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LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI N°38 Septembre 2017

 

 

sécurité

 


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Qui imaginerait, aujourd’hui, pouvoir vivre comme l’homme de Cro-Magnon ? Affronter d’horribles dangers, endurer des éléments climatiques déchaînés, lutter contre des bêtes féroces, subir tous les pièges d’une nature par ailleurs généreuse… Angoisse garantie !
Cependant, cette image d’Épinal est erronée. Certes, ce pionnier devait gérer certains dangers réels, limités toutefois à ceux qui lui étaient perceptibles, mais son intelligence, attestée par les découvertes de la paléontologie, et son cerveau en moyenne 10 % plus volumineux que le nôtre, lui permettait de les surmonter sans trop de peine. Par ailleurs, sa vie et ses maigres possessions n’étaient guère menacées par la convoitise ou la haine de ses congénères, la planète n’étant pas encore surpeuplée (environ 4 millions d’Homo sapiens il y a 35 000 ans). La sécurité de nos ancêtres reposait donc sur quelques précautions et initiatives vite cernées. Sans doute vivaient-ils plus sereinement que nous, hommes contemporains, qui avons beaucoup plus à perdre et souffrons de l’inquiétude qui va de pair, bien étayée par l’étalage médiatique des abjections humaines.
Effectivement, nous, habitants d’un pays à fort IDH (Indice de Développement Humain), même si la France ne se classe que 19e, possédons énormément :

  • À titre privé, d’abord ce qui est concret : logement, mobilier, confort domestique, véhicules, revenus et avantages divers, possessions immobilières, placements financiers, œuvres d’art, bijoux, etc. Ensuite, en dépit d’une évaluation compliquée, chacun dispose de biens de grande valeur : sa liberté, son éducation, ses connaissances, ses compétences, son employabilité, ses réseaux, ses convictions, ses sentiments, ses amis, sa famille, ses habitudes, ses principes, sa réputation, son honneur...
    Qui accepterait d’être spolié de tout cela ? Et ce n’est pas une question oiseuse ; chacun de ces biens peut voir sa valeur s’effondrer du jour au lendemain.
  • Collectivement, nous devons comptabiliser dans nos avoirs une planète à protéger, une nature à l’équilibre fragile, un beau pays chargé d’histoire, une richesse culturelle rayonnante, un état démocratique et ses diverses institutions, des collectivités territoriales et leurs services, un aménagement du territoire et des équipements fonctionnels, une agriculture renommée, un système éducatif rodé qui s’érode, une médecine performante, une technologie de pointe, un tissu industriel et commercial efficient, des moyens de communication sophistiqués, des offres de divertissement innombrables, plus d’un million d’associations actives, des assistances multiples, des assurances pour presque tout…
    Beaucoup de choses à défendre, même si d’aucuns n’ont pas conscience de ces richesses sauf quand leur pérennité est menacée et si d’autres aimeraient voir des modifications dans la gestion du bien commun.

Sans même évoquer l’espérance de vie qui s’est considérablement allongée, nos avoirs sont infiniment supérieurs à ceux de Cro-Magnon. Or, plus on possède de biens, matériels ou spirituels, individuels ou collectifs, plus on s’y attache et plus on a peur de les perdre.
Paradoxalement, la science, l’innovation, la connaissance, l’amélioration des conditions de vie, le brassage des cultures et des idées, intrinsèquement porteurs d’espoirs de bien-être, associés à une démographie galopante (7,5 milliards d’hommes sur la Terre en 2017), induisent des risques nouveaux à profusion, sources d’insécurité grandissante. Trouver la parade à chaque risque est devenu une entreprise titanesque pour laquelle le plus grand nombre se sent dépassé. Certains entreprennent de pallier aux dangers les plus prégnants, mais il y a tant à faire qu’il faut aller vite. Ainsi, face à l’agression dont les modalités semblent se multiplier, certains préconisent une réponse virile et expéditive : on manifeste l’envie de me frapper, je frappe ! Promesse de foire d’empoigne. Inversement, il est souvent reproché aux véritables arts martiaux, fondamentalement conçus pour se défendre, de s’encombrer de considérations philosophiques, éthiques et formalistes qui ralentissent l’acquisition de l’efficacité au combat et d’être plus des modes de vie que des méthodes de défense. Cependant, cette approche de la sécurité individuelle pourrait peut-être s’avérer plus globale et donc plus intéressante que la mise en place d’une réponse ciblée et pas toujours judicieuse pour chacun des multiples risques de l’existence de l’homme moderne.

 

Quelle sécurité avec un art martial

Au Japon, durant l’époque féodale, les kakuto bugei (arts de guerre véritables), qui, outre les activités d’élaboration et de construction d’armes, de poliorcétique, d’espionnage et autres préparatifs martiaux, comprenaient de nombreux bu-jutsu (techniques guerrières), avaient pour principal objectif d’exterminer l’ennemi sur le champ de bataille. Peu de choses différenciaient ces bu-jutsu des escrimes médiévales occidentales si ce n’est le seppuku, suicide rituel du samurai (guerrier professionnel) en cas de faute ou d’échec de sa mission, et l’influence progressive du zen à partir du 13e siècle.

À l’époque d’Edo (1600-1868), le shogun Ieyasu Tokugawa ayant fait cessé durablement les coutumières belligérances entre daimyo (seigneurs) dans tout le Japon, un glissement progressif des bu-jutsu vers la défense personnelle s’est opéré. Le temps consacré à l’entraînement s’allongea, la technique s’affina. En outre, cette « Pax Tokugawa », d’une durée exceptionnelle dans l’histoire du monde, favorisa la réflexion, le raffinement et l’élévation spirituelle. Le code d’honneur du samurai (bushido) qui existait depuis le 12e siècle fut davantage mis en valeur, précisé et diffusé (Gorin-no-sho de Miyamoto Musashi en 1645 et Hagakure de Jocho Yamamoto au début du 18e siècle). La recherche de perfection technique et morale caractéristique de l’époque exacerba l’intérêt pour le zen qui imprégna si fortement les bu-jutsu qu’il en devint un élément central, sans que le shintoïsme ancestral y trouve ombrage.

Okinawa, petit royaume insulaire indépendant qui entretenait des relations trop étroites avec la Chine aux yeux du Japon fut envahi par celui-ci en 1609 ; d’autant plus facilement que le roi, rapidement réduit à l’impuissance, recommanda de ne pas s’opposer aux samurai japonais afin d’éviter un bain de sang. L’île vécut sous l’oppressante occupation nippone et la menace de ses samurai, toujours prompts à dégainer leur sabre, jusqu’à son annexion officielle à l’empire Meiji en 1879. Cependant, ses habitants, refusant toute domination honteuse, se distinguèrent de façon magistrale. À main nue (to-de ou okinawa-te) ou à l’aide des outils propres à chaque profession (kobu-jutsu), les armes étant prohibées afin d’endiguer tout risque d’insurrection, ses bushi (guerriers), marins, paysans et artisans portèrent les techniques martiales à un niveau de perfection et de sophistication prodigieux. Exploit d’autant plus stupéfiant que l’occupant japonais interdisait également toute pratique martiale sur l’île ; la recherche et les entraînements furent donc secrets, le plus souvent de nuit. Remarquable aboutissement qui ne partait toutefois pas de rien ; l’okinawa-te était déjà au début du 17e siècle à un niveau comparable au wu-shu chinois dont il s’inspirait largement et nettement supérieur aux pratiques à main nue japonaises. Cette résistance furtive et opiniâtre à l’envahisseur durant plus de deux siècles et demi permit l’émergence de la plus efficace des techniques martiales. Mais cette technique suprême (traduction du terme chinois kung-fu) avait besoin d’être sublimée. Apothéose atteinte sous les auspices éclairés du zen dans la rencontre de l’okinawa-te, qui deviendra le kara-te, avec l’éthique d’un bushido totalement dépoussiéré et la rigueur de la culture japonaise. Cet heureux mariage donna naissance à la méthode la plus complète et excitante de transcendance humaine.

Au cours du 20e siècle, les bu-jutsu furent rebaptisés budo (voie du guerrier) pour souligner leur valeur formatrice, physique et mentale. Cette évidente qualité, notamment chez les jeunes adeptes du kara-te, leur valut d’être intégrés au cursus scolaire à Okinawa, puis universitaire dans tout le Japon, mais avec une édulcoration préjudiciable à leur efficacité. Certains budo se ritualisèrent, devenant plus esthétiques que martiaux, ou dérapèrent vers un ésotérisme hors du propos martial ; d’autres évoluèrent vers la gymnastique ou le sport de compétition, perdant ainsi une grande partie de leur réalisme. Ainsi, le ju-jutsu donna naissance au judo et à l’aikido, le ken-jutsu devint le kendo, etc. Seul le kara-te resta le kara-te (karaté en français) en dépit d’une énorme transformation, le terme karate-do ne s’étant jamais réellement imposé. Finalement, ces mutations mobilisant la majorité des maîtres reconnus, par mimétisme, ce fut l’ensemble du monde du budo qui glissa sur la pente de la décadence martiale. Cependant, quelques maîtres refusèrent ces évolutions castratrices, arguant que les valeurs morales du budo étaient déjà inscrites dans le bushido et qu’il convenait de préserver le legs de cet indiscutable trésor martial, sa valeur éducatrice n’ayant nul besoin d’une quelconque édulcoration. Au sein de ce courant, deux voies se dessinèrent alors :

  • Certains choisirent de figer l’héritage et de le transmettre en l’état. Pour ceux-ci, l’irruption des armes à feu au Japon dans la deuxième moitié du 19e siècle ayant rendu caducs les bu-jutsu traditionnels, il n’y avait plus lieu de les faire évoluer. Aujourd’hui, des écoles japonaises pratiquent le yoroi-doshi-jutsu (combat avec armure), le tessen-jutsu (éventail de guerre) ou le shuriken-jutsu (lancer de lames) tels qu’ils existaient à l’époque d’Edo.
  • Pour d’autres, surtout parmi les pratiquants d’arts martiaux à main nue et en particulier à Okinawa, les bu-jutsu ont toujours été évolutifs et adaptés aux dangers de l’époque. D’une part, l’agression armée est loin d’être la seule forme de violence et, d’autre part, les armes à feu individuelles ne sont pas plus dangereuses qu’un sabre ou un poignard, en face desquels le budoka n’est pas sans ressources. Grâce à ces derniers vrais samurai ─ ceux qui n’abdiquent jamais ─, l’histoire des authentiques arts martiaux ne fut pas close.

Ces deux orientations furent et demeurent très marginales au regard des nouveaux parangons de la modernité, mais une tendance actuelle accorde un crédit renouvelé à la seconde. De nos jours, des lignées de sensei diffusent et perfectionnent des bu-jutsu réalistes, fruits de plusieurs siècles de mise au point, de plus en plus efficaces même confrontés aux innombrables menaces modernes, respectueux de l’intégrité physique et de la santé des pratiquants, bien encadrés par des considérations philosophiques, éthiques et intellectuelles. Nommons-les budo, car ils placent, grâce au zen, la maîtrise de soi avant la maîtrise de l’adversaire sans pour autant négliger cette dernière, mais ne les confondons pas avec tous ces sports compétitifs, gymniques, esthétiques, ésotériques… qui revendiquent l’appellation budo malgré une singulière absence de réalisme, d’efficacité, d’éthique, de cohérence ou d’élévation spirituelle. Les vrais budo méritent, compte tenu de leur richesse, de leur portée, qui va bien au-delà du risque d’agression, et de leur aptitude à transcender le budoka, une analyse soignée de la sécurité qu’ils sont susceptibles d’offrir à un citoyen du 21e siècle.

 

La sécurité : un besoin fondamental

Chacun aspire à vivre heureux et comblé. Cet idéal exige quelques préalables : un toit pour s’abriter, de la nourriture en suffisance, des vêtements pour se couvrir et un cadre de vie jugé agréable, voire confortable. La plupart des gens ajouteront : une conviction raisonnable de pouvoir profiter de tout cela longtemps en dépit des aléas inhérents à toute existence. L’insouciance n’est pas l’amie du lendemain. Éviter le danger, réduire les risques, éloigner la menace sont ainsi des nécessités vitales pour la majorité d’entre nous. Même les casse-cou se targuent de maîtriser les risques quand ils accomplissent des exploits. Pour eux, le jeu consiste à flirter avec le danger sans franchir la limite fatidique ; mais le jeu reste le jeu et parfois ils perdent. Pour l’immense majorité, la sécurité n’est pas un jeu.
Toutes les espèces animales, et même végétales, disposent de caractéristiques physiques ou biologiques les protégeant d’une trop forte prédation et développent des stratégies, individuelles ou collectives, qui favorisent leur survie. Rechercher la sécurité est donc un réflexe normal. Toutefois, chez les animaux dotés d’une capacité de réflexion supérieure, le risque et le danger ne se limitent pas à l’aspect physique et concret : ils peuvent gravement perturber le psychisme de l’individu concerné. Ainsi, pour la majorité des hommes, la sécurité s’avère un besoin psychologique fondamental, car il est impossible de s’épanouir quand l’angoisse induite par l’éventuelle apparition d’un danger oppresse perpétuellement. Se dessinent ainsi deux aspects distincts de la sécurité : sécurité physique et sécurité psychologique.

Il existe de très nombreux risques pour lesquels la sécurité fait l’objet d’une attention particulière, souvent institutionnalisée. Sont couramment évoquées les sécurités nationale, civile, intérieure, sociale, économique, industrielle, énergétique, routière, financière, alimentaire, sanitaire, domestique, informatique, etc. Les moyens mis en œuvre, avec plus ou moins de pertinence et de réussite, pour répondre à toutes ces préoccupations sont extrêmement variés. Certains dangers ou risques sont prévenus, couverts ou assumés par les collectivités territoriales, nationales ou supranationales, voire par des associations ou entreprises ayant reçu délégation, d’autres, les plus nombreux, réclament une part d’engagement personnel même si une organisation, publique ou privée, offre son assistance, si des indemnités sont versées en cas de sinistre, si les fabricants améliorent la sécurité de leurs produits ou si une législation contient les dérives. Dans certains pays, les ailes de la protection, obligatoire, conseillée, légale ou insidieuse, s’étendent à de multiples aspects de la vie, ce qui mène le plus grand nombre à se réfugier systématiquement, inconsciemment, sous ce parapluie providentiel. À ce titre, la France mérite une médaille.
Malheureusement, une médaille présente toujours un revers et le meilleur des parapluies s’avère d’un piètre secours quand vient la tempête.

 

Les limites de la sécurité

Peu de périls sont réellement éliminés. Certains sont plus ou moins compensés financièrement quand ils se concrétisent, d’autres sont relativement contenus, mais aucun n’est totalement écarté et la crainte de les subir imprègne toujours les esprits. Catastrophes, accidents, guerres, attentats, agressions, épidémies, récession, chômage et autres plaies dont on se croyait protégé alimentent régulièrement l'anxiété. Face à ce constat, les aficionados du tout sécuritaire se sentent toujours frustrés et tourmentés, ce qui leur interdit un total épanouissement et engendre des troubles parfois graves chez les plus faibles. De fait, aucun dispositif n’assure la sécurité psychologique.
Autre travers : les moyens de sécurité développés pour juguler les multiples menaces qui affectent l’existence humaine ne sont pas toujours utilisés de façon avisée et peuvent ainsi engendrer de l’insécurité. Voici trois exemples concernant les moyens de se protéger de l’agression physique violente :

  • L’armée, dans les vraies démocraties, là où la civilisation est la plus évoluée, à défaut d’être aboutie ─ on en est loin ─, a pour mission officielle d’assurer la sécurité du territoire et des citoyens du pays ou d’un pays allié. Guerroyer au rythme des sautes d’humeur et des fantasmes d’un roitelet, fût-il élu, n’est pas son rôle.
    Malheureusement, ce principe de bon sens est parfois écorné ; des arguties tordues, des prétextes improbables, de prétendues B.A. sont avancés pour justifier un usage des armes contestable. « Où ils créent un désert, ils disent qu’ils font la paix » remarquait déjà Tacite au 1er siècle. Depuis, certains ne s’embarrassent même plus de prétendre faire la paix puisque leur guerre est devenue « sainte ».
  • Les sprays incapacitants ou lacrymogènes sous forme de gaz ou de gel, autorisés en France, sont destinés à l’autodéfense. De nombreuses femmes en possèdent dans leur sac à main. Outre le fait que neuf fois sur dix elles n’ont pas le réflexe, le temps ou l’opportunité de s’en servir ─ sac arraché ─, ces ustensiles sont trop souvent source d’ennuis. Combien de personnes ont fait les frais d’une simple erreur de manipulation ? Combien d’innocents badauds ont été fâcheusement aspergés par une femme trop stressée ? Combien d’agressions et de vols ces bombes, que n’importe quel voyou peut acheter librement, ont-elles permis ?
  • « Si le karaté est utilisé pour une cause juste, alors sa valeur est grande ; en revanche, s’il en est fait un mauvais usage, alors il n’y a rien de plus nuisible et malfaisant ». Ces paroles de Gichin Funakoshi, fondateur du Shotokan, sont toujours d’actualité ; c’est pourquoi l’enseignement de techniques de combat, même édulcorées, sans garde-fous éthiques et philosophiques est un acte méprisable. Et l’affichage d’un code d’honneur sur un mur de la salle d’entraînement n’est pas suffisant ; le bushido, ou un équivalent, doit être intégré à la technique et à la pédagogie. Injonction qui restera incomprise par de nombreux instructeurs ; seul un sensei éclairé trouvera comment procéder.

Aucune découverte, aucune invention, aucune technique, aucun objet n’est fondamentalement bon ou mauvais ; seule l’utilisation qui en est faite véhicule une valeur morale. Ainsi, collectivement ou individuellement se défendre physiquement est légitime, mais seulement quand toutes les solutions pacifiques envisageables ont échoué, que l’agression est réelle, engagée ou inéluctable. Si ce principe est bafoué, cela provoque invariablement un surcroît de violence et d’insécurité. Lorsqu’on confie une arme à quelqu’un ─ armée, bombe lacrymogène, karaté ou autre ─, il faut lui apprendre et l’obliger à s’en servir correctement, à bon escient et en respectant une éthique. Néanmoins, cela restera un vœu pieux si cette volonté demeure tiède et peu répandue. Quant aux erreurs, maladresses et actes irréfléchis, tout doit être mis en œuvre pour en éviter l’occurrence ; malheureusement, les émotions ─ surprise, peur, colère, haine ─ en sont les plus grandes pourvoyeuses.
Ce n’est pas tout :

  • Détournements, abus, escroqueries accompagnent systématiquement tous les efforts pour protéger, aider ou indemniser le citoyen dans les moments critiques. Cela a un coût qui pénalise l’efficacité du dispositif.
  • Le contrôle étatique, qui couvre de multiples activités, conduit certaines personnes à accorder une confiance aveugle à ce qui est officiel : services de l’état, diplômes, agréments, publications, etc. Conséquence : elles ne se donnent pas la peine d’observer, d’analyser, de juger et de décider. Comportement funeste qui mène à confier des enfants à des éducateurs diplômés mais incompétents, à accepter naïvement des décisions administratives absurdes ou erronées, à orienter des collégiens ou des lycéens vers des filières conseillées mais sans débouché…
  • Les personnes qui possèdent des objets de valeur ─ antiquités, tableaux, sculptures… ─ font souvent installer dans leur demeure des portes blindées, des systèmes de détection d’intrusion et une liaison informatique à une société de surveillance. Pour les monte-en-l’air professionnels, voilà de précieuses indications aisément repérables ; cette maison mérite leur visite.

Malgré tout, la sécurité est nécessaire, mais, comme dans n’importe quel autre domaine, les excès sont préjudiciables. Aussi peut-on affirmer sans crainte de se tromper : « Trop de sécurité tue la sécurité. »

  • Cette vérité est criante quand la morale est absente de la recherche de sécurité. Des mafias, des gangs, des groupes ethniques ou religieux, des tribus, des entreprises, des dictatures et même des individus isolés recourent systématiquement à des mesures extrêmes ─ meurtre, torture, menace, chantage, etc. ─ pour assurer la sécurité de leurs membres, de leur territoire, de leur pratique, de leur confession, de leur idéologie ou de leur commerce. Il est évident que les inévitables représailles mettront à mal leurs fantasmes de sécurité. « Qui sème le vent, récolte la tempête ! » Sans toutefois, recourir à ces comportements inacceptables, toute prétention à la sécurité qui, par l'exagération des moyens déployés, néglige ou compromet celle d’autrui est vouée à l’échec.
  • Si une mesure sécuritaire s’avère trop contraignante, elle est systématiquement contournée, ignorée ou combattue, et même s’il s’agit d’une minorité qui la rejette, des troubles engendreront de nouveaux dangers.
  • Des parents veulent parfois protéger leurs enfants en les confinant dans un milieu le plus aseptisé possible, sans risques sanitaires, domestiques, d’agression, d’endoctrinement, etc. Ces enfants-là sont en grand danger car incapables de discerner et de surmonter les vicissitudes de la vie. La raison commande de leur apprendre à éviter le danger ; cela nécessite une confrontation au danger. Évidemment avec les précautions qui s’imposent.
  • La France a développé la législation du travail la plus lourde ─ au sens propre, vu le poids de notre code du travail ─ et, apparemment, la plus sécurisante pour l’employé. Force est de constater au vu des chiffres du chômage depuis quarante ans que le résultat n’est pas à la hauteur des espérances. Saurons-nous, un jour, trouver le bon équilibre entre la juste protection du salarié et la nécessaire stimulation de l’économie ?

Vivre au sein de dangers permanents est impossible ; un minimum de sécurité est nécessaire. Mais point trop n’en faut ! Un peu trop et déjà les inconvénients apparaissent. Constat indiscutable en dépit des diatribes des démagogues qui en réclament toujours plus. Sans compter que chaque ajout à la sécurité coûte cher, mobilise des énergies et qu’elle n’est pas fondamentalement productive, ce qui ampute mécaniquement l’investissement productif.
Et, pour couronner toutes ces dérives, la sécurité est un fabuleux argument pour promouvoir ou vendre des idées, des produits ou des services dont la pertinence ou l’utilité ne sont pas toujours flagrantes.

 

Pas de sécurité collective sans engagement individuel

Voici la synthèse des définitions les plus courantes trouvées dans différents dictionnaires ou encyclopédies pour l’entrée « sécurité » :

  • C’est l’état d’une situation présentant le minimum de risque.
  • C’est le sentiment de celui qui croit être à l’abri de tout danger ou risque.

Observons deux points :

  1. Un minimum n’est pas une absence.
  2. Le sentiment et la croyance relèvent de la plus parfaite subjectivité.

Confirmation, s’il en était besoin, de notre précédent constat : la sécurité absolue est une utopie. Il convient d’assimiler cette vérité fondamentale et d’arriver à vivre sans angoisse en dépit de multiples risques résiduels. D’ailleurs, aucun organisme vivant ne peut échapper au risque inéluctable de sa propre mort même si, grâce à certains artifices, certains y croient ─ la vie éternelle dans les voluptés du paradis ; quelle belle image ! La mort est le risque majeur et ultime, c’est pourquoi elle est l’objet de tant de craintes, de croyances et de rites propitiatoires que le budoka s’efforcera de rejeter. « Vivre, c’est savoir mourir » affirme le zen. La formule, largement adoptée par les samurai, mérite d’être méditée.

La recherche de sécurité est un exercice subtil qui exige de sortir des pseudo-évidences véhiculées par les médias populaires. Un exemple : le risque lié au terrorisme islamiste est aujourd’hui cruellement ressenti ; sans doute en raison d’une couverture médiatique exacerbée. Certes, il faut lutter contre l’extrémisme violent, mais il ne devrait pas inquiéter outre mesure. Ainsi, la mortalité routière s’avère au moins vingt fois plus importante (moyenne pour la France sur cinq ans), mais elle est entrée dans une forme d’acceptation fataliste. En dépit de ce constat, nombreux sont ceux qui ont peur dans la foule d’un festival mais sont insouciants durant le voyage en voiture pour s’y rendre. La psychologie rebat les cartes.
Par ailleurs, chacun a entendu parler de sécurité active et passive, essentiellement à propos des véhicules automobiles. Éléments de sécurité active : pneus, suspensions, freins, capacité d’accélération, etc. ; ce sont les équipements et les caractéristiques qui permettent d’éviter l’accident. Éléments de sécurité passive : airbag, ceintures de sécurité, structure à déformation programmée, etc. ; tous les dispositifs qui limitent les conséquences de l’accident. Curieusement, la plupart des supports de communication qui détaillent cette répartition font l’impasse sur le conducteur lui-même, pourtant le principal facteur de sécurité ou d’insécurité.

La sécurité est l’affaire de tous, mais ce sont les parties qui constituent le tout. Chaque individu doit donc se sentir responsable de sa sécurité et de celle des autres. Quand, sur le réseau routier, on maîtrise la conduite de sa voiture ou de sa moto ─ conduite civique s’entend, pas pilotage sportif ─, on garantit sa sécurité, celle de ses passagers et celle des autres usagers. Personne ne peut contester ce raisonnement, pourtant les conduites exubérantes, présomptueuses ou inattentives sont redoutablement fréquentes.
Cette observation de bon sens peut se généraliser ; pour quasiment tous les risques et dangers, chacun exige une protection, des dispositifs rassurants, des indemnités en cas de sinistre, mais n’est pas toujours enclin à s’investir lui-même sous d’absurdes prétextes : « La sécurité collective incombe à la collectivité » ; « Cela me coûte trop cher » ; « Je manque de temps pour m’en occuper » ; « Je le ferai quand tout le monde le fera » ; « Mon plaisir avant tout » ; etc. Or tous ceux qui adoptent peu ou prou ces comportements sont les vrais pourvoyeurs de l’insécurité, pas seulement sur la route.
La vraie sécurité, quel que soit le risque concerné, est donc active, individuelle, tant dans l’identification du danger et sa prévention que dans le traitement de l’événement et de ses conséquences, même si des protections techniques, humaines, administratives, légales ou financières sont effectives. Nous sommes là en parfaite correspondance avec la pratique des vrais budo à main nue qui répondent parfaitement aux différentes étapes à mettre en œuvre pour gérer le risque d’agression, mais, nous l’avons souligné, dépassent allègrement ce cadre restreint.

 

Prévention

Deux démarches préalables permettent d’échapper à de nombreux dangers :

  1. Identifier les menaces.
  2. Cultiver l’art de les esquiver.

Cela correspond à l’objectif prioritaire du budoka : éviter le combat. Exactement le contraire de la finalité des sports de combat dans lesquels le refus de combattre entraîne une pénalité infligée par l’arbitre. Quant aux pures méthodes de self-défense, afin de permettre une rapide acquisition, elles se concentrent sur l’aspect physique de l’agression, restreignent leur champ d’application et traitent le volet préventif très superficiellement, celui-ci exigeant des mutations psychologiques radicales qui ne sauraient survenir en un court laps de temps. Ces différences factuelles conduisent inexorablement à reproduire les comportements habituels d’évitement ou d’affrontement caractéristiques de chaque enseignement dans les situations de conflit de la vie courante.
Autre particularité du budo : si le budoka respecte le bushido, les agresseurs, surtout ceux qui s’avèrent réellement dangereux, ne respectent rien ; ni règle ni morale. En conséquence, envisager toutes les formes de l’agression, l’infinité de ses contextes et imaginer les méthodes idoines pour les gérer, les éviter ou les surmonter, exige beaucoup de temps et une bonne dose d’intelligence. Seul un déficit d’analyse peut restreindre le nombre des situations à explorer ; seule la bêtise conduit à se précipiter aveuglément sur le danger et à provoquer l’escalade de la violence.

Un vrai budo est sans limite, ce qui requiert des capacités intellectuelles ─ observation, analyse, sagacité, imagination, prise de décision ─ affûtées afin de permettre d’étouffer aisément la tentative d’agression quelles qu’en soient les prémices, solution toujours préférable à l’affrontement physique dont les conséquences sont souvent pathétiques. Un bon sensei doit conférer ces qualités à ses élèves grâce à une pédagogie où la réflexion est omniprésente. Évidemment, il enseigne également des techniques martiales efficaces et réalistes pour se défendre en cas d’attaque avérée, mais il inculque la réserve et la noblesse qui siéent au budoka. Ce sont ces fondamentaux humanistes, éthiques, intellectuels qui permettent au budoka de comprendre comment éviter la plupart des affrontements ridicules dont la vie courante nous gratifie. Seul un vrai budo confère ce viatique.

Quand on sait analyser les différentes phases qui précèdent, accompagnent et suivent la concrétisation d’un danger, le risque d’agression dans le cas présent, et qu’on a imaginé les attitudes, comportements et méthodes pour le juguler, la transposition vers des risques différents se réalise aisément, le processus intellectuel et ses implications comportementales étant chaque fois similaires. C’est d’ailleurs une idée développée par Miyamoto Musashi pour qui la stratégie du sabre peut s’appliquer à toutes les activités humaines.
En conséquence, on imagine mal un budoka aguerri qui sait donc observer, analyser et comprendre une situation, adopter un de ces comportements aberrants et néanmoins fréquents qui exposent, outre le stupide fauteur de trouble, d’innocentes victimes à des conséquences fâcheuses. Il est ainsi possible de croiser des individus qui :

  • Abandonnent un enfant dans une voiture fermée exposée au soleil.
  • Conduisent régulièrement une voiture dont les freins ne répondent plus.
  • Allument un feu de camp sous un sapin.
  • Tentent d’éteindre un feu de friteuse en l’arrosant d’eau.
  • Réagissent violemment et sans délai quand ils se croient insultés.
  • S’amusent à pousser autrui à la faute dans des situations dangereuses.

Bien d’autres conduites que le budoka saura éviter sont créatrices de danger ; nul besoin d’en ajouter à ceux qui existent déjà. Ainsi, une grande partie des drames attribués à la fatalité, à la malchance ou à l’imprévisible découlent directement du comportement de la victime.

  • À qui imputer les maladies liées à une alimentation déséquilibrée, à l’alcoolisme, au manque d’hygiène ou au tabagisme ? Des explications génétiques, médicales ou psychologiques sont souvent avancées, mais la cause essentielle est tout de même le comportement du malade.
  • À la suite d’un conseil « avisé » certains placent la totalité de leurs économies dans les actions d’une start-up ou chez un financier qui promet monts et merveilles. Faut-il s’étonner quand, à la liquidation de l’entreprise, ils constatent qu’ils n’ont plus un sou vaillant.
  • Les noyades d’adultes en des lieux de baignade fréquentés où flotte un drapeau rouge (baignade strictement interdite) sont courantes ; ces inconscients doivent-ils être pleurés ? D’autant qu’ils peuvent inciter des jeunes à les imiter et qu’ils mettent en danger l’éventuel sauveteur improvisé.

« Mieux vaut prévenir que guérir ! » dit l’adage qui se révèle fort judicieux. D’ailleurs, parfois, il n’est même plus question de guérison. Cependant, les exemples présentés ci-dessus font partie des évidences ; d’autres prises de risque sont plus subtiles. Alors, un chouia de bon sens, quelques pincées de cogitation et une petite dose de connaissances ne seront pas superflus. Ces ingrédients qui permettent de se prémunir contre de multiples dangers se trouvent dans quelques activités ; l’art martial, qui ne saurait se dispenser d’une réflexion philosophique, de considérations éthiques, d’investigations logiques et d’une bonne dose d’imagination créatrice s’inscrit fort bien dans ce registre.

 

Surmonter tous les dangers

Quand la catastrophe survient, il faut y faire face. Toutefois une action efficace s’invente difficilement dans l’urgence. S’y être soigneusement préparé ressortit au bon sens.
Des accidents de toutes sortes arrivent dans la vie quotidienne ; les réactions des personnes qui y sont confrontées sont souvent désordonnées, d’une efficacité douteuse, voire dangereuse. Pourtant des cours de secourisme sont régulièrement proposés qui pourraient éviter l’aggravation de situations critiques, mais seuls ceux qui ont un besoin officiel de l’attestation de formation aux premiers secours s’y inscrivent, même quand le tarif est dérisoire.
Face à chaque sinistre, des spécialistes sont formés pour intervenir efficacement : pompiers, médecins urgentistes, secouristes en montagne ou en mer, etc. L’individu lambda ne peut pas avoir les mêmes compétences que ces professionnels dans tous les domaines, mais il peut se doter d’un minimum de connaissances intellectuelles, gestuelles et procédurales lui évitant les bévues les plus flagrantes face aux dangers les plus fréquents. À chacun de déterminer, en fonction de ses activités et de son mode de vie, à quels risques il est le plus exposé et de se doter du minimum de compétences pour y faire face.

Néanmoins, ce n’est pas suffisant pour celui qui veut être totalement maître de son existence ; il doit acquérir les capacités physiques et mentales transversales (transposables dans divers domaines) indispensables pour contrer la majorité des dangers. Pour obtenir ce résultat, plusieurs voies peuvent être empruntées, mais un budo est le parfait modèle d’une activité ciblée ─ l’agression est le fondement de la recherche du budoka ─, mais d’une richesse apte à stimuler toutes les facettes de l’esprit et à développer ces fameuses dispositions transversales. En effet, les connaissances ne doivent pas rester du type mosaïque, c’est-à-dire sans liens. Il faut établir des ponts entre chaque domaine afin que les aptitudes deviennent transversales. Cela exige de l’intelligence, or celle-ci se travaille.
Cultiver son intelligence, son intuition, son imagination et sa capacité d’adaptation est plus important que d’accumuler les réponses gestuelles ou comportementales qui correspondent à chaque danger potentiel. Dans cette optique, la recherche de bunkai (applications des gestes du karate-do) est un excellent stimulant de l’esprit et un modèle à suivre, le même geste pouvant s’utiliser efficacement dans d’innombrables situations différentes sans grande modification. L’adaptation intelligente est la voie ; l’accumulation pléthorique de réponses techniques est une impasse. L’esprit domine le corps. À titre d’exemple, on pourra remarquer la concordance entre les traitements possibles d’une attaque physique et ceux applicables à une attaque orale. Dans les deux cas, on peut prévoir, devancer, calmer, ignorer, esquiver, détourner, déstabiliser, parer, répliquer, contrer, etc. Toutefois, cet exemple peut sembler assez peu convaincant puisque nous sommes toujours dans le cadre d’une attaque. Mais justement, tous les dangers quand ils se manifestent peuvent se comparer à une attaque qu’on peut pressentir, éviter, minimiser, affronter, dominer, etc. Ainsi, face aux risques d’incendie, de contamination bactérienne, d’accident domestique, de krach boursier…, qui a priori n’ont rien à voir, les plus perspicaces ou les plus persévérants découvriront d’étonnantes similitudes avec la manière dont un budo prévient ou traite le risque d’agression.

La pratique d’un art martial offre donc une bonne préparation pour juguler de nombreux dangers. Toutefois, ce n’est pas une baguette magique ; tous les risques ne disparaîtront pas lors de son inscription dans un club, ni après de nombreuses années de pratique. Un expert, quel que soit son domaine de compétence, peut toujours être dépassé par la complexité ou l’originalité du problème qu’il doit résoudre, a fortiori si celui-ci n’a aucun lien avec sa spécialité. Cependant, l’intelligence quand elle est régulièrement sollicitée peut aplanir de nombreuses difficultés. Néanmoins, l’essentiel n’est pas là.

 

Les apports de la philosophie du zen

Les bu-jutsu, puis les vrais budo qui leur ont succédé, ont été influencés et profondément marqués par le zen, avatar japonais du bouddhisme chan, devenu aujourd’hui assez marginal en Chine. Un débat est récurrent : le zen est-il une religion ou une philosophie ?
Religion : du latin religio, dérivé de religo : relier. Une religion est constituée de l’ensemble des croyances, coutumes, rites et accessoires qui relient ses adeptes.
Par ses rites immuables, zazen (position du lotus pour méditer) et mokuso (méditation), présentés comme étant le cœur du zen, et quelques autres variant au gré des différentes écoles, c’est une religion. Mais sa quête de la vérité et son absence de croyance en un dieu lui confèrent une dimension philosophique indéniable. Quant à son prétendu non-dogmatisme, les verbosités sur la réincarnation laissent plutôt dubitatif.

Les bushi et les samurai, puis plus tard les budoka, s’intéressèrent surtout à la philosophie du zen qui propose de sortir de l’illusion, de voir la réalité sans distorsion. Vivre « ici et maintenant » est son principal leitmotiv ; ce que la plupart des gens croient faire alors qu’ils se noient dans les souvenirs, les espoirs ou les craintes. Ajoutons-y la pratique kufu, consubstantielle au zen, qui consiste à réaliser chaque geste, aussi insignifiant soit-il, à la perfection en y investissant la totalité de l’esprit. Comportement imagé ainsi par le zen : « Quand je marche, je marche ; quand je mange, je mange ». Résultat : clairvoyance et précision ; deux qualités cruciales au combat que les samurai et les bushi ont largement améliorées grâce au zen.

La plupart des adultes pensent voir le monde tel qu’il est ; c’est la première des illusions. Pourquoi un discours est-il interprété de façon différente par chaque auditeur ? Pourquoi un accident est-il rapporté avec de multiples variations par les témoins ? Pourquoi est-on surpris par un événement qui se signalait depuis longtemps par divers symptômes caractéristiques ? Pourquoi l’escobarderie de certaines publicités ou la faconde des beaux parleurs arrivent-elles à convaincre avec des arguments grotesques ? Pourquoi nos pensées sont-elles souvent à mille lieues de la tâche du moment, occasionnant parfois des incidents regrettables ? Pourquoi dit-on que l’amour est aveugle ? Pourquoi les émotions sont-elles la source de nombreux comportements inadaptés ? Pourquoi tant de gens ont-ils recours à la psychanalyse ? Pourquoi les convictions politiques ou religieuses sont-elles hermétiques au raisonnement ?…
Nos perceptions sont le résultat d’une alchimie subtile. La réalité est vue au travers du prisme déformant de nos a priori, de nos sentiments, de notre culture, de notre ego, de nos croyances, de nos émotions, de notre inattention... d’innombrables obstacles à surmonter pour voir clairement le réel, le vrai. Le mokuso en zazen aide à constater l’encrassement des lunettes de la conscience ; kufu est une méthode pour les nettoyer.
La pratique martiale du karate-do suit un chemin comparable. Discerner les intentions de l’adversaire, la réalité et la dangerosité de ses gestes, ne pas se laisser abuser par ses feintes constituent des préalables indispensables pour accéder à la maîtrise. Toutefois, avant d’aboutir à cette juste perception, la première étape passe par la constatation de sa vulnérabilité, ce qui est loin d’être une évidence pour tout le monde. Nombreux sont les présomptueux qui pensent, après deux ou trois années de pratique, dominer les violences inhérentes à la vie moderne. Sauf qu’elles ne sont pas toujours conventionnelles et surprennent les naïfs.

Celui qui s’engage dans la voie du budo doit en permanence établir un bilan entre les pires dangers qu’il est possible de concevoir, même si cette probabilité est faible, et ses réelles capacités à y faire face. Or, une bousculade, un coup de genou, un coup de poing ou une projection ne sont guère dangereux, tout au plus humiliants. Pour un budoka, tout cela est insignifiant ; les différends qui conduisent l’individu lambda à ces accrochages physiques sont généralement résolus pacifiquement par le budoka aguerri. Heureuse initiative, car de nombreuses rixes finissent tragiquement, l’escalade de la violence adoptant souvent un caractère explosif. Le budoka se garde donc d’envenimer un désaccord. Pour lui, le vrai danger compromet d’emblée son intégrité physique, sa vie ou celles d’innocentes victimes. C’est la perspective de ce risque vital et extrême qui conduit le budoka à se doter de l’arsenal technique et psychologique destiné à éviter, à ne pas aggraver ou, le cas échéant, à surmonter l’événement tragique. Quant aux agressions courantes qui n’auraient pu être contenues, on se référera au dicton : « Qui peut le plus peut le moins ». Force est de convenir que ce ne sont pas quelques petites années d’entraînement qui donneront la capacité de dominer toutes les violences extrêmes complaisamment étalées par les médias, mais elles constituent le fondement du budo dont les objectifs sont infiniment plus ambitieux que la maîtrise d’un ou de plusieurs adversaires.

La pratique d’un budo, grâce à sa recherche incessante de perfection, reflet de l’attitude kufu, doit réduire progressivement la marge entre les capacités martiales et la dangerosité des manifestations de barbarie pathologique, colérique, haineuse, religieuse ou ethnique, menaces les plus courantes de nos jours, mais elle ne peut en aucun cas donner la certitude d’une fin heureuse. Ce reliquat de risque perçu avec acuité conduit le budoka vers l’humilité qui sied à la sagesse, acceptation sereine de la réalité. Quand un vrai danger survient, mieux vaut être connecté au réel. Seule la perception de la vérité, aussi cruelle soit-elle, permet un comportement juste et adapté.

Toutefois, la réalité est un être vivant en perpétuel devenir ; celle d’aujourd’hui aura peut-être disparu demain. Jamais nous ne pourrons être certain que l’avenir nous offrira à l’identique ce que nous chérissons à l’instant présent. Des événements surprennent et leur vécu psychologique retentit parfois de façon démesurée. Quiétude, sentiments, espoirs, certitudes, tout peut être chamboulé en une fraction de seconde, parfois lors de ce qui apparaît ultérieurement comme une broutille, mais a été jugé angoissant au moment crucial. Or, rien a priori ne protège de ces cataclysmes cérébraux. La sécurité psychologique n’existe pas !
Voilà la raison qui nous avait amené à constater l’absence d’un quelconque dispositif pour assurer cette sécurité particulière. Impossible d’obtenir ce qui relève de la chimère.
Le constat peut paraître amer ; d’autant que la sécurité physique atteint vite ses limites. Cependant, cette première impression est celle d’un individu qui vit toujours dans l’illusion.

 

Illumination

De nombreux maîtres qualifient le budo de zen en mouvement. La comparaison se justifie pleinement car, si les moyens diffèrent, leurs objectifs sont identiques :

  • Ne pas se laisser abuser par les nombreux artefacts qui polluent la perception de la réalité, en priorité celle de son monde intérieur, puis accepter la vérité telle qu’elle est, sans la juger, sans s’en émouvoir ─ c’est la méditation, assise dans le zen, en mouvement dans l’art martial.
  • Agir en fonction de cette réalité de façon précise et juste ─ kufu appliqué aux gestes du budo.

Pour le profane, l’adepte zen convoite le satori (éveil ou illumination). Rien n’est plus faux ! Chercher le satori est l’assurance de ne jamais le trouver. L’éveil est un état au-delà de la conscience ; comment pourrait-on y parvenir consciemment ? L’adepte sincère médite sans but (mushotoku). C’est le seul moyen d’observer clairement son esprit ; un objectif, une pensée, une volonté, une émotion provoquent une fixation en un point de la conscience qui interdit une perception nette de la totalité de l’esprit.
« Mizu no kokoro » (l’esprit est comme l’eau). Cette maxime zen évoque l’image reflétée par l’eau ou perçue par l’esprit ; si l’eau ou l’esprit sont agités, l’image est trouble. Il en va ainsi pour le budoka qui doit observer ses adversaires sans idée préconçue, sans appréhension, sans réaction intempestive sous peine d’être débordé par les attaques ─ ne nous trompons pas ; nous évoquons des violences extrêmes, pas le défouloir d’un randori (combat d’entraînement) même si ce dernier est un passage obligé. Il n’y parviendra pas tant qu’il n’aura pas domestiqué son propre esprit. Cela passe par la vision approfondie, lumineuse et sans concession de sa structure, de son contenu, de son fonctionnement et de ses dysfonctionnements. Impossible de réparer une panne dont on ne connaît pas l’origine.

À ce stade, il peut s’avérer pertinent de préciser la nature de l’esprit. C’est la totalité des facultés mentales : perception, mémoire, pensée, réactivité, attention, persévérance, compréhension, raisonnement, analyse, synthèse, logique, conception, intuition, jugement… et des phénomènes qui les influencent, les stimulent ou en perturbent l’harmonie : ego, inconscient, morale, sentiments, émotions, croyances, conditionnements… Tout cela s’imbrique dans un canevas extrêmement complexe.

Le mokuso en seiza (à genoux, assis sur les talons), position qui permet de se relever plus vite qu’en zazen, pratiqué au début et à la fin d’un cours d’art martial est une première approche directement issue du zen pour tenter de discerner les méandres de cette impalpable structure. Cette méditation a le mérite de s’effectuer dans le calme, ce qui favorise l’introspection, mais elle ne permet pas d'étudier l’esprit en plein travail ou quand il est perturbé, parfois débordé. Kata, bunkai et kumite amènent beaucoup plus de processus à observer, comprendre et éventuellement corriger. Cette introspection dynamique, difficile au début, devra progressivement s’étendre à tous les instants de la vie, en particulier ceux qui bousculent la routine. Ce mokuso actif révèle le plus souvent un énorme fouillis cérébral que le comportement kufu ─ la recherche de perfection dans les kata représente le modèle à suivre ─ va peu à peu ordonner et nettoyer.

Quand on voit clair en soi, que le fatras initial de l’esprit a mué en une belle organisation où les parasites ne trouvent plus d’hébergement, alors le monde peut apparaître dans toute sa vérité. Le terme « illumination » est le plus souvent utilisé car, dans tous les écrits, le phénomène de l’éveil est fulgurant, total, comme un flash qui, soudainement, éclaire ce qui était précédemment dans l’ombre. L’universalité de cette allégation n’est pourtant pas une certitude. Peut-être certains accèdent-ils à la lumière par étapes, progressivement ou seulement en partie, un domaine de leur conscience imprégné des séquelles d’un profond traumatisme étant réfractaire à toute mutation ; difficile de savoir, mais quand la lumière se répand dans un domaine, il semble logique que l’opacité se résorbe dans les autres. Néanmoins, la seule évidence réside dans notre propre vécu et encore, à condition de ne pas être victime d’une illusion.

Quoi qu’il en soit, nous pouvons tous explorer les méandres de notre esprit et découvrir notre réalité intérieure, mais il ne faut pas fuir à la première découverte désagréable ni vouloir corriger le premier défaut mis au jour. Voir la totalité de son esprit, tel qu’il est, tel qu’il fonctionne habituellement, sans porter de jugement, sans tenter d’y modifier quelque chose ; voilà le premier objectif des méditations statique et active. Nombreux sont ceux qui croient y être parvenus rapidement, mais ils ont vu ce que leur ego souhaitait leur montrer ; autrement dit, rien qui puisse les faire avancer. Il faut percer la carapace de l’ego ; la première faille, la plus difficile à obtenir, sera décisive. Cependant, ne nous leurrons pas ; hormis pour ceux qui ont consulté un miroir complaisant, ce travail sur soi ressemble à de l’auto flagellation le plus souvent promptement interrompue. C’est vrai, c’est stressant, mais ô combien salutaire si on a le cran de poursuivre l’épreuve.

Lorsqu'on a repéré une cause d’illusion, de déformation, de filtrage ou d’occultation (observation tronquée, analyse superficielle, conditionnement, croyance, connaissance erronée, information fausse, logique boiteuse, sentiment, émotion…) et qu’on a bien compris comment elle agit, il est loisible de l’évincer, mais cette action sera ponctuelle, ciblée et sans effet sur l’état global de la conscience. Si une transformation générale doit s’opérer ─ mushin-no-shin, kensho ou satori ─, inutile de vouloir intervenir, elle se fera au-delà de la conscience, mais seulement si l’introspection a été menée à son terme et a révélé toute la structure de l’esprit, ses rouages, ses aptitudes et ses imperfections, tares, entraves ou autres turpitudes.
Toutefois, même en l’absence d’un état de conscience supérieur, cette vision claire de son esprit, même partielle, est une formidable avancée qui procure déjà de superbes avantages.

 

Connaître le monde, c’est d’abord se connaître

Lorsque nous savons, pas juste intellectuellement, mais de façon viscérale, dans le hara, pourquoi et comment nous déformons inconsciemment la réalité, il devient possible de s’affranchir, au moins ponctuellement, de la source de l’artefact. Ainsi, des parents béats devant les qualités de leur enfant découvriraient peut-être en ouvrant enfin les yeux une dérive pour laquelle il serait urgent d’intervenir. C’est un constat que tout le monde peut faire : nous avons tous en tête une image d’autrui et une de nous-même. Images du passé, interprétations libres de la réalité, enjolivées, idéalisées, dévalorisées, satanisées, métamorphosées, le plus souvent fort loin de la vérité.
Voir clair en soi implique de franchir de nombreux barrages, de contourner des myriades de conditionnements, d’occulter les souvenirs obsédants, de s’affranchir des séquelles de traumas, de bannir les images, les stéréotypes ou les a priori, de déjouer les manœuvres de l’ego qui se sent menacé quand nous mettons à nu ses ruses. Si nous avons été capable d’esquiver les obstacles à l’introspection, il n’y a aucune raison de ne pas surmonter ceux qui s’opposent à la perception de la réalité extérieure. La clairvoyance passe donc d’abord par la connaissance de soi. Toutefois, un entraînement à la vision extérieure claire est possible, même quand l’analyse de son esprit est incomplète. Il suffit de s’efforcer à percevoir les choses et les événements sans déclencher de pensée verbale ou imagée. Par exemple :

  • Analyser les composantes d’un bruit sans le relier à une explication.
  • Observer son adversaire sans supputer ses chances de vaincre.
  • Écouter des reproches agressifs sans juger ni commenter ; juste les comprendre.

L’esprit est un éternel bavard ; pour observer correctement, il faut lui clouer le bec, ce qui ne sera pas aisé tant que l’ego ou l’inconscient ─ décrit par Freud comme une composante normale de la structure de l’esprit, considérons-le plutôt comme une maladie mentale ─ squatteront une grande partie de l’esprit.
Spontanément, l’individu classique est trop « intellectuel ». Il croit comprendre et veut décider en dépit d’une observation précipitée, superficielle, tronquée et copieusement arrangée par les multiples influences internes qui polluent la conscience ordinaire. Ainsi, l’esprit fonctionne de plus en plus en circuit fermé, prenant inconsciemment plus d’informations en son sein qu’au travers de ses sens qui s’atrophient petit à petit. Surtout si une émotion étend son voile opaque sur la réalité. Comment cet individu pourrait-il avoir une vision authentique ? Comment pourrait-il prendre une décision juste ?
La perception exacte, non altérée, des choses, des idées et des événements, évidemment plus facile si la connaissance de soi est très avancée, permet une compréhension plus profonde et une adaptation précise à chaque contexte. Le niveau global de sécurité s’en trouve sensiblement amélioré, mais ce n’est pas le seul critère de qualité de vie qui en bénéficie. Il s’agit là d’une disposition transversale qui mérite d’être recherchée en intégrant mokuso et kufu dans son mode de vie. Pour le budoka sincère, ce sera même un passage obligé.

Se connaître c’est également savoir comment surviennent ses émotions.
Une émotion est une réaction exagérée à un stimulus. Il est normal de ressentir une appréhension en présence d’un danger ; c’est une réaction juste qui prédispose à agir intelligemment avec toute l’énergie nécessaire. Si face au même danger la panique s’installe, l’émotion est là, rien ne va plus, car les conséquences risquent d’être dramatiques.
Les individus ne sont pas égaux devant l’émotivité dont les manifestations, face à un même stimulus, sont très variées. Certains en souffrent de façon visible, d’autres l’intériorisent plus ou moins, ce qui est peut-être plus néfaste. Dans tous les cas, la surmonter représente une victoire sur soi-même et un grand pas vers la lucidité. En effet, frayeur, surprise, haine ou colère aveuglent et mènent à des comportements inadaptés ou des actes répréhensibles et regrettables. Se libérer de l’émotion est donc une entreprise hautement salutaire et, là encore, quasiment indispensable pour celui qui prétend devenir un authentique budoka.
Deux méthodes conviennent pour limiter l’intensité des réactions :

  • Se colleter régulièrement à la cause de l’émotion en se donnant petit à petit les outils pour la maîtriser, mais cela prend du temps et il faut répéter le processus pour chaque type de réaction intempestive.
  • Quand on a compris, grâce à une pratique soutenue du mokuso dynamique, le mode d’apparition de l’émotion ─ impossible d’observer une émotion dans la quiétude du seiza ─, l’habitude du comportement kufu fournit la méthode pour, dans un premier temps, la contrôler et, plus tard, l’éradiquer. Comment cela marche-t-il ? Kufu requiert la mobilisation totale de l’esprit dans l’action du moment ; celui-ci ne dispose plus de la faculté de divaguer à sa guise.

La première difficulté face à une émotion réside dans la compréhension de sa cause qui est rarement le stimulus déclencheur. Son origine est à rechercher dans les traces indélébiles laissées dans les limbes de la conscience par un événement antérieur. Un psy peut éventuellement aider, mais il est infiniment préférable pour un budoka d’entamer un mokuso sérieux.

 

Budo : sécurité et liberté

Qui cherche à vivre en sécurité n’est donc pas démuni, mais l’investissement personnel est proportionnel au niveau de maîtrise que l’on souhaite obtenir sur les aléas de l’existence. Seul le choix de la méthode dresse encore un obstacle. Notons tout de même que ce choix, si on veut éviter d’accumuler des pléthores de réponses ciblées sur chaque risque ou danger, est restreint. La meilleure sécurité physique, réaliste, efficace, respectueuse d’une éthique et aisément transposable à de multiples risques, est fourni par un budo. Une des rares voies qui offrent une réelle connaissance de soi et une véritable élévation spirituelle se trouve dans la philosophie du zen inhérente au budo. Il n’est donc guère d’alternative à un vrai budo. Les clubs d’arts martiaux dont les sensei s’inscrivent dans cette voie ne sont pas légion, mais en France, si on accepte de se déplacer un peu, tout le monde doit pouvoir en trouver un.

Reste que la sécurité psychologique n’existe pas. Cependant, l’éveillé, celui qui a atteint le satori, n’y accorde plus aucune importance, car il est détaché de tout : il n’est rien, il n’a rien, il ne croit rien ! Ainsi n’a-t-il rien à défendre ou à perdre. Évidemment, nous évoquons là des dispositions de nature psychologique, car ce sage profite pleinement de la vie, loin de l’image illusoire de l’ermite ascétique couramment produite par ceux qui croient savoir. Pour lui, les risques ou les dangers, quels qu’ils soient, sont des problèmes techniques qu’il se donne les moyens de résoudre au mieux, mais qui n’engendrent aucune émotion gênante. Sa lucidité et sa sérénité lui confèrent une capacité à résoudre les difficultés de l’existence infiniment supérieure à celle de ses congénères.
En bonne logique, il semble donc impératif de s’affranchir du besoin de sécurité psychologique puisque l’analyse révèle cruellement son caractère totalement utopique. Toutefois, atteindre le satori n’est pas une condition sine qua non pour le voir s’amoindrir ; chaque pas sur la voie éloigne un peu plus de cette quête terriblement prégnante et fondamentalement funeste puisque impossible. Quand on a pris conscience de cette dépendance nocive, s’engager sur la voie de la psychologie du zen en pratiquant assidûment mokuso et kufu devient une exigence vitale.
Au-delà de zanshin, état de parfaite attention accessible sans difficulté majeure, se rencontrent des états de conscience de plus en plus libérateurs :

  • Mushin : état de vide mental.
  • Hishiryo ou mushin-no-shin : la conscience sans pensée. 
  • Kensho : l’illumination transitoire.
  • Satori : l’éveil.

Mushin, réalisable ponctuellement avec un peu de persévérance, offre déjà une assez bonne perception du réel. C’est facile à comprendre. L’illusion est une construction de l’esprit ; le vide mental, l’absence de pensée discursive ou visuelle, n’autorise pas sa création. L’observation est pure. Cet état survient spontanément chez presque tous dans diverses circonstances ; il faut le rendre intentionnel. Comment passe-t-on de mushin à mushin-no-shin ? C’est inexplicable ; on le constate, c’est tout. Mushin-no-shin, kensho et satori sont inaccessibles à la compréhension par la conscience commune en dépit de notre esprit cartésien qui réclame des définitions et des explications.
Ces raccourcis descriptifs ne doivent pas occulter l’énorme travail sur soi et le temps nécessaire à la maturation d’un individu accompli, clairvoyant, serein et totalement épanoui, mais le voyage en vaut la peine et chaque étape apporte son lot de satisfaction. Attention toutefois à ne pas tout mélanger ; les aspects physiques, techniques, intellectuels et mentaux peuvent s’acquérir en se fixant des objectifs et en vérifiant périodiquement leur maîtrise, mais la progression dans les états de conscience au-delà de mushin ne peut pas se programmer ainsi.
En pratique, le parcours d’une voie ─ ikebana, chanoyu, kyudo, kendo ou karate-do ─ est essentiellement une recherche de perfection absolue (kufu), technique ou artistique et spirituelle. L’entraînement peaufine la technique, la méditation améliore la connaissance de soi qui permet de lever les obstacles à la progression technique. C’est cette ascèse qui élève l’esprit vers les états de conscience supérieurs, à condition de toujours rester mushotoku, sans but, sans calcul, sans intention autre que l'acquisition d'une technique parfaite et d’une vision limpide des tréfonds de sa conscience. Le désir de devenir un être supérieur ne forge que des individus vils, arrogants et méprisables.

Les voies martiales, karate-do notamment, présentent un aspect utilitaire bienvenu pour se sentir moins vulnérable au sein de l’agressivité du monde moderne, mais elles ont surtout l’insigne mérite de solliciter harmonieusement l’ensemble des capacités physiques, techniques et toutes les facettes de l’esprit, ce qui, à longue échéance, s’avère crucial et fournit toutes les qualités transversales nécessaires pour surmonter les multiples difficultés de l’existence. Quant au mokuso qui permet de bien se connaître et au kufu qui ordonne l’esprit, deux avancées majeures vers la sagesse, ils libèrent du besoin insatiable, obsessionnel, mais totalement illusoire de sécurité psychologique.

Quand on pense « sécurité », pas en regard d’un danger précis mais pour traverser la vie sereinement, lucidement et libéré du poids des mirages pseudo-sécuritaires, ces authentiques budo, non édulcorés et empreints de philosophie zen, représentent la meilleure voie.

Sakura Sensei


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