LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI printemps2005
LA VOIE (DO)
Fichier pdf
« Il
y a des choses que l’intelligence seule est capable de chercher, mais
que, par elle-même, elle ne trouvera jamais. »
Henri Bergson
« Celui
qui sait ne parle pas.
Celui qui parle ne sait pas. »
Lao Tseu
« Choisissant
le vide comme voie, vous verrez la voie dans le vide. »
Miyamoto Musashi
Les
arts martiaux orientaux, le yoga, le zen ont en commun cette recherche
de
« la vérité », de « l’éveil » ou de tout autre
concept ésotérique visant un état sublimé de la condition humaine.
Néanmoins,
ils n’en détiennent pas l’exclusivité. Nombreux, en effet, sont ceux
qui,
déçus par l’existence quotidienne, cherchent ce « quelque
chose »
susceptible de les conduire à une sorte de félicité. Ils mènent leur
quête
dans une errance solitaire ou dans le sillage d’un gourou bien
rémunéré. En
fait, tout le monde cherche à améliorer sa condition et s’interroge sur
le
meilleur moyen d’y parvenir. Malheureusement cette recherche de
« l’objet
sans nom », est le réceptacle de toutes les crédulités et de tous
les
abus. En témoigne la prolifération des sectes ou organisations
apparentées,
mais aussi le chiffre d’affaires confortable de nombreuses entreprises
légales
qui exploitent ce besoin humain de s’extraire de la médiocrité ambiante
et
de la routine conformiste.
D’où
vient le mal ? D’évidence, l’absence d’un consensus sur une
dénomination
entraîne la confusion et les dérapages. Nous-mêmes avons souvent
utilisé
deux termes pour illustrer la finalité de cette quête :
« bonheur »
et « sagesse ». Ces deux mots recouvrent des concepts
différents
dans leurs acceptions classiques. Cela a pu augmenter le trouble
ressenti par
les lecteurs. D’autant que, même chez les érudits, peu de gens ont une
vision claire de la signification de ces mots, car ils désignent des
états rêvés,
idéalisés, inaccessibles. D’ailleurs, sur le « do »,
terme qui
accompagne la plupart des arts martiaux orientaux, c’est-à-dire la voie
qui
permet d’accéder à ce but ultime, les divergences abondent.
Nous
voudrions, aujourd’hui y ajouter un troisième terme :
« intelligence ».
Pas pour brouiller davantage les pistes, mais pour montrer
qu’intelligence,
bonheur et sagesse forment un ensemble indissociable. La finalité étant
d’aider ceux qui le souhaitent à choisir leur voie et à la parcourir.
« De
nombreux chemins mènent au sommet de la montagne. » Encore faut-il
ne pas
s’engager dans un cul-de-sac.
Intelligence
Selon
le Petit Robert :
1.
Faculté de connaître, de comprendre.
2.
L’ensemble des fonctions mentales ayant pour objet la connaissance
conceptuelle et rationnelle.
3.
Aptitude à s’adapter à des situations nouvelles.
4.
Qualité de l’esprit qui s’adapte et comprend facilement.
Les
différents dictionnaires que nous avons consultés donnent de
l’intelligence
des définitions très proches. Pourtant les scientifiques avouent de
façon
claire leur ignorance du contenu exact de l’intelligence.
Nous
devons au psychologue Alfred BINET la mesure du Quotient Intellectuel
(QI) grâce
à un test connu sous le nom de BINET-SIMON. Depuis sa création en 1905,
ce test a été amélioré, d’autres ont vu le jour, cependant on ne sait
toujours pas ce qu’il mesure : quelques habiletés intellectuelles,
une
certaine capacité d’apprendre, certes, mais il ne renseigne pas sur la
motivation, la créativité, l’ouverture d’esprit, l’intuition. De plus,
des études montrent des tares récurrentes chez les gros QI : en
particulier une certaine rigidité et un cruel manque de créativité.
Toutefois, tous ces tests concordent relativement bien avec le niveau
scolaire
ou universitaire même si quelques exceptions sont troublantes. On reste
toutefois dubitatif devant les erreurs grossières que commettent
parfois des
gens dont le QI est largement au-dessus de la moyenne. On constate
ainsi chez
des énarques (anciens élèves de l’ENA) ou des X (anciens élèves de
Polytechnique), pour ne citer que les écoles françaises les plus
prestigieuses
(où on peut imaginer un QI moyen plutôt élevé), des pans entiers de la
psyché
où la réflexion est absente, le comportement dogmatique, pas seulement
dans le domaine religieux, royaume du dogme intangible, mais aussi en
politique, économie, sciences, etc.
Nous
avions postulé, il y a quelques années, une distinction entre facultés
intellectuelles, approximativement mesurées par le QI, et intelligence,
capacité
à gérer harmonieusement l’ensemble des facultés. Autrement dit, il
aurait
existé une super faculté intellectuelle directrice. Comment
l’évaluer ?
Toutes
les activités humaines librement choisies ont un but : vivre le
mieux possible, le nec plus ultra étant de nager dans le bonheur.
Ainsi, nous
optons pour tel métier, ou tel emploi, plutôt que tel autre, car nous
l’estimons plus conforme à nos perspectives ; nous jetons notre
dévolu sur une personne, femme ou homme, plutôt qu’une autre, car nous
croyons qu’elle est celle qui
nous rendra le plus heureux ; nous choisissons, pour nos vacances,
les lieux et les activités susceptibles de combler au mieux nos
attentes.
Dans tous les cas l’objectif est fondamentalement le même malgré des
vocables
différents : s’éclater, s’épanouir, se sentir bien, réussir, être
heureux…
Malheureusement, si le concept de bonheur est difficile à cerner, les
moyens pour y parvenir semblent encore plus difficiles à mettre en
œuvre.
Ainsi voit-on régulièrement des personnes aux facultés intellectuelles
reconnues prendre des décisions contraires à leur épanouissement.
N’est-on pas
étonné lorsqu’un ami qui vient de divorcer reproduit à l’identique avec
son
nouveau conjoint les erreurs l’ayant conduit à la rupture ? Ou un
cadre en lutte pour un pouvoir dans l’entreprise sacrifier sa vie
familiale ? Ou quelqu’un s’endetter au-delà du raisonnable par
désir de
briller ? De plus, les gens heureux ne se recrutent pas uniquement
chez les gros
QI, loin de là, ce qui implique que les capacités intellectuelles
mesurées par
les tests sont insuffisantes pour expliquer l’intelligence, que ceux
qui
parviennent au bonheur disposent de quelque chose de plus. Est donc
intelligent celui qui est heureux ; peu importe que l’on soit
berger ou
ingénieur,
le QI n’a pas d’influence. L’intelligence est donc une qualité qui
coiffe, dirige et harmonise toutes les capacités intellectuelles. Elle
permet à l’individu de ne jamais entreprendre une action opposée à ses
intérêts profonds.
Hypothèse
cependant inexploitable car, d’une part, nul n’a jamais pu mettre en
évidence cette structure de l’intelligence et, d’autre part, rares sont
les
personnes capables de juger du bonheur d’autrui hormis les sages dont
la lucidité
peut percer les façades les plus solides. En effet, paraître heureux,
c’est
montrer la pertinence des choix de vie que l’on a effectués, c’est, in
fine, afficher des moyens intellectuels supérieurs. Donc toute personne
qui se soucie de son image va tout mettre en œuvre pour prouver son
bonheur.
Avec d’autant plus d’acharnement qu’elle a quelque chose à camoufler.
Le
commun des mortels s’y laisse prendre qui amalgame bonheur, plaisir,
confort, richesse, célébrité, etc.
Il
nous faut donc reprendre le raisonnement en ses prémices. Revenons à
nos énarques et nos X. Ce sont finalement des gens comme les autres
mais avec un QI
toujours dans la moyenne supérieure et une grande puissance de travail.
Il est admis, aujourd’hui, que nous sommes tous conditionnés ;
par la publicité et les différents médias, c’est un truisme, mais aussi
par notre culture, nos origines, nos attaches politiques, notre
famille,
notre religion, nos loisirs, notre milieu professionnel, etc. Les
conditionnements, les idées préconçues ou les a priori se
traduisent par des comportements, des raisonnements et des actes
stéréotypés, prévisibles ; les perceptions, sous influence, sont
altérées et,
en conséquence, les décisions trop souvent insidieusement orientées et
parfois
inappropriées.
Comment
naissent donc ces conditionnements ? Une situation nous amène à
réagir d’une certaine façon. Si nous réutilisons cette réponse à
l’identique
dans tous les cas semblables au motif que la première fois nous a donné
satisfaction, nous ne serons plus tout à fait en phase avec la
situation réelle, car elle sera à coup sûr légèrement différente des
occurrences
antérieures ; la vie n’est pas un laboratoire, mais on amalgame
souvent des
circonstances d'allure proche qui questionnent de façon sensiblement
différente dans une même problématique pour laquelle on aura une
réponse standardisée. On peut donc se conditionner tout
seul, par économie, en ne se donnant pas la peine d’examiner
correctement chaque
événement. Pire, le milieu dans lequel nous sommes immergés nous
enseigne le
« bon » comportement ou la « bonne » pensée face à
une situation
donnée. Ce conformisme plus ou moins imposé est rarement confronté à
l’analyse
critique : « On ne peut pas tout remettre en
question ! »
répliquait un ami, il y a quelques décennies, pour justifier ce
comportement moutonnier. C’est ainsi que nous suivons presque
aveuglément, et en
dépit de nos dénégations, la publicité, la propagande, nos coutumes,
nos
habitudes ou nos gourous mais aussi, c’est encore plus grave, car nous
lui faisons
une confiance absolue, l’enseignement que nous avons reçu, à l’école ou
dans l’entreprise, nonobstant ses approximations, erreurs et autres
pseudo-vérités.
Nous avons tous vu, au cinéma, le gag de la B.A. répétée qui impose à
un aveugle de traverser plusieurs fois la même rue, chacun voulant
l'aider
à franchir l'obstacle sans lui demander son avis. Cette caricature
n’est pas si éloignée de la réalité. L’aveuglement n’est pas le propre
des
aveugles.
Ces défauts de réflexion ou ces troubles perceptifs, habituels chez
l’individu lambda, semblent incongrus chez un énarque ou un X ; on
leur
attribue une telle puissance intellectuelle qu’on est choqué de les
voir subir les
mêmes conditionnements que le commun des mortels.
Mais ce n'est pas tout ! de nombreux troubles psychologiques
peuvent
également affecter nos perceptions, nos jugements, nos décisions, nos
actions et nos comportements. Ce sont nos émotions, nos sentiments, nos
humeurs et états d'âme que l'on nomme du terme générique
« affects ».
En fin de compte, le QI constitue une approche, certes très
approximative
mais acceptable, pour jauger l’intelligence. Dans notre précédente
théorie,
une super capacité venait s’y ajouter. Pour expliquer les aberrations
comportementales de nos élites (car nous les avons citées en exemple,
mais l’explication vaut pour tous), nous émettons l’idée que les
conditionnements et les affects occultent ou compromettent une partie
des facultés intellectuelles mesurées par les tests. En effet, comment
pourrait-on prendre les bonnes décisions quand
le prisme déformant des conditionnements perturbe nos perceptions, que
nos facultés sont anesthésiées par des comportements rigides,
doctrinaires
et que nos affects nous immergent dans un océan de confusion. Notre
intelligence ne pourra s’exprimer pleinement qu’en éradiquant toute
forme de déficience psychologique. Est donc très intelligent celui qui
dispose de larges capacités intellectuelles (gros QI), n’est pas ou peu
conditionné ni affecté par d'éventuels troubles de l'esprit. Ainsi un
THQI (très haut QI), comme ils aiment à se nommer, en proie à divers
perturbateurs du discernement peut se
comporter comme un niais. À l’inverse l’individu lambda libéré de ses
démons psychologiques peut faire preuve d’une intelligence supérieure.
Notre expérience a largement confirmé la pertinence de cette théorie.
Alors, pour nous budoka, se pose la question : les
arts martiaux rendent-ils intelligent ?
Cette
interrogation en sous-tend deux autres :
D’abord,
les arts martiaux développent-ils les facultés intellectuelles ?
Le
QI n’est pas figé ; il augmente assez régulièrement avec l’âge. Ce
qui pose actuellement un problème aux États-Unis car l’exécution d’un
condamné à mort est impossible si son QI est inférieur
à 70 (débile mental, on estime qu’il ne comprend pas ce qu’il fait ni
ce qu’on lui fait). Or, certains condamnés au QI inférieur se
retrouvent
après quelques années de prison avec un QI supérieur à 70. Doivent-ils
alors
subir l’injection létale ? Nous laisserons chacun en débattre en
son for
intérieur.
Cette
progression du QI, variable d’un individu à l’autre, est liée à deux
facteurs : la richesse des stimuli que procure l’environnement et
l’activité du sujet.
La passivité équivaut à l’absence de toute stimulation ; elle ne
peut conduire qu’à l’abrutissement. Cela est valable pour l’enfant qui
construit son intelligence comme pour l’adulte qui la développe.
L’art
martial recèle une immense richesse conceptuelle dont on prendra
conscience en s’entraînant régulièrement. Cette richesse,
caractéristique du
véritable art martial, est afférente à la notion d’efficacité en toute
circonstance, car, outre la diversité des situations à explorer,
immense champ
d'investigation, cette finalité impose une grande rigueur dans la
conception des techniques et des stratégies utilisées ;
elle est évidemment liée à la dimension philosophique inhérente au budo.
Si l’on doit opérer le meilleur choix en termes de stimulation de
l’intelligence, l’art martial occupe donc une situation privilégiée. La
plupart des autres activités, même issues d’un art martial, offrent un
potentiel moindre. Malheureusement, il arrive que des professeurs
n’enseignent qu’une technique simplifiée, c’est souvent le cas dans les
clubs où la compétition est le seul objectif de l’entraînement, ou
dénuée de tout
lien philosophique. Mais, même dans un vrai dojo doté d’un excellent sensei,
il se trouve des pratiquants hermétiques, parfois à cause d’un QI trop
faible, plus souvent en raison d’idées préconçues
stérilisantes. Dans le
cadre d’un apprentissage complexe, le pire est de croire que l’on sait.t>
Raisonner
par analogie, élargir le champ de ses investigations, s’ouvrir aux
idées novatrices sont des clés pour l’acquisition de vastes facultés
intellectuelles. Accumuler des connaissances ne suffit pas ; il
faut les relier aux acquis précédents, construire
des réseaux, ne jamais laisser un savoir orphelin.
Pourquoi suis-je si lent quand je tente un ushiro mawashi geri ?
Pourquoi le patineur accélère-t-il sa rotation quand il ramène les bras
près de son corps ? Tiens, il y a une relation ! Donc si je
garde ma
jambe près de mon corps en tournant au lieu de l'écarter de l'axe de
mon corps, je
vais tourner plus vite ?
L’analogie est le début de l’élaboration d’un concept. Certes, dans
l’exemple
précédent, nous sommes encore loin d’une formulation mathématique, mais
le
principe est compris, sa réutilisation possible comme son
approfondissement.
Pourquoi les kata finissent-ils souvent par une parade ?
Pourquoi
ne met-on pas K.O. un adversaire qui vient de nous attaquer ?
Parce qu’il n’attaque plus !
Il faut donc faire la différence entre défense et vengeance ! Les
liens
avec la législation (légitime défense) ou une réflexion philosophique
(la vengeance est-elle légitime ?) sont en place.
La
recherche des bunkai (applications des kata) est une
réelle stimulation de l’ouverture d’esprit, de la créativité. La
richesse de cet exercice est fabuleuse, à condition, bien sûr, de ne
pas s’enfermer dans la seule répétition d’un prétendu « bunkai
officiel ».
Voilà bien de quoi étoffer les facultés intellectuelles. On pourrait
multiplier à l’infini les exemples tirés de la pratique de l’art
martial. Nous
sommes donc bien détenteurs d’un support capable de stimuler notre
intelligence, car le véritable art martial est parmi les activités les
plus riches et ses
implications sont presque infinies, mais seuls les actifs volontaires
seront bénéficiaires.
Ensuite,
les arts martiaux permettent-ils d’évacuer les conditionnements et les
affects ?
En
combat, quand on décide d’attaquer, c’est l’échec garanti. L’attaque
doit être spontanée, fruit d’un long entraînement, sans intervention de
l’esprit (Cf. l’arc réflexe). Toute idée préconçue (Comme il est
grand !… Je vais lui mettre un mawashi dans la
tête !…), toute émotion (J’ai peur !… Il m'énerve !…)
mobilise l’esprit qui n’est plus disponible pour l’observation. Or,
sans observation, ou lorsque celle-ci est imparfaite, la prise de
décision
est forcément erronée. Les Japonais utilisent l’expression « mizu
no kokoro » : « l’esprit est comme l’eau ». Une
eau calme est comme un miroir ;
agitée, l’image se trouble. Les pensées forment des vagues. il est donc
essentiel de stopper le flux des pensées parasites. C’est le travail du
mokuso (méditation au début et à la fin du cours),
mais on comprend
vite que cette vacuité de l’esprit est nécessaire en combat et qu’elle
est fort
utile dans de nombreux épisodes de la vie quotidienne. Lors d’un kumite,
la meilleure technique est celle que l’on ne sent pas partir, preuve
que notre esprit ne la préméditait pas ; c'est la même que
l’adversaire ne voit pas venir.
Exit les parasites de l'esprit.
Ainsi
l’art martial offre tous les ingrédients pour stimuler
l’intelligence : développement des capacités mentales et physiques
— car de multiples auteurs mentionnent une intelligence du
corps —, éradication des conditionnements et maîtrise de l'esprit
(objectif fréquemment atteint
en partie et de façon ponctuelle au dojo, mais, pour atteindre
un but, l'essentiel est de se mettre en marche), le tout intégré
dans une intense activité. À condition, bien sûr, de manifester une
indéfectible volonté d’y parvenir car, si l’on observe des
métamorphoses spectaculaires en une
dizaine d’années de pratique, certains cas démontrent que l’inscription
dans un club est insuffisante pour garantir une progression sensible de
l’intelligence. Soif inextinguible d’apprendre, remise en question
permanente et efforts constants sont requis.
Bonheur
Si
l’intelligence pose des problèmes de définition, c’est pire pour le
bonheur. Le dictionnaire de l’Académie française (huitième édition)
stipule :
Félicité, état heureux, prospérité. (C’est l’auteur qui
souligne.)
Heureux est l’adjectif qui correspond au nom bonheur, tous deux
construits sur
la même racine. Les académiciens font des fautes d’écolier. D’ailleurs,
par
curiosité, voyons leur définition pour « heureux » :
Qui jouit du bonheur, qui possède ce qui peut le
rendre content.
Sans commentaire.
Le Petit Robert indique :
État de la conscience pleinement satisfaite.
Fort bien ! Mais chacun sait que les hommes ne sont jamais
satisfaits.
Donc, d’après cette définition, ils ne seront jamais heureux. De plus
la
littérature nous abreuve de contradictions et d’absurdités sur ce sujet
accommodé à
toutes les sauces. Dans le giron du bonheur les écrivains placent
l’amour et la liberté, mais ces deux-là font mauvais ménage. Bonjour
l’angoisse !
« Bonheur »,
« amour », « liberté » : trois mots galvaudés
que nous aimerions voir remonter sur leurs piédestaux. Trois mots dont
les
liens sont plus étroits qu’on ne le croit.
Plutôt
que disserter sur les mots, analysons les faits. Quelles sont les
causes du malheur ou du bonheur des hommes ?
Pour
être heureux, il faut vivre, et pour cela un minimum vital est
nécessaire :
se nourrir, se vêtir et se loger. Nécessaire et suffisant, comme l’ont
démontré la plupart des philosophes… qui ont rarement concrétisé dans
les faits
le fruit de leurs investigations. Sans doute parce qu’étant philosophe
on
n’en est pas moins homme. Or les hommes rêvent de richesse, ils
s’imaginent
au bras des plus belles femmes de la planète, quand les femmes
fantasment
sur le prince charmant, ou ils aspirent à la direction d’un empire (un
service, une entreprise, une mafia ou un état). Ils pensent qu’une de
ces situations
leur apportera le bonheur alors que cela les rend cupides,
concupiscents,
autoritaires, vindicatifs et… malheureux. Il est vrai qu’un homme
heureux peut disposer de l'aisance financière, avoir une épouse
magnifique et
diriger une entreprise ou une
collectivité, mais son bonheur réside en un tout autre lieu que ces
contingences. Les médias véhiculent moult exemples de personnages
matériellement comblés qui affichaient un
bonheur provocant quelques jours plus tôt et qui sombrent dans un enfer
sordide. Mais le public, atteint de cécité sélective, préfère retenir
les images de bonheur conformes aux schémas conventionnels, oubliant
qu’il
ne s’agit que d’images, de façades. Le bonheur simple et sans histoire
n’est pas médiatique et n’a donc pour le public qui vit au travers de
ses
écrans pas d’existence réelle.
Malgré
les évidences, chacun poursuit son chemin dans la trace que les
générations ont imprimée dans la conscience collective :
magnifique
conditionnement !
et surtout belle démonstration d’une erreur sur le choix de « la
voie ».
Les excuses ne manquent pas, cependant ; comment choisir un chemin
quand on ne sait pas où l’on va ? Ainsi, la définition du Petit
Robert nous
aiguille vers la notion de satisfaction. S’agissant de la conscience,
ce ne peut être que la satisfaction d’un désir (par opposition à un
besoin).
Or, le désir, manipulé à souhait par tous les professionnels de la
communication, est une indiscutable manifestation de nos
conditionnements. Chacun peut en outre constater la constante escalade
des désirs, la satisfaction d’un de ceux-ci débouchant systématiquement
sur un nouveau désir. La machine infernale est en marche avec toutes
les frustrations qui en découlent puisque de nombreux désirs ne seront
pas satisfaits. Quant à nos académiciens, ils ânonnent la première
débilité qui leur est servie : « prospérité ». Ils
évaluent leur
bonheur à la grosseur de leur portefeuille. Les pauvres ! La
sagesse n’est pas à rechercher de ce côté.
Ces
constats nous imposent une interrogation : pourquoi la partie de
notre conscience qui raisonne ne parvient-elle pas à s’affranchir de
ces
conditionnements qu’elle juge elle-même le plus souvent contraires à
ses intérêts ?
Le
psychisme de l’homme est d’une complexité désarmante, bourré de
contradictions, un écheveau que de nombreux chercheurs ont tenté de
démêler. Conscient, subconscient, inconscient, moi, surmoi, triple moi,
ça, ego…
des kyrielles de mots pour décrire le fouillis qui encombre les limbes
de
nos cerveaux. Bref, la recherche occidentale, scientifique ou
pseudo-scientifique, s’est attachée à comprendre comment fonctionne
(mal) notre psyché. Pendant
ce temps, les philosophies orientales, indienne, chinoise et japonaise
essentiellement, se sont préoccupées de lui trouver un fonctionnement
harmonieux. L’Occident veut comprendre l’esprit, l’Orient veut
l’améliorer, l’enjoliver. Les divergences cessent quand on doit
désigner le siège des difficultés humaines : le consensus
s’établit sur
« l’ego » que la psychanalyse préfère nommer
« moi ».
L’ego a peur de disparaître — n’avons-nous pas peur de
mourir ? —, d’être agressé ou envahi, donc il se protège,
s’isole, se barricade. Conséquence : il se coupe de toute
véritable relation.
Exister ne lui suffit pas, il veut être considéré, respecté, honoré,
donc il se
valorise, se gonfle, s’hypertrophie. La possession lui semble la
meilleure
recette, mais il faut l’étaler, l’exagérer pour qu’elle suscite
l’envie. Il y gagne mépris, suffisance, avidité, vanité, duperie, etc.
Le sommet est atteint quand les autres se prosternent à ses pieds.
Certains se contenteront de l’obéissance de leur chien, d’autres
exigeront la
soumission de leur femme, de leurs enfants ou de leurs subalternes,
quelques-uns jouiront de l’allégeance d’un empire. Plus dure sera la
chute.
Ainsi
s’élabore l’ego qui se décline en termes de protection de soi (l’ego a
peur), valorisation (éternel et stérile débat entre « être »
et « avoir » où personne ne voit que les deux mènent à
l’hypertrophie de l’ego) et domination (notre monde n’est plus qu’une
immense compétition) en s’appropriant les platitudes qui circulent dans
les cénacles que nous avons élevés au rang de maîtres à penser. L’ego
que certains
appellent « la personnalité » n’est qu’un amas de
conditionnements, les mêmes pour tous, dont le dosage donne les nuances
que l’on sait.
Au
cinquième siècle avant notre ère, Lao Tseu, contemporain de Confucius
et de Bouddha, devisait ainsi de l’ego :
« L’ego est un singe qui se catapulte dans la jungle :
totalement fasciné par le royaume des sens,
il se balance d’un désir à l’autre,
d’un conflit à l’autre,
d’une opinion personnelle à l’autre.
Si vous l’effrayez c’est, en fait, pour sa propre vie qu’il aura
peur. »
Là
réside la différence entre l’Occident et l’Orient. Ce dernier a compris
depuis longtemps que l’ego ne sert à rien, pire qu’il est nuisible. Si,
comme on l’a vu, l’ego est un immense amoncellement de
conditionnements, il
ne recèle rien d’autre de positif — une introspection sérieuse le
révèle immédiatement — qui permettrait de justifier son utilité.
Tuer
l’ego, trancher l’ego, voilà ce que recherchent de nombreuses écoles
d’arts
martiaux traditionnelles dans le pur prolongement des philosophies et
religions orientales.
Plus d’ego ; plus de contradictions ; plus de conflits. Nous
sommes toujours dans le cadre de l’art martial dont le but est de
régler un
conflit — objectif du débutant — ou d’éviter un conflit
— objectif du maître —. Et c’est
en adéquation avec notre propre définition du bonheur : absence de
conflit avec les autres mais surtout avec soi-même.
Et
l’amour dont nous avons parlé plus haut ? Oublions notre besoin
d’être aimé, nos demandes de preuves d’amour ; c’est l’ego qui
réclame
cela pour se dilater. Le véritable amour, loin de la pulsion sexuelle
enjolivée par le vocable « coup de foudre », naît quand l’ego
s’efface,
quand, enfin, nous pouvons être attentifs et ouverts aux autres.
Oublions
également la trivialité « l’amour est aveugle » ; le
véritable
amour est clairvoyant : le jardinier qui soigne ses roses sait
exactement de quoi elles ont besoin pour s’épanouir. Ainsi, la
disparition de l’ego confère amour, bonheur et lucidité puisque
l’esprit va pouvoir officier sans entrave. On peut sans hésitation
ajouter la liberté attendu que, dans ces
conditions, l’esprit ne subit plus aucune influence. La cohabitation de
ces mots
devient possible, il est vrai, grâce à de nouvelles acceptions. Des
mots qui
sont remontés sur leurs piédestaux respectifs.
Que
des avantages ! et nous les refusons ! Du moins, l’ego les
refuse, ce qui est normal quand on lui suggère de se suicider. Or, nous
ne
pouvons pas disserter sur le sujet à son insu. Rien ne sert donc d’y
réfléchir
comme on aborde une question banale puisque c’est l’ego qui dirige et
décide.
Une seule solution : il faut sentir dans ses tripes (le hara !)
l’urgence d’une profonde mutation. Il faut percevoir dans son corps
cette nécessité vitale ; cela ne peut se réaliser que dans la
douleur violente
d’un affrontement psychologique où l’ego sera écrasé. Les maîtres zen
utilisent des formules ésotériques pour solliciter l’esprit sous
d’autres formes
que le raisonnement. Les samurai s’exposaient volontairement à
la
mort pour contraindre leur ego à accepter sa propre fin. De nombreux
témoignages
évoquent une intense souffrance psychologique à l’origine de
l’illumination. Cet
événement survient brusquement lors de circonstances extraordinaires
(tout le
monde en rencontre), d’où le terme d’illumination. Et c’est bien une
accession à la lumière qui attend les heureux élus débarrassés de la
chape de
plomb de leurs conditionnements et des vicissitudes d'un esprit embrumé.
L’intelligence est donc nécessaire pour concevoir cette recherche, mais
elle a besoin
d’être relayée pour progresser vers le but.
L’art
martial dont les objectifs ultimes correspondent à la définition du
bonheur peut être un bon guide vers la lumière car, si cette
illumination est
instantanée, elle ne survient que chez des individus réceptifs. On
conçoit donc bien qu’il soit nécessaire d’effectuer un travail de
préparation
pour atteindre cette réceptivité. La transformation des individus dans
le
cadre d’un effort opiniâtre tel qu’on en voit dans les arts martiaux
est une
des formes que peut prendre ce travail. C’est cela que l’on nomme
« la
voie » (do) ; une voie qui passe par l’intelligence et
mène au bonheur.
Sagesse
Citons
le Petit Robert :
1. Connaissance juste des choses.
2. Qualité, conduite du sage, modération, calme supérieur joint aux connaissances.
3. Modération et prudence dans la conduite.
4. Caractère mesuré, modéré.
Comment
reconnaître un sage ?
- Le
sage est lucide, clairvoyant (définition N°1), ce qui implique qu’il ne
soit pas conditionné. C’est donc, selon les termes consacrés, un
éveillé, un
illuminé, et il a tranché son ego. Laissons de côté l’imagerie
habituelle du vieil ascète au physique déclinant dont l’érudition
s’exprime sur un ton étudié (définitions N°2, 3 et 4). Tout bon acteur
se coulera aisément dans ce rôle fantaisiste.
- Le
sage ne dédaigne pas de prendre quelque plaisir si celui-ci n’engendre
pas d’inconvénient. La satisfaction de l’esprit et de la chair favorise
l’épanouissement ; les mortifications aigrissent les caractères.
- Le
sage n’est pas toujours démuni, mais il sait que l’essentiel de sa
richesse
est en lui. Ses possessions ne l’accablent pas, car il ne s’y sent pas
attaché.
- Le
sage n’est pas forcément vieux, même si le temps est un facteur
déterminant. Jiddu Krishnamurti, dont personne ne contestera le
qualificatif de
sage, tenait à vingt ans les mêmes discours qu’à soixante-dix.
- Le
sage peut être actif, dynamique, sportif ; c’est même un gage de
bonne santé. N’oublions pas que la maladie est un conflit et que le
corps
n’est pas dissocié de l’esprit.
- Le
sage, exempt de conditionnement et d'affects sclérosants, voit et dit
des choses surprenantes. Comment le
différencier d’un fou ? Ou de quelqu’un qui se trompe ?
« Le
fou qui pense qu'il est fou est un sage. Le fou qui pense qu'il est
sage est un fou. » Bouddha. Ne
cherchons pas, même avec l’aide de Bouddha, c’est impossible sauf pour
un sage qui dispose du discernement nécessaire. D'ailleurs, peu importe
de
savoir si untel est sage ; l'essentiel est d'accéder à la sagesse
— ou de progresser dans cette voie.
- Le
sage est intelligent et cultivé. Intelligent, puisqu’il a tranché son
ego, s’est débarrassé de ses conditionnements, s'est pourvu de facultés
intellectuelles suffisantes pour lui ouvrir la porte de l’illumination.
Cultivé, car dans notre monde, tout est interdépendant, pas seulement
depuis
l’introduction du terme « mondialisation », et que, pour
comprendre totalement les phénomènes, il faut relier toutes les
connaissances qui présentent un rapport même lointain avec ceux-ci.
- Le
sage fait rimer amour et liberté. Amour,
vu que l’absence d’ego, donc la vacuité de l’esprit — c’est l’ego
qui bavarde sans cesse —, le tourne entièrement vers autrui.
(Lorsque nous parvenons, en combat notamment, à cette vacuité de
l’esprit, c’est
notre ego que nous avons provisoirement annihilé. Cet état nous permet
de
nous occuper efficacement de l’adversaire puisque nous ne sommes plus
centrés sur nous-mêmes. Il faut aimer ses adversaires.) Liberté :
nous évoquons le psychisme car le sage, jamais soumis, est parfois mis
en prison ou entravé dans l’expression de ses droits. Affranchi de son
ego, il n’est dans la dépendance d’aucune entité supérieure :
parti
politique, société secrète, gourou, religion, intérêts financiers…
Toutes
ces qualités font du sage un partenaire idéal dans tout type de
relation, mais l’humanité, dans sa folie destructrice, prend rarement
le temps de
l'écouter, aussi se consacre-t-il le plus souvent à être heureux dans
son univers. Seules quelques rares personnes perçoivent l’aura qui le
couronne et sollicitent ses conseils bienveillants (cette aura est une
image
poétique qu’il ne faut pas prendre à la lettre ; des charlatans,
comme les
dirigeants de la Société Théosophique, ils ne sont pas seuls, ont
largement
exploité ce filon au début du vingtième siècle et il en reste quelques
traces de
nos jours). Il les aide à franchir le mieux possible les obstacles de
la
voie. Car le sage, comme Socrate, sait qu’il ne sait rien, que sa
principale
richesse est le vide infini de son esprit, que le salut nous viendra de
la
découverte du vide absolu. Ainsi n’attend-il rien — le vide ne
peut être
plus vide — et peut-il tout donner — le vide est inépuisable.
Le
sage éclaire sans éblouir.
La
voie et l’illumination
L’homme
intelligent est, bien sûr,
pourvu de larges capacités intellectuelles et d’une culture éclectique,
mais il sait relativiser ses connaissances et, c’est peut-être
l’essentiel, faire taire son ego, source de toutes les verbosités
oiseuses.
L’homme
heureux ne connaît pas le conflit, car il a muselé son ego, roquet
aussi hargneux que craintif.
L’homme
sage a parcouru la voie et rencontré l’illumination en tranchant son
ego. La pénétration de son regard et le silence de sa conscience lui
révèlent
un monde différent du nôtre. Pour lui, la Vérité s’est entièrement
dénudée.
Que
voient donc les illuminés et que ressentent-ils de si
exceptionnel ?
Impossible de décrire un univers qui n’existe pas dans notre
langage ! C’est pour cette raison que les Occidentaux s’égarent
souvent dans leur quête : ils s’engagent dans la voie en cherchant
quelque chose. Ce quelque chose est
forcément formulé avec les mots de notre langage. Chercher l’inconnu en
l'exprimant sous une forme connue ne permet de trouver que du connu.
Les fréquentes désillusions n’ont pas d’autre origine. Il faut entrer
dans la voie en ne cherchant rien du tout ; si nous savons où mène
la voie, c'est que nous ne sommes pas sur la voie. Une seule
certitude : la véritable voie est perfection. Or la perfection ne
procède jamais par accumulation mais par élimination du superflu, de
l'inutile et du nuisible. Ainsi, nous en avons maintenant une
conscience aiguë, le mal absolu est en nous, il s’appelle
« ego », nous guérirons quand nous aurons expulsé cette
gangrène, autrement dit, quand nous aurons fait le vide. Pas un vide
ponctuel ou partiel, pour un mokuso, un kata ou un kumite,
non ! mais une vacuité totale et
permanente de l’esprit. Difficile ! certes, car à l’opposé de tous
les poncifs, mais c’est la condition sine qua non pour s’ouvrir au
monde et
s’enivrer du monde.
Sakura sensei
Retour à l'accueil
|