Tode,
l’Okinawa-te puis le karate, sans oublier les méthodes de
combat développées
par les paysans et les pêcheurs, efficaces contre un sabre, qui
utilisent les
outils professionnels (kobu-jutsu) et que se sont appropriées
les bushi
privés de leur sabre. En dépit de différences techniques et culturelles
indiscutables, les bu-jutsu japonais et okinawaïens du 15e
siècle,
qui baignaient dans un même climat de guerres sporadiques et
d’escarmouches
constantes, s’étaient développés de façons similaires. Leurs
caractéristiques
respectives étaient donc déjà fort semblables, œuvres dans les deux
contrées
d’une classe guerrière noble qui se voulait exemplaire. Après cette
date, la
pratique presque exclusive de méthodes de combat sans arme à Okinawa ne
modifia en rien la conviction des bushi. Avec un sabre ou à
main nue, la
philosophie ne variait pas ; la perfection martiale, éthique et
mentale était
la seule voie qui assurât la pleine et juste expression d’un bu-jutsu.
La présence des samurai Japonais de 1609 à 1879, malgré une
hostilité
de la population locale qui dura longtemps, puis le rattachement des
Ryukyu à
l’empire nippon rapprochèrent définitivement les deux cultures. Leurs
codes
d’honneur respectifs s’unifièrent sous le même vocable de bushido
et les bu-jutsu des deux contrées devinrent des budo.
D’ailleurs, le terme karate-do (dans le sens voie de la main
vide et
non main de Chine selon l’ancienne écriture) est apparu lors de
l’implantation de l’art martial d’Okinawa au Japon avec la volonté
affichée
par Gichin Funakoshi, puis par les autres maîtres de karate
originaires
d’Okinawa qui l’ont suivi, de se fondre dans la culture japonaise.
« L’art
martial d’Okinawa peut maintenant être considéré comme japonais à part
entière » affirme Funakoshi dans « Karate-do Kyohan » au
début
du 20e siècle. Actuellement, à Okinawa comme au Honshu, à
mains
nues ou avec un sabre, tous les budoka se réfèrent à la notion
de bushido
et la plupart des écrits sur le budo en font un thème central.
On peut
donc, sans craindre de se fourvoyer, associer karate-do et bushido.
Le bushido est mort ;
vive le bushido !
Au milieu du 19e siècle, la
pression des puissances occidentales
compromet l’isolationnisme du Japon et, en 1853, l’expédition
américaine
de l’amiral Perry y met définitivement fin. Les transformations
économiques
sont extrêmement rapides et entraînent des bouleversements politiques.
Ainsi,
en 1868, début de l’ère Meiji, l’empereur retrouve toutes ses
prérogatives.
En 1879 la charge de shogun disparaît, les samurai et
les bushi
sont remplacés par une armée de métier - la
solde remplace l’engagement moral - et l’île d’Okinawa est
intégrée au Japon sous forme de préfecture. Bon
nombre de samurai deviennent des officiers de la nouvelle armée
mais une
grande partie, hostile aux nouvelles orientations du régime impérial,
notamment la primauté accordée au commerce et à la cupidité qui
l’accompagne trop souvent, se désolidarise pour ne pas renier les
valeurs du bushido
et sombre dans la misère. Paradoxalement, la mise à l’écart du pouvoir
militaire s’accompagne de l’émergence d’un esprit belliqueux et
conquérant.
Le pays entend les sirènes de l’Occident, s’inspire de son colonialisme
et
de ses pillages systématiques, se pare d’une arrogance de peuple
prétendument
élu qui l’incite à étendre son rayonnement et à imposer son hégémonie
sur ses voisins. Guerre contre la Chine en 1894, puis contre la Russie
en 1905,
les deux remportées par le Japon. Taiwan devient une colonie en 1905 et
la
moitié sud de Sakhaline est acquise la même année. Annexion de la Corée
en
1910. L’invasion de la Mandchourie en 1931 va préluder à une guerre de
quinze ans qui s’étendra à toute la Chine à partir de 1937, puis au
Pacifique et à tout l’Extrême-Orient. C’est une période d’abominations
perpétrées par un Japon tyrannique et sanguinaire, où le bushido
a été
dévoyé à seule fin de produire des mercenaires sans foi ni loi et des
kamikazes lobotomisés.
Après la défaite de 1945, de longs mois d’incompréhension tétanisèrent
le Japon.
Ayant finalement pris conscience des terribles exactions commises dans
les pays
conquis, les Japonais préférèrent occulter cette période d’ignominie et
mettre en avant ce qu’ils considéraient comme le summum de leur
culture :
le bushido de la fin du shogunat qui devint la référence morale
pour
toute la population. Aujourd’hui, le bushido se reconnaît dans
de
nombreux aspects de la vie courante et les descendants de samurai,
toujours très admirés, se sentent investis de la mission d’en propager
l’aura.
Quand on va au Japon actuellement, les
us et coutumes immédiatement observables révèlent
quelques caractéristiques étonnantes. D’abord une apparente
indifférence ;
chacun va son chemin sans s’occuper du voisin. L’apparence est
trompeuse ;
en réalité il s’agit d’un besoin impérieux de ne pas s’immiscer dans la
vie privée d’autrui. C’est pourquoi on ne vous demande jamais comment
vous
allez, ce serait un grave manque de savoir-vivre car cela force à
parler de
soi, mais on se réjouit de vous rencontrer. On assiste fréquemment à
des
salutations cérémonieuses et empressées, surtout de la part des femmes
qui
restent plutôt soumises à l’extérieur de leur foyer, lieu où elles
retrouvent généralement une autorité incontestée. Les enfants sont fort
bien
éduqués, toujours respectueux, disciplinés à un degré impensable en
France
et pourtant souriants, ce qui laisse supposer une absence de
coercition. Dans
les lieux publics, jamais vous ne serez gêné par un parfum
intempestif ;
pour les Japonais, toujours très soignés et pleins d’égards, sentir
bon,
c’est ne rien sentir. Ensuite, on constate un respect absolu des biens
d’autrui : rien n’est dégradé, tout est propre, sans
graffitis ;
le vandalisme est inexistant. Les voitures, méticuleusement entretenues
- on
les croirait toutes neuves -,
restent ouvertes et les vols sont d’une extrême rareté. Si un sac à
main
est oublié dans un taxi ou un train, il sera très certainement retrouvé
avec
l’intégralité de son contenu. Dans les entreprises privées ou les
services
publics, chaque employé fait preuve d’une compétence particulièrement
surprenante en comparaison de l’indigence des prestations offertes en
France.
Vous souhaitez programmer un voyage traversant différents pays avec de
multiples moyens de transport ? En quelques minutes, l’employé
d’une
agence de voyages vous proposera la solution idéale ; quel temps
faudrait-il chez nous pour seulement approcher ce résultat ? Dans
un
magasin, l’emballage d’une babiole payée quelques yens sera réalisé
avec
la même application extrême, véritable origami, que pour un achat
somptueux.
Méticulosité, efficacité et compétence sont des lieux communs au Japon.
Mais
ces vertus ont apparemment un prix : si vous assistez à la sortie
des
bureaux, vous allez voir des milliers de clones se disperser. Tous les
hommes
portent le quasi même costume et se comportent de façon étrangement
similaire ;
les femmes sont à peine plus fantaisistes. La fatalité pèse sur les
individus
qui semblent dirigés par une force supérieure.
Dans les dojos d’arts martiaux, l’étiquette est toujours
scrupuleusement suivie ;
le relâchement, le laisser-aller ne sont pas de mise et la discipline
semble être
ancrée dans l’esprit des budoka. La hiérarchie des grades et
fonctions est scrupuleusement respectée ; ainsi, un sampai
ne se
permettrait jamais de donner un conseil personnel à son partenaire, de
crainte
d’interférer avec l’enseignement du maître. Les dojos sont d’une
propreté
exemplaire, car les élèves font généralement le ménage avant et après
chaque session. Lors d’une compétition, les enfants sont capables de
rester
assis en tailleur pendant plusieurs heures sans bouger ni chahuter. Que
l’entraînement soit sportif ou traditionnel, la recherche de perfection
est
toujours perceptible. Il est vrai qu’on y trouve de nombreux
descendants de samurai
pour qui le bushido est une réalité vivante. Certes le seppuku
a
disparu, mais des pratiques d’un autre âge perdurent. Pourquoi se
casser des
bâtons sur les orteils, pratiquer des kata en portant du bout
des doigts
de lourdes jarres ou répéter de longues séries de nukite dans
un bac
à sable ? Pour s’endurcir, évidemment. Mais pour quel usage ?
Question sans objet pour le budoka façonné par le zen, ses
notions de kufu
(s’appliquer à tout réaliser à la perfection) et de mushotoku
(pratiquer sans chercher le moindre profit). Bien sûr, le caractère
extrême
et fortement traumatisant de certains entraînements ne s’observe plus
très
fréquemment aujourd’hui, mais l’état d’esprit est toujours empreint de
la même volonté d’avancer sur le chemin de l’excellence. La voie n’est
pas un passe-temps ; elle est un mode de vie, une ascension vers
la
perfection technique et spirituelle qui ne connaîtra pas d’achèvement
avant
la mort. Preuve de cet attachement indéfectible aux valeurs du bushido,
les personnes âgées sont très nombreuses dans les dojos et
toujours
actives. Quant à Okinawa qui ne mesure pas plus de trente kilomètres
sur à
peine cent vingt, c’est presque quatre cents dojos qui y prospèrent.
Ici, le budo
concerne presque tout le monde.
Nous ne sommes pas Japonais. Nous
penchons vers l’indiscipline et la manifestation
spontanée de nos humeurs en dépit d’un niveau de conditionnement qui
n’a
rien à envier aux habitants de l’archipel nippon. Depuis le milieu du 17e
siècle, les Japonais cohabitent pacifiquement ; même les guerres
de conquête
entre 1894 et 1945 n’ont guère entamé leur
unité nationale. Or, cette relative harmonie entre les groupes sociaux
s’est
installée au moment de l’apogée du bushido. A contrario, les
groupes
sociaux français n’ont jamais cessé d’être en lutte. Certes les mots,
les
manifestations, les grèves, l’accumulation insensée de lois ont
remplacé
les armes, mais les dissensions sont permanentes et chaque solution
proposée en
crée de nouvelles. Le système s’auto-alimente. Ainsi, malgré un
appareil
d’état qui fait de nous un des champions de la solidarité, nous sommes
des
individualistes forcenés, ce qui crée des situations ubuesques, dont
peu de
gens ont conscience, et d’incessants désaccords, sociaux ou personnels.
Et
cette contradiction n’est pas la seule, loin s’en faut, qui génère des
tensions. Infiniment plus que les Japonais, nous détenons un art
éprouvé du
conflit éternel. L’événement commande nos décisions ; nous vivons
dans le court terme, ballottés en tous sens par un fatras de réactions
intempestives ou émotionnelles qui occultent une réelle vision
d’avenir. Le bushido
pourrait-il remettre un peu d’ordre dans une société qui fut brillante
mais
se perd aujourd’hui dans les querelles partisanes, les analyses
superficielles
et la défense des intérêts particuliers ? Car, ne nous y trompons
pas,
la société est à l’image des individus qui la compose ; une
société
conflictuelle ne saurait héberger beaucoup d’individus en harmonie avec
eux-mêmes.
Toutefois, certains, sans doute plus lucides, ne se satisfont pas de
leur
condition actuelle et veulent donner un vrai sens à leur existence,
vivre dans
une société plus épanouie où le conflit serait anecdotique. Parmi eux,
des budoka
perçoivent dans le bushido une possible solution qui suscite
néanmoins
quelques questions. Est-ce vraiment le bon outil ? Quelles sont
ses
faiblesses ? Quels aménagements mériterait-il ? Risque-t-il
de
renforcer notre comportement moutonnier ?
Le bushido d'aujourd'hui
doit être une élaboration personnelle
Il n’est pas très utile de s’appesantir
sur l’étymologie et les diverses
traductions, celles-ci étant par trop fluctuantes. Néanmoins,
confrontons budo
et bushido. Un do se réfère toujours à une activité
particulière.
Sa maîtrise est censée apporter une sorte d’apaisement, un surcroît de
qualités mentales et morales, mais ce n’est malheureusement pas
toujours le
cas. Des karatékas, judokas ou aïkidokas de haut niveau peuvent revêtir
une
certaine beauté spirituelle, mais ils peuvent également se
compromettre,
s’avilir ou se déshonorer. C’est, en partie, ce constat qui a conduit à
l’élaboration du bushido dont la traduction la plus
convaincante
pourrait être « voie du brave guerrier », brave étant pris
dans
ses deux sens : courageux et vertueux. En première analyse, le budo
(voie du guerrier ou art martial) procède donc en priorité de
l’amélioration
des qualités techniques ; le bushido glorifie les valeurs
mentales
et sociales. Cette complémentarité est plus profonde qu’il n’y paraît a
priori. Examinons-en quelques illustrations.
L’art martial propose une large panoplie d’outils pour régler les
conflits qui
naissent entre les individus, mais pratiquer ne suffit pas ; seule
la
perfection gestuelle, mentale et morale est garante du résultat
attendu. Il
faut donc impérativement tendre vers cet idéal ; or le bushido
est
un écrin somptueux, constitué de grandeur d’âme, de respect, de justice
et
de détermination, qui permet au bagage technique de s’exprimer à son
optimum
et surtout avec discernement, à bon escient et de façon mesurée.
Un guerrier pris dans une embuscade ou une personne agressée
violemment, s’ils
sont obsédés par la crainte de mourir, pensée qui envahit la conscience
et
atrophie la capacité d’observation, commettront immanquablement
l’erreur
fatale au moment crucial. Le budoka qui accepte totalement la
mort à
condition qu’elle soit élégante comme le prescrit le bushido,
exempt
de toute angoisse, est lucide et serein ; son espérance de survie
lors
d’une confrontation vitale s’avère infiniment supérieure.
Toutefois, si le budo enseigne l’art ultime de tuer, c’est pour
conférer une
force de dissuasion et garantir la tranquillité d’esprit du budoka.
Celui-ci n’a évidemment pas pour objectif de tuer, sauf extrême
nécessité.
Quant au bushido, code d’honneur, il est avant tout un code de
vie qui
invite à mener une existence exemplaire où tout, art martial, qualités
spirituelles et sociales, est maîtrisé et au service de l’humanisme le
plus
pur. Il n’est en aucune manière une incitation à mourir, mais il
souligne
qu’une mort honorable serait sans doute préférable à une vie indigne.
Les deux termes paraissent donc indissociables et s’articulent autour
de la notion
de mort ; la sienne et celle d’autrui. D’ailleurs, la crainte de
la
mort, dont on parle souvent de façon détournée, escamotée par les
religions
qui préfèrent évoquer l’éternité, objet de toutes les spéculations, est
sans aucun doute et sans jeu de mot le principal obstacle à une vie
épanouie.
Quant à la possibilité de tuer, frappée d’anathème, elle est presque
impossible à aborder. Je passe outre à ces interdits, non par
provocation,
mais par nécessité martiale et spirituelle, conforté en cela par les samurai
qui exprimèrent clairement dans leur bushido l’impérative
obligation
de surmonter ces obstacles pour atteindre l’excellence. On peut leur
faire
confiance pour avoir réellement testé sur le champ de bataille, lors de
duels
ou dans la résolution de tout type de conflit la pertinence de cette
recommandation.
La peur de mourir est pour la majorité
d’entre nous la peur ultime, la plus prégnante
et, sans aucun doute, la plus handicapante lors d’un événement
dangereux et
difficile à résoudre. Il semble donc salutaire de s’en
débarrasser ;
mais comment ? Depuis les débuts de l’humanité, des milliards
d’individus ont cru trouver une solution dans la religion. Cependant si
celle-ci peut offrir une forme de consolation, elle n’évacue en aucune
manière
la peur ni la mort elle-même qui reste inéluctable. La mort n’est donc
pas
le vrai sujet ; c’est la peur qu’elle engendre qui constitue le
cœur
du problème. Soyons donc pragmatique et logique ; commençons par
comprendre sa genèse. Première observation évidente : cette peur
ne
correspond pas à la réalité. Elle revêt plutôt la forme de l’angoisse
et
n’a rien à voir avec la réaction physiologique et transitoire qui
prédispose
à l’action quand un danger survient brusquement. L’angoisse ou la peur
sont
des pensées - la pensée verbale n’est pas la seule forme
existante -
et quand nous pensons, nous vivons. La peur de la mort est donc une
représentation,
une image de notre décès éventuel. Il s’agit d’un phénomène purement
psychologique, or l’entité qui conditionne nos pensées, qui les façonne
selon un code préétabli, c’est l’ego, le maître d’œuvre de notre
conscience. Ce processus revêt-il la moindre utilité ? L’ego
lui-même
est-il bénéfique ou néfaste ?
L’ego est généralement présenté comme la conscience de soi ou la
représentation
de soi. Toutefois, ce « soi » ressortit uniquement à la
psychologie.
Il ne concerne pas la conscience physique de soi, ni l’intellect, ni
les
perceptions sensorielles, ni la mémoire technique ou procédurale, mais
il peut
les influencer. L’ego est la mémoire de ce que l’on croit être ou
devoir
être. Pour certains il est l’essence de la personnalité, pour d’autres,
c’est un parasite encombrant qui déforme la réalité ; les deux ont
raison. Fondamentalement, ce n’est qu’un amas de principes, a priori,
idées
préconçues, toutes formes de conditionnement qui conduisent à des
conduites
et attitudes prévisibles, stéréotypées - on
peut baptiser cela « personnalité » -
et brouillent les perceptions. Ces pollutions sensorielles et mentales
génèrent
des affects et émotions souvent incohérents, parfois handicapants,
toujours
perturbants.
Qui veut rompre avec ses peurs, ses perceptions erronées et ses
conditionnements
doit d’abord prendre conscience de leur origine, de la manière dont ils
envahissent la conscience et de leur effet délétère, puis s’attaquer à
ce
qui en constitue le cœur : l’ego, grand responsable de nos
faiblesses.
Car l’ego est un leurre ; s’il s’affiche comme une force, c’est
pour mieux camoufler ses effets malsains.
L’ego est nuisible, mais il est comme une toxicomanie dont on ne peut
pas se défaire.
Néanmoins, il n’est pas très difficile de l’éliminer
ponctuellement ; mushin, l’état de non-pensée recherché
pendant le mokuso
(méditation)
ne permet pas à l’ego de se manifester. Tout le monde, ou peu s’en
faut, a
la capacité d’atteindre cet état de conscience et peut en constater les
bienfaits. Quant à la cure d’amaigrissement de l’ego, toujours
possible,
elle donne des résultats peu concluants, mais la démarche est louable
et pas
totalement inutile. Amoindrir, museler, étouffer l’ego, tout cela est
accessible ponctuellement, mais en sera-t-on capable face à la violence
exacerbée
et totalement imprévue ? Mieux vaut aborder un tel épisode avec un
esprit débarrassé définitivement de l’emprise de l’ego. La
vraie difficulté est donc de tuer l’ego. Mushin ne suffit
pas ; mushin-no-shin
est nécessaire, kensho souhaitable.
L’éradication de l’ego, en éliminant les interprétations tendancieuses
de la réalité,
procure une perception juste, claire, sans fard. Il s’ensuit également
une
disparition de toutes les craintes, appréhensions ou angoisses puisque
c’était
l’ego qui avait peur pour lui-même. Cette absence d’inquiétude ne
débouche
pas pour autant sur des prises de risque inconsidérées, bien au
contraire. La
peur aveugle, alimente les pensées parasites et rend agressif. Quand,
dans une
situation stressante, elle survient, la prudence est un vœu pieux.
Certes, ce
n’est pas le seul type d’émotion handicapante, mais elle est
certainement
la plus difficile à dominer. Qui parvient à éradiquer ses peurs, et
plus
particulièrement la peur de la mort, n’est pas loin de découvrir le
Graal et
maîtrisera sans peine ses autres émotions plus facilement accessibles
au
raisonnement : haine, colère, surprise, énervement, impatience,
chagrin,
etc. Il s’ensuivra une transformation profonde de l’individu ;
quiétude
et clairvoyance mèneront à un sentiment de plénitude et de jouissance
sereine
de la vie.
Je n’ai pas peur de la mort » ; « Je n’ai pas peur de la
mort » ;
« Je n’ai pas peur… » La méthode Coué quelle que soit votre
persévérance ne vous fera pas avancer d’un iota. Pour progresser, il
faut
vraiment se confronter à l’idée de la mort, ne plus l’occulter ou la
nier
en l’habillant d’une parure rassurante (âme éternelle, paradis,
réincarnation,
etc.), comprendre comment naissent les peurs, comment les surmonter et
installer
la mort dans une proposition motivante du style : « Plutôt
mourir
que de m’abaisser à cela. » Énoncé superficiellement, cela paraît
simple et sans conséquence, mais pris dans son
acception profonde avec la mort comme sanction en cas de manquement,
c’est un
serment indélébile qui devra être respecté en toute circonstance.
Impossible
donc de s’engager à la légère. Impossible de ne pas amorcer une
méditation
de fond sur la mort et ses attributs, sur la peur, sur l’ego, qui
pourront
s’alimenter de la philosophie du zen. Cependant, le zen s’encombre d’un
rituel et d’un cérémonial de méditation déconnecté de la réalité. Si on
veut comprendre la peur, il faut examiner son processus quand on a
peur ; méditer
sur une représentation de la peur n’est pas réaliste du tout. Ce
constat
sert de prémices à l’enseignement de Jiddu Krishnamurti qui préconise
une
introspection en prise directe avec les événements de façon à mettre en
lumière
le fouillis incohérent et nuisible de l’ego. Quand ce tableau se
découvre
dans sa totalité, l’esprit est littéralement illuminé. Voilà un bon
début
pour s’engager sur la voie de l’excellence spirituelle car celui qui en
arrive à ce point ne saurait en rester là.
Quelles valeurs va-t-on s’engager à ne
jamais transgresser ? Quand on compulse
les différents écrits sur le bushido, celles qui sont évoquées
d’ordinaire se révèlent relativement fluctuantes en fonction de
l’époque.
Globalement, ce sont les qualités humaines universelles mais souvent
rendues
conformes à des réalités politiques, sociales ou culturelles qui ont
évolué
au fil du temps. Par exemple, la fidélité, souvent citée, fait
référence au
dévouement absolu et jusqu’à sa mort, du samurai envers son
empereur,
son shogun ou son daimyo. À la fin du 19e
siècle,
avec les zaibatsu, ces conglomérats militaro-industriels
destinés à
soutenir l’effort de guerre, et après la défaite du Japon en 1945,
avec
les mêmes entreprises rebaptisées keiretsu et réorientées par
les Américains
dans une optique purement industrielle, elle évoque le lien inaltérable
qui
s’établit entre la direction, émanation théorique du pouvoir impérial,
et
ses employés, que ni l’un ni l’autre n’imagine pouvoir casser. Si cet
emploi à vie, certes battu en brèche, est encore une réalité au Japon,
cela
n’a guère de sens pour nous Occidentaux. Aujourd’hui, dans les dojos
européens
qui affichent le code d’honneur des samurai, la fidélité est
surtout
mise en avant par les mauvais enseignants qui ont peur de voir leurs
élèves
les tromper avec un concurrent ; pathétique ! Le bushido
est
un code d’honneur volontairement suivi afin de devenir soi-même un
exemple de
perfection ; ce n’est pas une prescription qui s’impose aux autres
et
dont on peut se dispenser. D’ailleurs, rester fidèle à un tyran, à un
abruti ou à un principe absurde constitue évidemment une faute morale.
La loyauté, autre valeur courante du bushido, implique d’agir
selon les règles,
sans dissimuler ses intentions. Elle pérennise les relations dans la
vie
courante, mais ne présente guère de pertinence dans certaines
situations
d’agression. Quand toute humanité a été bafouée par des gens sans
scrupules, allons-nous faire le joli-cœur et annoncer fièrement notre
intention de châtier les impudents ? Il serait sans doute plus
intelligent
de cacher son dessein et d’agir par surprise au moment opportun.
C’est pourquoi chacun doit s’émanciper vis-à-vis de ces compilations de
préceptes
pas toujours sensés ou adaptés aux circonstances et s’efforcer
d’établir
sa propre liste des valeurs indispensables à l’homme de bien qu’il se
propose de ne jamais enfreindre. Peut-être arriverons-nous tous à un
résultat
assez proche puisque nous baignons dans une même culture, mais
néanmoins nuancé.
Ainsi cet engagement personnel, solennel mais secret, s’exemptera de
l’esprit moutonnier et irréfléchi qui pollue la conscience collective.
À
chacun son bushido pourvu qu’il soit patiemment élaboré,
sincère et
non une mascarade, ce qui serait le pire des avilissements.
Car qui n’aurait envie d’être irréprochable ? Certes les
vicissitudes de
la vie incitent parfois à prendre des chemins détournés, le relâchement
fait
parfois oublier les bonnes résolutions, les événements imposent de
reconsidérer
certaines décisions, mais il me semble improbable qu’un individu ne
conserve
pas le besoin de se sentir respectable. Chacun suit donc déjà une sorte
de
code d’honneur, même si pour quelques-uns c’est a minima, et aimerait
être
entouré de personnes aux qualités humaines sans tache, vivre au sein
d’une
société plus policée -
certains imaginent une telle société ennuyeuse ; c’est une idée
erronée,
car l’initiative, la créativité, la fantaisie, l’originalité, la
diversité,
le débat, l’échange, la collaboration s’expriment mieux dans la
concorde
et l’harmonie. Toutefois, la plupart des gens attendent d’autrui qu’il
fasse le premier pas. Prenons donc exemple sur les samurai qui,
pour
dompter la sauvagerie de la caste guerrière, ont décidé d’offrir le
modèle
de la quintessence humaine. Bien sûr, nous n’avons pas à lutter contre
les
carnages de champs de bataille quasi permanents, mais les vices et les
travers
de nos sociétés contemporaines n’en sont pas moins déplorables.
Nombreux
sont ceux qui s’en accommodent aujourd’hui, tout comme des guerriers se
sont
complus dans l’abjection hier. Heureusement, certains ont souhaité,
jadis ou
naguère, construire une civilisation harmonieuse, épanouie et n’ont pas
hésité
à s’investir personnellement dans ce projet. Qui sera le
prochain ?
L’entreprise n’est pas si ardue. Attention toutefois à ne pas se
précipiter
aveuglément dans un combat controuvé. C’est ce qui arrive quand un
individu,
ou un groupe, veut faire évoluer la société sans se remettre lui-même
en
question ; c’est le meilleur moyen d’amplifier le chaos.
« Vous
voulez changer le monde, commencez par vous, car vous êtes le
monde » dit
Krishnamurti.
Certes, il est difficile de tout bouleverser dans son monde intérieur
du jour au
lendemain, mais adopter, le temps d’un entraînement, un comportement
aimable
et respectueux de tous ses partenaires, y-compris et surtout ceux avec
lesquels
un contentieux existe, procure une sensation de maîtrise qu’on n’aura
de
cesse d’étendre aux relations tendues de la vie courante. Suivre
scrupuleusement l’étiquette prescrite installe dans un climat de
solennité
qui convient bien au bushido, contribue à la sérénité
individuelle et
à l’harmonie collective. Faire preuve de modestie, si ce n’est pas un
subterfuge pour déguiser son orgueil, est la marque d’un esprit qui ira
très
loin sur la voie. S’entraider plutôt que dominer offre des
satisfactions plus
durables et une meilleure progression vers la maîtrise. Aborder chaque
cours
avec un esprit de débutant, ouvert et sans a priori, permet d’assimiler
clairement ce qui restera obscur à un esprit infatué. Être
épris de justice, à l’intérieur du dojo comme à l’extérieur, grandit
l’âme. Méditer sérieusement sur la mort, la peur, les émotions, les
images, la pensée et l’ego bousculera forcément quelques certitudes
- c’est
un énorme chantier, mais, ô combien salutaire. Beaucoup d’autres
attitudes
nobles ou propices à l’épanouissement du budoka peuvent se
manifester
au dojo. On peut citer : l’économie de paroles qui permet une
meilleure
progression - « Celui
qui sait ne parle pas. Celui qui parle ne sait pas. » Lao
Tseu - ;
la recherche permanente d’une maestria technique et spirituelle
toujours plus
fine - qui croit tout connaître sur Heian-shodan n’a pas perçu
l’inépuisable
potentiel technique, tactique, éthique et philosophique de ce
merveilleux kata - ;
le bannissement de toute trace d’énervement, de précipitation,
d’impatience ou de dépit ; une hygiène personnelle sans faille
respectueuse de soi et d’autrui ; une attention portée à l’essence
de
chaque exercice qui n’occulte pas la perception des détails
- regarder
sans voir est une véritable maladie, malheureusement trop
fréquente - ;
etc.
Après une petite quarantaine d’années d’enseignement, je constate une
certaine
propension d’une majorité de budoka à propager l’éthique et la
recherche d’excellence du bushido à l’extérieur du dojo. À
l’inverse, le laisser-aller observable dans certaines salles de sports,
dans
des stades ou autres temples des jeux du cirque modernes ne semble pas
favorable
à l’établissement de relations constructives et civilisées. Nul besoin
de
beaucoup d’intelligence pour comprendre l’intérêt de respecter une
étiquette
et d’effectuer chaque tâche soigneusement. Car le bushido n’est
pas
qu’un code moral ; il vise la perfection absolue, spirituelle,
éthique
et technique.
La perfection, oui, mais
laquelle ?
Tout est perfectible ; nul
n’atteint la perfection, mais le samurai
veut s’approcher de cet idéal. Vivre et mourir dignement ne lui suffit
pas ;
sa fonction de guerrier raffiné exige qu’il développe sa capacité à
donner
élégamment la mort. Cependant, ce n’est qu’un moyen, non un but ;
il
souhaite surtout agir avec clairvoyance et trouver la réponse juste à
chaque
sollicitation. La maîtrise technique est donc loin d’être
suffisante ;
un esprit lucide, vif et créatif est indispensable. Ce n’est guère
différent
du besoin d’une personne agressée, peut-être par plusieurs assaillants,
peut-être armés, peut-être déterminés à tuer. Le bushido
devrait
donc intéresser le budoka d’aujourd’hui autant que le samurai
ou le bushi d’hier.
Le bujutsu avait pour unique objectif de vaincre sur un champ
de bataille réel.
Le bushido, la Pax Tokugawa et la diffusion des arts martiaux
auprès du
grand public l’ont transformé en budo. Même si le champ de
bataille
ou la situation d’agression extrême relèvent de l’hypothèse improbable,
le budoka doit s’immerger dans cette violence théorique pour se
confronter à l’idée de la mort, la sienne ou celle qu’il peut infliger,
grandir son esprit et favoriser son accession à la maîtrise technique.
Avec un
sabre, un bâton ou à main nue, l’itinéraire du budoka est
toujours
le même : rechercher l’efficacité maximale, aiguiser sa
conscience,
s’élever sans orgueil au-dessus de la mêlée et trouver la paix
intérieure.
Quelle différence, lors d’un combat, peut-on observer entre le karate-do
et
le karaté sportif ? En compétition, un atemi
(littéralement, coup
porté sur le corps) qui arrive à proximité immédiate de sa cible donne
automatiquement un ippon (un point), voire deux ou trois ippon
en
fonction du caractère spectaculaire de la technique. L’efficacité
réelle
n’est guère considérée : peu importe que l’atemi soit en
bout
de course, qu’il manque de kime (énergie pénétrante), qu’il
atteigne une zone peu sensible ou qu’il expose inconsidérément des
parties
du corps dont le règlement interdit l’attaque. En karate-do de
tels atemi
ne valent rien et s'ils sont réalisés sans contrôle avec l’idée
simpliste
que cela suffit à les rendre efficaces, leur seul effet sera souvent de
blesser
ou de provoquer une douleur, ce qui risque de renforcer la
détermination de
l’assaillant. Quant à l’exposition incongrue de points vitaux quand
aucune
règle ne régit le combat, chacun comprend bien l’absurdité de cette
prise
de risque irréfléchie.
Ce qui intéresse un vrai budoka est de parvenir à une
efficacité absolue,
évidemment dans le respect de l’humanisme le plus pur. Les techniques
ne se
limitent pas à quelques atemi ; elles sont innombrables et
doivent
réellement permettre de dissuader, stopper, contrôler, projeter,
immobiliser,
assommer, invalider ou tuer. Une telle artillerie ne peut être confiée
à un
écervelé. Dans ce contexte où la technique doit être transcendée par
l’esprit, la principale difficulté ne s’incarne pas dans l’adversaire
mais en soi-même. Fortifier et assouplir son corps, développer une
technique
précise, efficace et instinctive, lever toutes les barrières
psychologiques,
s’ouvrir à de nouvelles perceptions, se forger un mental d’acier,
développer
une éthique inattaquable et s’engager dans une ascension spirituelle.
Vaste
programme, ardu, parfois déroutant, mais stimulant. Quand toutes les
difficultés
dont il regorge auront été surmontées, alors seulement les éventuels
agresseurs
pourront être dominés avec une relative certitude et faire
progresser le budoka ; pas avant. Les combats sportifs
n'améliorent au mieux
que les qualités sportives. Les seuls kumite
qui
procurent quelque bénéfice sont les yakusoku-gumite,
c’est-à-dire
les exercices pédagogiques. À condition d’être extrêmement diversifiés
pour approcher par différentes voies le combat réel et sans
négliger les
éventualités d’adversaires fourbes, multiples, armés, etc. L’erreur
absolue, mais courante, est de pratiquer toujours la même forme de
combat ;
cela sclérose l’esprit et appauvrit la technique. Dans toutes les
configurations de kumite, il faut rester au maximum dans la
forme yakusoku
qui offre, avec un peu d’imagination, des myriades de combinaisons. Le
partenaire qui aide s’avère toujours plus utile que l’adversaire qui
s’oppose ; c’est une vérité éternelle. Ce n’est pas un hasard si
les qualités martiales des samurai stagnèrent quand ils étaient
perpétuellement
en guerre et se magnifièrent durant la Pax Tokugawa. Le combat de type
compétition,
donc contre un adversaire et non avec un partenaire, au demeurant
plutôt
ludique - il n’est pas interdit de s’amuser -,
permet d’acquérir une aisance gestuelle, un sens du rythme, mais les
compétences
martiales qu’il développe sont très limitées. Les qualités techniques,
tactiques, mentales, spirituelles et éthiques s’acquièrent de façon
bien
plus efficace dans la collaboration et la diversité que dans
l’opposition et
l’uniformité.
Le budo, qui se préoccupe autant de l’esprit que de la
technique, est
exigeant : effort, persévérance, souffrance, remise en question,
interrogation métaphysique. Mais il est gratifiant : maîtrise
technique,
élévation spirituelle, perception plus fine, contrôle des émotions et
acquisition d’un vrai pouvoir. Comme un pouvoir sans éthique est une
abomination, il ne peut y avoir de budo sans bushido.
On peut même
affirmer, cela ne contredit pas l’histoire, que le budo est un bujutsu
qui a rencontré le bushido.
Le karaté de style sport de compétition,
certes dérivé d’un véritable art
martial mais débarrassé de ses techniques efficaces et dangereuses, est
un
sport comme un autre. Dans la plupart des sports on observe des
dérives. Pour
les juguler, des consignes sont données, des préceptes inculqués, des
règlements
rédigés, des sanctions infligées. Le karaté ne fait pas exception qui
placarde sur les murs des dojos son code d’honneur que personne
n'honore.
Cependant, le budo ne s’aborde pas comme un match de ballon ou
un
championnat de karaté. En cas de faute, dans le sport une sanction est
requise
par un arbitre ou une commission disciplinaire. Pour un samurai
la
sanction est la mort, soit sur le champ de bataille - faute
technique -, soit par seppuku - faute
morale. Certes, le budoka du 21e siècle ne connaît
plus ces
issues fatales, sauf en certaines conditions exceptionnelles qui
peuvent servir
de cadre de référence à un bushido moderne - le
suicide n’est pas rare aujourd’hui à la suite d’un manquement grave et
la
mort guette les victimes d’actions terroristes. Excluons le suicide,
équivalent
du seppuku ; les autorités nippones ont eu le plus grand
mal à éradiquer
cette pratique, aussi serait-il ridicule de l’encourager de notre côté.
Toutefois, le budoka s’est engagé à respecter son bushido
et s’il s’en écarte, c’est lui-même qui devra s’imposer le châtiment
adéquat. Le budoka est adulte et responsable ; s’il
triche,
dissimule sa faute, il n’abusera que lui-même et sera d’autant plus
méprisable.
Par ailleurs, un karate-do-ka - pour
utiliser un néologisme plus conforme à la notion de budo que
karatéka,
terme connoté par les dérives de la compétition -
confirmé peut tuer à main nue. Le débutant qui prend rapidement
conscience de
cette possibilité, qu’il acquerra peut-être après de nombreuses années
d’entraînement intensif si un sensei vigilant lui accorde ce
privilège,
construira sa technique avec une plus grande précision et développera
son bushido
de façon plus réaliste. Sachant précisément dans quelle direction
orienter
sa recherche, il progressera régulièrement sans se fourvoyer, car il
aura
compris la nécessité de dompter le caractère violent de son bujutsu
avec l’humanisme de son bushido.
Si l’art martial correctement maîtrisé peut tuer, une réflexion
orientée vers
l’acceptation, débarrassée de toute émotion, de sa propre mort, dans
l’absolu comme dans le cadre martial, est indispensable. Qui veut vivre
pleinement doit savoir mourir. Certes, le seppuku n’a plus lieu
d’être,
mais le déshonneur peut être assimilé à une mort symbolique - les
blessures de l’ego sont parfois pires que la mort -,
peine inéluctable en cas de faute ou de reniement de sa parole.
Cependant,
cette mort virtuelle ne sera jamais honorable puisque seul l’ego est
atteint ;
or l’ego tel que nous l’avons défini n’a rien d’honorable - seule
une vraie mort peut être belle. Dans ces conditions, il est impossible
de se
racheter. La seule solution est de ne jamais se parjurer. C’est
pourquoi il ne
faut pas s’engager à la légère et sélectionner soigneusement les
valeurs
de son bushido personnel.
Pour élaborer celui-ci, le manichéisme est une erreur ; le bien et
le mal
n’existent pas fondamentalement. Le vol, par exemple est généralement
condamnable, mais si c’est la seule possibilité de nourrir son enfant,
cet état
de nécessité en fait un devoir. Autre exemple : qui reprocherait à
un
policier d’avoir tué le terroriste qui s’apprêtait à faire sauter sa
charge d’explosif au milieu d’une foule ? La faute serait de ne
l’avoir point fait ; tuer est parfois une obligation morale. Les
vertus
couramment citées présentent peu de pertinence pour construire son
bushido ;
mieux vaut cerner ce que doit être le comportement juste dans les
diverses
circonstances de la vie or celui-ci ne peut se résumer à quelques
préceptes signifiés par des mots. Le zen se méfie des mots ;
c’est ce qui ressort de l’observation des koan qui imposent
de sortir du signifiant, de l’intellect, du raisonnement ou du
conditionnement pour s’attacher au ressenti viscéral, dans le
hara, sans l’intervention de l’ego qui se révèle, au mieux,
un bavard infatué. Comment définir cette ligne de conduite sans
les mots ? C’est ce que dévoile l’accès à mushin-no-shin.
Cependant, si l’engagement envers son bushido est purement
moral puisque le seppuku
est prohibé, il faut se garder d’esquiver la nécessaire recherche
d’acceptation sereine du vrai trépas, car là réside le secret de
l’ultime
maîtrise martiale et spirituelle. Raison pour laquelle l’entraînement
du budoka
doit intégrer l’idée de la mort et le préparer aux pires scénarios où
plusieurs agresseurs veulent le tuer, condition sine qua non pour unir
la
technique et l’esprit dans l’excellence martiale. Ainsi, en maintenant
la
mort dans un rôle clé, le bushido moderne conserve-t-il son
caractère
d’engagement absolu et son objectif de perfection technique, éthique et
mentale. C’est également une voie royale pour atteindre des états de
conscience supérieurs et se défaire de son ego. Quant aux élèves
réfractaires
à cette démarche intellectuelle, il appartient au sensei de les
guider
vers cette compréhension et, à défaut, de les cantonner dans une
pratique édulcorée,
voire de les orienter sur une autre activité, car il est hors de
question de
confier une arme potentiellement mortelle à un individu vil ou
inconscient.
Encore faudrait-il que tous les professeurs aient cette compétence ou
cette
volonté. Cependant, la grande majorité des instructeurs se réfèrent aux
règles
de compétition et aux programmes d’examens de grade, extrêmement
restrictifs, pour conduire leur enseignement. Dans ce cadre, les
problèmes
rencontrés sont les mêmes que dans l’ensemble des activités purement
sportives. Méfiance toutefois avec les enseignants qui prétendent faire
cohabiter des karatés ludique, sportif et martial ou, plus tragique,
avec ceux
pour qui c’est la même chose. Il est bon de savoir où on va, surtout
quand
on est en charge de guider des novices attirés par un discours
alléchant.
La pratique d’un budo
authentique exige un engagement sincère du budoka
et une détermination affirmée du sensei à conduire ses élèves
vers
les sommets du bushido. L’enseignement avisé d’un professeur
compétent
est nécessaire, au moins jusqu’à un vrai niveau de cinquième dan
- je
n’évoque pas les grades fédéraux qui dans le meilleur des cas délivrent
une appréciation technique -,
grade à partir duquel il est possible de commencer à cheminer
seul ;
avant, les risques de se fourvoyer sont énormes. C’est une sorte de
communion
qui doit s’établir et non une simple relation pédagogique, car le sensei
et l’élève sont tous les deux engagés dans la recherche de perfection.
Un
enseignant qui se contente de transmettre son savoir agit comme s’il
avait
atteint cet idéal ; c’est l’antithèse du budo et du bushido
qui n’ont de cesse d’élever les qualités techniques, spirituelles et
morales. La métaphore de la montagne à gravir est souvent utilisée pour
illustrer cette quête, mais elle a un gros défaut : la montagne a
un
sommet et certains sentent l’ivresse de l’altitude en parvenant au
faîte de
leur vanité. C’est pourquoi le précepte suivant me semble plus
pertinent :
« Si tu arrives au sommet de la montagne, continue de
grimper. »
Si très peu de professeurs dispensent un vrai budo, peu de
débutants sont
à la recherche de l’esprit du bushido. Cela ne correspond pas à
l’esprit occidental, champion du profit immédiat, du compromis, du
conflit
sans fin, de l’occultation des réalités gênantes, de l’autosatisfaction
béate.
Le zen, le karate-do, le bushido, la recherche de
perfection
technique, mentale, éthique et spirituelle sont aux antipodes de notre
modèle
d’existence. Pourtant, quelle satisfaction quand, ayant rompu avec la
médiocrité
ambiante, on chemine sur la voie de l’excellence ; quand on se
sent irrésistiblement
tiré vers des sommets d’élégance spirituelle ; quand on accède à
une
transfiguration profonde de tout son être. Quel est le prix à
payer ?
Absolument rien, tout est gratuit, libre de contraintes culturelles,
dogmatiques
ou autres ; il suffit de s’engager sincèrement dans le budo
et,
parallèlement à la progression technique, bon nombre découvriront
mushin, certains mushin-no-shin et quelques privilégiés
kensho.
Toutefois, seul mushin peut être recherché car il est aisé de
se représenter
cet état. Ensuite, il faut juste cultiver la perfection martiale et
morale, car
les autres états de conscience sont indescriptibles. « Si vous
savez où
mène la voie, c’est que vous n’êtes pas sur la voie » stipule le
zen. Pour autant, rien n’est inaccessible, mais il ne faut rien
rechercher
d’autre que ce qu’il est possible de conceptualiser. Les plus assidus
dans
l’approfondissement du bushido se verront peut-être gratifiés
d’une
récompense spirituelle inattendue. Ce miracle se réalise quand, dans le
cadre
de la pratique d’un vrai budo, dans un authentique dojo, un sensei
et son élève s’unissent dans la célébration du bushido.
L’objectif
du bushido : devenir meilleur pour créer un monde
meilleur ;
je ne conçois pas d’objectif plus grandiose.
Le bushido n’est pas mort, mais il appartient à chacun,
étudiant et
professeur désireux de construire un avenir radieux, de lui donner vie.
Sakura sensei

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