LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI N°37 Octobre 2016
la vérité
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« In vino veritas »,
maxime
d’origine grecque rendue célèbre par les orgies romaines, fait
aujourd’hui
partie de celles qu’on emploie généralement avec humour. Mais il n’en
va
pas toujours ainsi ; l’ivresse est parfois considérée comme un
authentique révélateur de la vérité. Par celui qui, après quelques
rasades
d'alcool, croit découvrir des vérités inaccessibles à jeun ou par celui
qui
enivre volontairement l’individu dont il veut soutirer des aveux ou
un consentement improbables à jeun.
D’autres
cherchent la vérité dans une boule de cristal, dans la parole sibylline
d’un
gourou médiatique ou dans un mantra répété ad vitam aeternam ;
la découverte d’une hypothétique vérité emprunte des chemins bigrement
tortueux. À bien y regarder, chacun semble éternellement en quête d’une
vérité
qui s’obstine à se dérober : au cours des investigations
policières et
judiciaires ; dans les méandres du discours politique ; au
sein de
l’entreprise où les relations ne sont pas toujours franches et
cordiales ;
dans le salmigondis des arguments commerciaux ; dans les propos
d’intellectuels décalés ; dans les informations contradictoires
des
différents médias ; au cœur des relations conjugales, familiales
ou amicales ;
lors de réflexions philosophiques ou d’élucubrations
métaphysiques ;
quand l’adversité prend au dépourvu et que son origine n’est pas
claire…
partout, toujours, cette arlésienne est évoquée. La vérité serait-elle
un
idéal utopique ? Mais quelle vérité ? Car vérité fait
partie
de ces termes dont les multiples acceptions entretiennent un flou
préjudiciable
à… la vérité.
La vérité
sur « vérité »
Oublions les approches fantaisistes,
ésotériques ou
religieuses, prodigues pourvoyeuses de transcendants mensonges, et
penchons-nous
sur la seule définition qui recueille une adhésion unanime car simple,
évidente
et peu contestable : « La vérité est la caractéristique de ce
qui
est vrai ». Elle réside dans la conformité, ou l'accord, d’une
perception, d’une pensée ou d’une assertion avec la réalité à laquelle
elle réfère.
Fondamentalement, la vérité s’oppose au faux ou au
mensonge et se distingue sans ambiguïté possible de la fiction, de
l’illusion, de la croyance, de l’opinion, de la méprise, de l’artefact,
de l’approximation... Tout le monde s’accorde sur ces prémices ;
pourtant, le plus grand nombre affirme,
péremptoire : « à
chacun sa vérité ! »
Certes, Pascal écrivait déjà
au 17e siècle : « Vérité en deçà des Pyrénées,
erreur au delà ». Mais il voulait simplement affirmer que la
manière de percevoir
une même réalité dépend de beaucoup de facteurs : la localisation
géographique,
la culture, la mentalité, l'époque... et que le terme
« vérité »
est souvent abusivement utilisé pour désigner une croyance ou une
opinion
partagées par de larges franges d’une population.
Bien sûr, chaque individu
dispose de la liberté de croire ce qu’il veut, auquel cas sa prétendue
vérité
se façonne selon ses désirs, son imagination, ses délires ou les
influences
plus ou moins conscientes qu’il subit. En l’occurrence, la seule vérité
indiscutable est sa croyance elle-même et non la substance de cette
croyance
dont le fondement est pour le moins douteux. Assimiler une croyance
quelle
qu’elle soit à une vérité est une aliénation de la conscience. Quant à
l’opinion, même si elle s’élabore à partir d’éléments vrais et
vérifiables, elle ne peut en aucune
manière s’identifier à la vérité ; elle n’est qu’un avis, une
façon
de voir, une vision partisane ou une proposition dont la
caractéristique
essentielle est d’être contestable. La formule « à chacun sa
vérité »,
en dépit de sa fréquente utilisation, est un abus de langage où le mot
« vérité » devrait être remplacé par des termes comme
opinion, avis, point de vue, conviction, présomption ou croyance dont
le lien avec la vérité est souvent très lâche.
Pour les personnes sensées,
le vrai a une existence réelle ; la vérité qui le relate est
unique et
fondamentalement incontestable. Cependant, des formulations différentes
pour présenter
une même réalité n’impliquent pas forcément des altérations de la
vérité.
Ainsi, la richesse du langage permet d’infinies variations dans
l’exposé
d’une idée, mais un vocabulaire limité, des confusions lexicales ou une
syntaxe incertaine, tant de l’émetteur du message que de son
destinataire,
risquent d’induire un fourvoiement. D’autre part, plusieurs narrations
fidèles
peuvent diverger, voire s’opposer, car des positions différentes
donnent à
voir des réalités différentes ; nous sommes en présence de
vérités,
mais partielles. La révélation d’une vérité globale implique d’agréger
les multiples points de vue possibles. Ainsi, pour décrire correctement
un
objet cubique, il faut voir ses six faces ; pour appréhender
correctement
les événements, les idées ou les rapports entre les individus, il faut
en
explorer toutes les facettes. Sans cette démarche, la vérité reste
toujours
parcellaire.
Par ailleurs, la vérité
n’est pas toujours démontrable. La preuve de l’existence des idées, des
sentiments, des désirs ou des intentions n’est pas facile à apporter et
ces
émanations de l’esprit ne sont pas directement vérifiables par autrui.
Cela
n’enlève rien à leur possible réalité, mais il faut admettre le
caractère
souvent incontrôlable de certaines assertions les concernant.
C’est pourquoi elles sont si souvent l’objet de mensonges. Pourtant,
au sein de la plupart des couples, chacun exige des « je
t’aime »
pathétiques de l’autre comme gage de son amour. Vérité, mensonge ou
confusion ? Allez savoir ! Un bon mensonge se pare sans
vergogne des
atours de la vérité. Le comportement est souvent plus éloquent que les
paroles ; encore faut-il l’interpréter correctement, ce qui n’est
pas
toujours aisé face aux comédiens de tous acabits dont le monde est
largement
pourvu. Bien sûr, la vérité finit toujours par éclater, mais le
mensonge
n’en provoque pas moins ses nuisances.
Parfois c’est l’inverse :
la vérité
ne semble pas crédible, car trop étrange, et est reléguée au rang de
mystification. Tout le monde commet un
jour ou l’autre ces erreurs de jugement, ce qui prouve la vulnérabilité
du
discernement, pas toujours au sommet de sa forme. Sans attendre un
miracle, il
existe sans doute des moyens d’améliorer sa lucidité, notamment dans
les
moments cruciaux où le stress en ampute une grande partie. Toutefois,
si la vérité
semble parfois difficile à cerner, les quelques obstacles précédemment
exposés
n’expliquent pas la capitulation quasiment généralisée face à la quête
du
vrai. Car force est de le constater : le faux circule souvent avec
moins
d’entraves que le vrai. Ainsi, en dépit de son
exigence de vérité largement exprimée, la grande majorité de la
population
semble se satisfaire de demi-vérités, d’approximations, d’intox, voire
de raisonnements absurdes ou, pire, de mensonges éhontés.
La vérité entravée
Quel tour de prestidigitation permet ce
paradoxe ?
Plusieurs causes sont sans doute à l’œuvre pour l’expliquer ; nous
pouvons aisément isoler les plus criantes.
La plus commune est certainement le laxisme intellectuel
dans lequel baigne la plupart des gens qui gobent naïvement les
affirmations démagogiques
de leurs idoles intellectuelles, politiques, médiatiques ou
artistiques, qui se laissent subjuguer par les idées
subversives d'hypocrites adorateurs du chaos ou qui relayent ingénument
les
rumeurs véhiculées par certains médias pas toujours respectueux des
règles déontologiques.
Cette absence de contrôle ou de confrontation des informations n’est
souvent
qu’une simple paresse ou un fatalisme assumé, mais elle peut être la
conséquence
d’une culture défaillante, d’une intelligence en berne ou d’un manque
d’esprit critique.
Cependant, constatation effarante, les figures de proue de
notre intelligentsia, qu’on imagine à l’abri de ces déficiences, sont
tout
autant capables d’une consternante cécité. Quasiment tous les
intellectuels
français, entre la fin de la deuxième guerre mondiale et les années 80,
à
l’exclusion notable de Raymond Aron, ont encensé les dictatures
communistes
de Lénine, Staline et leurs successeurs, puis de Mao en dépit des
nombreuses
informations accablantes qui nous parvenaient sur les terribles
exactions perpétrées
en URSS et en Chine — les morts se comptent, au bas mot, en dizaines de
millions. « L’Archipel du Goulag » d’Alexandre Soljenitsyne,
publié à Paris en 1973, puis l’arrestation et le procès de la bande des
quatre après la mort de Mao en 1976 ont sonné le glas de l’illusion
dans
laquelle avaient sombré nos illustres déficients intellectuels, mais il
leur a
fallu de nombreuses années pour ouvrir définitivement les yeux
— certains ne
les ont dessillés qu’à la chute du mur de Berlin en 1989, voire lors de
la
dislocation de l’URSS en 1990-91. Les renseignements éloquents reçus
par nos
élites durant ces décennies de tyrannie auraient dû, pour le moins,
susciter
le doute, mais ne pas voir une vérité gênante évite de remettre en
question
ses certitudes. Ainsi, nos intellectuels ont-ils préféré se vautrer
dans les
beautés théoriques de l’idéologie marxiste plutôt que d’ouvrir les yeux
sur une réalité consternante ; une quasi-complicité criminelle.
L’aspect le plus terrifiant est que des millions de personnes ont
écouté
religieusement ces détenteurs d’un supposé savoir. Ce n’est
malheureusement qu’un exemple parmi de nombreux autres, certes un des
plus
stupéfiants, et notre époque est loin d’en être dépourvue.
« Pourquoi
dire la vérité quand il est préférable de mentir ? »
interroge le
philosophe Wittgenstein. Nous vivons, il est vrai, dans un monde où les
adeptes de cette commodité sont nombreux en dépit d’une fréquente
rigueur
morale de façade. Toutefois, la notion de préférable n’est-elle pas
quelque
peu dévoyée ? En mentant, veut-on préserver la personne à qui l’on
s’adresse, conduite admissible, ou cacher ce qui pourrait nous nuire,
procédé
condamnable ? Les enfants apprennent naturellement à mentir ;
les
remontrances les incitent surtout à donner un air de vérité à leurs
mensonges. Les acquis de l’enfance ne sauraient
disparaître miraculeusement à l’âge adulte puisque la réalité
quotidienne
les conforte dans ce travers. Nous baignons effectivement dans un
univers
d’hypocrisie consensuelle où chacun déguise plus ou moins la vérité en
fonction de l’interlocuteur, des circonstances ou de son objectif. Ce
n’est
pas nouveau puisque les débats sur la vérité et le mensonge animent la
logosphère depuis les origines de l’humanité. Quelques-uns sont peu
atteints
par le syndrome du mensonge, ce qui est tout à leur honneur, mais rares
sont
ceux qui s’émeuvent des travestissements de la vérité si ce n’est pour
alimenter les arguments d’une éventuelle partie adverse souvent tout
autant
retorse.
Enfin,
nous disposons de tout un arsenal pour maquiller ou occulter la vérité,
tant
dans sa perception que dans sa restitution. Conditionnements,
convictions diverses, dogmes et croyances confèrent au réel l’aspect
qui
nous agrée avec une conséquence fort préjudiciable : ils ouvrent
la
porte aux idées tordues qui ont l’heur de coïncider avec nos a priori.
En
revanche, ils rendent improbable l’adhésion à un raisonnement logique
et
infaillible qui nous entraîne à l’opposé de nos certitudes ou de nos
inclinations. C'est bien connu ; ce sont les autres qui se
trompent.
Par ailleurs, la doxa qui impose son système de valeurs, la
rhétorique, les règles de bienséance, le langage politiquement correct,
la
bien-pensance, la langue de bois, la diplomatie, les secrets de
famille,
d’entreprise, militaires ou d’état et bien d’autres subtilités
conventionnelles offrent de belles possibilités de maquiller la vérité
sans
se compromettre. De plus, ce carcan de principes qui formalise la
communication
rend difficile la circulation d’une vérité qui s’y insère mal.
Entre
la réalité, sa perception, souvent brouillée par les états d’âme ou les
idées préconçues, et les pensées, paroles ou actes qui en découlent, la
vérité
est souvent malmenée. Si on y ajoute les aléas de la communication, ses
avatars plus ou moins tendancieux et parfois la volonté de tromper, il
ne reste
souvent plus grand-chose de vrai dans ce que d’aucuns appellent encore
vérité.
Le
tableau est plutôt sombre, mais pouvons-nous refuser de nous complaire
dans ces
usages hypocrites ? Quels arguments pourraient nous inciter à nous
en
extirper ? Quelles méthodes pourrions-nous mettre en œuvre pour
vivre
dans la réalité et en accord avec elle ? Avec quels bénéfices pour
chacun et en particulier pour le budoka ?
La vérité libérée
La vérité semble parfois
indicible ; la taire, ou mentir, est sans doute souhaitable dans
certains
cas extrêmes. De plus, même si l’on désire ne pas la déguiser, il n’est
pas bon de l’exprimer sans discernement ; sa présentation doit
s’adapter aux circonstances, à la psychologie de l’interlocuteur et
intervenir au moment opportun, sinon son exposé risque de déclencher
des
catastrophes. Parfois la vérité tue. Sans doute est-ce, pour certains,
le prétexte
au mensonge généralisé ; puisqu’il est parfois justifié, pourquoi
ne
le serait-il pas en permanence ? Et puis, ce n’est pas un délit,
pas même
une infraction ; alors pourquoi s’en priver ? D’ailleurs, à
quoi
bon déterrer des vérités hideuses quand on peut se délecter de beaux
mensonges ? Heureusement, tout le monde n’est pas atteint de ce
machiavélisme et
nombreux sont ceux qui souhaiteraient plus de vérité et de franchise
dans les
relations.
Imaginons donc une civilisation où chacun verrait le vrai sans
déformation
et s’exprimerait, ou agirait, en parfait accord avec celui-ci.
Difficile de
concevoir tous les bouleversements qui en résulteraient, mais il est
évident
qu’ils seraient nombreux et majoritairement bénéfiques. On peut
pronostiquer
que la libre circulation de la vérité supprimerait l’incompréhension et
la
mésentente consécutive puisque tout serait clair pour tout le
monde ; son
exposition au regard de tous engendrerait probité et droiture
généralisées,
l’action sournoise ne trouvant plus d’espace où se développer. Ainsi de
nombreuses sources de discorde disparaîtraient, des relations apaisées
engendreraient une société plus sereine et des collaborations plus
fructueuses
feraient émerger des réalisations impensables aujourd’hui.
Bien sûr, il s’agit a priori d’une utopie ;
toutefois la vérité est un peu mieux servie dans les pays qui ont
instauré
une vraie démocratie que dans ceux qui ont conservé un régime
totalitaire même
si nous sommes encore loin du compte. Cela prouve que rien n'est figé,
que la
civilisation est en marche malgré des soubresauts parfois inquiétants.
Tenter
d’accélérer cette trajectoire en adoptant la vérité comme principe
directeur de sa vie est un objectif louable et parfaitement réalisable
à titre
individuel. « Soyez le changement que vous voulez voir dans le
monde »
disait le Mahatma Gandhi. Fort bien, mais est-ce suffisant pour être
incitatif ?
Car personne n’œuvrera à cet hypothétique bien commun s’il n’en tire
pas quelque avantage personnel.
Afin de bien saisir les
implications de cette démarche, il importe de distinguer les différents
aspects de la notion de vérité. Dire ce qu’on a fait ou ce qu’on pense
sans détour — dans la mesure où il s’agit de pensées abouties et
non de
fulgurances émotionnelles —, mettre ses actes en conformité avec
ses paroles
ou ses idées, voilà une signature authentique de la vérité. Pourtant,
ce
n’est pas l’essentiel ; si notre perception de la réalité est
défectueuse,
si nous sommes incapables de détecter un biais, une erreur ou une
embrouille,
les pensées, les paroles et les actions qui en découleront seront
inéluctablement
marquées de cette faute originelle. Il serait donc improductif de
n’effectuer
qu’une partie du voyage. La vérité démarre dans la perception claire,
fidèle
et intégrale de son objet ; elle aboutit à des paroles ou des
actes
conformes ou en adéquation à sa réalité première.
Malgré cette dichotomie
dans l’analyse, ces deux volets de la vérité sont indissociables.
Difficile
en effet, d’exprimer une vérité dont le sujet ne nous apparaît pas
clairement. Pourtant de nombreux individus soutiennent des idées qu’ils
considèrent ou présentent comme des vérités en dépit d’une
méconnaissance,
parfois quasi-totale, du problème concerné ; d’autres se réfèrent
aux propos, souvent déformés, d'une sommité intellectuelle ou
scientifique, voire à
une prétendue parole divine, qui par définition — la leur —,
ne peuvent être contestés,
pour justifier l’injustifiable. Pour peu que ces charlatans soient dans
une
position influente et trouvent les bons relais pour véhiculer leurs
délires,
le chaos est garanti. Si, comme le disait Paul Valéry en 1924
« les
civilisations sont mortelles », c’est par la faute de ces
histrions
aveuglés par leurs ambitions ou leur dévotion. La seule solution qui
garantisse la pérennité et l’essor d’une civilisation réside dans la
multiplication des individus dont la lucidité et l’honnêteté ne sont
pas
altérées par l'égotisme, les turbulences psychologiques, les croyances
et les
conditionnements. Ce sont les seuls qui disposent d’une réelle capacité
à
s’exprimer ou à agir convenablement dans l’intérêt général. Ceux qui
souhaitent participer à ce projet humaniste, qui veulent vivre dans la
vérité,
peut-être la seule garantie d’arriver à construire l’idéal sociétal de
demain, doivent donc d’abord se donner les moyens d’affiner leur
perception
de la réalité. Les samurai avaient compris l'intérêt de cette
recherche pour leur efficacité au combat ; le budoka
devrait se sentir concerné tant pour lui-même que pour le bien commun.
Pour voir
clair, nettoyons l’esprit
La perception est la fonction
par laquelle l’esprit se représente les objets ou les événements. Les
capteurs de nos sens,
lorsqu’ils sont sollicités, transmettent des signaux sous forme
d’influx
nerveux au cerveau. Ces données brutes sont interprétées par l’esprit
qui intègre subtilement de multiples influences à ces informations
sensorielles : le savoir, la culture, les croyances, les
habitudes, les a
priori et ce que nous nommons aujourd’hui « les affects »,
c’est-à-dire les émotions, les
sentiments, les pulsions, les motivations, les sensations, les espoirs,
les humeurs…
La perception est le résultat de cette opération complexe ; très
rarement une image fidèle de la réalité, surtout quand les affects
dominent.
En fait, tout ce qui imprègne durablement l’esprit oriente nos
perceptions,
nos décisions et nos actions. En d’autres mots, la perception consiste
à
donner du sens à un influx nerveux qui, par lui-même, n’en a pas. La
signification assignée à cet influx est forcément dans la dépendance de
la mémoire et de l'état d'esprit. La connaissance
pure oriente vers l’objectivité et la clarté ; les affects du
moment et les marques indélébiles de ceux du passé, la culture
— toujours imprégnée d’éléments ethniques, nationaux, religieux,
familiaux... —, les approximations et simplifications
outrancières, les
croyances et les conditionnements injectent de la subjectivité et de
l’opacité
à due proportion de la force avec laquelle ils ont impacté l’esprit.
Certains pensent être peu
ou pas conditionnés ; en général, ils se fondent sur leur
prétendue résistance
à la pression publicitaire pour l’affirmer. Ils oublient que toutes les
traces mnésiques ont une
fâcheuse tendance à guider nos perceptions, nos pensées et nos actes,
pas
toujours de la meilleure façon. Rares sont ceux qui n’hébergent pas ces
parasites de l’esprit et ceux qui affirment en être exempts sont
souvent
les
plus atteints, car les plus aveuglés. Précisons toutefois que les
conditionnements n’empêchent pas de vivre normalement — normal
n’est
toutefois pas synonyme d’idéal — ; on peut même penser qu’ils
facilitent la vie puisqu’ils évitent d’avoir à réfléchir. De fait, ils
font entrer les perceptions dans des cases préétablies, fournissent des
solutions toutes faites et induisent des réactions standardisées ;
belle
économie de moyens, certes au prix d’une occultation sensible de la
réalité.
À chacun de décider si ce comportement de robot malvoyant et
inconscient est
satisfaisant ; surtout que cette cécité et cette inconscience sont
exacerbées lorsque l’émotion apparaît.
Bien sûr, il est toujours
possible de se soustraire à ces réflexes conditionnés, mais il faut le
décider.
Sans intervention de la volonté, l’automatisme s’active. En étant
attentif
à ne jamais laisser démarrer un de ces réflexes, comportemental,
gestuel,
verbal ou intellectuel, quand survient le stimulus correspondant et en
se tenant
à cette résolution très longtemps, il est possible de se défaire d’un
conditionnement, mais cela revient souvent à le remplacer par un autre.
Quant
à tous les éliminer un par un, la probabilité d’y parvenir est si ténue
qu’il vaut mieux l’oublier.
Idéalement, pour
affranchir nos perceptions, nos pensées, nos paroles et nos actes de
toute
influence néfaste, pour exercer pleinement notre libre arbitre, il faut
extirper en bloc tout ce qui encombre l’esprit, c’est-à-dire l’ensemble
des conditionnements, des croyances, des constructions bancales et des
traces,
souvent extrêmement prégnantes, laissées par les affects pour ne
conserver
que les connaissances avérées, fondamentales, techniques et pratiques.
Le seul
processus connu est généré par le mokuso (méditation) qui,
grâce à l'établissement d'une parfaite vacuité mentale, permet
d’observer le fonctionnement de l’esprit dans sa globalité et de voir
distinctement l’ensemble des aberrations qu’il abrite. Encore faut-il
trouver la bonne méthode, car elles sont nombreuses, pas toujours
judicieuses et
souvent détournées par des gourous sans scrupules.
Une technique de méditation
efficace doit mener à mushin (non-pensée) puis à hishiryo
ou, dénomination
plus courante dans les écoles d’arts martiaux, mushin-no-shin
(pensée
sans pensées), arriver à kensho (illumination transitoire) et
au satori
(éveil définitif). Cette transformation subite de la conscience
surviendra
quand l’adepte du mokuso aura parcouru toutes les zones
obscures de son
esprit, l’ego en particulier, et les aura suffisamment éclairées pour
qu’il soit possible de voir et comprendre tout ce qui s’y cache, y
compris
dans ce que la psychanalyse nomme « l’inconscient » car
l’individu réellement épanoui n’a pas d’inconscient. Cependant, la
conscience commune ne permet pas de connaître l’état d’avancement de ce
travail ou le moment où il sera achevé, ni ce qui différencie l’éveillé
du commun des mortels. Impossible de savoir à quoi ressemble
cette terra incognita avant d’y avoir pénétré. Certes,
l’éveillé
est clairvoyant, il domine ses affects, mais le mode de fonctionnement
de son
esprit, sa vision du monde et des événements, sa façon de s’y insérer
ou
d’influer sur le cours de l’aventure humaine sont des mystères. Le zen
le
dit fort bien : « Si vous savez où mène la voie, c’est
que
vous n’êtes pas sur la voie ! »
Il faut méditer, en préférant
la méditation active, celle qui accompagne chaque instant de la vie, à
la méditation
passive en seiza (à genoux, assis sur les talons) ou zazen
(assis
en position du lotus), sans rechercher un profit particulier (mushotoku)
à cette introspection. Le seul objectif conscient du mokuso est
de voir
clair en soi ; rien d’autre. Dépasser l’apparence, l’illusion dans
laquelle chacun baigne. Découvrir les ressorts profonds et insidieux
qui nous
animent, nous orientent, pas toujours dans la bonne direction, et nous
conduisent parfois sur les chemins de l’absurde. Ce qui s’ensuivra
après la
révélation de cette pagaille spirituelle dissimulée sous un semblant
d’ordre, trouble qui affecte la quasi-totalité des gens, n’est pas du
ressort de la volonté. Certes, l’objectif est d’éliminer les
perturbateurs
de l’esprit, mais celui qui a déjà essayé de se débarrasser d’un
souvenir sait que plus il s’y emploie, plus celui-ci se consolide.
Ne
tentons donc pas de nous soustraire à nos difficultés
psychologiques ;
contentons-nous de les mettre en lumière. Le reste dépasse
l’entendement de
la conscience commune.
Peu de pratiquants
arrivent au satori qui donne accès à la vérité pure et évite
les émotions
intempestives, cependant le travail effectué n’est jamais inutile car
tout
progrès dans la connaissance de soi est un pas supplémentaire vers la
sagesse.
Pour le budoka, les états de conscience intermédiaires, sans
constituer
des panacées, procurent d’intéressants, mais ponctuels, accès à la
perception du vrai, en particulier en situation potentiellement
stressante.
Par souci de cohérence
avec l’origine de notre art martial et l’énorme influence du zen sur
son
efficacité, les termes japonais utilisés dans cet article pour désigner
les
états de conscience sont ceux du zen, mais on trouve des équivalents
locaux
dans plusieurs pays du sud-est asiatique. Toutefois la forme de
méditation zen
proposée ici est totalement expurgée de toute influence bouddhiste et
adaptée
à la réalité d’une vie active.
Mokuso et budo :
couplé gagnant
Au fur et à mesure de la
progression vers cette maîtrise de l’esprit, l’adepte perçoit le vrai
avec
une meilleure acuité. Dans le cadre d’une agression, cela permet
d’offrir
une réponse adaptée à la sollicitation et évite l’émotion consécutive à
une surévaluation de la dangerosité de l’événement. Une autre façon de
limiter l’emprise émotionnelle repose sur la maîtrise technique, car la
peur
s’installe quand la difficulté dépasse les compétences. Cependant, dans
le
cadre martial, si la progression technique recule le seuil d’apparition
des émotions,
cette évolution atteint un jour ou l’autre une limite indépassable et
surtout, elle ne permet pas l’accession aux états de conscience kensho
et satori. La recherche permanente de la vérité grâce à la
méditation
ne connaît pas ces limitations, car elle emprunte une autre voie
conduisant
progressivement à l’ataraxie et à la clairvoyance. Comme ces deux
qualités,
même si elles ne sont pas encore à leur apogée, permettent une
utilisation
plus judicieuse de la technique, la complémentarité des approches
technique et
mentale devrait apparaître évidente à tous les budoka.
Opter pour une culture de la vérité
n’est donc pas
une ascèse rebutante, c’est opérer une mutation radicale et stimulante
dans
son existence. Chacun y trouvera la jubilation de s’élever au-dessus du
troupeau et d’initier la construction d’une société plus sage. Quant au
budoka, un discernement plus acéré lui conférera une
plus grande
maîtrise. On peut
toutefois s’interroger sur l’opportunité de poursuivre un entraînement
martial dans une société qu’on tente de guider vers une forme de
sagesse
universelle. N’est-il pas contradictoire de prôner la paix en affûtant
ses
armes ?
Retombons sur terre !
D’abord, le budo, parallèlement à sa vocation martiale, procure
tous les
bienfaits d’une activité sportive équilibrée. Ensuite, la perspective
d’avoir à
affronter des agressions d’une extrême violence, même si elles ne
surviendront
sans doute jamais, est un excellent stimulant pour élever l’esprit dans
des
sphères inconnues du sportif lambda. Enfin, l’éventuelle
transformation d’un individu n’est pas ipso facto suivie de la
transformation de la société qui véhiculera encore longtemps ses
absurdités,
ses travers, son iniquité et sa brutalité. Le pacifisme de Gandhi n’a
pas déteint
sur le colonisateur anglais ni sur l’ensemble du peuple indien, mais
son
action a suscité suffisamment d’enthousiasme pour permettre à l’Inde
d’obtenir son indépendance. Ainsi, Gandhi, grand prêtre de la
non-violence,
loin d’être un inconscient, n’hésitait pas, à asséner :
« S’il
y a seulement le choix entre la violence et la lâcheté, je conseille la
violence ». Voilà bien la caution morale susceptible de convaincre
les
indécis qui ne voient que la violence dans l’art martial. Le vrai budoka
pratique inlassablement son art pour l’amener à un niveau d’excellence
en
espérant ne pas avoir à l’utiliser, car son objectif ultime est de
construire
une humanité heureuse, sereine et pacifique, mais avec la conscience
que
l’agressivité violente n’aura pas disparu avec sa quête de l’harmonie
universelle. « Si vis pacem, para bellum. » Le
pacifisme ne
doit pas se confondre avec l’angélisme. Le budoka expert et
éveillé
détient le pouvoir de répliquer efficacement à la violence, mais il met
ce
pouvoir, sans échappatoire possible, au service de la justice qui doit
impérativement
s’appuyer sur la vérité dont une des voies d'accès est justement l'art
martial.
Un
accès pragmatique à la vérité
Cette
philosophie volontariste et humaniste se traduit pour l’apprenti budoka
par deux objectifs pratiques : acquérir une technique (ghi)
efficace, dissuasive, et débarrasser son esprit (shin) des
obstacles à
la perception du vrai. Or, si la maîtrise technique exige de nombreuses
années
d’entraînement, l’élimination des vicissitudes psychologiques qui
corrompent la lucidité est un vrai et long parcours du combattant dont
la
majorité des prétendants ne verra jamais la fin. Certes, des états de
conscience intermédiaires jalonnent la voie vers le satori,
mais il faut
quand même beaucoup de temps et d’efforts pour y parvenir et ils ne
garantissent pas une perception du réel comparable à celle de
l’éveillé.
Toutefois, l’accession aux états mushin et mushin-no-shin
se réalise
souvent plus vite dans le budo, qui en a un besoin crucial, que
dans la méditation
pure, dont la finalité est plus évanescente, justification
supplémentaire, s'il en fallait, à
la pratique martiale. On notera tout de même que tout vrai budo
intègre
obligatoirement une pratique soutenue du mokuso, car leur
complémentarité garantit un progrès plus rapide. De plus, la maîtrise
de l'esprit acquiert un caractère plus universel dans le mokuso
que dans le budo ; coupler les deux est sans conteste la
décision la plus pertinente.
Néanmoins, le budoka
aguerri qui ne connaît pas encore la clairvoyance procurée par ces
dispositions de l’esprit, ou trop perturbé par la soudaineté et la
violence
d’une agression, se trouve face à un dilemme. S’il se sent contraint
d’engager une réplique physique, il va endosser le rôle du
justicier ;
que sera cette justice en cas d’instruction bâclée ? Car le
magistrat
instructeur, c’est l’agressé lui-même dont l’esprit, dirigé par ses
affects et ses conditionnements, risque de fournir une image erronée de
la
situation et, forcément, une solution inadaptée. Les multiples
conséquences
possibles, pour l’un comme pour l’autre, seront toutes dommageables.
Cependant,
si la perception du vrai subit de nombreuses et profondes altérations
chez la
plupart des individus, en particulier en situation de stress, il est
possible,
sans pour autant atteindre les états de conscience supérieurs, de
découvrir
des vérités inatteignables par le plus grand nombre en activant des
potentialités restées en sommeil. Voici quelques suggestions dont la
mise en
œuvre ne requiert que la volonté d’avancer sur un chemin difficile mais
lumineux.
D’abord
s’entraîner ; inlassablement s’entraîner sans jamais penser avoir
atteint un summum ou une quelconque supériorité. Quel que soit son
niveau, la
marge de progression potentielle est toujours plus importante que les
acquis.
L’obtention d’un premier dan sanctionne la connaissance de
l’alphabet martial ; reste à former des mots, des phrases, un
discours
et surtout à s’imposer dans les débats plus ou moins ardus où
l’adversité
hargneuse et violente pointe son nez. La route est longue. Que
dis-je ! interminable,
car on n’en aperçoit jamais le bout. Qui s’en convainc fait preuve
d’humilité et de modestie donc muselle son ego ; excellent moyen
de
préparer
son esprit à de nouvelles dispositions. Les Japonais pensent que celui
qui suit
la voie de l’excellence dans une pratique traditionnelle (do)
devient nécessairement
un modèle d’humanité, de sérénité et de lucidité. C’est sans doute
excessif, mais la perfection dans une activité complexe ne saurait être
atteinte sans déteindre quelque peu sur l’esprit du pratiquant, ne
serait-ce
qu’en lui offrant un peu plus de clairvoyance, au moins dans son
domaine
d’activité.
Pour
avancer dans cette voie, que l’on soit débutant ou détenteur d’un haut
grade, il faut peaufiner sans cesse la précision de sa technique,
dépenser son
énergie sans compter, investir totalement son mental dans l’action et
veiller
en permanence à harmoniser son art martial avec une philosophie de la
vie
humaniste, réaliste et pragmatique aisément mise en place si l'on
s'adonne sérieusement au mokuso. En effet, un art martial qui
n’est pas
porté par une philosophie soigneusement construite est forcément
incohérent
puisque sans direction et les contradictions qui ne manquent pas de
survenir
dans ce cas aboutissent inéluctablement à gripper l’ensemble de
l’édifice.
Dans les
faits, nous devons transformer ce qui peut n’être qu’un entraînement
physique et technique en une méditation active dont l’objectif
principal réside
dans la perception sans faille du moindre détail indicatif des
intentions et des actions adverses, puis dans la mise en oeuvre sans
délai de la meilleure solution concevable. Cela implique d’éliminer
tout a priori
et exclut toute pensée réactionnelle qui serait forcément
perturbatrice ;
c’est l’état mushin, recherché dans le mokuso, qui
consiste
à voir, sentir ou entendre sans déclencher de pensée ou de réaction
psychologique. Avec l'habitude de ce travail, l'état mushin
s'installe instantanément quand cela s'avère nécessaire. Voir ou
ressentir le vrai est suffisant ; la réponse éventuelle
est du ressort de la maîtrise technique. Quand la perception est pure,
que la
riposte à une sollicitation survient simultanément à la perception et
de façon parfaitement
appropriée, que la pensée n’intervient à aucun moment, l’état d’esprit
est mushin-no-shin. Cette recherche dans le cadre du budo
a
souvent été qualifié de zen en mouvement. Si cela implique des efforts,
aucun don particulier n’est
indispensable ; il suffit d’être motivé. Guidés par un bon sensei,
la plupart des budoka parviennent à mushin ; un
pourcentage
non négligeable arrive à mushin-no-shin.
D’autre
part, nous avons vu précédemment que tout ce qui pénètre l’esprit le
modèle ;
rien n’empêche donc de lui attribuer volontairement de nouveaux modes
de fonctionnement plus
conformes à ce que l’on considère comme idéal.
Commençons avec une
constatation : de nombreuses confrontations violentes ont pour
origine une
provocation mineure que l’offensé n’a pas su gérer calmement ou qu’il a
lui-même amenée sur le terrain de la violence. Ainsi, dans ce qu’il
convient
d’appeler des bagarres de rue, le prétexte est presque toujours
insignifiant,
les acteurs ridicules et les conséquences déplorables. Celui qui
s’engage
sur la voie du budo s’interdira de sombrer dans ces bassesses
même si
la provocation se fait insistante ; d’autres moyens, plus
élégants,
permettent de résoudre ces différends sans gravité. Une fois engagé
dans la
brutalité, l’esprit a beaucoup de mal à percevoir la réalité et à
revenir
au calme ; il faut tout mettre en œuvre pour éviter son immixtion
sur ce
terrain.
Tout
dans la pratique du budo revêt un caractère de noblesse ;
un budoka
doit faire preuve de dignité s’il veut mériter son titre qui implique
une
conduite chevaleresque. Dans de nombreux dojos modernes, même si un
code
d’honneur est affiché — ça fait partie du décorum —, le cérémonial,
le protocole, la discrétion, la ponctualité, l’humilité, le respect, la
bienveillance et la courtoisie sont relégués au statut de vieilleries
dépassées.
Ce sont pourtant ces règles qui habituent à ne pas se précipiter, à
observer, à comprendre, à aider, à agir à bon escient, avec précision
et économie.
Cultiver inlassablement l’esprit du budo et respecter
scrupuleusement
son étiquette permet de ne pas céder aux pulsions intempestives qui
conduisent
à des rixes ineptes. Ça ne fait pas totalement disparaître la tentation
de
s’imposer physiquement, mais on ne la ressent plus comme irrépressible.
Évidemment
il existe des agressions subitement violentes, mais, même dans ce cas,
l’usage de la force n’est pas toujours
requis ; on peut fuir, esquiver ou entraver les velléités
belliqueuses.
Certes, dans certains cas le recours à la technique martiale est
inéluctable même
pour un motif futile, l’adversaire imposant sa brutalité avec
insistance ;
il est alors impératif de rester le plus serein possible et de ne
s’engager
qu’avec des techniques défensives afin de trouver l’issue la plus
favorable.
Cependant, s’il est
confronté à des tueurs fanatisés ou psychopathes, tout en
restant lucide, le budoka accompli
s’engagera corps et âme totalement, toute considération existentielle
s’effaçant devant l'exigence de la situation ou face à son devoir de
justice et de protection des plus faibles. Dans de tels
moments, le code d’honneur doit s'imposer à la conscience du budoka.
Les rustres et les lâches, à moins de s’amender, n’ont pas leur place
dans
un dojo ; en général, ce sont eux les fauteurs de trouble qui se
complaisent dans des altercations ineptes mais fuient devant le vrai
danger. L’observation rigoureuse de l’étiquette du dojo n’est pas un
exercice de singe savant ; elle imprime progressivement, jour
après jour,
dans l’esprit du budoka la sereine noblesse nécessaire à
l’équité.
Or, pour être équitable, il faut connaître la vérité. L’habitude de
respecter l’étiquette et de ne pas se précipiter octroie au budoka
le
calme et le temps pour la mettre en lumière.
Poursuivons
cet inventaire des principes à inculquer pour progresser sur la voie de
la
sagesse et de la vérité. Le bushido, code moral des samurai,
conférait une éthique au bujutsu, froide technique guerrière.
L’ensemble était toutefois souillé par l’allégeance du samurai
à
son daimyo (seigneur) qui lui imposait parfois des actes
bafouant la
morale la plus élémentaire ; les ronin, samurai
sans maître,
nombreux durant la « Pax Tokugawa » (1603-1867), furent
souvent plus
dignes — voyez le film « les sept samouraïs » d’Akira
Kurosawa ;
une magnifique illustration du comportement des ronin à cette
époque.
Après la dissolution de la caste des samurai durant l'ère Meiji
(1868-1912), le bujutsu devint le budo en intégrant un bushido
paré de nouvelles vertus : éducation physique de masse
(enseignement
du karate-do dans les écoles d’Okinawa en 1905, puis les
collèges et
les universités) et justice. Pas l’institution, mais la justice
interpersonnelle qui exige que chacun agisse de façon équitable et
pondérée.
Si l’éducation est du ressort des enseignants, la justice incombe à
tous les
pratiquants.
L’ego :
pierre d’achoppement de la vérité
Pour
mettre le budo au service de la justice, le budoka doit
faire
preuve d’un minimum de clairvoyance. Or, face à l’événement, chacun a
son
point de vue dont l’étroitesse s’accentue sous la pression des affects,
des
intérêts personnels, des croyances et des idées préconçues. Il est
impératif
de sortir de ce schéma où chacun croit percevoir la vérité alors qu’il
est, au mieux, détenteur de lambeaux de vérité.
Approcher
la vérité nécessite d’élargir sa perception, d’éliminer les artefacts,
d’assembler différents points de vue, mais, ne nous leurrons pas, la
vérité
ne sera jamais absolue avec les moyens dont nous disposons. Même les
sciences
dites « exactes » ne peuvent y prétendre ; elles sont un
état
des lieux de la connaissance à un instant donné, rien de plus.
D’ailleurs la
science se fourvoie parfois par la faute de ceux qui transforment des
théories
ou des hypothèses à haute valeur heuristique en vérités
dogmatiques ;
la croyance et la certitude sont les principaux ennemis de la vérité.
Toutefois, entre l’aveuglement total qui affuble certains et la
parfaite
clairvoyance, il existe pour chacun une marge de progression
importante. Pour
avancer dans cette voie, il faut s’efforcer d’explorer des points de
vue qui
ne sont pas habituellement les siens ; cela demande de l’empathie
pour
appréhender correctement la perspective d’autrui, de l’intelligence
pour
suivre son raisonnement et de la perspicacité pour en découvrir les
failles ou
les points forts.
Quand on
se sent agressé ou menacé, on cherche en priorité à se protéger ;
on se préoccupe d’abord de soi. En yakusoku-gumite
(combat codifié), au dojo, les débutants pensent avant tout aux
techniques
qu’ils vont réaliser et négligent l’observation de leur partenaire. Ces
deux situations sont comparables ; l’esprit est centré sur soi. Il
faut
faire l’inverse.
« L’ennemi
est en soi » dit-on. Qu’est-ce à dire ? L’ego n’est pas une
véritable
entité ; c’est un moyen commode d’évoquer la part de l’esprit qui
se préoccupe avant tout de soi-même. N’oublions pas que l’esprit ne
fait
correctement qu’une tâche consciente à la fois. S’il est accaparé par
la
peur, par son souci de protection, bref par lui-même, il ne peut pas
percevoir
clairement les motivations, les intentions et les actions d’autrui.
Empêcher
l’ego d’intervenir, conduit naturellement à se préoccuper des autres,
donc
à voir clairement ce qui reste habituellement dans l’ombre. Mais cela
fonctionne dans l’autre sens ; s’efforcer de comprendre son
prochain
induit un effacement de l’ego. Constatons toutefois une énorme
différence
entre ces deux processus : se débarrasser de l’ego grâce à la
méditation
est long et compliqué ; se tourner vers autrui est une simple
affaire de décision
que prendra sans tergiverser celui qui souhaite devenir un vrai budoka.
L’ennemi qui est en soi n’est donc pas si difficile à vaincre ;
il suffit de cesser de se préoccuper de soi-même et d’être attentif aux
autres. Reste une difficulté à surmonter : les turbulences
émotionnelles
qui accompagnent une agression. Difficile dans ces conditions d’adopter
un
comportement inhabituel. La seule solution consiste à aborder toutes
les
confrontations quelque peu vindicatives de la vie courante en
commençant par
s’imprégner du point de vue du contradicteur afin d’en saisir la teneur
et
toutes les implications. Si, dans le même temps, l’observation permet
de déceler
un trouble, des hésitations ou une assurance trop systématique, on aura
en
main tous les éléments pour élaborer une réfutation. S’imposer cette
démarche
la rendra progressivement instinctive même dans l’adversité violente.
La
justice a besoin de la vérité, or celle-ci est souvent la victime d’un
ego
trop présent quand on est soi-même impliqué. S’évertuer à comprendre le
point de vue adverse est le seul moyen de mettre à distance les
nuisances de
l’ego, de délivrer un verdict juste et de l’appliquer sereinement.
Cependant,
la vraie vie ne se résume pas à des choix manichéens : vrai ou
faux, oui
ou non, juste ou injuste, etc. La dialectique, thèse et antithèse,
modèle académique de la discussion est une simplification outrancière
de la réalité.
Deux points de vue en désaccord sont rarement les seuls éléments
constitutifs
d’une vérité. Pour s’en approcher, une large exploration de tous ses
aspects est nécessaire mais pas toujours aisée, car parfois certaines
données
sont difficilement accessibles et des connaissances spécifiques peuvent
s’avérer
indispensables. On peut citer à titre d’exemple les discussions sur
les différentes formes de production de l’énergie ou sur les moyens de
résorber
le chômage qui animent des débats virulents mais rarement pertinents.
Si tout le monde prenait en compte la complexité du réel et faisait
abstraction de ses intérêts personnels, cela
éviterait l’affrontement stérile d’opinions indigentes. Il en va de
même
lors d’une agression où notre culture risque de nous cantonner dans ce
schéma
simpliste de l'opposition de deux points de vue discutables. Si la
solution peut
se trouver dans la compréhension de la position adverse, elle se
concrétisera
souvent dans l’examen de perceptions externes aux belligérants.
Certains
pourraient s’étonner de cet amalgame apparent ; comprendre
l’origine
d’une violente agressivité ou toutes les subtilités d’un projet
industriel
ne semble pas relever de la même procédure. Pourtant la problématique
est
toujours la même : il faut ouvrir l’esprit, pas le figer dans une
idée quelle qu’en soit la pertinence et examiner
des points de vue qui ne sont pas les siens. La seule vraie différence
réside
dans le temps imparti à cet examen, mais les dispositions de l’esprit
nécessaires pour approcher la vérité sont strictement les mêmes.
Au dojo
Pour
aller dans ce sens au dojo, des yakusoku-gumite à trois voire
quatre
adversaires permettent de sortir de l’éternelle dualité et d’élargir
son
champ de perception. Par ailleurs, s’il est nécessaire de revenir
régulièrement
sur les mêmes exercices de base pour créer des réactions instinctives,
il
convient également de varier au maximum leurs applications pour ne pas
borner
l’esprit dans une routine sclérosante. Tout cela incombe à
l’entraîneur.
Cependant, pour le budoka, la forme de travail qui semble la
plus
prometteuse indépendamment des consignes de l’instructeur est la
recherche
d’harmonie. D’abord, harmonie dans la gestuelle qui ne doit pas
contrarier
le corps au risque de le blesser, puis entre le corps et l’esprit qui
trouvent tous deux leur pleine efficience dans une étroite union.
Ensuite, harmonie avec les partenaires de yakusoku-gumite et de
jyu-gumite
(combat libre). Accorder sa gestuelle à la prestation des adversaires,
implique
de les observer correctement, de comprendre leurs intentions, ce qui
exige un
minimum d’empathie, pour enfin délivrer des réponses adaptées. Si, dans
tous les cours, nous cherchons systématiquement l’harmonie plutôt que
l’opposition ou la domination, nous apprenons à déchiffrer les
intentions de
nos adversaires et à pressentir les trajectoires de leurs attaques.
C’est
donc un état d’esprit réceptif que nous forgeons. En appliquant cette
méthode
systématiquement, on rendra ce comportement instinctif même en cas
d’agression.
Évidemment,
nous sommes très loin de l’esprit que développent les compétiteurs de
sports de combat, car il n’y a pas de médaille à gagner dans
l’utilisation
systématique de la technique martiale dès les prémices d’une agression.
« Le karaté est fait pour ne pas servir ! » disait
Gichin
Funakoshi. L’art martial doit conférer la sérénité qui permet d’étudier
tranquillement l’origine de la vindicte adverse afin de la ramener sur
un
terrain moins belliqueux. Contrairement au compétiteur qui doit marquer
des
points, le budoka n’attaque généralement pas ; plusieurs
raisons
à cela. D’abord il est pacifique et recherche en priorité l’empathie
qui
permettra de comprendre l’éventuelle souffrance, l’erreur
d’appréciations
ou l’engrenage infernal à l’origine de l’agressivité ; ensuite il
veut se donner le temps de percevoir toutes les données de la
situation ;
enfin parce que l’attaque expose et qu’il n’a aucune raison de prendre
un
risque s’il n’y est contraint. En effet, l’acte violent doit être
suscité,
conceptualisé, déclenché et exécuté, or ce processus occupe
momentanément
l’esprit et oblitère la capacité d’observation de son auteur ; le budoka
le sait et préfère utiliser ces moments d’égarement chez l’adversaire
pour construire sa stratégie défensive. Le recours à la violence
physique
n’est qu’un pis-aller honni par le vrai budoka, mais, pour
l’éviter ou en limiter l'ampleur,
il faut savoir rester calme, lucide et attentif quand l’agressivité
rode.
Les
attitudes, les gestes, les paroles, les mimiques, les menaces, les
manœuvres,
toutes les prémices d’une agression doivent être perçues correctement
pour
prendre la bonne décision et gérer le conflit sereinement, or la peur,
la précipitation
ou l’opposition systématique dès cette phase des hostilités ne
permettent
pas d’en appréhender toutes les subtilités, car elles encombrent
l’esprit
et gênent sa réceptivité. Seule une empathie non feinte permet de voir
tous
ces détails et de comprendre la motivation réelle de l’agresseur, son
véritable
objectif et les ressources dont il dispose. De plus, elle occupe
suffisamment
l’esprit pour interdire à l’appréhension de s’installer. Même pendant
l’éventuelle phase violente d’une agression, maintenir l’esprit centré
sur l’adversaire évite l’émotion et permet de voir clairement venir ses
attaques ou de remarquer ses faiblesses. Une gestuelle instinctivement
en
harmonie avec celle de l’adversaire sera alors la clé d’une domination
rapide et sans angoisse. L’empathie avec l’adversaire avant d’engager
une
action révèle immanquablement quelques vérités utiles à la gestion de
l’événement,
mais cela n’empêche pas en ultime recours l’utilisation de la technique
martiale ; le parcours inverse est improbable.
Une précision
toutefois : bien que dirigé sur l’adversaire, l’esprit doit rester
ouvert et disponible ; le danger est souvent là où on ne l’attend
pas.
Des yakusoku-gumite dédiés à cette ouverture peuvent favoriser
l’attention plutôt que la concentration ; encore une énorme
différence
entre l’art martial et le sport de
combat. En compétition, on peut faire abstraction de tout
l'environnement pour se concentrer sur l’adversaire. Lors d’une
agression, et même bien avant dans certains contextes, il faut être
attentif à toutes les éventualités ; l’esprit
doit rester ouvert pour repérer ce qui est caché (traquenard, acolytes,
armes, etc.),
trouver une solution pacifique ou, si l’affrontement physique est
inévitable,
limiter la prise de risque et conclure au mieux le conflit. Le budoka
a besoin de percevoir la vérité, toute la vérité.
Dans un
affrontement, de nombreuses informations sont donc disponibles pour un
œil
exercé, tant dans les prémices que dans la phase violente. Il faut
apprendre
à les déceler et à les exploiter en créant les dispositions de l’esprit
adéquates.
Le kihon
prend tout son sens dans la recherche de perfection, qui se définit
souvent
comme « ce qui reste quand on a éliminé l’inutile ». Les
gestes
parasites et superflus, les appels, les tics et crispations, les
mimiques sont
à bannir. Pour cela, le budoka doit les repérer dans sa propre
pratique
afin de les supprimer. Cependant, peu de gens réussissent à se
débarrasser
totalement de ces imperfections qui trahissent leurs intentions. Ces
indications
inconscientes sont d’autant plus présentes et évidentes qu’elles
naissent
quand les affects sont exacerbés, ce qui est presque toujours le cas
chez un
agresseur et toujours chez un agressé non budoka.
Les
percevoir avec acuité est un atout, mais pour y parvenir sans coup
férir, il
faut s’y entraîner, au dojo certes, mais également dans toutes les
situations où l’hostilité se manifeste. Observer les métamorphoses des
expressions du visage, des attitudes et de l’élocution en fonction des
humeurs est riche d’enseignements. Au dojo, les affects s’expriment un
peu
moins, mais beaucoup de détails sont révélateurs d’une intention.
Encore
une fois, il faut oublier son ego, son désir de dominer, pour se
consacrer
totalement à son partenaire d’entraînement. Être attentif à l’autre est
le seul moyen de découvrir ses besoins, ses envies, ses motivations et
ses
intentions, puis de les satisfaire ou de les contrarier en fonction des
circonstances.
Certains pourraient s’émouvoir de cette
empathie
assimilable selon eux à un naïf angélisme quand la violence est
imminente, mais
c’est le seul moyen qui permette d'aboutir à une solution pacifique ou
à une
résolution rapide sans conséquence déplorable grâce à une parfaite
perception des intentions et des actions adverses. Et n’ayons pas
d'inquiétude pour notre
capacité à éliminer l’agresseur si la phase violente n’a pu être
évitée ; elle se mettra
naturellement en place grâce aux automatismes créés par la répétition
des
techniques et des enchaînements dans les exercices, kata, kihon
et yakusoku-gumite, qui jalonnent tous les entraînements.
Tous les sensei de budo traditionnels préconisent de
prendre un avantage
tactique avant de placer la technique décisive : « Il faut
prendre l'avantage pour marquer et non marquer pour gagner ». Par
exemple se retrouver à
distance de corps à corps quand le sabre de l’adversaire achève sa
trajectoire de coupe. Dans ces conditions, l’atemi final n’est
plus
qu’une formalité ; c’est celui-ci qui met un point final au
combat,
mais c’est la stratégie préalable qui a permis la victoire. Seul un
esprit qui n'est pas obsédé par la victoire, vide, libre, disponible,
totalement attentif, percevant les détails avec
acuité et capable de discerner le vrai et le faux, donc en totale
harmonie avec l'adversaire, peut autoriser cette maîtrise
du combat. Mais cette maîtrise implique un corps aussi réactif que
l’esprit,
or la vacuité initiale de celui-ci induit le relâchement musculaire et
la
totale disponibilité corporelle indispensables à cette prestation.
Voilà la
vraie voie du budoka.
Tout est
important dans l’art martial : capacités physiques, techniques et
mentales. Cependant, dans tous les cas, l’esprit reste le maître
d’œuvre.
Pour respecter cette réalité, tous les entraînements d’un budoka
doivent fortement impliquer l’esprit en recherchant l’empathie et
l’harmonie avec tous les partenaires. C’est la seule méthode
pragmatique
qui permette de découvrir les motivations et les intentions d’un
adversaire.
Inutile d’attendre une consigne de l’entraîneur dans ce sens, cet état
d’esprit doit être cultivé en permanence.
La vérité : clé du bonheur
individuel et collectif
S’il
est important de discerner un minimum de vérité pour mener
intelligemment sa
vie, il est crucial de l’approcher au plus près dans les moments
difficiles
de l’existence, en particulier dans les agressions qui peuvent toujours
évoluer
vers une fin tragique. Or la vérité ne se révèle pas sur une simple
injonction. Pour y accéder il faut installer l’esprit dans des
dispositions particulières ; cela demande du temps et des efforts
pour
aboutir à un résultat probant. Malgré ces handicaps, on aimerait voir
la vérité
plus souvent honorée.
Les médias
rapportent régulièrement les erreurs de la justice ; du moins
celles qui
ont été identifiées. C’est parfois le jugement lui-même qui est en
cause,
mais, le plus souvent, l’instruction a retenu comme preuves des
éléments, déclarations
ou indices non avérés. A contrario, certaines fois, elle écarte
arbitrairement des éléments de preuve cruciaux pour établir ou
invalider une
culpabilité. La vérité est certes le fondement d’une justice
irréprochable,
mais elle est surtout le socle sur lequel une civilisation peut
prospérer et
s’épanouir sereinement. Toutes les institutions, toutes les
collectivités,
toutes les sociétés et tous les individus ont besoin de la vérité pour
accomplir leur devoir.
À une
époque où chacun fait étalage de ses innombrables droits en négligeant
ses
obligations, il conviendrait de propager une nouvelle vision de
l’humanité.
Chaque personne a un droit : celui de vivre heureux. Chacun a un
devoir :
celui de contribuer au bonheur des autres. Or comment se comporter,
comment agir
quand on est coupé de la réalité ? Pour celui qui désire s’engager
dans cette voie, la priorité absolue réside dans l’obtention de la
capacité
à voir distinctement le vrai en toute circonstance. L’accès à la vérité
est la clé du bonheur individuel et collectif, mais si le premier est à
la
portée de chacun, le second attendra que les acteurs du premier
étoffent un
peu leurs rangs.
Les humanistes — les vrais budoka
en font
partie — devraient tous être amoureux de la vérité. Toutefois, il ne
faut
pas se tromper de vérité. Certains prétendent la trouver dans un livre
prétendument
sacré, dans des pratiques divinatoires, dans l’obscurantisme d’une
secte ou
dans un absolu pseudo-scientifique. Ainsi de nombreuses personnes
s’évertuent
en vain à traquer la Vérité, avec une majuscule, mais il n’y a pas de
vérité
ultime, pas plus que de paroles prétendument divines ou de grande loi
unificatrice — même si de nombreux scientifiques sont engagés dans
cette
fascinante utopie —, seulement des vérités qui relatent ce qui est
vrai ; tout
le reste n’est que croyances et superstitions. C'est ce que répétait
inlassablement Jiddu Krishnamurti qui fut sans doute un des
meilleurs observateurs de la réalité humaine.
Malheureusement, le vrai est couramment déformé ou occulté quand
l’esprit est dominé par les affects, les conditionnements, les intérêts
particuliers ou la quête de l’introuvable. C’est pourquoi la première
vérité
à découvrir est en soi ; voir à quel point l’esprit est pollué par
des myriades de parasites. Voir le vrai passe obligatoirement par la
connaissance de soi. Inutile de chercher un remède aux maux de
l’esprit ;
leur mise en évidence est suffisante pour provoquer le choc salutaire.
Malheureusement, cette perception de la vérité intérieure s’avère
inatteignable pour la grande majorité des gens ; pourtant, des
méthodes
facilitent ce travail sur soi qui, à terme, permet de purifier
l’esprit, de
lui conférer une grande stabilité émotionnelle et de le rendre
clairvoyant.
D’abord
un vrai budo ; c’est-à-dire un art martial efficace,
complet,
respectueux d’une éthique, au service de la justice, formateur d’un
esprit
disponible, serein et pacifique, dont le principal axe de travail porte
sur la faculté de percevoir le vrai et de déchiffrer les composantes de
l'adversité grâce à une empathie instinctive et à la capacité d'élargir
son point de vue. Ces caractéristiques en font une des rares
voies d’approche fonctionnelle de la vérité, car elles conduisent
naturellement et sans trop de difficultés à l'état d'esprit mushin,
puis, plus tard, à mushin-no-shin. D’ailleurs, rien n’empêche
un pratiquant de s’engager dans cette voie même si son entraîneur n’est
qu’un technicien, certes avec un réel handicap.
Ensuite
le mokuso ; pas seulement celui qui sert de transition
mentale au début
et à la fin d’un cours d’art martial, mais l’introspection active et
permanente qui permet d’observer et de comprendre les ressorts profonds
de nos
perceptions, pensées, paroles et actes. C’est la voie royale, mais
longue et
difficile, vers kensho, qui donne accès à une meilleure gestion
des
affects, renforçant ainsi l’efficacité du budo, puis vers le satori
qui libère définitivement l’esprit. Toutefois, la pratique simultanée
du budo
et du mokuso constitue la voie idéale pour équilibrer sa
progression (shin
et ghi) vers la maîtrise martiale et pour s’ouvrir à une
perception
du vrai sans fard et utile au quotidien.
La vérité
absolue — l’équivalent d’une science qui n’aurait plus rien à
découvrir — restera sans doute du domaine du rêve, mais
l’approcher est à la portée
de quiconque le souhaite réellement et s’en donne les moyens. Le budoka
est un privilégié puisqu’il connaît et pratique deux méthodes
complémentaires
et réellement éprouvées pour mettre à nu la vérité ; il doit se
montrer digne de ce privilège en s’efforçant de transformer ce pouvoir
virtuel en réalité quotidienne. Ce faisant, son accès à la vérité, à la
sagesse, à la quiétude et au bonheur ajoutera une pierre à l’édifice
qui célébrera
un jour le salut de l'humanité. Avec de la persévérance, la lumière
viendra.
Sakura sensei
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