LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI Printemps 2006
ZEN ET BUDO
Fichier pdf
Qu’est-ce
que le Bouddha ? » demande le moine à son maître zen.
« Une
spatule à merde ! » répond le maître.
Ce dialogue est un koan, c'est-à-dire une formule
destinée à l’éducation
et l’illumination du moine zen. Nous reviendrons ultérieurement sur le
fondement et l’objectif de ceux-ci.
Attardons-nous
sur le ton irrévérencieux de la formule, la scabreuse hardiesse du
propos,
surtout en regard des derniers rebondissements de l’actualité
religieuse
internationale (affaire des caricatures de Mahomet).
Quand certains écarts verbaux ou
picturaux, voire de simples
critiques ou commentaires sur une religion créent de véritables
émeutes,
proches de la guerre civile (selon les lieux ou les époques, quasiment
toutes
les religions ont sombré dans cette hystérie), certaines, le zen en
particulier, font preuve d’une sérénité, d’une tolérance, d’une liberté
d’expression totalement hors du temps. Or, ces vertus s’inscrivent dans
la pérennité : depuis l’émergence du bouddhisme zen, jamais ces
caractéristiques n’ont été remises en question, jamais la souillure
n’a terni la lumineuse beauté du zen.
Certes, les organisations religieuses ne
sont pas les seules à
afficher une hargneuse et belliqueuse susceptibilité, mais leur
prétention à
pacifier le monde, leur discours sur l’amour d’autrui, devraient les
mettre
à l’abri de toute dérive violente. On aurait pu penser que des
précédents
célèbres (Gandhi, Mère Thérésa...) auraient gravé une trace indélébile
de
la voie du pacifisme dans la conscience collective, mais le pandémonium
humain
reprend régulièrement la représentation de son hideuse comédie.
L’humble pécheur
en quête de la suprême lumière se sent perdu ; il ne comprend plus
le
message de son église et il finit par quitter le navire. Depuis
quelques décennies,
les religions occidentales ont perdu des adeptes (récupérés par les
sectes, la
drogue, les étourdissements de la vie moderne, etc.) Seul un agressif
prosélytisme a permis à certaines d’élargir leur audience. Ce prosélytisme
peut viser deux objectifs distincts :
- L'accroissement de l’influence
sur l’échiquier politique grâce à
l’augmentation rapide du nombre des adeptes.
- Le contrôle et la soumission de la
population (dans certains états, il
devient difficile de bénéficier d’un quelconque réseau de soutien si
l’on
n’adhère pas à une organisation religieuse officielle).
Une
observation critique des religions actuellement en
expansion évoque de façon criante notre Moyen-âge où un baptême servait
d’engagement
officiel pour la croisade : triste confusion entre le fait
militaire et la
foi religieuse. Les grandes religions ont toutes, à un moment de leur
histoire,
prôné la haine, la conquête, l’endoctrinement, le châtiment,
l’asservissement de certaines catégories humaines, l’intolérance, la
vengeance... « Telle était la volonté de Dieu ! »
clament les grands érudits spécialistes de l’exégèse des saintes
écritures.
Ainsi
voit-on cohabiter dans l’ensemble du monde religieux l’agressivité la
plus
virulente et les rassérénantes promesses de bonheur ou de paradis.
Bonheur
qui, pour toutes les religions est, par essence, collectif, le bonheur
individuel s’apparentant par trop à l’égoïsme. Cela peut justifier, le
cas échéant, le sacrifice de quelques individus (incroyants, mécréants
ou infidèles),
voire d’une minorité plus large si le salut des justes
est compromis. Ce phénomène est d’autant plus déroutant que c’est
parfois
la même organisation religieuse qui, dans un même discours appelle à la
compassion et à la guerre sainte.
Et le dossier
s’alourdit encore : pour toutes ces religions, le bonheur, c’est
demain et demain c’est toujours après la
mort. On comprend que, dans notre culture hédoniste et son contexte
d’érosion
des grands dogmes, certains se soient mis en quête d’une autre voie
pour
entrevoir l’Éden avant de mourir.
La découverte
du zen, de sa recherche de sérénité et de son message pacifique par les
occidentaux est certainement
survenue
au bon moment dans l’actuelle crise qui affecte les différentes
églises.
Paradoxalement,
alors que la définition du zen est un éternel débat entre son statut de
religion et celui de philosophie (donc extrêmement floue sur son ultime
finalité),
ses objectifs pratiques paraissent d’une éblouissante clarté aux
yeux
des observateurs extérieurs : recherche de la quiétude, de
l’harmonie,
de l’esthétique, de la sincérité et surtout de la vérité. Magnifique
programme !
De plus, le zen présente l’originalité de se préoccuper du salut de
l’individu
ici et maintenant, selon la formule consacrée. La
progression
contemporaine des tendances individualistes fut une heureuse
coïncidence qui favorisa son expansion en Occident. Et pas de
problème d’égoïsme dans ce
cas puisque le bonheur (le zen n’emploie pas ce mot, mais
nirvana) se
réalise avec la disparition de l’ego. En fait,
le zen vise également le bonheur collectif mais avec une démarche
logique et séduisante : comme il est utopique d’attendre une
mutation générale
et spontanée de la société, pour changer le monde commençons par nous
changer nous-même, car le monde est le reflet fidèle de ce que sont les
hommes.
Pour simplifier, le zen est une méthode :
- Pour constater que nous vivons dans l’illusion.
- Pour revenir dans la réalité, ce
que certains préfèrent énoncer : découvrir la vérité.
En résumé,
le zen propose, avec une surprenante adéquation à la vie moderne, une
immense
et bénéfique transformation de l’individu au travers d’une pratique
pour
le moins minimaliste. De quoi séduire un public réceptif à
l’omniprésente
notion de productivité.
Le zen est
issu du bouddhisme ; pour en saisir toutes les subtilités,
remontons aux origines.
Un peu d’histoire
Le
bouddhisme est né en réaction à l’hindouisme (religion dont les
premières
traces remontent à 2000 ans avant notre ère), qui vénère de multiples
divinités et au jaïnisme (à l’ancienneté mal définie) qui prône une
ascèse
extrêmement rigoureuse. Si le bouddhisme a rejeté les divinités de
l’hindouisme et l’ascèse du jaïnisme, il a conservé un certain nombre
de
croyances totalement intégrées à la culture hindoue : en
particulier la réincarnation.
En 560 avant
notre ère, au nord de l’Inde, un
jeune prince de la lignée royale des Shâkya,
Siddhârta Gautama (dit Shâkyamuni : le sage des
Shâkya),
prit un jour conscience que l'homme était une créature qui souffrait,
qui
vieillissait et qui mourait. Sous le choc de cette impitoyable réalité,
il décida de quitter son univers de richesse
et de vie facile, de mener une vie ascétique et
devint ermite, ne subsistant que de mendicité (sa recherche le conduit
donc de
l’hindouisme au jaïnisme). Il médita pendant des lustres en quête d'une
réponse
à sa torture morale. Un matin, alors qu'il avait passé sa nuit en
méditation,
il s'éveilla.
Il devint Bouddha,
littéralement : l'éveillé en sanskrit.
Un Bouddha est un être pleinement éveillé qui a purifié toutes les
passions et
développé toutes les potentialités. Il est donc en totale harmonie
et omniscient, libéré des nuisances de l'ego, des affects et des
conditionnements.
Il n'était qu'un homme (surtout pas un Dieu !) et il venait de
découvrir la vérité !
- L’homme pouvait échapper à la
souffrance et aux réincarnations après chaque mort qui le rejetaient
sans cesse dans le cercle vicieux du samsara.
- Il suffisait de mener, sans
jamais dévier du juste chemin, une vie positive par la
teneur de ses actes et de ses pensées (c'est le karma). Quand
le cumul des bonnes actions atteignait un certain niveau,
la délivrance du satori (illumination) et l'accès au
nirvana (paradis) récompensaient
celui qui avait vécu selon la voie du juste milieu
(ni débauche, ni ascèse mais en toute chose le comportement juste).
- Pour achever le tableau,
mentionnons une pratique courante du bouddhisme
qui permet à l’éveillé (celui qui a atteint le nirvana) de
différer
l’accès à l’état de Bouddha pour se consacrer à l’aide des
souffrants : c’est le bodhisattva.
Le bouddhisme était né.
Jusqu'à sa mort, 45 années plus tard, il n'eut de cesse d'enseigner sa
découverte et
les moyens de parvenir à l'éveil.
« Tu ne dois pas prendre mes mots juste pour mes mots, mais tu
dois
être comme le forgeron qui brûle la matière pour en faire de
l'or »,
disait-il à ceux qui lui demandaient de les guider.
De multiples documents confirment cette histoire qui n’est donc
apparemment pas une totale légende.
Au fil des siècles, son enseignement chemina en Asie et se partagea en
trois grandes tendances :
- Le bouddhisme indien (entièrement
disparu d’Inde aujourd’hui) ;
- Le bouddhisme tibétain (dit lamaïsme) ;
- Le bouddhisme japonais (dit zen).
Cependant, cette classification,
couramment admise, est par
trop simplificatrice car, bien que l'on discerne un fond commun, le
bouddhisme
présente des caractères spécifiques dans chacun des pays où il s'est
implanté. En Chine, par exemple, premier pays d'accueil du bouddhisme
primordial, le syncrétisme avec le taoïsme et le confucianisme l'a
profondément transformé et les interdits du pouvoir en place (en dernier
lieu le
régime communiste de Mao) l'ont décapité à plusieurs reprises. Certes,
il a
ressuscité,
mais largement aménagé et surtout sous la forme du bouddhisme chan
qui deviendra le zen au Japon.
Notre discours met donc en
opposition :
- Des religions dont
les textes et les rites sont d’une extrême rigidité (christianisme,
islam,
judaïsme, etc.) ; cela explique sans doute leur incapacité
relative à
s’adapter à la fulgurante évolution du monde moderne.
- Le zen, dont l’émancipation
vis-à-vis des dogmes et sa liberté de langage semblent sans limites, et
ses
rites infiniment plus souples que dans toute autre pratique religieuse.
Ces caractéristiques lui ont permis de
s’implanter un peu partout en Occident
soit en complément d’une autre religion soit comme substitut. De
nombreux athées
ont d’ailleurs été conquis par un message dont la teneur ne ressemble
en rien à un prêche religieux. Il s’agit d’un pur discours humaniste dont
les rites semblent marginaux en regard de sa philosophie.
Suivons donc l’étonnante trajectoire de
l’enseignement du Bouddha et ses
prolongements. Tentons de cerner l’influence du zen sur notre monde
occidental
et, en particulier, sur les adeptes d’arts martiaux japonais que nous
sommes (puisque, historiquement, ils sont étroitement liés).
Découverte du bouddhisme
Connu en Occident dès la Renaissance,
grâce aux missionnaires chrétiens, le
bouddhisme ne sera véritablement étudié en Europe qu'à partir du début
du
19e siècle. Malheureusement, une interprétation partiale et
hâtive
du bouddhisme par de nombreux philosophes occidentaux et des amalgames,
opérés
notamment par les tenants de la Théosophie,
ont durablement installé en Europe une vision fausse ou négative de
l'enseignement bouddhiste.
Les orientalistes ont assemblé assez
vite les diverses pièces (mongoles,
chinoises, indiennes, tibétaines) de ce puzzle culturel. L'émergence
d'un tel
continent, jusqu'alors inconnu, commence par surprendre et par
inquiéter. La
plupart des philosophes allemands et français du 19e siècle
trouvent en effet dans le bouddhisme matière à épouvante. Ils y voient
une
religion où « l'homme doit se faire néant » (Hegel). Cette
« volonté de destruction », ce « culte du néant »
(Victor Cousin), célébré par une « église nihiliste »
(Renan),
constituent une menace pour l'ordre établi. Dans l'imaginaire
philosophique
européen, le bouddhisme représente d'abord la négation de la vie, la
destruction de soi. Schopenhauer et Nietzsche n’ont pas compris ce
qu'ils
avaient sous les yeux. Ils ne virent dans le bouddhisme qu’un danger à
combattre.
Ce n'est qu'au 20e siècle que
les Occidentaux auront réellement accès
à l'enseignement traditionnel et authentique. Cette évolution est due à
la multiplication des contacts personnels entre des enseignants ou des
spécialistes
orientaux et des Occidentaux qui se rendirent en Asie (notamment
Alexandra David-Neel, la première femme occidentale à entrer au Tibet).
Dès le milieu
du 20e siècle, un certain nombre d'ouvrages permettent aussi
au
grand public d'avoir un accès plus sûr à l'enseignement de certaines
écoles,
notamment le zen, avec la parution en langue anglaise des Essais sur le
bouddhisme zen de D.T. Suzuki.
à partir
des années 60, les contacts se multiplient. Les Occidentaux sont de
plus en plus nombreux à se rendre en Asie (surtout au Japon et au
Népal) et
des enseignants bouddhistes qualifiés s'installent en Occident
(États-unis et
Europe). Les ouvrages de présentation du bouddhisme en langue
occidentale
deviennent plus nombreux. Ils sont l'œuvre aussi bien d'enseignants
orientaux
que d'Occidentaux, notamment des moines chrétiens.
Ce contact direct de quelques pionniers et la diffusion
de leurs
ouvrages auprès d’un public de plus en plus large ont largement
favorisé la
création de centres d'enseignement en Europe à partir des années 70.
Deux
grandes écoles bouddhistes bénéficieront surtout de cette
implantation : le
bouddhisme vajrayâna, tibétain, et le bouddhisme zen, japonais et
vietnamien.
L'intérêt qu'elles suscitent auprès des Européens est largement lié à
la
personnalité de trois maîtres : le Tibétain Kalou Rinpoché, le Japonais
Taisen Deshimaru et le Vietnamien Thich Nhat Hanh.
On ne peut sous-estimer l'importance de
la situation politique en Asie sur ce phénomène
d'introduction du bouddhisme en Occident. Ainsi la curiosité éveillée
par le
bouddhisme zen est-elle due en partie à la fascination qu'exerça le
Japon,
vaincu en 1945, sur l'Occident et, en particulier les États-unis.
L'invasion du
Tibet par les Chinois, en 1959, a notablement attiré l'attention des
Occidentaux sur la personnalité du Dalaï-lama qui, comme le pape
catholique, est aussi un chef d’État.
La guerre d'Indochine puis la guerre du Vietnam ont
joué un rôle évident dans l'installation, notamment en France,
d'importantes communautés d'exilés du Sud-est asiatique.
Le bouddhisme japonais
Issu
de l'Inde puis propagé en Chine, le bouddhisme fut introduit au Japon
au 6e siècle. Dès cette époque, Nara qui était alors la capitale
du Japon, devint le centre des sectes bouddhiques scolastiques.
Au 9e siècle, après que le
bouddhisme fût devenu religion d’État,
deux sectes s’en partagèrent l'enseignement. L'une ésotérique (Shingon)
dont le centre spirituel était au mont Kôya, l'autre exotérique
(Tendai) qui avait son centre spirituel au mont Hiei.
Ces deux sectes étaient très puissantes mais, au fil du temps, leur
évolution
forma une sorte de bouddhisme qui visait essentiellement aux
jouissances
terrestres. Les prières n'avaient qu'un but bénéfique ou de conjuration
des
mauvais sorts. Le clergé n'était ouvert qu'aux classes nobles et
inaccessible aux roturiers.
Durant la deuxième moitié du 12e
siècle, la lutte entre les deux
clans des Taira et des Minamoto, en mettant le japon à feu et à sang,
ouvrait
l'époque des gouvernements militaires (shogunat) qui durant sept
siècles remplacèrent le pouvoir détenu par les nobles.
Au milieu de ce chaos, où la mort était omniprésente, le bouddhisme,
qui déployait
beaucoup de fastes, était devenu routinier. Ayant perdu toute force
créatrice,
il se montrait incapable d'apporter le soutien personnel et existentiel
que recherchaient les témoins de cette époque troublée.
C'est pendant l'ère Kamakura (1185/1333) que s'élaborèrent
trois nouvelles formes de bouddhisme qui furent, dès lors, au centre de
la
religiosité japonaise :
- L'école de la Terre Pure,
essentiellement basée sur l'invocation du
Bouddha Amida,
- L'école de Nichiren, s'appuyant
sur le sutra (prière) du Lotus de la Bonne Loi,
- Le zen, qui fait du zazen
(s’asseoir en silence), la quintessence de
toutes les théories du bouddhisme et qui professe l'accès direct, voire
soudain, à la nature de Bouddha qui est dans l'esprit de chaque
individu.
Très vite, le zen se heurte à
l'opposition des autres sectes, qui vont jusqu'à
incendier ses sanctuaires, mais il recueille tout de suite la faveur
des samouraïs. L'absence de dogme, l'ascèse physique, la discipline mentale prônées
par le
zen répondent aux aspirations de la classe guerrière qui trouve en lui
un moyen de pouvoir affronter la crainte de la mort. Il provoque
l'enthousiasme des
guerriers, qui deviennent ses plus fervents adeptes après avoir
constaté l’énorme
apport du zen en terme d’efficacité de l’art martial. Le bénéfice est
d’ailleurs si flagrant qu’il est immédiatement perceptible par le
profane :
le samouraï illuminé domine outrageusement celui qui ignore le zen. Et
ce sera
grâce à l'appui des seigneurs du Japon féodal (les employeurs des
samouraïs)
que le zen va se développer pour connaître son apogée aux 14e
et 15e siècles.
Le bouddhisme zen
Selon la tradition (la plupart des
historiens modernes n’adhèrent plus à cette théorie),
c'est au 6e
siècle, avec le voyage de Bodhidharma d'Inde en Chine que le bouddhisme
a atteint l'Orient (la réalité de ce voyage est cependant
incontestable). Et ce n'est qu'au 12e siècle, comme nous
l’avons signalé au précédent chapitre, soit six cents ans plus tard,
qu'il a gagné le Japon.
C'est le moine japonais Eisai (1141/1215) qui rapporta
de Chine les enseignements de la secte Lin-Tsi du bouddhisme chan
et qui fonda la première école zen japonaise, l'école Rinsai.
Quelques années plus tard, Dogen
(1200/1253), un adolescent très éprouvé par la perte
de ses parents, se retira de la société et vint se réfugier au mont
Hiei. Déçu
par l'enseignement bouddhiste scolastique traditionnel, il se tourna
vers Eisai
dont il devint le disciple. Par la suite il fit lui aussi un séjour de
plusieurs années en Chine et, de retour au Japon, fonda l'école Sôtô.
Une troisième école, issue des
enseignements de la secte chan Houang-po, verra le
jour quelques siècles plus tard, l'école Obaku fondée par
Tetsugen (1630/1682).
La différence entre ces trois écoles ne
vient pas de la différence des
doctrines, mais de celle des caractères personnels de leurs fondateurs
et des avancées proposées par leurs successeurs.
Dogen est certainement le plus grand et le plus profond philosophe
parmi les
bouddhistes zen chinois et japonais. Il a montré l'importance des
tâches
quotidiennes les plus simples dans la pratique du zen (cette pratique
se nomme kufu) et est considéré comme le père du thé dont
il serait l'importateur au Japon.
Hakuin (1685/1768), qui fut un des plus grands maîtres de l'école Rinsai,
sut parfaire
la technique des koan (énigmes très difficiles à résoudre). De
nombreux maîtres
contemporains s'appuient encore sur cette méthode.
Tetsugen, à la différence des autres dont la pensée reflète le
caractère personnel, a
utilisé les expressions traditionnelles du bouddhisme indien. Il fut
admiré et
vénéré pour avoir édité au Japon la première collection complète des
livres bouddhiques.
Le zen d'aujourd'hui est donc l'aboutissement de ces
diverses expériences spirituelles. Au
Japon, la tradition zen est toujours très vivace dans les
temples et les monastères comme dans les foyers où hommes et femmes de toute
condition
pratiquent activement le zazen qui est la discipline de base
du zen.
Les principes du zen
Selon les érudits, le zen n'est pas une
religion. C'est plutôt une sorte de
philosophie, une manière d'être et de penser. Parler des principes du
zen est
quelque peu abusif. Le zen est d'abord l'exercice d'une pratique, zazen,
et ne souffre, d'après les maîtres zen, aucune soumission à des textes
ou à des doctrines.
Zazen signifie s’asseoir
en silence.
Toute l'essence du zen est là, il n'y a rien de plus à savoir. Dans sa
simplicité,
voici la terrible méthode d'éducation du zen.
Ajoutons mushotoku qui est le véritable esprit du zen, détaché
du moindre désir de bénéfice ; ne rien attendre, ne pas chercher à
obtenir quoi que ce soit.
Et troisième précepte : ne pas faire de
discrimination. Les paroles, les pensées et
les actes sont tous à mettre sur le même plan, ont la même importance
et méritent
autant d'attention. Le plus humble détail est à considérer comme
capital. Un
grand maître du zen ne disait-il pas : « Lorsque vous faites
quelque
chose, faites-le comme si votre vie en dépendait. » S’il est une
caractéristique
particulièrement frappante de l’attitude du moine zen, c’est son
application à réaliser chaque chose, aussi futile soit-elle, à la
perfection,
en y consacrant la totalité de son être (kufu). Cette pratique
est considérée
comme équivalente et aussi efficace que le zazen. Kufu
fut la première
pratique zen récupérée avec enthousiasme par les samouraïs, bien
avant zazen,
car la vie du samouraï était effectivement menacée en permanence.
Or, kufu,
a placé le samouraï dans un état de vigilance
constant. Il devint quasiment impossible de le surprendre.
Avec un peu de pratique, nous
parviendrons à la non-pensée, mushin,
et un jour peut être à mushin-no-shin, la pensée qui
est au-delà
de la pensée. Mais ne nous faisons pas trop d'illusions, car les
illusions sont
omniprésentes et c’est justement l’objectif du zen d'en sortir.
C'est lorsque nous aurons renoncé à tout et qu'il ne restera que le
vide que nous
parviendrons à kensho,
l'illumination transitoire, puis au satori,
c'est-à-dire l'éveil permanent qui nous installera dans le nirvana.
Quant à Bouddha, il n'est pas une divinité dans l'esprit des
bouddhistes zen, mais
seulement le modèle des qualités humaines nécessaires à l'atteinte du
satori et à l'émergence du Bouddha qui est en chacun de nous.
Dans notre monde de recherche effrénée
du profit, la difficulté du zen est donc là :
comment débuter une pratique si l’on ne doit rien en attendre ?
Pure rhétorique
rétorquera le lettré puisque le but est l’illumination. Mais notre
lettré
va se heurter à un sérieux problème : s’il cherche l’illumination,
il ne trouvera rien. Hormis les éveillés, personne ne sait à quoi elle
ressemble. Comment reconnaîtra-t-il un visage qu’il n’a jamais
vu ?
« Alors, comment les éveillés ont-ils procédé ? »
répliquera-t-il.
La réponse à cette interrogation est simple : l’illumination nous
tombe
dessus quand nous sommes prêt à la recevoir or, nous venons de
l’expliquer,
elle survient quand nous avons renoncé à toutes les tentations, y
compris le désir
d’obtenir l’illumination. Mais on ne peut pas savoir quand :
demain, dans un an, dix, jamais ? Dogen
écrit dans le Shobogenzo :
« L’illusion consiste à poser l’ego
et à agir à travers lui sur les objets. L’illumination, au contraire,
consiste à laisser les choses agir sur vous et vous illuminer… »
L’illumination est donc un phénomène purement passif qui survient
quand
l’ego est mis en veilleuse.
Certains pensent pourtant deviner la
forme de cette illumination et les moyens de
l’obtenir (ou plutôt croient ce qu’un gourou leur raconte), se
lancent dans l’aventure et c’est ainsi qu'ils se retrouvent piégés,
manipulés et souvent exploités.
Ainsi la réalité pénètre difficilement
l’esprit d’un
homme classique. Sa perception, déformée par son ego (auberge espagnole
de
tous les affects et conditionnements), ne lui permet pas de saisir
l’essence de ce
qu’il observe ; l’illusion s’installe. A contrario, l’éveillé s’imprègne
réellement de l’objet de son observation, pas selon un point de vue, mais dans une
perception
globale de tous ses attributs : rien ne lui échappe. Il
est
fondamentalement omniscient ; sa limite proviendra du niveau de
ses
connaissances théoriques pures, jamais de sa psychologie, de sa
capacité à
raisonner ou d’une erreur d’appréciation de la réalité profonde de
l’objet. Or, un manque de savoir n’est jamais un véritable handicap
(sauf
pour les examens et concours universitaires). La seule connaissance
technique
indispensable est l’ensemble des méthodes qui permettent de trouver
rapidement l’information utile et exacte à l’instant où
elle est nécessaire.
La grande majorité vit donc dans la
confusion et l’illusion. Mais chacun est
persuadé d’avoir la réalité devant les yeux. Malheureusement, seuls les
éveillés
connaissent la vérité, mais ils sont en très petit nombre. On pourrait
fort
bien s’accommoder de cette situation, mais il faut bien en convenir, là
tous
sont d’accord, le monde tourne mal ou, pour le moins, il pourrait
tourner
mieux. Cependant, la plupart des gens pensent qu’ils n’y peuvent rien,
que
les malheurs du monde sont les conséquences des décisions absurdes de
quelques
hauts personnages influents (politiques, financiers, mafieux, etc.)
Seuls les éveillés
savent que nos malheurs sont la conséquence de la cécité mentale
dans laquelle vit la quasi-totalité des hommes. Si tout le monde
voyait clair, la plupart des
calamités humaines disparaîtraient.
Le zen n’est pas autre chose qu’une tentative des éveillés de rendre
lucide
le plus grand nombre afin de sortir de l’éternelle répétition des
erreurs
humaines. La seule question pertinente est de savoir si cette méthode
est la bonne ; nous en débattrons plus avant par la suite.
La pratique du zen
Pour pratiquer le zen, il faut en passer
par zazen. Il s'agit simplement de
s'asseoir, mais pas dans n'importe quelle position. La position idéale
est
celle du lotus, chère aux pratiquants du yoga.
Le dos doit être droit (c'est essentiel), la respiration contrôlée et
l'esprit porté au-delà de la pensée. Si l'on en croit Dogen, on doit
être habité
par un sentiment de dignité et de grandeur.
Soulignons que les termes zen en
japonais, chan en chinois, dhyana en
sanscrit contiennent deus sèmes : action et centre. Quant au français
méditation, il est formé de milieu (médius) et action.
étymologiquement
tous ces mots
ont la même signification : agir centré, trouver
le juste comportement, centrer son esprit sur soi, une idée, un
objet ou le néant.
En l’absence de sujet de méditation,
l'esprit s’attachera à se vider de toute substance, de toute
perturbation en dépit d'éventuelles sollicitations internes ou
sensorielles. Cela signifie que,
sauf
recherche particulière, la plupart des séances de méditation
s’orienteront
vers l’arrêt total de toute activité psychique, cognitive ou
émotionnelle.
Cet état de calme absolu (ataraxie) doit permettre une vision nette des
tréfonds
de notre être. Comme ces lacs volcaniques dont on peut admirer les
beautés
abyssales quand la surface est calme.
Les séances ne doivent pas durer plus
d'une heure d'affilée et sont entrecoupées
d'une marche lente, le kin-hin, rythmée par la
respiration.
Elle est destinée à détendre le corps car le maintien prolongé de la
position zazen est douloureux pour les jambes. Toutefois, il
faut veiller à ne
pas perturber la quiétude de l'esprit. Certaines écoles ont abandonné
cette méditation dynamique.
La méthode des koan consiste à
essayer de résoudre une énigme insoluble par le
raisonnement habituel du genre : « Quel était votre vrai visage
avant la
naissance de vos parents ? » Seule l’école Rinsai utilise
régulièrement
les koan, mais les différences de
pratiques sont surtout inhérentes au maître.
Périodiquement les plus grands maîtres organisent des sesshin,
sortes de séminaires de pratique intensive du zazen.
Pour zazen, on s'assied sur le zafu, un
petit coussin épais et dur
qui permet de redresser la colonne vertébrale et, en gardant les genoux
en contact avec le sol, de faciliter l'équilibre.
Ceux qui ont du mal à tenir la position du lotus peuvent adopter
d'autres positions,
tout aussi correctes, comme seiza (s’asseoir
droit). L'essentiel est d'éliminer toutes les tensions, de
se concentrer sur sa
respiration et de ne pas se fixer sur une pensée, y compris celle
de vouloir abandonner toute pensée.
Influence de la philosophie zen
Peu à peu, le zen a pénétré
tous les domaines de la culture japonaise
et y a imprimé son sceau. La zone d'influence du zen englobe la
religion,
la philosophie, l'éthique, le protocole, le théâtre No, la cérémonie du
thé (cha-no-yu), l'arrangement floral (ikebana), la
littérature, la calligraphie,
la peinture, l'architecture, le jardinage, la technologie, les arts
martiaux (budo), etc.
Tous ces aspects de la culture ont en commun sept caractères qui
sont :
l'asymétrie,
la simplicité, l'austérité, le naturel, la subtilité, la liberté,
la sérénité.
- L'asymétrie : on ne voit pas
la beauté dans la régularité, la
perfection et l'exactitude mais au contraire dans la forme exprimée
après
avoir délaissé ces aspects, après qu'ils aient été en quelque sorte
rompus.
Tel est l'intérêt de la ligne brisée, du caractère cursif, de la
déformation
ou de l'irrégularité.
- La simplicité : elle désigne
un état dépourvu de la lourdeur de ce
qui est trop élaboré, trop construit, trop complexe.
- L'austérité correspond aux mots
japonais takeru (croître), fukeru (vieillir), kareru
(se dessécher) et sabiru (se patiner). C'est la beauté qui apparaît
lorsque le
temps a fait son effet et a enlevé à l'objet tous ses attributs de
jeunesse et que seul reste ce qui en constitue l'essence.
- Le naturel : c'est l'absence
de contrainte, la spontanéité, l'impulsion
créatrice d'un instant unique dépourvu de tout artifice mais sans
naïveté.
- La subtilité profonde :
c'est l'exploration tranquille de l'obscurité insondable qui
illustre l'état sans fond du zen.
- La liberté absolue : vivre sans
condition, sans attachement, sans obstacle.
- La sérénité : état sans bruit
et sans agitation, calme intérieur,
tranquillité de tous les instants que rien ni personne ne peut
perturber.
Ces sept caractères sont inséparables,
aucun n'existe isolément, chacun doit
contenir les six autres. Telle est l'originalité des arts du zen.
On sait que les artistes zen méditent
avant d’entamer le geste purement
artistique. On raconte que certaines méditations préalables ont pu
durer
plusieurs années. Ainsi le peintre qui souhaite dessiner un bambou va
se
laisser imprégner par le bambou jusqu’à en avoir saisi la réalité
profonde. Le
zen traduit cela dans l’expression : l’artiste est le
bambou.
La réalisation technique de l’œuvre n’est alors pas conduite par
l’artiste mais par le bambou lui-même.
Le zen aujourd’hui
« Ceux
qui jugent le zen de l'extérieur,
sans l'avoir pratiqué, ont tendance à
croire qu'il s'agit d'une secte du bouddhisme remise à l'honneur depuis
peu par l'Occident, comme il en existe tant d'autres. » (Taisen
Deshimaru.)
Pour beaucoup, hors du bouddhisme il n'y a pas de zen possible. C'est
une opinion
souvent exprimée par les intégristes du zen. De la même
façon
que les intégristes chrétiens d'autrefois disaient « Hors de
l'église
point de salut ».
Certes le zen s'est développé en milieu bouddhiste, car c'était la
religion dominante
de l'époque. Mais dès le début, les maîtres du zen, et en particulier
Dogen,
disaient avec force que ceux qui classent le zen parmi les sectes du
bouddhisme sont dans l'erreur la plus profonde.
Beaucoup
de sectes (certaines invoquent
des croyances ésotériques, voire totalement
loufoques, d’autres s’appuient sur des religions existantes)
fleurissent un
peu partout et l'actualité nous relate périodiquement leurs abus. Il y
a
celles qui connaissent une fin tragique, celles qui sont de véritables
entreprises de dépersonnalisation et celles dont les méthodes
totalitaires
s'apparentent aux techniques de lavage de cerveau. La
plupart
d'entre elles entraînent l'aliénation totale des malheureux qui leur
ont fait
confiance, prônent le culte de la personnalité et leurs gourous ont
surtout
pour but l'enrichissement personnel.
Le vrai zen n'endoctrine personne, car il n'a pas de doctrine. Le
zen
n'enrichit personne, car il se réclame de la pauvreté (mushotoku :
esprit
de non-profit). Le zen cherche seulement à faire découvrir à chacun sa
véritable
personnalité profonde dans l'unité du corps et de l'esprit et dans
l'harmonie
universelle.
Le zen n'est pas sectaire, il est ouvert à toutes les démarches
spirituelles. Il
peut donc se pratiquer, sans contradiction, avec toutes les religions,
toutes
les philosophies. Il enseigne essentiellement une posture du corps toute
simple, une
respiration très naturelle et la recherche du calme psychologique.
À notre époque trépidante où la
plupart des individus sont conditionnés et
dirigés par l'envie de posséder, le zen apprend
comment
s'asseoir sans esprit de profit, sans recherche du moindre avantage.
Abandonner son ego et son incessant bavardage, lâcher prise, abandonner
sa personnalité
apparente pour retrouver son identité profonde, uni à l'esprit de
l'univers.
S'asseoir, simplement s'asseoir, c'est tout ! Mais quel
programme !
Et comment ne pas s’apercevoir, comme l’ont fait en leur temps les
samouraïs,
de la complémentarité du zen et des arts martiaux ?
Zen et art martial
L’art
martial réside dans les maîtrises
conjointes d’une technique (le corps y est
forcément associé) et de l’esprit. Qui maîtrise la technique est un
expert.
Qui maîtrise l’esprit est un sage. Qui maîtrise les deux est un maître
dans son sens le plus noble.
À la vérité ces derniers sont rares. Sensei se
traduit plutôt
par professeur ; le sens noble de maître
se dit O sensei. C’est ainsi qu’on nommait
Funakoshi.
Ce fut le seul karatéka à porter ce titre ; sorte de respect pour
celui qui est à
l’origine de l’expansion du karaté hors d’Okinawa.
D’autres auraient mérité cette distinction. Combien ? Je ne
saurais dire, mais depuis le début du 20e siècle pas plus
d’une centaine (tous pays confondus) et je crains d’être un peu large.
Cela étant, il existe
des experts dont la progression spirituelle, bien que n’ayant
pas
encore abouti, est fort avancée. Pour qu’un sensei soit
intéressant, il
suffit qu’il soit sur la voie. À nous de placer nos pas dans leurs
traces
pour cheminer avec eux. Attention, il existe des experts, parfois de
renom, qui
ne feront jamais le moindre pas sur la voie. Parmi eux, la plupart sont
honnêtes, ne racontent pas de sornettes et se contentent d'afficher
leur expertise technique, mais quelques-uns, j’en connais,
prétendent nager
dans la félicité du nirvana. Ils sont pitoyables mais dangereux.
Les amateurs
de performance pure et de compétition n’auront donc aucun mal à choisir
parmi la multitude d’excellents experts prêts à offrir leurs services.
Mais
si notre objectif associe la maîtrise du mental à la progression
technique
soyons circonspect et avançons prudemment, sans hâte, pour sélectionner
celui
qui deviendra notre guide. Cependant, avoir un guide ne signifie pas
que nous
nous laissions mener sans réfléchir. Pour qu’un apprentissage soit réel
et
profond, il doit être l’émanation de notre propre volonté, de notre
travail. Le rôle du maître doit se limiter à indiquer une direction et
à éviter
les embûches afin de former des êtres libres. C’est l’exact opposé du
gourou.
Nous
devons donc penser à cultiver
harmonieusement l’esprit (shin),
la technique (ghi) et le corps (tai).
Toutefois, ne nous laissons pas piéger par cette facilité langagière
car corps, esprit
et technique ne sont jamais totalement indépendants. L’entraînement
portant
sur chacun de ces trois domaines devra en conséquence s’opérer dans une
symbiose savamment dosée. Notre vie moderne et trépidante, ses
contraintes,
ses absurdes exigences ont terriblement entamé l’harmonieux
fonctionnement de
notre corps-esprit, mais nous ne sommes pas pour autant devenus des
purs robots
(pas encore !) Certes, dans notre grande majorité, nous
sommes perturbés ; aussi avons-nous besoin
de retrouver un équilibre. Mais ce n’est pas, en général, une reconstruction complète de
l’individu qui est nécessaire ; juste prodiguer les soins
nécessaires
au rétablissement d’une harmonie fonctionnelle du corps-esprit.
Pour cela, il nous faut :
- Une gymnastique pour redonner au
corps toute sa souplesse, sa puissance, son aisance,
sa sensibilité ;
- Quelques exercices pour permettre à
l’esprit son heureux épanouissement
(méditation, zazen, kin-hin, koan ou
techniques apparentées et, bien sûr, culture générale) ;
- L’acquisition d’un art martial
pour conférer l’indispensable quiétude ;
- La construction de très nombreuses
passerelles entre ces différents
apprentissages pour que chacun ressente au fond de soi (dans le hara)
l’unité
qui fait de l’individu un être total. Faute de quoi nous
produirons des actes parcellaires, inachevés, aurons des pensées
tronquées,
erronées, vivrons dans l’angoisse de l’incompréhension et serons
incapables de coordonner un projet global d'accomplissement de l'être.
Appliquer
ce programme est donc bien
s’orienter vers la quintessence shin ghi tai.
On a vu comment l’artiste s’imprègne de l’objet de son étude jusqu’à
devenir cet objet. L’artiste martial ne fait pas exception, mais on
peut séparer
l’analyse en fonction de deux situations classiques :
- Imaginons l’entraînement d'iaido
(art de dégainer le sabre : katana en japonais) d’un
maître : le
spectateur voit simplement
un homme vêtu d’un hakama (pantalon ample
traditionnel) qui
manipule un katana avec une certaine dextérité.
Cependant le geste doit provenir d’une
profonde unité :
unité du corps et de l’esprit, bien sûr, le maître a dépassé ce stade,
mais surtout unité du maître et du sabre. Quand la démonstration est
parfaite, le maître est le sabre et, pour le connaisseur,
seulement pour lui, cela se
ressent.
- Dans un combat avec un adversaire,
l’objet dont le maître a besoin de
comprendre l’essence, c’est l’adversaire lui-même. D’où, dans les
combats de samouraïs, ces très longues périodes d’observation avant
l’attaque décisive pour capter tout ce que
l’adversaire cache de profond et d’important. Si le maître devient
l’adversaire, comme le peintre devient le bambou, il a gagné. Voilà
l’explication de ces combats de samouraïs où, parfois, l’un s’avoue
vaincu, car dominé mentalement, alors
qu’il n’y a pas eu combat réel. Ou bien, celui qui se sent écrasé par le
ki (force mentale) adverse se jette
dans une attaque absurde en sachant que l’issue lui sera fatale ;
mais
l’honneur sera sauf. D’ailleurs dans le cas d’un abandon on aboutira
souvent à un seppuku (hara kiri
en langage
populaire) dans le pur respect du code d’honneur des samouraïs.
La
pratique d’un art martial quel qu’il
soit, adversaire armé ou non, suit le
même scénario : il faut entrer dans les tréfonds de la conscience
de l’adversaire. Nous ne pouvons pas le faire volontairement en cherchant
à percer sa carapace ;
cette démarche active conduite par notre ego qui veut dominer
l’adversaire
est vouée à l’échec puisque l’ego va automatiquement nous entraîner
dans
l’illusion. Nous devons installer notre esprit dans l’état mushin
ou mieux mushin-no-shin et laisser passivement l’esprit de
l’adversaire s’étaler sans
limite dans le nôtre. On comprend bien dans cette phase du combat,
l’utilité
de notre recherche habituelle sur la vacuité de l’esprit : seul un
esprit vide peut instantanément s’emplir d’une grande quantité
d’informations. Or l’esprit de l’adversaire est énorme ; pour nous
permettre de nous en imprégner, il n’y a pas d’autre solution que cette
vacuité totale du nôtre. Quand l’adversaire devient transparent, que
nous
lisons clairement dans sa pensée, l’issue de la confrontation est
évidente.
Pour
ceux qui ont du mal à concevoir une
pratique sans but et sans recherche de bénéfice,
puisqu’il s’agit de la démarche fondamentale du zen, nous avons donc
maintenant une raison qui peut les pousser vers cette recherche de
vacuité de
l’esprit. Cependant le travail à effectuer pour arriver à un état
mushin et
surtout mushin-no-shin est énorme et peut, malgré tout son intérêt,
freiner
quelques ardeurs. Pour aider les réticents à entreprendre quand même la
démarche,
ajoutons qu’un esprit vide est, au moins momentanément, un esprit
débarrassé
de ses conditionnements, de ses a priori et de ses encombrants
bavardages. En
clair, un tel combattant observe efficacement l’adversaire, prend des
décisions
adéquates et n’éprouve aucune appréhension. Motivant, non ! De
plus
vider son esprit quelques secondes ou quelques minutes est à la portée
du plus
grand nombre après un travail portant sur une durée raisonnable. Alors,
si le
vrai zen exige mushotoku (l’esprit de non-profit) dans un
engagement de très
longue durée, il semble possible de démarrer un travail moins ambitieux
avec
un objectif restreint : juste vider son esprit pendant une minute
ou deux.
Les outils du zen peuvent parfaitement convenir et nous avons vu que
cette
vacuité mentale procurait d’indéniables bienfaits. Une fois convaincu
d’être
sur la bonne voie, on hésitera moins à s’installer dans l’esprit
mushotoku
pour tenter un parcours intégral de la voie.
Quant
à ceux qui trouvent néanmoins tout
cela trop ésotérique, à classer dans le
tiroir des utopies, je voudrais rappeler que tout combattant sportif,
avec
l’expérience, arrive à percevoir chez l’adversaire des intentions, des
hésitations,
des faiblesses dans la concentration et bien d’autres détails. Sa
méthode se
construit de façon totalement empirique ; ce que certains
nomment avoir
du métier. En réalité ces dons d’observation, d’anticipation ont
été développés inconsciemment selon le schéma explicatif du zen. Mais
le
combat de compétition est extrêmement restrictif sur la quantité de
paramètres
à maîtriser : un seul adversaire, des règles strictes, des
techniques répertoriées
et connues, aucun risque vital, etc. Si le jeune champion a bien réussi
à acquérir
quelques aptitudes supra-sensorielles, elles ont une portée limitée au
cadre
strict de la compétition. Finalement, nous ne sommes pas du tout dans
l’utopie. Le zen propose simplement d’étendre ce qui a été possible
dans
un domaine restreint à l’intégralité du système relationnel
humain ;
que la perception de l’extérieur à soi, objet, animal, homme ou
processus
soit totale et permanente.
Cependant, il
faut être fort circonspect envers les mots et ne pas se
gargariser
de discours oiseux. Seule l’expérience directe nous fait progresser
dans la
connaissance de soi. Le mot n’est pas la chose, le discours n’est pas
l’action. Penchons-nous maintenant sur les koan qui sont
justement des outils
destinés à démontrer l’illusion véhiculée par la parole. Ils peuvent,
notamment, clouer le bec d’un ego trop bavard.
Le koan
Le koan,
courte phrase ou brève
anecdote, est, avec la posture assise, l'un des
principaux outils d'enseignement du zen de tradition Rinsai. La
tradition Sôtô
estime, réticente, qu'il vaut mieux s'en tenir à zazen, le
koan risquant de se pervertir en un jeu de l'esprit, mais elle ne
l’a pas totalement banni.
Le koan (traduction
littérale : écrit public, qui
fait loi), dans sa forme pure, n'est pas une devinette, ni un
mot
d'esprit, déjà du simple fait de sa transmission de maître à disciple.
Il ne
s'agit pas de répéter quelque obscurité, de triturer une énigme, mais
de
travailler avec un paradoxe de sagesse bientôt millénaire, pour en
faire
jaillir une évidence inaccessible à la seule intelligence.
La plupart des koan ont été compilés aux 12e et 13e
siècles de notre ère. Il en existe plus de mille. Ce sont les témoins
de
plusieurs siècles de transmission du zen en Chine et au
Japon. Un
certain nombre de koan ont été commentés. Mais,
attention ! le commentaire ne
fait pas comprendre le koan : il en ouvre la voie. C'est
à chacun de
comprendre, de vivre le koan.
Voici sans doute le plus fameux koan :
« Quel est le son d'un
applaudissement fait d'une seule main ? »
Mais le koan de base pour les nouveaux pratiquants est
habituellement : « Le
chien est-il de la nature de Bouddha ? »
Une des meilleures réponses
(elle n’est pas unique) est : mu, qui
signifie vide
ou non. Mais le vide n’est pas rien aussi
ce non n’est-il pas un non absolu, plutôt un non, mais… Pour le dire un
peu rapidement ou dans un de
ces états
particuliers de la conscience (mushin, mushin-no-shin), mu
c'est à la
fois oui et non, un au-delà du oui et du non. De plus, le kanji
mu
est prononcé wu dans sa phonétique chinoise. Or wu,
c’est un aboiement. Et quelle meilleure position pour comprendre une
chose que
de se mettre à la place de cette chose ? L’interrogation sur la
bouddhéité
du chien trouve-t-elle donc une de ses plus subtiles réponses dans un
aboiement
qui ne signifie ni oui ni non.
Il s'agit d'expérimenter, de façon simple,
l'au-delà de l'affirmation et de la négation, l'au-delà de la
contradiction,
et, en ce sens, de dépasser la dualité du langage ordinaire. C'est là,
on l'a
reconnu, tout le génie de la pensée bouddhique, qui, sans cesse, tente
d'aller
au-delà de la dualité, que ce soit entre sujet et objet, entre
connaissant et
connu, entre moi et autrui, entre immanent et transcendant, entre
relatif et
absolu.
Le koan
est le plus souvent une énigme dont les termes paradoxaux
et incompréhensibles
sont inaccessibles au raisonnement classique ou un
court dialogue entre le maître et le disciple tout autant sibyllin
(mondo ; mais nous utiliserons le terme koan pour
simplifier le discours). L’obligation de sortir
des schémas
de pensée traditionnels est le préalable indispensable à l’illumination
(phénomène
transitoire) et à l’éveil (état de conscience du sage ou du Bouddha).
Un koan relate l’anecdote où un
nouveau disciple parvient à un monastère
pour y recevoir un enseignement. Le maître Joshu demande :
« As-tu déjeuné ? »
Le disciple répond : « Oui ! » ... « Alors,
lave ton bol ! »
Le koan de Bashô ne semble guère plus explicite.
À un moine qui lui demande ce qu’est le zen, il répond : « Si
tu possèdes un bâton, je te donne un bâton, si tu ne possèdes pas de
bâton, je t’enlève ce bâton ! »
Parfois même les koan prennent une forme
gestuelle... Un disciple demande au maître ce qu’est
l’illumination... Le maître retire sa sandale et assène, avec celle-ci,
une claque retentissante au disciple en hurlant : « C’est
cela ! »
Nos réflexions, nos raisonnements, nos formulations
s’inscrivent dans des formes conventionnelles, éprouvées mais
sclérosantes. En bref, nos méthodologies, la conduite de nos idées et
de nos discours,
que nous avons affublés de déguisements scientifiques, littéraires ou
techniques, sont,
quoi que nous en pensions, emprunts de routines, de conditionnements
et de banalités. Ces cheminements parfaitement balisés nous confinent,
en dépit de nos dénégations, dans une vie morne et sans relief,
dénuée de transcendance, car l’esprit, encombré de parasites ne permet
pas l’échappée salvatrice.
La liste est longue des découvertes scientifiques majeures tout à fait
fortuites
en des instants et des lieux incongrus : en montant dans
l’autobus, dans
un effort de défécation, en voyant chuter une pomme lors d’une sieste,
etc.
Donc à un instant où l’esprit est muet, déconnecté, en repos.
Tout étudiant
sait que la résolution d’un problème mal compris peut arriver au
blocage
absolu, la pensée s’engageant dans un fonctionnement en boucle
forcément stérile,
alors qu’une perturbation, une diversion peuvent tout relancer en
brisant l’a priori
erroné
à l’origine de cette agitation intellectuelle improductive. L’évidence
surgit le plus souvent dans l’oubli, le rejet, l’abandon, le vide,
quand notre ego, nos affects et nos
conditionnements cessent d’imposer leur diktat.
Les mots, la parole sont truffés d'idées préconçues créatrices
d’illusion. De nombreux conditionnements
s’expriment dans nos paroles.
L’intérêt
des koan est de
mettre en évidence l’illusion créée par le mot et
d’utiliser ce dernier selon des modalités inusuelles et pourtant
fonctionnelles (la conversation de deux maîtres zen nous est
incompréhensible,
mais eux s’entendent fort bien). L’art du koan repose
justement sur sa présentation
apparemment absurde qui interdit d’utiliser le raisonnement et les mots
dans
leur simple rapport de signifiant à signifié. Il oblige à explorer
d’autres
voies, donc à sortir des habitudes, conditionnements et a priori.
Le koan,
avec la méditation, est
donc un outil de compréhension. Le raisonnement
aussi, mais ils ne procèdent pas des mêmes principes fondamentaux. Pour
réparer
un robinet qui fuit ou une panne de courant, un peu de logique sera
utile. Pour
se débarrasser des angoisses existentielles, des travers de l'ego et
des troubles émotionnels, mokuso et
koan seront sûrement
plus adaptés. Employons les bons outils.
Un
test psychotechnique utilisé par les
recruteurs propose d’effectuer un
travail, généralement manuel, pour lequel on ne fournit pas les outils
normalement requis. Certains, mentalement paralysés, abandonneront l’ouvrage,
d’autres, plus dégourdis, se lanceront dans des bricolages hasardeux,
quelques-uns inventeront des outils avec les moyens du bord, trouveront
des
solutions palliatives, bref, accompliront correctement la tâche malgré
les handicaps.
Plus que dans les outils, la solution est dans la tête. Pour ceux
qui ne sont pas tombés dans le chaudron de potion magique pendant
l’enfance,
c’est parfois au prix d’une lourde transformation du psychisme :
une grande claque à l'ego et un
grand coup de pied dans la fourmilière des conditionnements.
La difficile métamorphose
Nous
sommes conditionnés quand nos
réactions sont prévisibles. Or tous ceux qui
ont en charge de diriger des groupes sociaux trouvent un grand intérêt
à
disposer de ce pouvoir prédictif. Comme ces dirigeants sont nombreux
(politiciens, employeurs, publicitaires, écrivains, cinéastes,
journalistes,
syndicalistes, chefs religieux, dirigeants associatifs, enseignants,
gourous,
chefs de bande, etc.) et disposent déjà de lourds moyens de pression,
il leur
est facile de nous manipuler à leur guise.
Bien sûr, le discernement est
crucial et la plus grande prudence s’impose pour juger de ce qu’il
convient de nommer conditionnement : l’éducation,
par
certains aspects, peut ressembler à un conditionnement. Cependant, le
fait d’apprendre les mathématiques ne
peut pas s’assimiler à un conditionnement.
Différencions
bien la connaissance, qu'il est toujours bon de soumettre au doute
cartésien, à inscrire dans la
colonne avantages, des conditionnements, croyances, a priori et
idées préconçues
à consigner sous la rubrique handicaps.
Si
les leaders aiment les moutons
dociles, l’individu gagnera toujours à s’émanciper.
Mais tous les conditionnements, qui s'apparentent parfois à de la
manipulation
mentale, ne proviennent pas d’une volonté extérieure de
domination. Notre culture, nos mœurs, nos traditions, notre famille,
notre
nationalité, notre ethnie, notre religion, notre profession ne manquent
pas de
nous en greffer leur lot ; tout cela pèse lourd.
La liberté que nous inscrivons au
fronton de toutes nos institutions est un rêve idéaliste, mais nous
sentons
intuitivement qu’y parvenir serait une immense victoire. Un véritable
combat
doit donc s’engager, mais l’ampleur de la
tâche
en rebute plus d’un et, malheureusement, trop nombreux sont ceux qui
abdiquent. Parfois à cause de l’incertitude sur la finalité, souvent
par
peur de s’aventurer dans l’inconnu.
« Peut-être est-il préférable
d’être un esclave qui connaît bien sa condition et s’en accommode qu’un
homme libre perdu, sans boussole et surtout seul, car il est
indiscutable
qu’un homme libre est un homme seul ! » Cette pensée est
certainement celle qui est exprimée, ou le plus souvent seulement
ressentie, chez ceux qui hésitent à
franchir le Rubicon et préfèrent suivre docilement le troupeau.
L’éradication
de nos conditionnements
mène à un état qui se nomme sagesse
(dans un précédent article sur la voie, nous avions
expliqué
les liens entre intelligence, bonheur, sagesse
et liberté). Or, le sage ne se contente pas de faire
table rase
des a priori conventionnels ; il explore de nouvelles potentialités, de
nouveaux schèmes, exactement comme ce qui est préconisé dans les koan.
Bien que l’idée soit dérangeante
(puisque cette caractéristique n’est
finalement qu’un défaut), cet amas de conditionnements constitue
l’essentiel de l’ego et se traduit par une personnalité
plus ou moins marquée, c'est-à-dire par des traits de caractères
invariables. La prise de conscience de la véritable structure
de
l’ego et de la personnalité, hébergeurs d'une masse
phénoménale
de conditionnements, s’opère dans l’introspection (mokuso) et
dans la douleur (pour ceux qui mènent
l’opération
à son terme). La vision claire du désordre et des parasites de
notre
psyché suffit, habituellement, pour enclencher un processus
comparable à un reformatage informatique. Ainsi est-il possible de retrouver
la virginale fraîcheur d’un esprit vif et pénétrant.
Cependant,
le grand chambardement, le
salutaire coup de balai
sera éludé si la situation n’est pas jugée désespérée. Or, si nous
sommes presque tous prêts à reconnaître l’influence néfaste des
conditionnements et à admettre en subir un certain nombre, rares sont
ceux qui
estiment leur niveau de dépendance inquiétant. Et pourtant, que
réalisons-nous qui ne soit sous l’emprise d’un
quelconque conditionnement ?
Dans nos grandes affaires de cœur, sommes-nous bien sûrs de ne
subir aucune influence ? Les sentiments sont-ils à l’abri
de toutes les manipulations de notre environnement médiatique,
familial, culturel, financier ou même hormonal ?
Un insidieux petit lutin nous guide bien trop souvent.
Un petit test assez instructif : quel est votre degré de
compréhension des astuces d’un illusionniste ? Vous êtes
en extase devant ses tours, sa magie. Vous vous demandez
comment ces exploits sont possibles. Explication :
vos schémas de pensée
sont des stéréotypes absolus ; il sait exactement comment
va procéder votre esprit, car tous les spectateurs sont forgés
de la même matière. Vous
êtes entièrement à sa merci. Il vous
manœuvre comme bon lui semble. Malheureusement, si lui cherche
à vous amuser, d’autres essayent de vous escroquer.
Cependant, si nous suivons à la lettre cette explication, nous entrons
dans une nouvelle
illusion. Car ce ne sont pas les autres qui nous manipulent, mais notre
propre mécanique
psychique ; le grand illusionniste, c’est notre propre esprit.
Bien
sûr, les conditionnements ne sont
pas tous source d’inconvénients majeurs,
sinon la vie serait impossible. Certains peuvent faire gagner du
temps :
simplification et raccourcissement des temps de décision et d’action
(il y a
toujours une contrepartie, néanmoins, comme les effets secondaires des
médicaments,
on peut éventuellement s’en accommoder). Mais d’autres, plus insidieux,
conduisent à des approximations ou des erreurs. Quelques-uns sont
de véritables
bombes à retardement. Dans le meilleur des cas, leur expression
ressemble à une symphonie
jouée par des instruments désaccordés, sans chef d'orchestre.
Le conditionnement en soi est une maladie, car il empêche l'être
d'exprimer ce
qu'il est en toute liberté en dépit de l’affirmation péremptoire de
chacun
toujours prêt à jurer qu’il ne subit aucune influence : c’est la
grande illusion. Le monde intérieur de l'individu est un amalgame de
tout ce
qui lui semble être une adaptation au monde extérieur : solutions
empiriques et stéréotypées qu’il partage avec de très nombreux
individus.
En effet, tous les individus ont acheté les éléments constitutifs de
leur ego
dans le même hypermarché de l'aliénation mentale. Seul le contenu
des caddies diffère.
Quant
au monde extérieur, il n’est lui-même qu’une vision subjective et
forcément
déformée de la réalité, généralement perçue de façon semblable dans un
groupe homogène mais différemment pour chaque groupe :
- Un musulman et un hindou ont-ils
la même perception du monde ?
- Un homme et une femme ont-ils
les mêmes rêves ?
- Un riche et un pauvre caressent-ils les mêmes
désirs ?
En réalité l’individu ne sait pas qui il est réellement,
car toute sa vie il véhicule des conditionnements hérités des autres
qui ont moulé son esprit selon un modèle conforme à son milieu.
Certains bouddhistes zen croient qu'il faut renoncer aux paroles et ils
estiment que plus
on comprend et moins on parle, ce que Wumen (13e siècle)
traduit dans un poème :
Le
langage n’exprime pas les
choses
Les discours ne transmettent pas l’esprit
Qui est ballotté par les mots se perd
Qui stagne dans les phrases s’illusionne
La
perspective est juste quand on voit le flot de paroles vides qui
nous entourent.
Mais l'humain est un être parlant. Peut-être faudrait-il plutôt
souhaiter
que, du choc des paradoxes, jaillisse, dans le silence d'un instant,
une lumière,
une parole, qui soit tellement vraie que jamais plus elle ne saurait
nous
quitter.
La méditation, correcte et sincère, devrait nous révéler
l’apocalyptique
tableau de notre déchéance psychique.
Quand on parvient à ce stade, la victoire est pratiquement acquise.
Néanmoins,
lorsque la méditation ne débouche pas sur un bouleversement psychique,
les koan peuvent peut-être constituer un excellent relais pour
mettre en lumière
l’absence de liberté intérieure et susciter l’envie de bousculer les
murs de la prison.
Comment aborder les koan
Le koan
n’est pas un problème à résoudre dans un
temps imparti. C’est
une sorte d’énigme irrationnelle que l’on installe dans son esprit et
que l’on va laisser mûrir jusqu’à l’apparition de l’évidence. Le
raisonnement logique est banni ; il conduit à des
lieux communs ou des impasses. Les purs cartésiens devront bousculer
leurs habitudes.
Abordons les mots avec prudence, pensons
plutôt à des associations d’idées ou des symboles. Pour rester dans un
registre connu, rappelons-nous les figures de
rhétorique : métaphores, comparaisons, images... Le koan
n’utilise pas nécessairement les mêmes
procédés, cependant, à l’instar de ces fleurs de rhétorique, les mots,
les constructions grammaticales peuvent prendre des significations
particulières et surtout refléter l’esprit du locuteur. Si en français,
les mots, les expressions ne sont pas toujours à saisir dans leur sens
littéral, dans les koan c’est permanent. Notre esprit doit
toujours se situer au-delà du mot.
Sortons
des sentiers battus, laissons-nous porter par notre imagination et ne
cherchons surtout pas à retrouver un équivalent à nos connaissances
antérieures. Le koan doit engendrer l’éclosion spontanée d’une
merveilleuse fleur inconnue.
Comme
nous l’avons vu, selon l’état de conscience, zanshin, mushin,
mushin-no-shin ou kensho (éveil), la perception du monde se
transforme dans des proportions insoupçonnables pour le profane. Par
conséquent, à ces différents stades de relation au monde vont
correspondre des modalités de langage spécifiques. Les koan
débutent fréquemment par une question banale à
laquelle une réponse
classique est possible. Dans ce cas, la question permet au maître
de vérifier le niveau d’éveil
de son élève. Celui qui répond sur le même registre n’a pas encore
progressé sur la voie. Une bonne réponse doit annuler la question selon
deux procédés : soit la question a été comprise sur un registre
différent, soit la réponse est donnée dans un autre registre. Par
exemple, le maître demande souvent au moine qui se présente devant
lui : « D’où viens-tu ? » Cette information
triviale n’intéresse pas le maître ; son objectif prioritaire est
de nous conduire à l’éveil. Nous devons donc transposer son
interrogation en rapprochant notre pensée de celle du maître. Nous
pourrions interpréter sa question ainsi : « Où en es-tu de ta
connaissance du zen ? »
Ce
travail est primordial. Il nous apprend à déceler le vrai message qui se
camoufle dans les mots. Cette aptitude permettra, entre autres
avantages, de repérer la vraie souffrance cachée derrière une agression
verbale (car il y a toujours une souffrance chez l’agresseur).
De façon identique, à la question du maître Joshu « As-tu
déjeuné ? » la réponse banale du moine sur le même registre
« Oui » démontre sa trop faible motivation à parcourir la
voie. Il prétend attendre un enseignement de la part du maître mais ne
semble pas très empressé. Aussi ne faut-il pas s’étonner de cette
réponse méprisante : « Alors, va laver ton bol ! »
En choquant le moine, il veut lui faire comprendre que c’était à lui de
porter le débat sur le zen, d’afficher son désir de progresser sur la
voie. Ainsi, cette réplique, en dépit de son aspect décourageant
est-elle un véritable enseignement. N’oublions pas ce principe
fondamental de la pédagogie : un enseignement est une transmission
de savoir qui exige la volonté d’acquérir ce savoir ; si l’élève
est passif, cela ne fonctionne pas correctement (sauf en cas de choc
émotionnel).
Tout
cela n’est pas bien difficile à saisir ; nous avons, en France,
des conventions comparables. La question « Comment
allez-vous ? » est une formule purement convenue qui exclut,
chez les gens cultivés, un compte-rendu détaillé de leur état de santé.
La
résolution de certains koan nécessite des connaissances
précises sur le bouddhisme. Mais nous rencontrons la même difficulté
avec notre langue quand un auteur utilise des allusions bibliques,
historiques ou autres. Sans une culture suffisante, nous passons à côté
de ces subtilités. J’ai par exemple constaté que des livres grand
public tels les San Antonio de Frédéric Dard ne
sont pas, ou très mal, compris des personnes dont la culture est
chancelante. En effet, ils regorgent, certes sur le mode humoristique,
de références culturelles éclectiques qui se dressent comme autant
d’obstacles infranchissables pour l’ignorant.
Pour
faciliter la formation des moines zen, certains koan ont été
commentés. La
compréhension n’est toutefois pas figée dans une unique méthode ;
en général, plusieurs approches sont susceptibles d’éclairer l’énigme.
Il
faut néanmoins s’inspirer des koan commentés avant de s’exercer sur les
autres. Des thèmes sont récurrents ; une fois identifiés, les
difficultés s'aplanissent. Le temps n’est pas
important ; seule compte la détermination à affronter les embûches
de la voie et rien
n’interdit d’échanger des opinions avec quiconque entame la même quête
spirituelle.
Puisqu’il
nous fallait opérer une sélection, nous avons retenu les koan
traditionnels les plus usités et pour des
raisons de place avons éliminé les dialogues trop longs.
Choix de koan
- Zhaozhou demanda à Nanquan :
« Qu’est-ce que la voie ? »
Nanquan répondit :
« L’esprit ordinaire est la voie. »
Zhaozhou dit :
« Est-ce qu’elle va dans une direction particulière ? »
Nanquan :
« Si vous essayez d’aller dans sa direction, vous vous éloignez
d’elle. »
Zhaozhou :
« Si on n’essaie pas, comment peut-on savoir que c’est la
voie ? »
Nanquan répliqua :
« La voie ne répond pas du savoir ou du non-savoir. Savoir est une
illusion, ne pas savoir est confusion. Si vous réalisez pleinement le
tao au-delà de tout doute vous atteignez le grand vide, vaste et
illimité. Comment dans ce cas peut-on se tromper quant à la
voie ? » En entendant cela, Zhaozhou fut subitement illuminé.
Il existe d’innombrables
commentaires sur ce koan ; toutefois le plus important à
retenir
est qu’il ne sert à rien de palabrer sur ce type de sujet. Les mots nous
mènent vers le connu ou l’illusion. Pour découvrir une
chose inconnue, il est impératif de s’abstenir de discourir ; il faut
pratiquer, méditer et élargir le champ de sa conscience.
- L'homme regarde la fleur, la fleur sourit.
- Recherchez la liberté et vous
deviendrez esclave de vos désirs. Recherchez la discipline et vous
trouverez la liberté.
- Quand un homme ordinaire atteint le
savoir, il est sage. Quand un sage atteint la compréhension, il est un
homme ordinaire.
- En ultime analyse, toute chose
n'est connue que parce que l'on veut croire la connaître.
- Maison pauvre, voie riche.
- L'heure me regarde et je
regarde l'heure.
- La lumière existe dans
l'obscurité ; ne voyez pas avec une vision obscure.
- Pour savoir si l'eau d'un bol est
chaude ou froide, il faut y mettre le doigt... Il ne sert à rien de
discuter.
La méditation est parfois purement corporelle.
- Un jour, Ma Tsu était en route
vers
quelque endroit, accompagné de Pai Chang, lorsqu’ils virent soudain un
canard sauvage passer au-dessus d’eux. Ma demanda :
« Qu’est-ce ? » Pai répondit : « Un canard
sauvage. » Ma : « Où vole-t-il ? » Pai :
« Il est
déjà parti ! » Sur ce, Ma saisit le nez de Pai Chang et le
tord avec violence. Pai crie de douleur : « Aïe ! »
Ma, aussitôt :
« Comment peux-tu dire que le canard sauvage
est parti ? » On dit que Pai Chang connut alors
l’illumination.
- Qui excelle au tir ne touche
pas le centre de la cible.
- Un moine demande un jour à Chao
Chou : « Qui est Chao Chou ? » Chao Chou répondit :
Porte Est, Porte Ouest, Porte Sud, Porte Nord ! »
- Une journée, une vie.
- Le courant rapide n'a pas emporté la lune.
- Une illusion peut-elle exister ?
- Les mains vides, je tiens une bêche.
- Comme le sixième Patriarche était
là, le vent commença à faire claquer l’oriflamme. Deux moines se mirent
à discuter là-dessus. L’un remarqua : « Regarde !
l’oriflamme bouge ! » À quoi l’autre rétorqua :
« Non ! c’est le vent qui bouge ! »
Ils discutèrent interminablement sans pouvoir toucher au vrai.
Brusquement, Hui Nêng mit fin à cette discussion stérile en
disant : « Ce n’est pas le vent qui bouge, non plus que
l’oriflamme, Honorables Frères, ce sont vos esprits qui
bougent ! » Les deux moines restèrent cois.
L’opposition stérile est le thème
le plus fréquent dans les koan. Celui-ci
et plusieurs autres cités ci-dessus s’appuient
sur cette dualité. Le zen, grâce à ses différents
outils (zazen, kufû et koan)
et les arts qui en dérivent proposent de rejeter
cette perception intrinsèquement conflictuelle.
Ne plus séparer l’intérieur et l’extérieur, le corps
et l’esprit, soi et autrui, développer une nouvelle
vision de l’être et de l'univers, totalement harmonieuse,
tel est l’objectif.
- our l’homme ordinaire, les rivières
sont des rivières et les montagnes sont des montagnes. Lorsque vous
pratiquez le zen les rivières ne sont plus des rivières et les
montagnes ne sont plus des montagnes. Lorsque vous atteignez
l’illumination les rivières redeviennent des rivières et les montagnes
redeviennent des montagnes. Au-delà cela n’a plus d’importance.
- Lorsqu'il n'y a plus rien à
faire, que faites-vous ?
- Ce qui te manque, cherche-le
dans ce que tu as.
- Ne regardez pas les choses
ordinaires de manière ordinaire. (Dogen)
Belle évocation de la pratique kufu.
Les
quelques éclaircissements fournis sont des clés, rien de plus. Encore
faut-il trouver la serrure et manœuvrer correctement le mécanisme.
Quand la porte est ouverte, il faut voir clair ; or il n’est plus
aveugle que celui qui ne veut ou ne sait pas voir. Et c’est souvent ce
qui se
passe quand l’objet à observer se nomme ego. Cela dit, la
résolution de ces koan est difficile. Parfois, nous croyons
avancer,
nous pensons même avoir trouvé une réponse pertinente, mais nous nous
sommes fourvoyé. Rappelons-nous que le raisonnement logique n’éclaire
jamais le koan. Certes, la réponse finale peut s’inscrire dans
une forme logique, mais l’approche doit être intuitive, hors du champ
des critères classiques de compréhension.
De
nombreux koan finissent par l’illumination du moine. On touche
là les limites conceptuelles du zen : comment croire que la
compréhension d’un koan suffise pour obtenir
l’illumination ? Comment croire qu’il suffise de la compréhension
de dix, cent ou mille koan ? Ces exercices permettent
d’avancer sur la voie, d’ouvrir son esprit. La véritable illumination
se fera dans la découverte de la structure réelle de notre esprit, de
notre conscience, de notre ego et du fonctionnement de cet ensemble.
Koan, zazen, kufû nous permettent
de reconstruire un puzzle. Mais ce puzzle est comme ces dessins qu’il
faut regarder d’une certaine manière pour y voir quelque chose de
particulier. Une fois le puzzle assemblé, nous resterons peut-être
plusieurs années à le contempler sans le comprendre, puis, un jour,
n’importe quand, n’importe où, peut-être un matin sous la douche, un
éclair de génie jaillira. Ce phénomène nommé satori
dans le zen est comparable à ces illuminations subites de savants qui
découvrent ou inventent alors que leur esprit est occupé à une banale
tâche quotidienne, voire totalement inactif. Mais, évidemment, un long
travail de recherche et d’expérimentation s’est effectué au préalable.
Le zen et l'art du haiku
Le haiku
(prononcez haïkou) est la forme de
poésie la plus brève de
toute la littérature mondiale, mais ses trois petits vers de cinq, sept
et cinq syllabes (malheureusement toujours déformés par la traduction)
permettent d'exprimer des sentiments profonds et des éclairs soudains
d'intuition. Il n'y a aucun symbolisme dans le haiku. Il
saisit la vie comme elle s'écoule. Il n'y a pas non plus
d'égotisme ; l’auteur n’est jamais valorisé. Mais dans l'intérêt
porté à la trame simple, apparemment insignifiante, de la vie
quotidienne (une feuille qui tombe, la pluie, une abeille), le
haiku nous apprend à ressentir la vie des choses et nous offre un
avant-goût de l'éveil. Ce regard sur l’ordinaire, le banal, le
négligeable, bref, toutes les choses sur lesquelles nos sens ne
s’attardent plus, rejoint la démarche du kufu et du koan
afin de nous éveiller à la beauté éphémère, à l’importance du détail, à
l’élémentaire harmonie. Nous sommes devenus des êtres compliqués,
perdus dans nos ratiocinations ; l’essentiel est ailleurs. Le
haiku aborde cette problématique sous l’angle poétique et
esthétique. Il est considéré comme la fine fleur de toute la
culture orientale.
C'est le grand poète Bashô qui éleva le haiku à la forme qu'on
lui connaît aujourd'hui. Parmi les autres poètes, citons Buson, Issa,
Ryokan et Shiki. Le haiku évoque souvent la solitude ou le
détachement (sabi) et le caractère poignant de la
pauvreté (wabi). Il y est presque toujours question
d'une saison : les cerisiers en fleur au printemps, la neige
immaculée en hiver ou les branches nues pour l'automne, par exemple.
Une orchidée du soir
Cachée dans son parfum
La blancheur de la fleur
(Buson)
Vieil étang
Au plongeon d’une grenouille
Ploc ! dans l’eau (Bashô)
Brume
et pluie
Fuji caché maintenant
Je vais content (Bashô)
Ce
monde de rosée
Est un monde de rosée
Pourtant mais pourtant
(Issa)
Si
tu parviens
Au sommet de la montagne
Continue de monter
(haiku ou koan ?)
Sur
la pointe d’une herbe
Une fourmi
Sous le ciel immense
(Hosai)
Les
gardiens des fleurs
Pour deviser
Rapprochent leurs têtes chenues
(Kyorai)
Le
serpent s’esquiva
Mais le regard qu’il me lança
Resta dans l’herbe (Kyoshi)
Herbes
de l’été
Des valeureux guerriers
La trace d’un songe (Bashô)
Tout
a brûlé
Heureusement les fleurs
Avaient achevé de fleurir
(Hokushi)
Et après
Après
s’être laissé porter par le charme énigmatique du koan, la
poésie du haiku semble moins
hermétique. D’ailleurs, certains haiku sont des koan.
Quant aux amateurs de poésie moderne, ils ne seront pas du tout
dépaysés, le haiku apparaissant fort limpide en regard de
certaines œuvres contemporaines. Mais quel intérêt procurent les
haiku au budoka ? D’abord qui parle
d’intérêt puisque le zen est fondamentalement désintéressé (mushotoku).
Toutefois, comme certains ne conçoivent pas d’activité sans
profit, ne leur refusons pas la matière à leur motivation
puisque nous disposons de quoi les combler.
Pour une meilleure
compréhension, nous pouvons scinder l’esprit selon deux activités
principales : activités psychologiques et activités cognitives (ce
qui se rapporte à la connaissance). Voyons comment elles s'articulent.
D’abord,
dans l’art martial comme dans le zen, nous recherchons la vacuité de
l’esprit, donc une disponibilité mentale absolue et immédiate.
Tout comme l’attaque de l’adversaire, le haiku cherche à nous
surprendre (la chute est souvent inattendue), mais n’y parvient pas si
nous n'avons aucune attente particulière, aucune idée préconçue. Il
peut donc être utilisé comme
entraînement pour apprendre à gérer la surprise ou la feinte de
l’adversaire en combat, car c’est la même disposition d’esprit qui est
requise. Dans les deux cas il faut être réceptif, sans a priori
ni pensées parasites.
Or, l’individu silencieux intérieurement, donc sans ego ou à l’ego
maîtrisé (sage ou éveillé), dispose d’une psychologie sans lacune.
Les troubles de l'émotions sont absents chez l’éveillé, dominés chez celui qui
approche du satori. En conséquence, ses adversaires ne peuvent
percevoir aucune trace d'un défaut, d'une faiblesse ou d'un affect.
Évidemment, même un sage a des
limites, mais elles sont indécelables, car rien chez lui ne fournit la
moindre indication ; son ego est muet. Néanmoins, il ne faut pas croire que
ce pouvoir est réservé à l’élite des arts martiaux : entre le
novice qui a tout à découvrir et le grand maître à l’infaillible
mental, tous les niveaux intermédiaires peuvent se rencontrer chez ceux
qui, conscients de la prééminence de l'esprit, progressent sur la voie.
Ensuite,
nous devons entretenir un esprit ouvert, alerte, avide de s’instruire,
car la culture est indispensable pour avancer sur la voie de la
sagesse. Nous nous sommes déjà frotté à la nécessité de connaître les
subtilités du bouddhisme pour résoudre certains koan.
Pareillement, l’immersion totale dans la culture japonaise est
incontournable si l’on souhaite extraire d’un budo et notamment
des kata ses plus
intimes secrets.
Ainsi, un volume notable de connaissance pure, de
culture générale et de compétences spécialisés est utile à condition de
savamment construire un ensemble cohérent agrémenté de nombreuses
passerelles entre les savoirs et de lui fournir la
consistance nécessaire grâce à de multiples savoir-faire. Surtout, ne
nous transformons pas en livre, pire en bibliothèque. Souvenons-nous de
Montaigne : « une tête bien faite vaut mieux qu’une tête bien
pleine. » Or une tête bien faite est avant tout débarrassée de
ses polluants, ego, affects et conditionnements, ce que procure mushin,
la non-pensée, accessible à de nombreux pratiquants.
Le zen exige un investissement absolu de l’esprit
dans l’action du moment (kufu) tout en restant disponible, réceptif
et réactif à l’imprévu. Comment cette contradiction est-elle possible ?
Le mokuso, en zazen ou seiza, a pour objectif de nous
installer dans l’état mushin, puis mushin-no-shin.
Kufu et mokuso
vont, petit à petit, développer des dispositions très particulières
chez l’adepte de ces pratiques zen. Chez l’individu normal, la pensée,
souvent parasitée par les affects et conditionnements, précède l’action
qui, en conséquence, n’est pas toujours judicieuse. Avec le zen, à partir
d’un certain niveau de pratique, les deux ne se distinguent plus.
On peut même avoir l’impression que l’action précède la pensée tant
elle surprend. À ne pas confondre avec les automatismes travaillés par
les jeunes champions de karaté où toute pensée est absente. Avec un
maître zen, il s’agit bien d’une forme de pensée, car, ne subissant
pas l’influence
de l’ego, elle constitue toujours une réponse adéquate à une interrogation
précise, mais à la durée si courte qu’elle est peu perceptible. On peut
parler de pensée-action. Le bénéfice en terme martial saute aux yeux.
Dans cet état, de vieux maîtres presque impotents peuvent terrasser de
jeunes et vigoureux gaillards avant même que ceux-ci aient perçu
l’imminence d’une action. Comme on l’a vu plus haut, le vieux maître
dans son état mushin-no-shin ou kensho est imbibé de l’esprit
de l’adversaire ; il est l’adversaire. Le combat est truqué.
Certes, les vieux maîtres disposant de l’intégralité de ce pouvoir
sont rarissimes, mais il suffit d'avancer sur la voie pour sentir
cette force intérieure naître et croître.
Revenons
sur les sept principes de l’art du zen, mais transposés à l’art
martial :
- Asymétrie : c’est tout
l’art de surprendre.
- Simplicité : c’est la
garantie de l’efficacité.
- Austérité : c’est un art
martial dont le superflu a disparu. Place à l’essentiel.
- Naturel : c’est l’aisance
du geste polie par un long entraînement.
- Subtilité : c’est un maître
qui montre une
infinité d'applications avec une même technique.
- Liberté absolue : c’est
l’art martial ultime adaptable sans limite qui donne la juste réponse à
toutes les situations.
- Sérénité : c’est le
combat pour la vie qu’on aborde en étant (psychologiquement) déjà mort
(presque un koan).
La
présence simultanée des sept principes est indispensable : qu’un
seul vienne à manquer, ce n’est plus un art zen et cette limitation
nous rend aussitôt vulnérable.
Étudions
donc soigneusement les fondements et implications du zen. Il possède,
aujourd’hui comme hier (le zen est immuable), absolument tout ce qu’un
samouraï peut ou pouvait rêver : les sept principes de l’art zen
procurent une technique sans faille et les états mushin,
mushin-no-shin puis kensho et satori au sommet
confèrent une supériorité mentale absolue.
Le karaté sportif et le zen n’ont plus aucun rapport.
Mais dès que nous nous préoccupons tant soit peu d’art martial, les
liens deviennent innombrables. Pour le puriste, l’art martial est du
zen.
Surtout ne pas s’égarer
Doit-on
s’inscrire dans une organisation zen ? Et pourquoi le ferions-nous
puisque notre art martial est déjà du zen !
Bien entendu, si, dans un rayon raisonnable autour de chez soi,
n’existent que des clubs de sports de combat où l’unique préoccupation
est technique et
physique, il va manquer quelque chose à celui qui souhaite pénétrer sur
la voie (dans les mots, c’est la différence entre karate
et karate-do). Dans ces conditions, oui, la
pratique du zen peut aider.
Néanmoins,
je souhaite évoquer certaines dérives qui peuvent se révéler fâcheuses.
La méditation permet de comprendre que nous vivons dans l’illusion. La
plupart des mouvements bouddhistes et zen proposent des méthodes pour
s’en extraire, mais certaines sectes ont imaginé qu’on pouvait
apprendre à vivre avec l’illusion. On trouve des équivalents issus de
la philosophie occidentale : « Qu’est-ce qui me prouve que je
ne suis pas un rêve ? » Quelques sectes ont poussé le bouchon
encore plus loin : puisqu’on peut vivre dans l’illusion, pourquoi
ne pas créer ses propres illusions : télépathie, ubiquité,
lévitation,
divination, mondes parallèles, etc. Elles sont fort nombreuses et
souvent dangereuses.
Taisen
Deshimaru, maître zen incontesté, accumulait les mises en garde sur le
choix du maître et de la secte.
Celui-ci préconisait, après avoir trouvé son maître, de s’en détacher
progressivement afin qu’il puisse sereinement assurer son rôle de guide
sans que ses disciples ne l’acculent malgré lui à une fonction de
gourou. Malheureusement, les gourous sectaires et cupides dominent ce
qu’il convient d’appeler aujourd’hui le marché de l’ésotérisme (parfois
recyclé ces dernières années en développement personnel).
De plus, si les explications données au novice situent indubitablement
le zen dans la sphère philosophique, la pratique courante n’est pas
dénuée de rites. En conséquence,
l’observateur objectif classera souvent le zen dans le domaine
religieux. Or, si nous sommes intéressé par sa philosophie et son
extraordinaire complémentarité avec l’art martial, pourquoi nous
encombrerions-nous d’un rituel dont nous n’avons que faire ? J’ai,
autour de moi, quelques personnes qui ont tenté ce type d’expérience.
La plupart en conservent une opinion mitigée à cause de ce glissement
entre les genres. Quelques-unes en ont gardé quelque amertume.
Mieux
vaut, à mon sens, rejoindre la pensée de Jiddu Krishnamurti (1895-1986),
extrêmement proche de la philosophie zen mais totalement
expurgé de la moindre connotation zen, bouddhiste ou religieuse. C'est
une analyse impitoyable de nos errements, de nos croyances, de nos
préjugés, une mise en évidence des travers de notre esprit, soutenues
par une observation
méticuleuse de la réalité sans a priori. Comme Descartes me
direz-vous ! Pas vraiment, car ce
dernier était avant tout préoccupé de science et de technique et n’a
pas appliqué sa théorie du doute à tous les sujets (Dieu
n’est pas remis en question ; l’époque ne s’y prêtait
guère). Le discours cartésien marque une rupture avec la tradition scolastique,
jugée trop spéculative, et se présente plutôt comme un plaidoyer en
faveur du progrès des techniques et pour une nouvelle fondation des
sciences sur des bases plus solides.
La
différence essentielle entre Krishnamurti et la philosophie zen réside
dans la méditation. Pour arriver à un état d’esprit de type mushin,
zazen ou seiza sont parfaitement adaptés,
car ces positions standardisées permettent d’évacuer toutes les
perturbations extérieures. Mais méditer sur les émotions
dans le calme, les fesses confortablement calées sur son zafu, implique
une reconstruction mentale approximative et non une perception de la
réalité, de fait
une illusion, ce qui sera un non-sens absolu. Pour Krishnamurti, zazen
est inutile, voire dangereux. Pour comprendre l’émotion, il faut
l’affronter réellement, observer comment elle survient, s’installe,
produit ses effets, se camoufle, disparaît. La méditation sur un
affect, sur les manifestations de l’égo, sur les conditionnements
doit s’opérer quand ils se
produisent. Autrement dit la vie entière doit être une perpétuelle
méditation.
Autre point de divergence : Krishnamurti s’acharne sur l’ego, car
il considère que la totalité de nos désordres lui est imputable. C’est
le monstre démoniaque à terrasser. Le zen est conscient que les
difficultés viennent de l’ego, mais il ne le condamne pas totalement et
de nombreux maîtres zen pensent même qu’il suffit de le perfectionner,
ses inconvénients n’étant pas prépondérants, ce qui conduit à certains
dérapages. Toutefois, il faut
préciser que le Bouddha ne s’est jamais prononcé sur l’ego et que les
désaccords sont entièrement liés aux analyses plus ou moins
approfondies qu’en fait chaque maître (les divergences entre écoles
vont réellement d’un extrême à l’autre).
L’œuvre de Krishnamurti est la seule qui explore dans sa totalité le
fonctionnement du psychisme humain sans se référer à une culture, une
religion, une œuvre ou un auteur antérieur. Pas de glose, pas de
commentaire, mais une étude détaillée et cohérente qui part de
l’observation du réel dont on peut dire qu’elle s’est déroulée dans un
état d’éveil absolu. De plus, Krishnamurti ne décrit jamais un de ces
états de conscience particuliers évoqués dans cet article. Toutes les
descriptions concernent le fonctionnement habituel de l’individu et
chacun peut donc vérifier à tout moment la justesse du propos. Il nous
montre sans détour la réalité ; et c’est bien la réalité qui fait
mal. C’est ce qui fait sa force et, à mon avis, sa supériorité.
Il existe cependant chez Krishnamurti une notion qui peut gêner
certains lecteurs. À la différence du zen qui prétend s’accoupler sans
heurt avec toutes les religions, Krishnamurti signale que
l’illumination implique une remise en question, voire le rejet de la
pratique des rites religieux. Les croyants pratiquants risquent donc
d’être dissuadés de suivre son enseignement. Je souhaite :
- Minimiser l’importance de
cette divergence de vue en la portant à un
autre niveau d’analyse.
- Permettre à tous, de
s’enrichir d’une pensée de portée universelle
et absolument unique, en dépit d’une éventuelle friction entre les
idées.
D’ailleurs, tout le
monde reconnaît le dialogue comme étant la source de l’entente, de
l’harmonie. Le dialogue est donc primordial lorsque survient le
désaccord. Rompre l’échange quand une dissension surgit est donc
contraire à toute logique : si nous sommes d’accord, il n’y a rien
à dire, donc nous ne parlons pas ; si nous sommes en désaccord,
nous rompons immédiatement l’échange. Dans tous les cas le dialogue
disparaît ; c’est absurde !
Conscient néanmoins du risque de rupture sur une réaction de type
épidermique, voici quelques précisions utiles pour aplanir
l’obstacle :
- D’abord, à la question
« Dieu
existe-t-il ? », Krishnamurti répond : « Je ne sais
pas. » Nous ne sommes donc pas dans une
opposition manichéenne.
- Ensuite il dit lui-même être
animé
d’un profond sentiment religieux, terme qu’il utilise dans son
acception profonde : être relié. Relié, bien sûr, à
l’humanité entière pour laquelle sa compassion est totale. C’est une
sorte de religion au-dessus des religions, comme mushin-no-shin est
une pensée au-delà de la pensée. Mais c’est une religion sans rite.
- Ajoutons que deux grands
hommes d’État ont fait appel à lui
à plusieurs reprises pour les éclairer sur
les conséquences humaines de graves décisions : John Fitzgerald
Kennedy qui était catholique et le Mahatma Gandhi inspiré par le
jaïnisme. Ces différences religieuses n’ont jamais interféré dans le
respect mutuel que se portaient ces trois hommes.
Le
bouddhisme est né de préoccupations humanistes qui ne peuvent laisser
indifférent.
Le zen a su le conduire vers une sorte de perfection :
rejet du superflu et épuration du concept.
Krishnamurti, en dépit d’une approche totalement indépendante du zen,
arrive à des idées comparables, mais expurgées des dernières
contradictions véhiculées par le zen.
L’art martial, on l’a vu, a tout à gagner dans une symbiose avec les
philosophies précitées. Je ne saurais trop vous recommander d’aller à
l’essentiel : art martial pour le corps et l'esprit ; l’œuvre de
Krishnamurti pour amener l’esprit dans des sphères apparemment
inaccessibles grâce à la mise en évidence des obstacles à son harmonieux
fonctionnement. À aborder conjointement.
Cependant,
si je trouve les propos de Jiddu Krishnamurti d’une éblouissante
luminosité, certains ont du mal à pénétrer dans les méandres de sa
pensée. C’est rarement le niveau intellectuel du lecteur qui est en
cause. En fait, Krishnamurti a l’art de mettre le doigt où ça fait mal.
Disons qu’il a même tendance à appuyer encore plus fort quand il est
précisément sur le point douloureux (il aurait été redoutable s’il
avait pratiqué un art martial utilisant les kyusho :
points vitaux). Face à cette
souffrance, le lecteur a trois issues :
- Fuir. De nombreux lecteurs
referment le livre, le perdent, n’ont plus
le temps de lire, etc.
- Ne pas comprendre. Sa pensée est
d’une extrême complication !
Certains passages ne veulent rien dire ! C’est un mystique qui
délire ! etc.
- Accepter la souffrance.
Aller jusqu’au bout de l’épreuve et agir
car, parvenu à ce point, ce serait stupide d’avoir souffert pour
rien.
Si
vous vous retrouvez dans les deux premiers cas, essayez de vous
documenter sur le zen. Des centaines de documents intéressants
existent ; vous n’avez que l’embarras du choix. Cependant vous
pouvez trouver de nombreux ouvrages qui traitent de la pensée de
Krishnamurti, qui l’éclairent, l’expliquent ou la commentent de façon
plus abordable ; sans doute une meilleure solution que de revenir
au zen qui me séduit moins
que Krishnamurti (ce jugement de valeur n’engage que moi). Mais de
toute façon, si un jour vous décidez, après une approche en douceur et
quelque peu détournée, d’entrer dans le vif du sujet, il sera
nécessaire d’affronter enfin l’hydre à sept têtes ; c'est-à-dire
vos propres démons.
Dernier
point : Krishnamurti ne propose aucun outil pour entrer dans notre
conscience. C’est pourquoi ceux du zen, dans une forme dynamique de
préférence, sont intéressants, même si c’est
la philosophie de Krishnamurti qui nous intéresse.
Refaire le Monde
La
voie que je vous suggère est difficile ; il ne peut en aller
autrement. Ceux qui croient arriver facilement à des résultats, quel
que soit le domaine, se fourvoient. Pour connaître la joie nous devons
produire des efforts et même souffrir :
- Souffrance physique dans le
dur entraînement qui nous mène à la maîtrise technique.
- Souffrance psychologique
lorsque
nous avançons sur le chemin de la connaissance de soi et que nous
découvrons nos illusions, la confusion de notre esprit, la dualité
artificielle du corps et de l’esprit, la véritable teneur de notre ego.
Votre art martial s’améliorera régulièrement si
vous vous souciez de perfectionner votre esprit au moins autant que
votre corps et votre technique. Je ne peux pas vous garantir la teneur
du fruit de votre travail dans cinq, dix ou vingt ans, mais si votre
entraînement a été sérieux et complet, vous ne devriez pas être déçu.
Pierre Mazeaud, aujourd’hui président du conseil constitutionnel,
disait, dans une formule hyperbolique, à l’époque où il réalisait de
magnifiques exploits en alpinisme (années 60) : « La France,
c’est cinquante millions de morts-vivants. » Notre pays comptait à
ce moment-là environ cinquante millions d’habitants. Certes, le trait
était un peu fort mais l’analyse plutôt juste.
De trop nombreuses personnes mènent des vies conformistes, ternes, sans
joie. Bien sûr, on fait la fête de temps en temps, un
exutoire est indispensable ; on s'offre quelques plaisirs, mais
la vie n’en reste pas moins trop souvent un fardeau.
De grands sportifs, des intellectuels, des philanthropes disent avoir
trouvé leur voie. Il est pourtant de notoriété publique que la plupart
des premiers vieillissent mal, que les seconds finissent en piteux état
s’ils ont négligé leur corps et que les derniers agissent souvent de
façon désordonnée et parfois gênante. Seuls quelques rares personnages
mènent une vie rayonnante, sans contradiction, même à un âge avancé,
car ils ont toujours vécu dans le respect de l’harmonie de leur
corps-esprit. Jiddu Krishnamurti, par exemple, pratiquait chaque jour
le yoga et était un adepte des longues randonnées en montagne.
D’ailleurs, il fustigeait les inactifs dont il soupçonnait le cerveau
d’être aussi embourbé que leur corps apathique.
Il est mort sereinement à 91 ans, peu de temps après avoir achevé
la rédaction de son ultime témoignage intitulé Dernier Journal.
De fait, nous constatons que l’action parcellaire n’aboutit jamais à un
résultat totalement satisfaisant. Développer une, deux ou plusieurs
qualités est excellent mais représente seulement une maigre étape de la
réalisation du corps-esprit de l’homme total.
Presque
tous les jeunes veulent refaire le monde. À l’âge adulte, n’ayant pas
trouvé la solution, après quelques témoignages d’insatisfaction, chacun
rejoint les rangs du conformisme, un vieux rêve idéaliste enfoui dans
un recoin de sa conscience.
Je ne sais pas si, comme le prétend le zen, nous nous réincarnerons ;
partons plutôt de l’hypothèse conforme à ce qui est immédiatement
perceptible d’une seule existence. Mieux vaut donc ne pas la gaspiller
et concrétiser ce rêve de reconstruction du monde dans celle-ci, car
il en a bien besoin. Or, aujourd’hui, nous avons la recette :
deux axes de travail, sur le corps et sur l’esprit, qui convergent
vers la réalisation de l’homme complet et pourquoi pas parfait,
n’ayons pas peur des mots. En tout cas, heureux. Et comment appelle-t-on
un monde peuplé d’une majorité de gens heureux ? Moi, je le nomme
paradis. En effet, c’est bien l’objectif du zen, de Krishnamurti et
du véritable art martial, qui se soucie d’abord de la maîtrise de soi
avant de vaincre un éventuel adversaire, d'aider un maximum de gens
à s'épanouir.
L’ego n’est pas philanthrope
Néanmoins, pour aider, nous l’avons expliqué dans l’article
sur l’agression, il faut en avoir les moyens. Or un individu qui
véhicule des désordres psychologiques ou embarrassé par un ego
volumineux ne peut transmettre que ses tourments. Je suis atterré
quand je vois quelqu’un qui veut absolument rendre service, qui
insiste, alors que sa proposition importune, embarrasse et place
la pauvre victime de cet élan généreux et maladroit dans l’impossibilité
de refuser par crainte de froisser.
Aimer, faire plaisir ou aider nécessite un esprit clairvoyant donc
débarrassé des méfaits de l’ego. Ainsi, dans un état de type mushin
ou au-delà,
l’évidence s’impose sans effort, l’erreur est impossible. S’occuper
des autres oblige à s’occuper d’abord de soi pour être certain de ne
pas contrarier, d’atteindre vraiment le but que l’on s’est assigné.
Dans ce cas précis, commencer par se consacrer à soi ne sera donc
pas de l’égoïsme.
De nombreux philosophes ou chefs spirituels ont compris que la
délivrance de l’homme passait par la connaissance de ce qu’il est
réellement : Socrate, bien sûr, Siddhartha Gautama qui donna
naissance au bouddhisme puis au zen, mais surtout Jiddu Krishnamurti
qui rejetait les appellations philosophe, penseur, gourou ou tout
autre qualificatif usuel.
Dans tous les cas, si l’introspection débouche sur la vision réelle
de notre constitution profonde, si elle révèle un sombre tableau,
voire épouvantable, effrayant, indigeste, alors ce choc émotionnel
entraîne immédiatement le vomissement, certes douloureux mais salutaire,
de tous les poisons que nous avions durant des lustres confondus avec
des denrées savoureuses (ce n’est pas une méthode, il n’y a rien à
faire ; c’est une conséquence obligatoire du kensho :
le corps-esprit réagit spontanément pour se purger).
Une recommandation toutefois : ne pas sombrer dans le manichéisme
avec d’un côté les illuminés qui réalisent tout à la perfection et,
de l’autre, le reste de la population dans l’erreur perpétuelle.
Un simple effort de réflexion, une pichenette dans l’amoncellement
des parasites de l’esprit les plus grotesques doivent éviter de
nombreuses bévues. Une petite introspection met facilement en lumière
que dans l’empressement à se montrer serviable et bienveillant,
dans l’aide et le soutien proposés, apportés, voire imposés, c’est
fréquemment l’ego qui exulte, parade, s’hypertrophie. Dans ces
conditions, il est impossible de se rendre compte de la tristesse,
du désarroi de celui qui a servi de faire-valoir. Heureusement,
tout n’est pas toujours aussi noir. Certaines aides sont efficaces,
des dons font plaisir, la bienveillance peut rendre heureux,
mais, trop souvent la réalité est à mille lieues des apparences.
Se tourner vers autrui, il faut le répéter, c’est, avant tout,
sortir de son ego. Toute avancée dans la maîtrise de l’ego,
toute progression sur la voie (le budo est un excellent
outil) se traduisent par un gain de
clairvoyance. Ainsi, le terme philanthropie redore-t-il quelque
peu son blason quand l’individu cesse de faire reluire son ego.
Compréhension de l'art martial
Entraînons-nous donc, assidûment, intensément et
intelligemment. Je désapprouve la méthode japonaise universitaire
qui enseigne un karaté expurgé, très éloigné de ce qu’il fut avec
Matsumura au 19e siècle, sans la moindre explication. Le but est
purement gymnique et dans la mise en place d’une discipline rigoureuse.
Elle a malheureusement été propagée par les instructeurs japonais
qui enseignaient dans ce cadre universitaire et reprise sans
discernement dans de nombreux dojos occidentaux et même japonais.
Il y a eu malentendu, car aucun maître n’a prétendu que cette approche
du karaté représentait le vrai karaté. Dans les clubs de ces maîtres,
la pratique est souvent différente et, en fin de compte, proche de ce que
je vous propose. Je pense que l’apprentissage doit se réaliser dans
la compréhension profonde de la gestuelle afin de ne pas déconnecter
l’esprit du corps. Notre objectif n’est pas de fabriquer des robots
mais des individus complets. Trois phases dans cet apprentissage :
- Répétition inlassable de la technique avec l’esprit totalement investi
dans la conduite du geste (le travail universitaire japonais s’arrête
là) ;
- Quand la forme est parfaite, la répétition
du geste devient une forme de méditation qui permet d’accéder à des
états d’esprit particuliers : mushin, mushin-no-shin,
kensho et satori; ;
- Puis applications multiples avec partenaires
(bunkai) pour
bien comprendre toutes les subtilités et la possibilité d’adaptation en
fonction d’événements imprévus, l’esprit devant être vif et clairvoyant
(mushin-no-shin pour le moins).
La
phase 3 ne débute pas forcément après les autres ; elle peut se
superposer à la phase 1 quand le geste est suffisamment précis et bien
sûr à la phase 2.
Si le travail technique doit être sérieux, il ne faut donc pas négliger
l’esprit. La compétition a souvent cet effet pervers d’entraîner
l’athlète dans l’unique domaine de la performance physique et technique.
De plus, la volonté de dominer et parfois de réussir mène inéluctablement
à hypertrophier l’ego, ce qui va à l’encontre de notre recherche.
Ces conséquences ont fort bien été illustrées au siècle dernier par un
dessin humoristique
représentant un athlète qui gonfle son biceps : à la place du
muscle apparaît la forme d’un cerveau.
Je ne pense pas qu’il faille interdire la pratique compétitive, mais il
faut se garder de ses excès (entraîneurs et parents doivent être
particulièrement attentifs).
Certains
recherchent dans le sport un simple défouloir afin de transpirer un
maximum. Objectif : évacuer le stress de la journée de travail.
L’idée n’est pas foncièrement critiquable, malheureusement cette
pratique nous ramène dans la dichotomie corps et esprit que nous
voulons justement éliminer. Je comprends aisément que tous n’aient pas
le désir de s’engager dans la voie. Cependant, il est de mon devoir
de proposer une recherche plus profonde
à laquelle chacun peut s’atteler si cette volonté se manifeste.
Pour cela, il est souhaitable de multiplier les moments où l’entraînement
technique et le travail sur l’esprit se confondent (c’est la phase 2 de
l’entraînement précédemment décrite), mais on est parfois
amené à les exercer séparément. Or, si le temps accordé à l’entraînement
ne déclenche pas de polémique, la méditation statique, peu importe la position,
a une curieuse ressemblance avec la paresse puisqu’on donne l’impression
de ne rien faire. Ne tombons surtout pas dans cette erreur d’appréciation
(souvent véhiculée par l’entourage). Perfectionner le fonctionnement
de son esprit est primordial, or cette forme de méditation et la
méticuleuse application lors des tâches quotidiennes (kufu)
demandent du temps, beaucoup
de temps qui ne doit pas être perturbé par la trépidation et les
dilemmes de la vie courante.
Le dernier koan
Nous compliquons de nombreuses choses finalement
très simples. Pour découvrir cette simplicité,
il suffit d’expulser de son esprit les innombrables perturbateurs
qu’il héberge et surtout ce monstre bien-aimé baptisé suivant les
chapelles moi ou ego. Facile à dire, mais, quand nous nous engageons
dans cette voie, nous découvrons un chemin encombré d’embûches.
C’est pourquoi quelques outils appropriés sont les bienvenus :
mokuso (méditation en zazen ou seiza), mais la
méditation dynamique telle que le vrai budo la propose est
bien préférable, kufu (cette recherche de perfection
s'applique bien à la pratique martiale) et koan. Mokuso
et kufu sont faciles à comprendre et peuvent être mis en
œuvre sans grandes difficultés (du moins en apparence). Le koan
est d’emblée hermétique ; c’est la raison pour laquelle nous
nous sommes concentré sur cet outil particulier du travail sur soi.
Ces divers instruments de travail doivent permettre l’émergence de
l’homme total, caractérisé par une entité unique et non divisible,
nommée corps-esprit dans cet article.
Si
nous mettons en œuvre ce programme, nous nous améliorerons, c’est
absolument
certain. Jusqu’où irons-nous ? Peut-être deviendrons-nous un
expert, un sage ou un maître ! Quelque divine surprise nous
accueillera-t-elle au bout du chemin ? Nous n’en savons rien.
Mais, en dépit de l’opinion des grincheux, défaitistes et autres
zombies, existe une certitude : quand un homme s’améliore, c’est
l’humanité qui progresse. Notre rêve de paradis qui devient
réalité ! Certes, des chausse-trappes nous déstabiliseront, mais
le budo est une école de patience et de ténacité. D’énormes
efforts nous
attendent, mais nous savons lesquels et nous disposons des outils
adéquats. Certains, il est vrai, les koan surtout, sont
déroutants, mais, finalement, se
dérouter est bien la meilleure solution quand on a compris qu’on fait
fausse route en suivant le troupeau.
Prenons
donc notre bâton de pèlerin et engageons-nous sur le chemin de
la perfection martiale et spirituelle. Des découvertes passionnantes
nous y attendent, comme le suggère le dernier koan que je
soumets à votre sagacité : « Si tu rencontres le Bouddha,
donne-lui vingt coups de bâton ».
Bien
que ce texte soit d’inspiration strictement personnelle, des
définitions, explications ou historiques ont été empruntés à divers
auteurs. Qu’ils soient donc remerciés de leur collaboration indirecte à
cet article.
Je conseille la découverte de Jiddu Krishnamurti avec un petit
fascicule qui compile diverses conférences dont le choix est bien
représentatif de sa pensée : Se libérer du connu.
Mais une visite sur les sites Internet d’Amazon, Alapage ou Fnac (tapez
Krishnamurti dans la barre de recherche) vous mettra en présence d’une
masse colossale de documents passionnants.
Sakura sensei
Retour à l'accueil
|