LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI N°41 janvier 2019
AU CŒUR DU HARA

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Un budo (art martial) est
souvent présenté comme l’association d’une méthode de combat « ghi »,
souvent édulcorée, et de qualités spirituelles « shin »
(lucidité, sérénité, courage, bienveillance, humilité, maîtrise de soi,
etc.) censées conférer à cet art un summum d'efficacité et d'humanisme.
Cependant, Shogo
Kuniba traduisait « Seishinkai », le nom de l’école de karaté
fondée par son père à Osaka en 1943, par « association du cœur
pur » ; témoignage de la noblesse des sentiments que son
fondateur souhaitait
associer à son art martial. Mais pourquoi « cœur »,
traduction de « shin »
d’ailleurs reprise dans de nombreux
dictionnaires, pour des dispositions de l'esprit
dont le siège se situe dans le cerveau ? D’où vient cette habitude
universelle
de lier les sentiments,
les sensations ou les vertus au cœur alors que tout le monde sait que
cet organe n’y est pour rien ? Et toutes les aptitudes de l'esprit
nécessaires au budoka peuvent-elles se ranger dans
l'hypothétique dossier
« cœur » ?
Ces questions ne sont pas anodines, car il importe au budoka de
savoir d’où peut provenir une amélioration de son art martial, or les
confusions et imprécisions du langage sont de nature à gêner cette
recherche.
HISTOIRE DE CŒUR
La quête du savoir n’est pas un long
fleuve tranquille ; obstacles
techniques, mais surtout humains (croyances, spéculations oiseuses,
interdits…) se sont constamment dressés sur son cours. Ainsi, la
science et la médecine ont parfois emprunté des voies étranges. Certes,
le cœur était déjà connu et observé par les premiers homo sapiens, mais
son rôle est resté mystérieux pendant des milliers d'années.
Pour les
Égyptiens de l’époque pharaonique, le cœur hébergeait les qualités
morales. L’Antiquité gréco-romaine, notamment Hippocrate, « le
père de
la médecine », y plaçait l’origine des émotions, des passions, de
la volonté et du courage. Quelque temps plus tard, Aristote étendit sa
fonction à la pensée, à
l'intelligence et à la mémoire, le cerveau étant à ses yeux un organe
destiné à refroidir le corps. La locution « garder la tête
froide » est
sûrement un avatar de cette croyance. En résumé, tout ce qu’on peut
regrouper sous la dénomination « esprit » fut conçu comme une
émanation du cœur durant la plus grande partie de l’histoire humaine.
Cependant, des idées divergentes furent
émises dès le IIe siècle,
mais elles n'entamèrent guère les convictions avant le XVIe
siècle. Il fallut néanmoins attendre le début du XIXe siècle
pour que le chirurgien militaire François Broussais prouvât l'absence
de lien entre les sensations transmises par les nerfs périphériques et
le cœur, achevant ainsi de ruiner les croyances ancestrales.
Au cours de ces derniers siècles, le
monde médical a progressivement transféré l’ensemble de l’activité
sensorielle, affective et
intellectuelle au cerveau, le cœur se voyant réduit à un rôle de pompe,
certes vital, mais strictement biomécanique. D’ailleurs, en France
depuis 1968, un arrêt cardiaque ne signe plus la mort
officielle ; c’est l’aplatissement de la courbe de
l’électroencéphalogramme qui joue ce rôle.
Aujourd’hui, cette répartition des
fonctions n’est plus contestée,
cependant, plusieurs millénaires d’obstination à désigner sans aucun
fondement le cœur comme centre névralgique des affects (sensations,
émotions, sentiments, humeurs…) en on fait un symbole indétrônable de
l’amour, du courage, des passions et des vertus ; en témoignent les
cœurs gravés, dessinés,, brodés... qui inondent notre
quotidien et le langage qui en raffole.
SAVOIR ET SAVOIR-FAIRE
Si les élucubrations du passé se sont
durablement inscrites dans la langue, les lumières ont, non sans
mal et en laissant quelques poches de résistance, repoussé
l’obscurantisme ; on ne peut que s’en réjouir.
Malheureusement, celles-ci se sont répandues en valorisant
excessivement l’intellect au détriment des sens et de l’efficience
physique, en particulier depuis le début du XXe siècle avec
l’instauration dans la plupart des pays de l’instruction obligatoire.
Une excellente initiative mais qui véhicule quelques travers ;
notamment un manque de transfert entre les matières purement
intellectuelles, qui mobilisent un maximum de temps, et toutes les
autres, sport, musique, dessin, ateliers spécialisés... qui se
partagent la portion congrue. Pourtant, de nombreux liens unissent les
activités manuelles, sportives ou artistiques et les connaissances
intellectuelles ; leur mise en évidence donne des clés pour
améliorer
les unes comme les autres.
En ce début de XXIe siècle, la quantité
de données stockées dans chaque cerveau atteint des niveaux proches de
la saturation. En effet, l’homme moderne ingurgite une
pléthore de connaissances
hétéroclites — même les moins instruits emmagasinent un immense
savoir ou pseudo-savoir — via l’école et les diverses formations, bien
sûr, mais
surtout au travers des médias et
d’innombrables sources plus ou moins fiables.
Qu’advient-il de ce
fatras intellectuel où l’approximation se mêle à l’erreur et l'intox à
la rumeur ? Quel
pourcentage aboutit à de judicieuses utilisations
pratiques ou à des décisions qui ne soient pas entachées de biais
cognitifs ? La réponse varie d’un individu à l’autre, mais le
transfert, à condition bien sûr qu’il y ait un authentique savoir à
transférer, est presque toujours insuffisant. Comme nous sommes
submergés d'informations, nous ne les traitons plus ou pas assez ;
absence de vérification, de lien avec d'autres savoirs, d'intégration
dans des chaînes logiques, d'application concrète... Même le savoir
académique, scientifique ou culturel reste souvent lettre morte en
dehors
de sa fonction salonnarde.
Le savoir n’est rien sans le
savoir-faire.
Ainsi, il m’arrive souvent, devant une
prestation erronée d’un budoka, de rappeler un principe
fondamental et de récolter un « Je
sais ! » fataliste.
Exemple parfait d’un savoir qui se cantonne à l’intellect.
Le chemin inverse revêt la même
importance. Ainsi, un savoir-faire
acquis empiriquement confine à l’inutile, hormis en son unique
fonction, si les principes qui le gouvernent ne sont pas compris et, en
conséquence, réutilisables à d’autres fins.
L'ESPRIT, ARCHITECTE DE L'ART MARTIAL
Cette synergie du théorique et du
pratique devient particulièrement
tangible quand elle est appliquée à la problématique martiale. Ainsi,
dans le cadre de l’agression physique violente, peut-on disposer d’un
bagage technique
très correct mais ne pas réussir à l’adapter aux subtilités du moment
ou ne pas percevoir quelle solution mobiliser afin d’aboutir au
meilleur résultat possible. Le savoir est peut-être là, mais le
savoir-faire est notoirement insuffisant.
Voilà une observation intéressante. On pense a priori que la théorie
est intellectuelle et la pratique manuelle, or nous avons ici une
gestuelle qui reste théorique puisque inutilisable et une application
pratique éventuelle qui demande observation, logique et décision. Dans
ce cas, le savoir-faire est du ressort de l'esprit.
L’union du corps et de l’esprit, chère aux philosophies orientales,
prend ici tout son sens ; l’enrichissement mutuel qu’ils se
procurent est de nature à éclairer le monde d’une lumière nouvelle, à
mieux le comprendre, à s’y insérer plus sereinement et plus
efficacement. Le budoka appréciera.
De fait, un véritable art martial
explore une infinité de situations
potentiellement dangereuses et fournit un immense panel de réponses
techniques, tactiques, stratégiques ou psychologiques allant de la plus
guerrière à la plus pacifique. Impossible de lister toutes les formes
de l’agressivité et d’y faire correspondre
toutes les solutions envisageables ; il faut regrouper les
sollicitations et leurs réponses en thèmes, notions, concepts… que l’on
organisera et croisera dans un tableau pas trop touffu pour être
exploitable. Ce travail intellectuel qui s’appuie sur la réalité des
interactions humaines, vécues, connues ou imaginées, est forcément
individuel, chaque personne ayant ses propres capacités et faiblesses
qui imposent des réponses spécifiques.
Cependant de nombreux parasites
peuvent fausser un bel arrangement théorique : émotions,
sentiments,
conditionnements, idées préconçues… Les investigations intellectuelles
doivent donc se doubler d’une recherche de maîtrise des affects et
d'élévation spirituelle ;
la globalité de l’esprit doit concourir à la marche vers la perfection.
Vient ensuite la phase de concrétisation
des réponses fournies par
l’intellect. Il est utopique de penser utiliser des schémas mentaux
lors d’une réelle agression sans les avoir sérieusement testés,
peaufinés et rodés. Cela impose de se confronter en de multiples
occasions — des milliers de fois ! — à des formes
approchées ou imaginées des
agressions réelles pour vérifier la pertinence de ses réactions :
- La situation a-t-elle généré très
rapidement une réponse adéquate et
facile à mettre en œuvre au moment choisi ?
- Était-ce le meilleur
choix possible, juste, efficace et fidèle à sa propre philosophie de la
vie — caractéristique capitale pour ne pas sombrer dans
l'incohérence ?
- Une solution de rechange était-elle
facilement envisageable en cas d’impondérable ?
Cela peut se réaliser concrètement au dojo
pour les réponses purement
martiales. Pour les solutions qui
relèvent du refus de la violence ou de procédés originaux, on aura
recours à des formes de
méditation ciblée, généralement en dehors du dojo. Et on
utilisera les manifestations d'agressivité de la vie courante,
en s'efforçant de toujours rester calme et en prévoyant
systématiquement une issue pacifique au cas où la situation
s'envenimerait.
Quant aux situations improbables telles qu'on en voit dans les films,
on peut imaginer, lorsqu'on les visionne, la réaction qui pourrait
s'inscrire dans nos possibilités du moment. D’ailleurs, les deux
approches,
physique, au dojo, et en pensée, dans son salon, sont complémentaires
et méritent d’être
associées quand c’est possible.
Car, bien sûr, il ne s’agit pas de
construire un joli tableau sur une
feuille de papier, mais de l’avoir totalement assimilé, intégré à soi,
de le sentir dans ses « tripes » afin de fournir à toute
sollicitation agressive une réaction adaptée et instantanée exempte
d’entraves
psychologiques. C’est l’assiduité à l’entraînement et ses prolongements
personnels, le niveau atteint,
les efforts pour développer des solutions pacifiques ou
non conventionnelles réellement applicables et la progression dans la
maîtrise de l’esprit qui
garantiront l’efficacité des réponses aux agressions.
L’art martial demande autant de qualités
mentales que physiques. S'engager sur cette voie, c'est se donner pour
objectif une large expertise technique alliée à une sagesse qui
clarifie l'esprit. C'est construire un savoir
qui rime avec savoir-être et savoir-faire. C'est devenir maître de
soi-même.
Cependant, la sagesse, ou éveil, ou satori,
peu importe sa dénomination, est un objectif que tous
souhaitent atteindre mais pour lequel il y a peu d'élus. En effet, cet
état correspond à la perception sans
filtre du vrai et du réel, même dissimulés, mais il faut d'abord se
connaître vraiment pour s'ouvrir à la réalité du monde extérieur.
Comment pourrait-on déceler la vérité quand l'opacité règne en
soi ? Or, ce qui pourrait représenter un
avantage théorique passe par des découvertes sur soi souvent si
traumatisantes que la tentation de les occulter conduit inexorablement
à l'abandon de ce travail. D'ailleurs, certains sont affublés d'un ego
si hypertrophié, si sûr de lui et si barricadé qu'ils ne risquent pas
d'entamer son arrogante impénétrabilité. Ils n'essaieront même pas.
Illustrons notre propos.
Nous avons des opinions sur à peu près tout. Quelques-unes sont
correctement construites ; ce sont celles que
nous changeons quand une donnée se modifie. D'autres s'appuient sur des
prémices fausses, des a priori, des croyances ou des raisonnements
erronés ; peu sujettes aux
évolutions, leur permanence les transforme en vérité pour leur
détenteur. D'autant plus que ces opinions sont régulièrement confortées
avec les faits, réels ou imaginaires, qui les étayent, ceux
qui les infirment étant soigneusement poussés sous le tapis. Et puis,
certaines sentences péremptoires sont engendrées par une émotion, un
sentiment, une humeur ou un conditionnement ; elles sont d'une
piètre validité. Toutes ces opinions bancales, érigées sur des sables
mouvants
— certaines personnes en regorgent — constituent d'évidents
rejets de la vérité et, bizarrement, sont l'objet d'un attachement
morbide et entêté.
La superficialité est la norme. Très peu d'individus descendent sous la
surface de leur ego ; très peu scrutent ce qui se dissimule sous
les apparences ; très peu comprennent le monde et ses événements.
Mais
chacun reconnaît le voisin dans cette description.
Pourtant, en visitant les tréfonds de notre conscience, nous pouvons
observer le capharnaüm à l'origine de nos illusions et faire un peu de
ménage. Mais
qui accepte de faire table rase de tout ce en quoi il croit ?
Peut-être un vrai budoka, car l'art martial en a un impérieux
besoin.
LE HARA MAÎTRE D'ŒUVRE
Revenons au cœur. Ce terme ne désigne
pas seulement l’organe moteur de
la circulation sanguine ou un hypothétique siège des affects mais
également l’intérieur, le centre ou une zone cruciale. C’est d’ailleurs
dans cette acception que de nombreux auteurs, anciens ou modernes, ont
utilisé ce mot. Et justement, le cœur du corps humain, sa partie
centrale, c’est l’abdomen qui joue des rôles importants dans la vie
courante et plus particulièrement dans les pratiques martiales. On peut
en citer un certain nombre :
Le budoka sait ainsi que la
respiration doit être abdominale (par mobilisation du diaphragme
essentiellement) pour
plusieurs raisons :
- Elle est moins repérable par l’adversaire que la
respiration costale (par expansion de la cage thoracique) ;
- Moins d’air vicié stagne dans le bas des
poumons ;
- Elle favorise la détente des muscles du haut du
corps ;
- Le massage qu’elle opère stimule les viscères.
La cavité abdominale est ceinturée
de muscles (transverses, obliques et grand droit associés aux dorsaux,
lombaires et quelques autres) qui remplissent plusieurs rôles :
- Protection des organes internes ;
- Maintien d’une attitude adaptée aux composantes
d’un effort afin de ne pas blesser le rachis ;
- Point d’appui indispensable pour
les gestes un tant soit peu sportifs.
Le ventre abrite le centre de gravité
qui règle la statique et la dynamique du corps :
- À l’aplomb du polygone de sustentation, il assure
l’équilibre ;
- Les déséquilibres correctement gérés permettent des
déplacements efficaces ;
- Pour une puissance maximale, la résultante des
différentes forces développées dans le corps doit passer par ce centre
de gravité. Il s’ensuit que, dans toutes les tâches
dynamiques, l’abdomen doit être perçu comme le moteur de l’action.
Cette région du corps abrite
également, dans sa partie haute, le plexus solaire (ou cœliaque), le
plus vaste plexus du
corps, dont l’importance se révèle à plusieurs titres :
- Il innerve le diaphragme, la rate, le foie,
l'intestin grêle, les glandes surrénales, les reins et les
gonades ;
- Les affects se manifestent souvent par un ressenti
au niveau de ce plexus ou dans les organes qu’il contrôle ;
- C’est un point vital facile à atteindre en
percussion.
La culture traditionnelle japonaise
nomme « hara » cette zone du corps.
Cependant, le concept de hara est à géométrie variable :
parfois synonyme de ventre mou (partie accessible à la palpation), il
est
souvent présenté comme le réservoir d’énergie vitale, le ki.
Pour
certains, il englobe le concept shin (cœur, dans le sens du
centre des
affects et des valeurs morales), conséquence du ressenti des émotions
au niveau du plexus solaire ou des organes efférents. Pour d'autres, il
se confond
avec le centre de gravité du corps. Néanmoins, si les spécialistes le
situent deux largeurs de doigt sous le nombril, le centre de gravité
est en général un peu plus bas mais varie en fonction de la
morphologie.
En dépit de ces divergences sur les positions et les
caractéristiques de ces différents éléments, nous utilisons le terme hara
pour désigner l’ensemble de la zone abdominale
(entre le diaphragme et le bassin) et de ses constituants réels ou
théoriques
dont l’influence avérée sur la santé, la maîtrise gestuelle, la
réactivité, la puissance, certaines sensations et perceptions justifie
de lui accorder un maximum
d’attention. Le cœur de l’homme, c’est le hara.
LE DIALOGUE DU
HARA ET DE L'ESPRIT
Nous avons donc deux centres
stratégiques à considérer pour progresser
dans l’art martial :
- Le hara (l’abdomen dans une acception
dépassant les aspects physiologiques
courants) dont dépend l’efficacité de toutes les
techniques, quelle que soit la partie du corps sollicitée.
- L’esprit,
dans tous ses attributs (perceptions, affects, ego, intelligence,
mémoire, etc.
— shin semble être le terme le plus proche en japonais —),
hébergé dans le cerveau, qui doit être débarrassé de ses scories
(conditionnements, croyances, émotions paralysantes, etc.) et
sérieusement sollicité pour fournir au hara la substance de sa
pleine efficience.
Cependant, si le hara et
l’esprit n’entretiennent pas une relation étroite, bidirectionnelle,
harmonieuse et constructive,
ils ne fourniront pas leur quintessence.
Le
triptyque « shin-ghi-tai » (cœur ou
esprit-technique-corps) est couramment utilisé pour juger la maîtrise
martiale. Toutefois, en
lieu et place de « ghi » et « tai »,
dont j’ai déjà montré
l’interdépendance qui ne justifie donc pas de les examiner séparément
(article « Éveiller l’esprit »), je préfère m'intéresser au hara.
Le hara est le centre opérationnel du corps qui conditionne
l’efficacité du budoka. Quand il est correctement engagé
dans une action, le reste du corps suit. « Tai »
incite trop à se préoccuper de la souplesse ou de la puissance
musculaire et « ghi » de la gestuelle périphérique,
certes importantes pour le débutant qui développe ses aptitudes
physiques et apprend la technique de base mais qui n’ont guère de
valeur sans le soutien du hara. C’est ainsi
que nombre de yudansha (ceintures noires) à la gestuelle très
propre n’ont rien compris à
l’importance du hara. Tsutomu Ohshima disait lors d’un stage à
la fin des années 70 : « Il y en a qui font la danse du
ventre ». Au moins le remuaient-ils ; certains ne se
donnaient même pas cette peine. Une quarantaine d'années plus tard,
rien n'a changé.
Un geste efficace, rapide et puissant est le résultat d'une dynamique
de l'ensemble du corps, donc de son centre, le hara, qui doit
être gainé et propulsé. De plus,
nous le verrons plus loin, le hara est un supplétif de
l’esprit, ce qui
lui confère des propriétés qui dépassent largement la simple
physiologie du corps.
D’autre part, ce sont toutes les
facettes de l’esprit qui nous intéressent, or « shin »,
dans la plupart des écrits sur les arts martiaux,
fait essentiellement
référence à celles attribuées couramment au cœur, en fait les valeurs
morales affichées
dans de nombreux dojo (honneur, fidélité, sincérité, courage,
bienveillance, droiture, humilité, respect, contrôle de soi, etc.) et
laisse de côté l’intelligence, les perceptions, les affects ou l’ego
dont les influences respectives sont de la plus haute importance.
Retenons donc la nécessaire association du hara et de
l’esprit, une autre manière d'exprimer la liaison entre le savoir et le
savoir-faire, si l’on souhaite s’engager sur la voie de l’excellence,
mais en se souvenant que l'esprit ne détient pas le monopole de
la théorie ni
le hara celui de la pratique.
Le gymnase et le stade sont les lieux où
les athlètes acquièrent la technique et développent leurs capacités
physiques ; il n’est pas nécessaire de beaucoup réfléchir,
l’entraîneur est là pour ça. Le dojo est le lieu où la
progression vers la perfection technique conduit à une élévation
spirituelle. Celle-ci est le fruit de l’indispensable équilibrage entre
la connaissance théorique, acquise ou en cours d’acquisition,
autodidacte ou non, et la maîtrise de ses applications pratiques
produisant elles-mêmes une rétroaction qui permet d’affiner la théorie.
Un budo n'est pas un passe-temps ; il prépare à surmonter
les plus difficiles épreuves de la vraie vie, celles pour
lesquelles « savoir sans faire est inutile ; faire sans
savoir est dangereux ».
Le sensei
peut expliquer cet indispensable jeu de ping-pong entre l’esprit
et le hara, suggérer certaines approches, inciter les indécis,
guider ceux qui s’égarent, mais l’essentiel de ce travail est du
ressort du budoka.
Cet investissement est le seul garant d’une évolution vers une
réelle maîtrise martiale. Voyons donc comment orienter sa pratique vers
un art véritablement martial, c’est-à-dire qui prépare à affronter le
plus sereinement possible les difficultés les plus ardues.
REPOUSSER LES
MURS DU DOJO
Il ne peut pas exister un système
de défense personnelle standardisé et universel que tous les
pratiquants devraient mettre en œuvre en cas d'agression ; le
seul qui vaille est celui que le budoka peut appliquer
efficacement à un instant donné.
Un bon sensei détient l'art martial qu’il juge idéal,
homogène, complet et adaptable à tous dans tous les cas de figure
— je n'apprécie pas ceux qui ont développé des styles conformes à
leur morphologie et à leurs capacités et ne tiennent aucun compte de
celles de leurs élèves. Cependant, son enseignement suivra des
étapes ; tout ne peut pas être
transmis simultanément et chaque élève connaîtra une évolution en
rapport de ses aptitudes et de son temps de pratique. Le sensei
peut donner son avis sur le niveau de maîtrise d’une technique ou d’un
concept,
mais c’est au budoka de sentir si ceux-ci resteraient valables
en situation de stress, donc face à des dangers extrêmes, et peuvent
figurer dans sa panoplie martiale vraiment utilisable. Cela demande une
honnêteté intellectuelle que l’ego s’applique à dévoyer ; qui n’a
jamais été surpris d’échouer dans une tâche qu’il pensait
dominer ?
Nuançons. Une technique imparfaitement maîtrisée peut être utilisée en
cas de nécessité urgente. Cependant, si une autre formule présentant
moins d'incertitude est disponible, la logique est de privilégier
celle-ci. La réalité n'est pas une démonstration ; une défense
esthétique ou spectaculaire est ridicule si on doit mourir ou se faire
estropier.
Le sage a tranché son ego et sait ce qu’il peut faire réellement, mais
en attendant cette illumination, il faut bien que chacun fasse avec ses
zones d’ombre psychiques. Il est prudent d’avoir conscience de leur
présence même si on ne sait évaluer leur influence ni s’en affranchir,
mais chacun sent bien la nécessité, en dépit de la difficulté,
d'avancer dans la maîtrise de l'esprit.
Tout ne peut pas être exploré au dojo.
Littéralement, dojo signifie « lieu où se pratique la
voie », or la voie ne se limite pas à la
technique ; l'investissement spirituel est essentiel et ne
requiert pas
de lieu particulier. Idéalement, le budoka doit se sentir au dojo
en de nombreux instants de sa vie. Ainsi, la réflexion sur la
prévention, l’évitement, le dialogue, la fuite et de multiples
solutions
astucieuses ou non martiales à l’agressivité, peu susceptibles
d’alimenter des
exercices techniques, trouvera sa place à des moments judicieusement
choisis. Même si les entraînements flirtent parfois avec
la dimension spirituelle, la maîtrise de l’esprit, le développement de
solutions pacifiques ou de ruses et le renforcement de la technique
grâce à la représentation mentale d'exercices de combat incombent
essentiellement au budoka, lequel installera un dojo
personnel dans son esprit.
À chacun d’imaginer comment articuler les réponses aux
agressions qui peuvent survenir dans la vie avec sa conception de l’art
martial et l’état de son évolution spirituelle. La préparation
technique ne saurait être suffisante pour surmonter l’événement
violent ; l’esprit est un déterminant crucial qui doit être
conduit sur le chemin de l'éveil. Le confronter à l’idée d’une
adversité extrême est un bon moyen de lui faire sentir ses limites et
de l’encourager à se transformer, s’épurer même si la démarche est une
remise en question totale et douloureuse de l'essence de l'être.
Attention, si penser à toutes les
atrocités qu’il est possible de
rencontrer inquiète au point de compromettre sa sérénité, il faut
interrompre cette démarche, se concentrer sur la technique et
l’orienter peu à peu vers la méditation dynamique expliquée dans
l’article « Mokuso ». Quand l’évocation d’une
situation dangereuse n’induit plus de réaction émotionnelle, le travail
précité peut reprendre. L’objectif est de se libérer l’esprit, pas de
l’encombrer ou de le stresser.
La réflexion intellectuelle et l’évacuation des parasites de l’esprit
représentent donc une part non négligeable de la préparation
individuelle du budoka. Une faible partie de ce travail sera
abordée au dojo ; il est impératif d'abattre ses murs et
d'élargir ses horaires d'ouverture.
Toutefois, s’il faut réfléchir avant
de se retrouver dans une situation
délicate, la pensée logique et constructive peut encore intervenir
quand l’agressivité se cantonne aux domaines verbal et postural, mais
si la violence explose, l’esprit, trop lent et facilement submergé,
doit trouver de l’aide en dehors de l’encéphale.
En effet, quand se défendre relève de l’urgence vitale, il est
impératif d’observer très finement, or le cerveau ne gère correctement
qu’une activité consciente à la fois. Donc, pour enregistrer les
détails de l’attaque, l’esprit doit se consacrer totalement à
l’observation et déléguer la gestion pratique de l’événement. À
condition qu’il y ait été soigneusement préparé, c’est le hara
qui prendra la relève.
Le hara est notre second cerveau.
L’INTELLIGENCE
DU HARA
L’image d’un hara intelligent
n’est pas si absurde qu’il y paraît a
priori. Si le système nerveux central (cerveau, tronc cérébral et
moelle épinière) assure l’essentiel des fonctions de l’esprit, il ne
serait d’aucune utilité sans le système nerveux périphérique (nerfs,
ganglions, plexus) puisque c’est celui-ci qui lui fournit les données à
traiter et qui transmet aux viscères et aux muscles les commandes
résultant de ce traitement. Comme le plexus solaire est le plus
important du corps humain et innerve la plus grande partie des
constituants de
l’abdomen, la quantité d’informations qui transitent entre l’abdomen et
le cerveau est phénoménale. Examinée sous cet angle, la relation entre
l’esprit et le hara est grandement privilégiée.
Lorsque les sens envoient au cerveau
un message surprenant ou
inquiétant, celui-ci renvoie instantanément des signaux aux organes qui
préparent à l’action, notamment aux glandes surrénales qui sécrètent
l’adrénaline. Or l’innervation de celles-ci passe par le plexus
solaire ; le hara est donc un des premiers informés et
traduit cet avertissement par un ressenti physique
parfaitement identifiable. C’est là que doit intervenir le circuit de
l’arc réflexe.
Un réflexe est une réponse musculaire
à un stimulus sans intervention
du cerveau. Le circuit étant très court et totalement automatisé, le
mouvement réflexe est quasiment instantané. Il peut être inné, comme le
vif retrait d’une main en cas de brûlure, ou acquis, comme le gyaku
zuki
que l’on rend automatique grâce à des milliers de
répétitions en go no sen, sen no sen ou sensen no sen.
Cette mise en
place peut toutefois être facilitée en partant d’un réflexe inné que
l’on aménage. Se protéger la tête avec le bras quand un choc la menace
est naturel ; age uke est un perfectionnement de cette
réaction. Fuir le danger est instinctif chez toutes les espèces
animales ; ce réflexe atavique peut être conforté dans certaines
situations ou annihilé dans d’autres.
Chez le budoka aguerri, le
ressenti du hara est donc le point de départ
d’une réaction réflexe adaptée aux circonstances, ce qui laisse le
cerveau disponible pour l’observation. Effectivement, une réponse à
l’adversité violente issue de la réflexion consciente serait un
processus trop lent qui, de plus, occulterait les perceptions pourtant
cruciales en ces instants. Ainsi le hara doit servir de moteur
à toute action qui se veut efficace, comme nous l’avons vu
précédemment, mais il doit également être le décisionnaire.
Dans une situation de danger
imminent, il existe de nombreuses réactions possibles qui ont été
techniquement rodées à l’entraînement et sans doute complétées
individuellement par des solutions originales ou non martiales. Or,
lorsqu’une attaque ou son imminence est perçue, toute pensée est
prohibée puisqu’il faut réagir instantanément ; seul un des
multiples
réflexes acquis à l’entraînement ou en autoformation peut s’avérer
salvateur. Toutefois, cette attaque nous surprend dans une attitude,
une disposition et une distance par rapport à l’adversaire qui peuvent
revêtir de nombreuses configurations. Compte tenu de ces
particularités, une réponse réflexe apparaîtra toujours plus évidente
que les autres. C’est cette évidence que le hara doit sentir
pour déclencher la technique adéquate qui n’est pas forcément
martiale : dégagement sur saisie, esquive, parade, désarmement,
projection, immobilisation, feinte, atemi, utilisation
d’objets, placement judicieux, gêne mutuelle des adversaires, fuite,
négociation, cri, appel à l’aide, astuces en tout genre...
L'arc réflexe ne passant pas par le cerveau, il est difficile de parler
d'intelligence pure, mais, quand les réflexes s'avèrent régulièrement
adaptés, on ne peut nier une forme d'intelligence. Le hara
n'a pas spontanément cette capacité ; c'est le budoka qui,
grâce à un travail acharné et des méditations bien conduites, rend son hara
intelligent.
ART MARTIAL
SANS CONSCIENCE N'EST QUE RUINE DE L'ÂME
Les réflexes évoqués ci-dessus sont
des réactions à une agression. Sans
agression réelle, pas de réaction ; l’éthique est sauve. Le budo
est au
service de la paix et de la justice ; il est donc essentiellement
défensif et ne sera jamais employé dans un autre cadre. Cependant, face
à une attaque physique, une évaluation erronée de sa dangerosité ou une
réponse disproportionnée sont toujours
possibles avec leurs éventuelles conséquences morales ou judiciaires.
Aussi est-il souhaitable de privilégier les techniques douces (esquive,
déviation de l'attaque, saisie, contrôle...) et les solutions non
martiales qui, par nature, font rarement l’objet d’exercices au dojo.
Le budoka mesure
bien là l’étendue du travail personnel, car à l’instar de la technique
martiale qui, grâce à la répétition, se transforme en réflexe, toute la
panoplie non martiale doit pouvoir être déclenchée sans tergiverser. La
fuite, par exemple, est peut-être possible à certains moments et
impossible à d'autres ; s'il s'agit de la meilleure stratégie, il
ne faudra pas rater l'instant décisif. À
chaque budoka d’élaborer
sa liste d'options en regard des dangers potentiels
et d’inscrire, au dojo ou dans son dojo virtuel, chaque
item dans un
circuit réflexe. Cependant, le réflexe doit s'appuyer sur la réalité de
ce qui est, et non de ce que l'on pense ou croit, afin d'éviter les
réactions intempestives ; la qualité d'observation est donc
cruciale.
L'accession à des états de conscience débarrassés de tous les artefacts
psychologiques qui entravent l'homme ordinaire en est la clé, mushin
(littéralement : esprit vide) pour le
moins.
Toutefois, l’investissement spirituel personnel doit se poursuivre au dojo,
car il ne faut pas abandonner au sensei
la totalité de
l’enseignement martial collectif. D’ailleurs, il ne peut pas tout
expliquer, l’entraînement deviendrait une conférence, aussi le budoka
doit-il s’investir autant spirituellement que physiquement durant les
cours. Les découvertes personnelles procurent les meilleurs
bénéfices ;
il ne faut pas s’en priver. Au budoka donc d’analyser le
travail
proposé pour en extraire l’essence et les principes qui enrichiront son
art martial s’il a bien saisi que la compréhension intellectuelle doit
se révéler dans le hara et que les sensations du hara
doivent se traduire en concepts transposables par l'esprit.
S’il est nécessaire de puiser dans son
cerveau les réponses aux grandes
questions qui jalonnent l’existence afin de se doter des moyens de
surmonter les épreuves que la vie ne manque pas de nous imposer, c’est
le hara qui assurera la maîtrise des situations délicates et
urgentes.
Cependant, s'il est le moteur du mouvement, si c'est lui qui décide de
son mode d'action, il doit être éclairé par un esprit qui affiche une
image sans fard de la réalité afin de toujours agir à bon escient.
Voilà l'objectif.
Évidemment,
cela ne se fera pas en un jour ; un hara qui peut prendre
en charge dans
un circuit réflexe la totalité de la gestion d'une agression violente
aura été forgé lors de nombreuses années d'entraînement guidé par une
intelligence débridée. Quant à l'observation, pour l'épouiller de ses
parasites, il faudra sans doute encore plus de temps. Le voyage est
long, semé d'embûches, mais ô combien enthousiasmant !
La Voie (do) est ce chemin d'aspect technique, mais à pratiquer
comme une méditation dynamique pour
qu’elle atteigne son pinacle. Toutes les activités envisagées comme un do
peuvent sublimer l’esprit et la technique de leur
adepte, mais le budo est sans conteste un des plus riches et
captivants, avec des
répercussions sur la totalité de l’être. D'ailleurs, ce dépassement des
attributions couramment associées au budo devrait inciter à
aller plus loin. Si l'assemblage d'un hara intelligent et d'un
esprit dépollué induit une sorte de perfection martiale, pourquoi ne
pas élargir ce bénéfice à toute sa vie ? Perfection technique et
perfection spirituelle peuvent se rechercher et se renforcer
mutuellement dans tous les domaines.
La vie est un do.
Sakura sensei

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