LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI N°38 Septembre 2017
sécurité
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Qui
imaginerait, aujourd’hui, pouvoir vivre comme l’homme de
Cro-Magnon ?
Affronter d’horribles dangers, endurer des éléments climatiques
déchaînés,
lutter contre des bêtes féroces, subir tous les pièges d’une nature par
ailleurs généreuse… Angoisse garantie !
Cependant,
cette image d’Épinal est erronée. Certes, ce pionnier devait gérer
certains
dangers réels, limités toutefois à ceux qui lui étaient perceptibles,
mais
son intelligence, attestée par les découvertes de la paléontologie, et
son
cerveau en moyenne 10 % plus volumineux que le nôtre, lui
permettait de
les
surmonter sans trop de peine. Par ailleurs, sa vie et ses maigres
possessions
n’étaient guère menacées par la convoitise ou la haine de ses
congénères,
la planète n’étant pas encore surpeuplée (environ 4 millions d’Homo
sapiens il y a 35 000 ans). La sécurité de nos ancêtres reposait
donc
sur
quelques précautions et initiatives vite cernées. Sans doute
vivaient-ils plus
sereinement que nous, hommes contemporains, qui avons beaucoup plus à
perdre et
souffrons de l’inquiétude qui va de pair, bien étayée par l’étalage
médiatique
des abjections humaines.
Effectivement, nous, habitants d’un pays à fort IDH (Indice de
Développement Humain), même si
la France ne se classe que 19e, possédons énormément :
- À titre privé, d’abord ce qui est
concret : logement, mobilier, confort domestique, véhicules,
revenus et avantages divers, possessions immobilières, placements
financiers, œuvres d’art, bijoux, etc. Ensuite, en dépit d’une
évaluation compliquée, chacun dispose de biens de grande valeur :
sa liberté, son éducation, ses connaissances, ses compétences, son
employabilité, ses réseaux, ses convictions, ses sentiments, ses amis,
sa famille, ses habitudes, ses principes, sa réputation, son honneur...
Qui accepterait d’être spolié de tout cela ? Et ce n’est pas une
question
oiseuse ; chacun de ces biens peut voir sa valeur s’effondrer du
jour au
lendemain.
- Collectivement, nous devons
comptabiliser dans nos avoirs une planète à protéger, une nature à
l’équilibre fragile, un beau pays chargé d’histoire, une richesse
culturelle rayonnante, un état
démocratique et ses diverses
institutions, des collectivités territoriales et leurs services, un
aménagement du territoire et des équipements fonctionnels, une
agriculture renommée, un système éducatif rodé qui s’érode, une
médecine performante, une technologie de pointe, un tissu industriel et
commercial efficient, des moyens de communication sophistiqués, des
offres de divertissement innombrables, plus d’un million d’associations
actives, des assistances multiples, des assurances pour presque tout…
Beaucoup de choses à défendre, même si d’aucuns n’ont pas conscience de
ces richesses sauf quand leur pérennité est menacée et si d’autres
aimeraient voir des modifications dans la gestion du bien commun.
Sans même évoquer l’espérance de vie qui
s’est considérablement allongée,
nos avoirs sont infiniment supérieurs à ceux de Cro-Magnon. Or, plus on
possède
de biens, matériels ou spirituels, individuels ou collectifs, plus on
s’y
attache et plus on a peur de les perdre.
Paradoxalement, la science, l’innovation, la connaissance,
l’amélioration des conditions de
vie, le brassage des cultures et des idées, intrinsèquement porteurs
d’espoirs de bien-être, associés à une démographie galopante (7,5
milliards d’hommes sur la Terre en 2017), induisent des risques
nouveaux à
profusion, sources d’insécurité grandissante. Trouver la parade à
chaque
risque est devenu une entreprise titanesque pour laquelle le plus grand
nombre
se sent dépassé. Certains entreprennent de pallier aux dangers les plus
prégnants,
mais il y a tant à faire qu’il faut aller vite. Ainsi, face à
l’agression
dont les modalités semblent se multiplier, certains préconisent une
réponse
virile et expéditive : on manifeste l’envie de me frapper, je
frappe !
Promesse de foire d’empoigne. Inversement, il est souvent reproché aux
véritables
arts martiaux, fondamentalement conçus pour se défendre, de s’encombrer
de
considérations philosophiques, éthiques et formalistes qui ralentissent
l’acquisition de l’efficacité au combat et d’être plus des modes de vie
que des méthodes de défense. Cependant, cette approche de la sécurité
individuelle pourrait peut-être s’avérer plus globale et donc plus
intéressante
que la mise en place d’une réponse ciblée et pas toujours judicieuse
pour
chacun des multiples risques de l’existence de l’homme moderne.
Quelle sécurité avec un art martial
Au Japon, durant l’époque féodale, les kakuto
bugei (arts de guerre véritables),
qui, outre les activités d’élaboration et de construction d’armes, de
poliorcétique, d’espionnage et autres préparatifs martiaux,
comprenaient de
nombreux bu-jutsu (techniques guerrières), avaient pour
principal
objectif d’exterminer l’ennemi sur le champ de bataille. Peu de choses
différenciaient
ces bu-jutsu des escrimes médiévales occidentales si ce n’est
le seppuku,
suicide rituel du samurai (guerrier professionnel) en cas de
faute ou
d’échec de sa mission, et l’influence progressive du zen à partir du 13e
siècle.
À l’époque d’Edo (1600-1868), le shogun
Ieyasu Tokugawa ayant fait
cessé durablement les coutumières belligérances entre daimyo
(seigneurs) dans tout le Japon, un glissement progressif des bu-jutsu
vers la défense personnelle s’est opéré. Le temps consacré à
l’entraînement
s’allongea, la technique s’affina. En outre, cette « Pax
Tokugawa »,
d’une durée exceptionnelle dans l’histoire du monde, favorisa la
réflexion,
le raffinement et l’élévation spirituelle. Le code d’honneur du samurai
(bushido) qui existait depuis le 12e siècle fut
davantage mis
en valeur, précisé et diffusé (Gorin-no-sho de Miyamoto Musashi en 1645
et
Hagakure de Jocho Yamamoto au début du 18e
siècle). La recherche de perfection technique et morale caractéristique
de
l’époque exacerba l’intérêt pour le zen qui imprégna si fortement les bu-jutsu
qu’il en devint un élément central, sans que le shintoïsme ancestral y
trouve ombrage.
Okinawa, petit royaume insulaire
indépendant qui entretenait des relations trop étroites
avec la Chine aux yeux du Japon fut envahi par celui-ci en 1609 ;
d’autant plus facilement que le roi, rapidement réduit à l’impuissance,
recommanda de ne pas s’opposer aux samurai japonais afin
d’éviter un
bain de sang. L’île vécut sous l’oppressante occupation nippone et la
menace de ses samurai, toujours prompts à dégainer leur sabre,
jusqu’à
son annexion officielle à l’empire Meiji en 1879. Cependant, ses
habitants,
refusant toute domination honteuse, se distinguèrent de façon
magistrale. À
main nue (to-de ou okinawa-te) ou à l’aide des outils
propres
à chaque profession (kobu-jutsu), les armes étant prohibées afin
d’endiguer tout risque d’insurrection, ses bushi (guerriers),
marins,
paysans et artisans portèrent les techniques martiales à un niveau de
perfection et de sophistication prodigieux. Exploit d’autant plus
stupéfiant
que l’occupant japonais interdisait également toute pratique martiale
sur
l’île ; la recherche et les entraînements furent donc secrets, le
plus
souvent de nuit. Remarquable aboutissement qui ne partait toutefois pas
de rien ;
l’okinawa-te était déjà au début du 17e siècle à un
niveau comparable au wu-shu chinois dont il s’inspirait
largement et
nettement supérieur aux pratiques à main nue japonaises. Cette
résistance
furtive et opiniâtre à l’envahisseur durant plus de deux siècles et
demi
permit l’émergence de la plus efficace des techniques martiales. Mais
cette
technique suprême (traduction du terme chinois kung-fu) avait
besoin
d’être sublimée. Apothéose atteinte sous les auspices éclairés du zen
dans la rencontre de l’okinawa-te, qui deviendra le kara-te,
avec l’éthique d’un bushido totalement dépoussiéré et la
rigueur
de la culture japonaise. Cet heureux mariage donna naissance à la
méthode la
plus complète et excitante de transcendance humaine.
Au
cours du 20e siècle, les bu-jutsu furent rebaptisés budo
(voie du guerrier) pour souligner leur valeur formatrice, physique et
mentale.
Cette évidente qualité, notamment chez les jeunes adeptes du kara-te,
leur valut d’être intégrés au cursus scolaire à Okinawa, puis
universitaire dans tout le Japon, mais avec une édulcoration
préjudiciable à
leur efficacité. Certains budo se ritualisèrent, devenant plus
esthétiques
que martiaux, ou dérapèrent vers un ésotérisme hors du propos
martial ;
d’autres évoluèrent vers la gymnastique ou le sport de compétition,
perdant
ainsi une grande partie de leur réalisme. Ainsi, le ju-jutsu
donna
naissance au judo et à l’aikido, le ken-jutsu
devint le kendo,
etc. Seul le kara-te resta le kara-te (karaté en
français) en dépit
d’une énorme transformation, le terme karate-do ne s’étant
jamais réellement
imposé. Finalement, ces mutations mobilisant la majorité des maîtres
reconnus, par mimétisme, ce fut l’ensemble du monde du budo qui
glissa
sur la pente de la décadence martiale. Cependant, quelques maîtres
refusèrent
ces évolutions castratrices, arguant que les valeurs morales du budo
étaient
déjà inscrites dans le bushido et qu’il convenait de préserver
le
legs de cet indiscutable trésor martial, sa valeur éducatrice n’ayant
nul
besoin d’une quelconque édulcoration. Au sein de ce courant, deux voies
se
dessinèrent alors :
- Certains choisirent de figer
l’héritage et de le transmettre en l’état. Pour ceux-ci, l’irruption
des armes à feu au Japon dans la deuxième moitié du 19e
siècle ayant rendu caducs les bu-jutsu traditionnels, il n’y
avait plus lieu de les faire évoluer. Aujourd’hui, des écoles
japonaises pratiquent le yoroi-doshi-jutsu (combat avec
armure), le tessen-jutsu (éventail de guerre) ou le shuriken-jutsu
(lancer de lames) tels qu’ils existaient à l’époque d’Edo.
- Pour d’autres, surtout parmi les
pratiquants d’arts martiaux à main nue et en particulier à Okinawa, les
bu-jutsu ont toujours été évolutifs et adaptés
aux dangers de l’époque. D’une part, l’agression armée est loin d’être
la seule forme de violence et, d’autre part, les armes à feu
individuelles ne sont pas plus dangereuses qu’un sabre ou un poignard,
en face desquels le budoka n’est pas sans ressources. Grâce à
ces derniers vrais samurai ─ ceux qui n’abdiquent jamais ─,
l’histoire des authentiques arts martiaux ne fut pas close.
Ces deux orientations furent et
demeurent très marginales au regard des nouveaux
parangons de la modernité, mais une tendance actuelle accorde un crédit
renouvelé à la seconde. De nos jours, des lignées de sensei
diffusent
et perfectionnent des bu-jutsu réalistes, fruits de plusieurs
siècles
de mise au point, de plus en plus efficaces même confrontés aux
innombrables
menaces modernes, respectueux de l’intégrité physique et de la santé
des
pratiquants, bien encadrés par des considérations philosophiques,
éthiques et
intellectuelles. Nommons-les budo, car ils placent, grâce au
zen, la maîtrise
de soi avant la maîtrise de l’adversaire sans pour autant négliger
cette
dernière, mais ne les confondons pas avec tous ces sports compétitifs,
gymniques, esthétiques, ésotériques… qui revendiquent l’appellation budo
malgré une singulière absence de réalisme, d’efficacité, d’éthique, de
cohérence ou d’élévation spirituelle. Les vrais budo méritent,
compte tenu de leur richesse, de leur portée, qui va bien au-delà du
risque
d’agression, et de leur aptitude à transcender le budoka, une
analyse
soignée de la sécurité qu’ils sont susceptibles d’offrir à un
citoyen du 21e siècle.
La sécurité : un besoin
fondamental
Chacun aspire à vivre heureux et comblé.
Cet idéal exige quelques préalables :
un toit pour s’abriter, de la nourriture en suffisance, des vêtements
pour se
couvrir et un cadre de vie jugé agréable, voire confortable. La plupart
des
gens ajouteront : une conviction raisonnable de pouvoir profiter
de tout
cela longtemps en dépit des aléas inhérents à toute existence.
L’insouciance n’est pas l’amie du lendemain. Éviter le danger, réduire
les risques, éloigner la menace sont ainsi des nécessités vitales pour
la
majorité d’entre nous. Même les casse-cou se targuent de maîtriser les
risques quand ils accomplissent des exploits. Pour eux, le jeu consiste
à
flirter avec le danger sans franchir la limite fatidique ; mais le
jeu
reste le jeu et parfois ils perdent. Pour l’immense majorité, la
sécurité
n’est pas un jeu.
Toutes les espèces animales, et même végétales, disposent de
caractéristiques
physiques ou biologiques les protégeant d’une trop forte prédation et
développent
des stratégies, individuelles ou collectives, qui favorisent leur
survie.
Rechercher la sécurité est donc un réflexe normal. Toutefois, chez les
animaux dotés d’une capacité de réflexion supérieure, le risque et le
danger ne se limitent pas à l’aspect physique et concret : ils
peuvent
gravement perturber le psychisme de l’individu concerné. Ainsi, pour la
majorité des hommes, la sécurité s’avère un besoin psychologique
fondamental, car il est impossible de s’épanouir quand l’angoisse
induite
par l’éventuelle apparition d’un danger oppresse perpétuellement. Se
dessinent ainsi deux aspects distincts de la sécurité : sécurité
physique et sécurité psychologique.
Il existe de très nombreux risques pour
lesquels la sécurité
fait l’objet d’une attention particulière, souvent institutionnalisée.
Sont couramment évoquées les sécurités nationale, civile,
intérieure,
sociale, économique, industrielle, énergétique, routière, financière,
alimentaire, sanitaire, domestique, informatique, etc. Les moyens mis
en œuvre,
avec plus ou moins de pertinence et de réussite, pour répondre à toutes
ces
préoccupations sont extrêmement variés. Certains dangers ou risques
sont prévenus,
couverts ou assumés par les collectivités territoriales, nationales ou
supranationales, voire par des associations ou entreprises ayant reçu
délégation,
d’autres, les plus nombreux, réclament une part d’engagement personnel
même
si une organisation, publique ou privée, offre son assistance, si des
indemnités
sont versées en cas de sinistre, si les fabricants améliorent la
sécurité de
leurs produits ou si une législation contient les dérives. Dans
certains pays,
les ailes de la protection, obligatoire, conseillée, légale ou
insidieuse,
s’étendent à de multiples aspects de la vie, ce qui mène le plus grand
nombre à se réfugier systématiquement, inconsciemment, sous ce
parapluie
providentiel. À ce titre, la France mérite une médaille.
Malheureusement,
une médaille présente toujours un revers et le meilleur des parapluies
s’avère
d’un piètre secours quand vient la tempête.
Les limites de la sécurité
Peu de périls sont réellement éliminés.
Certains
sont plus ou moins compensés financièrement quand ils se concrétisent,
d’autres sont relativement contenus, mais aucun n’est totalement écarté
et
la crainte de les subir imprègne toujours les esprits. Catastrophes,
accidents,
guerres, attentats, agressions, épidémies, récession, chômage et autres
plaies dont on se croyait protégé alimentent régulièrement l'anxiété.
Face
à ce constat, les aficionados du tout sécuritaire se sentent toujours
frustrés
et tourmentés, ce qui leur interdit un total épanouissement et engendre
des
troubles parfois graves chez les plus faibles. De fait, aucun
dispositif
n’assure la sécurité psychologique.
Autre travers : les moyens de sécurité développés
pour juguler les multiples menaces qui affectent l’existence humaine ne
sont
pas toujours utilisés de façon avisée et peuvent ainsi engendrer de
l’insécurité.
Voici trois exemples concernant les moyens de se protéger de
l’agression
physique violente :
- L’armée, dans les vraies
démocraties, là où la civilisation est la plus évoluée, à défaut d’être
aboutie ─ on en est loin ─, a pour mission officielle d’assurer la
sécurité du territoire et des citoyens du pays ou d’un pays allié.
Guerroyer au rythme des sautes d’humeur et des fantasmes d’un roitelet,
fût-il élu, n’est pas son rôle.
Malheureusement, ce principe de bon sens est
parfois écorné ; des arguties tordues, des prétextes improbables,
de prétendues
B.A. sont avancés pour justifier un usage des armes contestable.
« Où
ils créent un désert, ils disent qu’ils font la paix » remarquait
déjà Tacite au 1er siècle. Depuis, certains ne
s’embarrassent même plus de prétendre faire la paix puisque leur guerre
est
devenue « sainte ».
- Les sprays incapacitants ou
lacrymogènes sous forme de gaz ou de gel, autorisés en France, sont
destinés à l’autodéfense. De nombreuses femmes en possèdent dans leur
sac à main. Outre le fait que neuf fois sur dix elles n’ont pas le
réflexe, le temps ou l’opportunité de s’en servir ─ sac arraché ─, ces
ustensiles sont trop souvent source d’ennuis. Combien de personnes ont
fait les frais d’une simple erreur de manipulation ? Combien
d’innocents badauds ont été fâcheusement aspergés par une femme trop
stressée ? Combien d’agressions et de vols ces bombes, que
n’importe quel voyou peut acheter librement, ont-elles permis ?
- « Si le karaté est utilisé pour
une cause juste, alors sa valeur est grande ; en revanche, s’il en
est fait un mauvais usage, alors il n’y a rien de plus nuisible et
malfaisant ». Ces paroles de Gichin Funakoshi, fondateur du
Shotokan, sont toujours d’actualité ; c’est pourquoi
l’enseignement de techniques de combat, même édulcorées, sans
garde-fous éthiques et philosophiques est un acte méprisable. Et
l’affichage d’un code d’honneur sur un mur de la salle d’entraînement
n’est pas suffisant ; le bushido, ou un équivalent, doit
être intégré à la technique et à la pédagogie. Injonction qui restera
incomprise par de nombreux instructeurs ; seul un sensei
éclairé trouvera comment procéder.
Aucune découverte, aucune invention,
aucune technique, aucun objet n’est
fondamentalement bon ou mauvais ; seule l’utilisation qui en est
faite véhicule
une valeur morale. Ainsi, collectivement ou individuellement se
défendre
physiquement est légitime, mais seulement quand toutes les solutions
pacifiques
envisageables ont échoué, que l’agression est réelle, engagée ou
inéluctable.
Si ce principe est bafoué, cela provoque invariablement un surcroît de
violence et d’insécurité. Lorsqu’on confie une arme à quelqu’un ─
armée, bombe lacrymogène, karaté ou autre ─, il faut lui apprendre et
l’obliger à s’en servir correctement, à bon escient et en respectant
une
éthique. Néanmoins, cela restera un vœu pieux si cette volonté demeure
tiède
et peu répandue. Quant aux erreurs, maladresses et actes irréfléchis,
tout
doit être mis en œuvre pour en éviter l’occurrence ;
malheureusement,
les émotions ─ surprise, peur, colère, haine ─ en sont les plus
grandes pourvoyeuses.
Ce n’est pas tout :
- Détournements, abus, escroqueries
accompagnent systématiquement tous les efforts pour protéger, aider ou
indemniser le citoyen dans les moments critiques. Cela a un coût qui
pénalise l’efficacité du dispositif.
- Le contrôle étatique, qui couvre de
multiples activités, conduit certaines personnes à accorder une
confiance aveugle à ce qui est officiel : services de
l’état,
diplômes, agréments, publications, etc. Conséquence : elles ne se
donnent pas la peine d’observer, d’analyser, de juger et de décider.
Comportement funeste qui mène à confier des enfants à des éducateurs
diplômés mais incompétents, à accepter naïvement des décisions
administratives absurdes ou erronées, à orienter des collégiens ou des
lycéens vers des filières conseillées mais sans débouché…
- Les personnes qui possèdent des
objets de valeur ─ antiquités, tableaux, sculptures… ─ font souvent
installer dans leur demeure des portes blindées, des systèmes de
détection d’intrusion et une liaison informatique à une société de
surveillance. Pour les monte-en-l’air professionnels, voilà de
précieuses indications aisément repérables ; cette maison mérite
leur visite.
Malgré tout, la sécurité est nécessaire,
mais, comme dans n’importe quel autre
domaine, les excès sont préjudiciables. Aussi peut-on affirmer sans
crainte de
se tromper : « Trop de sécurité tue la sécurité. »
- Cette vérité est criante quand la
morale est absente de la recherche de sécurité. Des mafias, des gangs,
des groupes ethniques ou religieux, des tribus, des entreprises, des
dictatures et même des individus isolés recourent systématiquement à
des mesures extrêmes ─ meurtre, torture, menace, chantage, etc. ─ pour
assurer la sécurité de leurs membres, de leur territoire, de leur
pratique, de leur confession, de leur idéologie ou de leur commerce. Il
est évident que les inévitables représailles mettront à mal leurs
fantasmes de sécurité. « Qui sème le vent, récolte la
tempête ! » Sans toutefois, recourir à ces comportements
inacceptables, toute prétention à la sécurité qui, par l'exagération
des moyens déployés, néglige ou compromet celle d’autrui est vouée à
l’échec.
- Si une mesure sécuritaire s’avère
trop contraignante, elle est systématiquement contournée, ignorée ou
combattue, et même s’il s’agit d’une minorité qui la rejette, des
troubles engendreront de nouveaux dangers.
- Des parents veulent parfois protéger
leurs enfants en les confinant dans un milieu le plus aseptisé
possible, sans risques sanitaires, domestiques, d’agression,
d’endoctrinement, etc. Ces enfants-là sont en grand danger car
incapables de discerner et de surmonter les vicissitudes de la vie. La
raison commande de leur apprendre à éviter le danger ; cela
nécessite une confrontation au danger. Évidemment avec les précautions
qui s’imposent.
- La France a développé la législation
du travail la plus lourde ─ au sens propre, vu le poids de notre code
du travail ─ et, apparemment, la plus sécurisante pour l’employé. Force
est de constater au vu des chiffres du chômage depuis quarante ans que
le résultat n’est pas à la hauteur des espérances. Saurons-nous, un
jour, trouver le bon équilibre entre la juste protection du salarié et
la nécessaire stimulation de l’économie ?
Vivre au sein de dangers permanents est
impossible ; un minimum de sécurité est
nécessaire. Mais point trop n’en faut ! Un peu trop et déjà les
inconvénients
apparaissent. Constat indiscutable en dépit des diatribes des
démagogues qui
en réclament toujours plus. Sans compter que chaque ajout à la sécurité
coûte
cher, mobilise des énergies et qu’elle n’est pas fondamentalement
productive, ce qui ampute mécaniquement l’investissement productif.
Et, pour couronner toutes ces dérives, la sécurité est un fabuleux
argument pour
promouvoir ou vendre des idées, des produits ou des services dont la
pertinence
ou l’utilité ne sont pas toujours flagrantes.
Pas
de sécurité collective sans engagement individuel
Voici la synthèse des définitions
les plus courantes trouvées dans différents dictionnaires ou
encyclopédies
pour l’entrée « sécurité » :
- C’est l’état d’une situation
présentant le minimum de risque.
- C’est le sentiment de celui qui
croit être à l’abri de tout danger ou risque.
Observons deux points :
- Un minimum n’est pas une absence.
- Le sentiment et la croyance relèvent de la plus
parfaite subjectivité.
Confirmation, s’il en était besoin, de
notre précédent constat : la sécurité
absolue est une utopie. Il convient d’assimiler cette vérité
fondamentale et
d’arriver à vivre sans angoisse en dépit de multiples risques
résiduels.
D’ailleurs, aucun organisme vivant ne peut échapper au risque
inéluctable de
sa propre mort même si, grâce à certains artifices, certains y croient ─ la
vie éternelle dans les voluptés du paradis ; quelle belle
image ! La
mort est le risque majeur et ultime, c’est pourquoi elle est l’objet de
tant
de craintes, de croyances et de rites propitiatoires que le budoka
s’efforcera de rejeter. « Vivre, c’est savoir mourir »
affirme
le zen. La formule, largement adoptée par les samurai, mérite
d’être
méditée.
La recherche de sécurité est un exercice
subtil qui exige de sortir des pseudo-évidences
véhiculées par les médias populaires. Un exemple : le risque lié
au
terrorisme islamiste est aujourd’hui cruellement ressenti ; sans
doute en
raison d’une couverture médiatique exacerbée. Certes, il faut lutter
contre
l’extrémisme violent, mais il ne devrait pas inquiéter outre mesure.
Ainsi,
la mortalité routière s’avère au moins vingt fois plus importante
(moyenne
pour la France sur cinq ans), mais elle est entrée dans une forme
d’acceptation fataliste. En dépit de ce constat, nombreux sont ceux qui
ont
peur dans la foule d’un festival mais sont insouciants durant le voyage
en
voiture pour s’y rendre. La psychologie rebat les cartes.
Par ailleurs, chacun a entendu parler de sécurité active et passive,
essentiellement à propos des véhicules automobiles. Éléments de
sécurité
active : pneus, suspensions, freins, capacité d’accélération,
etc. ;
ce sont les équipements et les caractéristiques qui permettent d’éviter
l’accident. Éléments de sécurité passive : airbag, ceintures de
sécurité,
structure à déformation programmée, etc. ; tous les dispositifs
qui
limitent les conséquences de l’accident. Curieusement, la plupart des
supports de communication qui détaillent cette répartition font
l’impasse
sur le conducteur lui-même, pourtant le principal facteur de sécurité
ou
d’insécurité.
La sécurité est l’affaire de tous, mais
ce sont les parties qui constituent le
tout. Chaque individu doit donc se sentir responsable de sa sécurité et
de
celle des autres. Quand, sur le réseau routier, on maîtrise la conduite
de sa
voiture ou de sa moto ─ conduite civique s’entend, pas pilotage sportif
─, on garantit sa sécurité, celle de ses passagers et celle des autres
usagers. Personne ne peut contester ce raisonnement, pourtant les
conduites exubérantes,
présomptueuses ou inattentives sont redoutablement fréquentes.
Cette observation de bon sens peut se généraliser ; pour quasiment
tous les
risques et dangers, chacun exige une protection, des dispositifs
rassurants, des
indemnités en cas de sinistre, mais n’est pas toujours enclin à
s’investir
lui-même sous d’absurdes prétextes : « La sécurité collective
incombe à la collectivité » ; « Cela me coûte trop
cher » ;
« Je manque de temps pour m’en occuper » ; « Je le
ferai quand tout le monde le fera » ; « Mon plaisir
avant tout » ;
etc. Or tous ceux qui adoptent peu ou prou ces comportements sont les
vrais
pourvoyeurs de l’insécurité, pas seulement sur la route.
La vraie sécurité, quel que soit le risque concerné, est donc active,
individuelle, tant dans l’identification du danger et sa prévention que
dans
le traitement de l’événement et de ses conséquences, même si des
protections techniques, humaines, administratives, légales ou
financières sont
effectives. Nous sommes là en parfaite correspondance avec la pratique
des
vrais budo à main nue qui répondent parfaitement aux
différentes étapes
à mettre en œuvre pour gérer le risque d’agression, mais, nous l’avons
souligné, dépassent allègrement ce cadre restreint.
Prévention
Deux démarches préalables permettent
d’échapper à de nombreux dangers :
- Identifier les menaces.
- Cultiver l’art de les esquiver.
Cela correspond à l’objectif prioritaire
du budoka : éviter le
combat. Exactement le contraire de la finalité des sports de combat
dans
lesquels le refus de combattre entraîne une pénalité infligée par
l’arbitre. Quant aux pures méthodes de self-défense, afin de permettre
une
rapide acquisition, elles se concentrent sur l’aspect physique de
l’agression, restreignent leur champ d’application et traitent le volet
préventif
très superficiellement, celui-ci exigeant des mutations psychologiques
radicales qui ne sauraient survenir en un court laps de temps. Ces
différences
factuelles conduisent inexorablement à reproduire les comportements
habituels
d’évitement ou d’affrontement caractéristiques de chaque enseignement
dans
les situations de conflit de la vie courante.
Autre particularité du budo : si le budoka
respecte le bushido,
les agresseurs, surtout ceux qui s’avèrent réellement dangereux, ne
respectent rien ; ni règle ni morale. En conséquence, envisager
toutes
les formes de l’agression, l’infinité de ses contextes et imaginer les
méthodes
idoines pour les gérer, les éviter ou les surmonter, exige beaucoup de
temps
et une bonne dose d’intelligence. Seul un déficit d’analyse peut
restreindre le nombre des situations à explorer ; seule la bêtise
conduit
à se précipiter aveuglément sur le danger et à provoquer l’escalade de
la
violence.
Un vrai budo est sans limite,
ce qui requiert des capacités intellectuelles
─ observation, analyse, sagacité, imagination, prise de décision ─
affûtées afin de permettre d’étouffer aisément la tentative d’agression
quelles qu’en soient les prémices, solution toujours préférable à
l’affrontement physique dont les conséquences sont souvent pathétiques.
Un
bon sensei doit conférer ces qualités à ses élèves grâce à une
pédagogie
où la réflexion est omniprésente. Évidemment, il enseigne également des
techniques martiales efficaces et réalistes pour se défendre en cas
d’attaque avérée, mais il inculque la réserve et la noblesse qui siéent
au budoka.
Ce sont ces fondamentaux humanistes, éthiques, intellectuels qui
permettent au budoka
de comprendre comment éviter la plupart des affrontements ridicules
dont la vie
courante nous gratifie. Seul un vrai budo confère ce viatique.
Quand on sait analyser les différentes
phases qui précèdent, accompagnent et
suivent la concrétisation d’un danger, le risque d’agression dans le
cas présent,
et qu’on a imaginé les attitudes, comportements et méthodes pour le
juguler,
la transposition vers des risques différents se réalise aisément, le
processus intellectuel et ses implications comportementales étant
chaque fois
similaires. C’est d’ailleurs une idée développée par Miyamoto
Musashi pour
qui la stratégie du sabre peut s’appliquer à toutes les activités
humaines.
En conséquence, on imagine mal un budoka aguerri qui sait donc
observer,
analyser et comprendre une situation, adopter un de ces comportements
aberrants
et néanmoins fréquents qui exposent, outre le stupide fauteur de
trouble,
d’innocentes victimes à des conséquences fâcheuses. Il est ainsi
possible
de croiser des individus qui :
- Abandonnent un enfant dans une voiture fermée exposée
au soleil.
- Conduisent régulièrement une voiture dont les freins
ne répondent plus.
- Allument un feu de camp sous un sapin.
- Tentent d’éteindre un feu de friteuse en l’arrosant
d’eau.
- Réagissent violemment et sans délai quand ils se
croient insultés.
- S’amusent à pousser autrui à la faute dans des
situations dangereuses.
Bien d’autres conduites que le
budoka saura éviter sont créatrices de
danger ; nul besoin d’en ajouter à ceux qui existent déjà. Ainsi,
une
grande partie des drames attribués à la fatalité, à la malchance ou à
l’imprévisible découlent directement du comportement de la victime.
- À qui imputer les maladies liées à
une alimentation déséquilibrée, à l’alcoolisme, au manque d’hygiène ou
au tabagisme ? Des explications génétiques, médicales ou
psychologiques sont souvent avancées, mais la cause essentielle est
tout de même le comportement du malade.
- À la suite d’un conseil
« avisé » certains placent la totalité de leurs économies
dans les actions d’une start-up ou chez un financier qui promet monts
et merveilles. Faut-il s’étonner quand, à la liquidation de
l’entreprise, ils constatent qu’ils n’ont plus un sou vaillant.
- Les noyades d’adultes en des lieux
de baignade fréquentés où flotte un drapeau rouge (baignade strictement
interdite) sont courantes ; ces inconscients doivent-ils être
pleurés ? D’autant qu’ils peuvent inciter des jeunes à les imiter
et qu’ils mettent en danger l’éventuel sauveteur improvisé.
« Mieux vaut prévenir que
guérir ! » dit l’adage qui se révèle fort
judicieux. D’ailleurs, parfois, il n’est même plus question de
guérison.
Cependant, les exemples présentés ci-dessus font partie des
évidences ;
d’autres prises de risque sont plus subtiles. Alors, un chouia de bon
sens,
quelques pincées de cogitation et une petite dose de connaissances ne
seront
pas superflus. Ces ingrédients qui permettent de se prémunir contre de
multiples dangers se trouvent dans quelques activités ; l’art
martial,
qui ne saurait se dispenser d’une réflexion philosophique, de
considérations
éthiques, d’investigations logiques et d’une bonne dose d’imagination
créatrice
s’inscrit fort bien dans ce registre.
Surmonter tous les dangers
Quand la catastrophe survient, il faut y
faire face. Toutefois une action efficace
s’invente difficilement dans l’urgence. S’y être soigneusement préparé
ressortit au bon sens.
Des accidents de toutes sortes arrivent dans la vie quotidienne ;
les réactions
des personnes qui y sont confrontées sont souvent désordonnées, d’une
efficacité douteuse, voire dangereuse. Pourtant des cours de secourisme
sont régulièrement
proposés qui pourraient éviter l’aggravation de situations critiques,
mais
seuls ceux qui ont un besoin officiel de l’attestation de formation aux
premiers secours s’y inscrivent, même quand le tarif est dérisoire.
Face à chaque sinistre, des spécialistes sont formés pour intervenir
efficacement :
pompiers, médecins urgentistes, secouristes en montagne ou en mer, etc.
L’individu lambda ne peut pas avoir les mêmes compétences que ces
professionnels dans tous les domaines, mais il peut se doter d’un
minimum de
connaissances intellectuelles, gestuelles et procédurales lui évitant
les bévues
les plus flagrantes face aux dangers les plus fréquents. À chacun de
déterminer,
en fonction de ses activités et de son mode de vie, à quels risques il
est le
plus exposé et de se doter du minimum de compétences pour y faire face.
Néanmoins, ce n’est pas suffisant pour
celui qui veut être totalement maître de son
existence ; il doit acquérir les capacités physiques et mentales
transversales (transposables dans divers domaines) indispensables pour
contrer
la majorité des dangers. Pour obtenir ce résultat, plusieurs voies
peuvent être
empruntées, mais un budo est le parfait modèle d’une activité
ciblée
─ l’agression est le fondement de la recherche du budoka ─,
mais d’une richesse apte à stimuler toutes les facettes de l’esprit et
à développer
ces fameuses dispositions transversales. En effet, les connaissances ne
doivent
pas rester du type mosaïque, c’est-à-dire sans liens. Il faut établir
des
ponts entre chaque domaine afin que les aptitudes deviennent
transversales. Cela
exige de l’intelligence, or celle-ci se travaille.
Cultiver son intelligence, son intuition, son imagination et sa
capacité d’adaptation
est plus important que d’accumuler les réponses gestuelles ou
comportementales qui correspondent à chaque danger potentiel. Dans
cette
optique, la recherche de bunkai (applications des gestes du karate-do)
est un excellent stimulant de l’esprit et un modèle à suivre, le même
geste
pouvant s’utiliser efficacement dans d’innombrables situations
différentes
sans grande modification. L’adaptation intelligente est la voie ;
l’accumulation pléthorique de réponses techniques est une impasse.
L’esprit domine le corps. À titre d’exemple, on pourra remarquer la
concordance entre les traitements possibles d’une attaque physique et
ceux
applicables à une attaque orale. Dans les deux cas, on peut prévoir,
devancer,
calmer, ignorer, esquiver, détourner, déstabiliser, parer, répliquer,
contrer, etc. Toutefois, cet exemple peut sembler assez peu convaincant
puisque
nous sommes toujours dans le cadre d’une attaque. Mais justement, tous
les
dangers quand ils se manifestent peuvent se comparer à une attaque
qu’on peut
pressentir, éviter, minimiser, affronter, dominer, etc. Ainsi, face aux
risques
d’incendie, de contamination bactérienne, d’accident domestique, de
krach
boursier…, qui a priori n’ont rien à voir, les plus perspicaces ou les
plus persévérants
découvriront
d’étonnantes similitudes avec la manière dont un budo prévient
ou
traite le risque d’agression.
La pratique d’un art martial offre donc
une bonne préparation pour juguler de
nombreux dangers. Toutefois, ce n’est pas une baguette magique ;
tous les
risques ne disparaîtront pas lors de son inscription dans un club, ni
après de
nombreuses années de pratique. Un expert, quel que soit son domaine de
compétence,
peut toujours être dépassé par la complexité ou l’originalité du
problème
qu’il doit résoudre, a fortiori si celui-ci n’a aucun lien avec sa
spécialité.
Cependant, l’intelligence quand elle est régulièrement sollicitée peut
aplanir de nombreuses difficultés. Néanmoins, l’essentiel n’est pas là.
Les apports de la philosophie du zen
Les bu-jutsu, puis les vrais budo
qui leur ont succédé, ont été influencés
et profondément marqués par le zen, avatar japonais du bouddhisme chan,
devenu aujourd’hui assez marginal en Chine. Un débat est
récurrent : le
zen est-il une religion ou une philosophie ?
Religion : du latin religio, dérivé de religo : relier. Une
religion
est constituée de l’ensemble des croyances, coutumes, rites et
accessoires
qui relient ses adeptes.
Par ses rites immuables, zazen (position du lotus pour
méditer) et mokuso
(méditation), présentés comme étant le cœur du zen, et quelques autres
variant au gré des différentes écoles, c’est une religion. Mais sa
quête
de la vérité et son absence de croyance en un dieu lui confèrent une
dimension philosophique indéniable. Quant à son prétendu
non-dogmatisme, les
verbosités sur la réincarnation laissent plutôt dubitatif.
Les bushi et les samurai,
puis plus tard les budoka, s’intéressèrent
surtout à la philosophie du zen qui propose de sortir de
l’illusion, de
voir la réalité sans distorsion. Vivre « ici et maintenant »
est
son principal leitmotiv ; ce que la plupart des gens croient faire
alors
qu’ils se noient dans les souvenirs, les espoirs ou les craintes.
Ajoutons-y
la pratique kufu, consubstantielle au zen, qui consiste à
réaliser
chaque geste, aussi insignifiant soit-il, à la perfection en y
investissant la
totalité de l’esprit. Comportement imagé ainsi par le
zen : « Quand
je marche, je marche ; quand je mange, je mange ».
Résultat :
clairvoyance et précision ; deux qualités cruciales au combat que
les samurai
et les bushi ont largement améliorées grâce au zen.
La plupart des adultes pensent voir le
monde tel qu’il est ; c’est la première des illusions. Pourquoi un
discours
est-il interprété de façon différente par chaque auditeur ?
Pourquoi un
accident est-il rapporté avec de multiples variations par les
témoins ?
Pourquoi est-on surpris par un événement qui se signalait depuis
longtemps par
divers symptômes caractéristiques ? Pourquoi l’escobarderie de
certaines publicités ou la faconde des beaux parleurs arrivent-elles
à
convaincre avec des arguments grotesques ? Pourquoi nos pensées
sont-elles
souvent à mille lieues de la tâche du moment, occasionnant parfois des
incidents regrettables ? Pourquoi dit-on que l’amour est
aveugle ?
Pourquoi les émotions sont-elles la source de nombreux comportements
inadaptés ?
Pourquoi tant de gens ont-ils recours à la psychanalyse ? Pourquoi
les
convictions politiques ou religieuses sont-elles hermétiques au
raisonnement ?…
Nos perceptions sont le résultat d’une alchimie subtile. La réalité est
vue au
travers du prisme déformant de nos a priori, de nos sentiments, de
notre
culture, de notre ego, de nos croyances, de nos émotions, de notre
inattention... d’innombrables obstacles à surmonter pour voir
clairement le réel,
le vrai. Le mokuso en zazen aide à constater
l’encrassement des
lunettes de la conscience ; kufu est une méthode pour les
nettoyer.
La pratique martiale du karate-do suit un chemin comparable.
Discerner les
intentions de l’adversaire, la réalité et la dangerosité de ses gestes,
ne
pas se laisser abuser par ses feintes constituent des préalables
indispensables
pour accéder à la maîtrise. Toutefois, avant d’aboutir à cette juste
perception, la première étape passe par la constatation de sa
vulnérabilité,
ce qui est loin d’être une évidence pour tout le monde. Nombreux sont
les présomptueux
qui pensent, après deux ou trois années de pratique, dominer les
violences inhérentes
à la vie moderne. Sauf qu’elles ne sont pas toujours conventionnelles
et
surprennent les naïfs.
Celui qui s’engage dans la voie du budo
doit en permanence établir un bilan
entre les pires dangers qu’il est possible de concevoir, même si cette
probabilité est faible, et ses réelles capacités à y faire face. Or,
une
bousculade, un coup de genou, un coup de poing ou une projection ne
sont guère
dangereux, tout au plus humiliants. Pour un budoka, tout cela
est
insignifiant ; les différends qui conduisent l’individu lambda à
ces
accrochages physiques sont généralement résolus pacifiquement par le budoka
aguerri. Heureuse initiative, car de nombreuses rixes finissent
tragiquement,
l’escalade de la violence adoptant souvent un caractère explosif. Le budoka
se garde donc d’envenimer un désaccord. Pour lui, le vrai danger
compromet
d’emblée son intégrité physique, sa vie ou celles d’innocentes
victimes.
C’est la perspective de ce risque vital et extrême qui conduit le budoka
à se doter de l’arsenal technique et psychologique destiné à éviter, à
ne
pas aggraver ou, le cas échéant, à surmonter l’événement tragique.
Quant
aux agressions courantes qui n’auraient pu être contenues, on se
référera
au dicton : « Qui peut le plus peut le moins ». Force
est de
convenir que ce ne sont pas quelques petites années d’entraînement qui
donneront la capacité de dominer toutes les violences extrêmes
complaisamment
étalées par les médias, mais elles constituent le fondement du budo
dont les objectifs sont infiniment plus ambitieux que la maîtrise d’un
ou de
plusieurs adversaires.
La pratique d’un budo, grâce à
sa recherche incessante de perfection,
reflet de l’attitude kufu, doit réduire progressivement la
marge entre
les capacités martiales et la dangerosité des manifestations de
barbarie
pathologique, colérique, haineuse, religieuse ou ethnique, menaces les
plus
courantes de nos jours, mais elle ne peut en aucun cas donner la
certitude
d’une fin heureuse. Ce reliquat de risque perçu avec acuité conduit le budoka
vers l’humilité qui sied à la sagesse, acceptation sereine de la
réalité.
Quand un vrai danger survient, mieux vaut être connecté au réel. Seule
la
perception de la vérité, aussi cruelle soit-elle, permet un
comportement juste
et adapté.
Toutefois, la réalité est un être vivant
en perpétuel devenir ; celle
d’aujourd’hui aura peut-être disparu demain. Jamais nous ne pourrons
être
certain que l’avenir nous offrira à l’identique ce que nous chérissons
à
l’instant présent. Des événements surprennent et leur vécu
psychologique
retentit parfois de façon démesurée. Quiétude, sentiments, espoirs,
certitudes, tout peut être chamboulé en une fraction de seconde,
parfois lors
de ce qui apparaît ultérieurement comme une broutille, mais a été
jugé
angoissant au moment crucial. Or, rien a priori ne protège de ces
cataclysmes cérébraux.
La sécurité psychologique n’existe pas !
Voilà la raison qui nous avait amené à constater l’absence d’un
quelconque
dispositif pour assurer cette sécurité particulière. Impossible
d’obtenir
ce qui relève de la chimère.
Le constat peut paraître amer ; d’autant que la sécurité physique
atteint
vite ses limites. Cependant, cette première impression est celle d’un
individu qui vit toujours dans l’illusion.
Illumination
De nombreux maîtres qualifient le budo
de zen en mouvement. La comparaison
se justifie pleinement car, si les moyens diffèrent, leurs objectifs
sont identiques :
- Ne pas se laisser abuser par les
nombreux artefacts qui polluent la perception de la réalité, en
priorité celle de son monde intérieur, puis accepter la vérité telle
qu’elle est, sans la juger, sans s’en émouvoir ─ c’est la méditation,
assise dans le zen, en mouvement dans l’art martial.
- Agir en fonction de cette réalité de
façon précise et juste ─ kufu appliqué aux gestes du budo.
Pour le profane, l’adepte zen convoite
le satori (éveil ou illumination).
Rien n’est plus faux ! Chercher le satori est l’assurance
de ne
jamais le trouver. L’éveil est un état au-delà de la conscience ;
comment pourrait-on y parvenir consciemment ? L’adepte sincère
médite
sans but (mushotoku). C’est le seul moyen d’observer clairement
son
esprit ; un objectif, une pensée, une volonté, une émotion
provoquent
une fixation en un point de la conscience qui interdit une perception
nette de
la totalité de l’esprit.
« Mizu no kokoro » (l’esprit est comme l’eau). Cette
maxime zen évoque
l’image reflétée par l’eau ou perçue par l’esprit ; si l’eau ou
l’esprit sont agités, l’image est trouble. Il en va ainsi pour le budoka
qui doit observer ses adversaires sans idée préconçue, sans
appréhension,
sans réaction intempestive sous peine d’être débordé par les attaques
─ ne nous trompons pas ; nous évoquons des violences extrêmes, pas
le défouloir d’un randori (combat d’entraînement) même si ce
dernier est un passage obligé. Il n’y parviendra pas tant qu’il n’aura
pas domestiqué son propre esprit. Cela passe par la vision approfondie,
lumineuse et sans concession de sa structure, de son contenu, de son
fonctionnement et de ses dysfonctionnements. Impossible de réparer une
panne
dont on ne connaît pas l’origine.
À ce stade, il peut s’avérer pertinent
de préciser la nature de l’esprit.
C’est la totalité des facultés mentales : perception, mémoire,
pensée,
réactivité, attention, persévérance, compréhension, raisonnement,
analyse, synthèse,
logique, conception, intuition, jugement… et des phénomènes qui les
influencent, les stimulent ou en perturbent l’harmonie : ego,
inconscient, morale, sentiments, émotions, croyances, conditionnements…
Tout
cela s’imbrique dans un canevas extrêmement complexe.
Le mokuso en seiza (à
genoux, assis sur les talons), position qui
permet de se relever plus vite qu’en zazen, pratiqué au début
et à
la fin d’un cours d’art martial est une première approche directement
issue
du zen pour tenter de discerner les méandres de cette impalpable
structure.
Cette méditation a le mérite de s’effectuer dans le calme, ce qui
favorise
l’introspection, mais elle ne permet pas d'étudier l’esprit en plein
travail ou quand il est perturbé, parfois débordé. Kata, bunkai
et kumite amènent beaucoup plus de processus à observer,
comprendre et
éventuellement corriger. Cette introspection dynamique, difficile au
début,
devra progressivement s’étendre à tous les instants de la vie, en
particulier ceux qui bousculent la routine. Ce mokuso actif
révèle le
plus souvent un énorme fouillis cérébral que le comportement kufu
─ la recherche de perfection dans les kata représente le modèle
à suivre ─ va peu à peu ordonner et nettoyer.
Quand on voit clair en soi, que le
fatras initial de
l’esprit a mué en une belle organisation où les parasites ne trouvent
plus
d’hébergement, alors le monde peut apparaître dans toute sa vérité. Le
terme « illumination » est le plus souvent utilisé car, dans
tous
les écrits, le phénomène de l’éveil est fulgurant, total, comme un
flash
qui, soudainement, éclaire ce qui était précédemment dans l’ombre.
L’universalité de cette allégation n’est pourtant pas une certitude.
Peut-être
certains accèdent-ils à la lumière par étapes, progressivement ou
seulement
en partie, un domaine de leur conscience imprégné des séquelles d’un
profond traumatisme étant réfractaire à toute mutation ; difficile
de
savoir, mais quand la lumière se répand dans un domaine, il semble
logique que
l’opacité se résorbe dans les autres. Néanmoins,
la seule évidence réside dans notre propre vécu et encore, à condition
de ne
pas être victime d’une illusion.
Quoi qu’il en soit, nous pouvons tous
explorer les méandres
de notre esprit et découvrir notre réalité intérieure, mais il ne faut
pas
fuir à la première découverte désagréable ni vouloir corriger le
premier défaut
mis au jour. Voir la totalité de son esprit, tel qu’il est, tel qu’il
fonctionne habituellement, sans porter de jugement, sans tenter d’y
modifier
quelque chose ; voilà le premier objectif des méditations statique
et
active. Nombreux sont ceux qui croient y être parvenus rapidement, mais
ils ont
vu ce que leur ego souhaitait leur montrer ; autrement dit, rien
qui puisse
les faire avancer. Il faut percer la carapace de l’ego ; la
première
faille, la plus difficile à obtenir, sera décisive. Cependant, ne nous
leurrons pas ; hormis pour ceux qui ont consulté un miroir
complaisant, ce
travail sur soi ressemble à de l’auto flagellation le plus souvent
promptement interrompue. C’est vrai, c’est stressant, mais ô combien
salutaire si on a le cran de poursuivre l’épreuve.
Lorsqu'on a repéré une cause d’illusion,
de déformation,
de filtrage ou d’occultation (observation tronquée, analyse
superficielle, conditionnement, croyance,
connaissance erronée, information fausse, logique boiteuse, sentiment,
émotion…)
et qu’on a bien compris comment elle agit, il est loisible de
l’évincer,
mais cette action sera ponctuelle, ciblée et sans effet sur l’état
global de
la conscience. Si une transformation générale doit s’opérer ─ mushin-no-shin,
kensho ou satori ─, inutile de vouloir
intervenir, elle se
fera au-delà de la conscience, mais seulement si l’introspection a été
menée
à son terme et a révélé toute la structure de l’esprit, ses rouages,
ses
aptitudes et ses imperfections, tares, entraves ou autres turpitudes.
Toutefois, même en l’absence d’un état de
conscience supérieur, cette vision claire de son esprit, même
partielle, est
une formidable avancée qui procure déjà de superbes avantages.
Connaître
le monde, c’est d’abord se connaître
Lorsque nous savons, pas juste
intellectuellement, mais
de façon viscérale, dans le hara, pourquoi et comment nous
déformons
inconsciemment la réalité, il devient possible de s’affranchir, au
moins
ponctuellement, de la source de l’artefact. Ainsi, des parents béats
devant
les qualités de leur enfant découvriraient peut-être en ouvrant enfin
les
yeux une dérive pour laquelle il serait urgent d’intervenir. C’est un
constat que tout le monde peut faire : nous avons tous en tête une
image
d’autrui et une de nous-même. Images du passé, interprétations libres
de la
réalité, enjolivées, idéalisées, dévalorisées, satanisées,
métamorphosées,
le plus souvent fort loin de la vérité.
Voir clair en soi implique de franchir de nombreux
barrages, de contourner des myriades de conditionnements, d’occulter
les
souvenirs obsédants, de s’affranchir des séquelles de traumas, de
bannir les
images, les stéréotypes ou les a priori, de déjouer les manœuvres de
l’ego
qui se sent menacé quand nous mettons à nu ses ruses. Si nous avons été
capable d’esquiver les obstacles à l’introspection, il n’y a aucune
raison de ne pas surmonter ceux qui s’opposent à la perception de la
réalité
extérieure. La clairvoyance passe donc d’abord par la connaissance de
soi.
Toutefois, un entraînement à la vision extérieure claire est possible,
même
quand l’analyse de son esprit est incomplète. Il suffit de s’efforcer à
percevoir les choses et les événements sans déclencher de pensée
verbale ou
imagée. Par exemple :
- Analyser les composantes d’un bruit sans le relier à
une explication.
- Observer son adversaire sans supputer ses chances de
vaincre.
- Écouter des reproches agressifs sans juger ni
commenter ; juste les comprendre.
L’esprit est un éternel bavard ;
pour observer
correctement, il faut lui clouer le bec, ce qui ne sera pas aisé tant
que
l’ego ou l’inconscient ─ décrit par Freud comme une composante
normale de la structure de l’esprit, considérons-le plutôt comme une
maladie
mentale ─ squatteront une grande partie de l’esprit.
Spontanément, l’individu classique est trop « intellectuel ».
Il croit comprendre et veut décider en dépit d’une observation
précipitée,
superficielle, tronquée et copieusement arrangée par les multiples
influences
internes qui polluent la conscience ordinaire. Ainsi, l’esprit
fonctionne de
plus en plus en circuit fermé, prenant inconsciemment plus
d’informations en
son sein qu’au travers de ses sens qui s’atrophient petit à petit.
Surtout
si une émotion étend son voile opaque sur la réalité. Comment cet
individu
pourrait-il avoir une vision authentique ? Comment pourrait-il
prendre une
décision juste ?
La perception exacte, non altérée, des choses, des idées
et des événements, évidemment plus facile si la connaissance de soi est
très
avancée, permet une compréhension plus profonde et une adaptation
précise à
chaque contexte. Le niveau global de sécurité s’en trouve sensiblement
amélioré,
mais ce n’est pas le seul critère de qualité de vie qui en bénéficie.
Il
s’agit là d’une disposition transversale qui mérite d’être recherchée
en intégrant mokuso et kufu dans son mode de vie. Pour
le budoka
sincère, ce sera même un passage obligé.
Se connaître c’est également savoir
comment
surviennent ses émotions.
Une émotion est une réaction exagérée à un
stimulus. Il est normal de ressentir une appréhension en présence d’un
danger ; c’est une réaction juste qui prédispose à agir
intelligemment
avec toute l’énergie nécessaire. Si face au même danger la panique
s’installe, l’émotion est là, rien ne va plus, car les conséquences
risquent d’être dramatiques.
Les individus ne sont pas égaux devant l’émotivité
dont les manifestations, face à un même stimulus, sont très variées.
Certains en souffrent de façon visible, d’autres l’intériorisent plus
ou
moins, ce qui est peut-être plus néfaste. Dans tous les cas, la
surmonter représente
une victoire sur soi-même et un grand pas vers la lucidité. En effet,
frayeur,
surprise, haine ou colère aveuglent et mènent à des comportements
inadaptés
ou des actes répréhensibles et regrettables. Se libérer de l’émotion
est
donc une entreprise hautement salutaire et, là encore, quasiment
indispensable
pour celui qui prétend devenir un authentique budoka.
Deux méthodes conviennent pour limiter l’intensité
des réactions :
- Se colleter régulièrement à la cause
de l’émotion en se
donnant petit à petit les outils pour la maîtriser, mais cela prend du
temps
et il faut répéter le processus pour chaque type de réaction
intempestive.
- Quand on a compris, grâce à une
pratique soutenue du mokuso
dynamique, le mode d’apparition de l’émotion ─ impossible
d’observer une émotion dans la quiétude du seiza ─,
l’habitude du comportement kufu fournit la méthode pour, dans
un
premier temps, la contrôler et, plus tard, l’éradiquer. Comment cela
marche-t-il ? Kufu requiert la mobilisation totale de
l’esprit
dans l’action du moment ; celui-ci ne dispose plus de la faculté
de
divaguer à sa guise.
La première difficulté face à une
émotion réside
dans la compréhension de sa cause qui est rarement le stimulus
déclencheur.
Son origine est à rechercher dans les traces indélébiles laissées dans
les
limbes de la conscience par un événement antérieur. Un psy peut
éventuellement
aider, mais il est infiniment préférable pour un budoka
d’entamer un mokuso
sérieux.
Budo : sécurité et liberté
Qui cherche à vivre en sécurité n’est
donc pas démuni, mais l’investissement
personnel est proportionnel au niveau de maîtrise que l’on souhaite
obtenir
sur les aléas de l’existence. Seul le choix de la méthode dresse encore
un
obstacle. Notons tout de même que ce choix, si on veut éviter
d’accumuler
des pléthores de réponses ciblées sur chaque risque ou danger, est
restreint.
La meilleure sécurité physique, réaliste, efficace, respectueuse d’une
éthique
et aisément transposable à de multiples risques, est fourni par un budo.
Une des rares voies qui offrent une réelle connaissance de soi et une
véritable
élévation spirituelle se trouve dans la philosophie du zen inhérente au
budo.
Il n’est donc guère d’alternative à un vrai budo. Les clubs
d’arts martiaux dont les sensei s’inscrivent dans cette voie ne
sont
pas légion, mais en France, si on accepte de se déplacer un peu, tout
le monde
doit pouvoir en trouver un.
Reste que la sécurité psychologique
n’existe pas. Cependant, l’éveillé, celui
qui a atteint le satori, n’y accorde plus aucune importance,
car
il est
détaché de tout : il n’est rien, il n’a rien, il ne croit
rien !
Ainsi n’a-t-il rien à défendre ou à perdre. Évidemment, nous évoquons
là
des dispositions de nature psychologique, car ce sage profite
pleinement
de la
vie, loin de l’image illusoire de l’ermite ascétique couramment
produite
par ceux qui croient savoir. Pour lui, les risques ou les dangers,
quels
qu’ils soient, sont des problèmes techniques qu’il se donne les moyens
de résoudre
au mieux, mais qui n’engendrent aucune émotion gênante. Sa lucidité et
sa sérénité
lui confèrent une capacité à résoudre les difficultés de l’existence
infiniment supérieure à celle de ses congénères.
En bonne logique, il semble donc impératif de s’affranchir du besoin de
sécurité
psychologique puisque l’analyse révèle cruellement son caractère
totalement
utopique. Toutefois, atteindre le satori n’est pas une
condition sine
qua non pour le voir s’amoindrir ; chaque pas sur la voie éloigne
un peu
plus de cette quête terriblement prégnante et fondamentalement funeste
puisque
impossible. Quand on a pris conscience de cette dépendance nocive,
s’engager
sur la voie de la psychologie du zen en pratiquant assidûment mokuso
et kufu
devient une exigence vitale.
Au-delà de zanshin, état de parfaite attention accessible sans
difficulté
majeure, se rencontrent des états de conscience de plus en plus
libérateurs :
- Mushin : état de vide mental.
- Hishiryo ou mushin-no-shin : la
conscience sans pensée.
- Kensho : l’illumination transitoire.
- Satori : l’éveil.
Mushin, réalisable ponctuellement
avec un peu de persévérance,
offre déjà une assez bonne perception du réel. C’est facile à
comprendre. L’illusion est une construction de l’esprit ; le vide
mental, l’absence de pensée discursive ou visuelle, n’autorise pas sa
création. L’observation est pure. Cet état survient spontanément chez
presque tous dans diverses circonstances ; il faut le rendre
intentionnel. Comment passe-t-on de mushin à mushin-no-shin ?
C’est inexplicable ; on le constate, c’est tout. Mushin-no-shin,
kensho et satori sont inaccessibles à la compréhension par la
conscience
commune en dépit de notre esprit cartésien qui réclame des définitions
et
des explications.
Ces raccourcis descriptifs ne doivent pas occulter l’énorme travail sur
soi et le
temps nécessaire à la maturation d’un individu accompli, clairvoyant,
serein
et totalement épanoui, mais le voyage en vaut la peine et chaque étape
apporte
son lot de satisfaction. Attention toutefois à ne pas tout
mélanger ; les
aspects physiques, techniques, intellectuels et mentaux peuvent
s’acquérir en
se fixant des objectifs et en vérifiant périodiquement leur maîtrise,
mais la
progression dans les états de conscience au-delà de mushin ne
peut pas
se programmer ainsi.
En pratique, le parcours d’une voie ─ ikebana, chanoyu,
kyudo, kendo ou karate-do
─ est essentiellement une
recherche de perfection absolue (kufu), technique ou artistique
et
spirituelle. L’entraînement peaufine la technique, la méditation
améliore
la connaissance de soi qui permet de lever les obstacles à la
progression
technique. C’est cette ascèse qui élève l’esprit vers les états de
conscience supérieurs, à condition de toujours rester mushotoku,
sans
but, sans calcul, sans intention autre que l'acquisition d'une
technique
parfaite et d’une vision limpide des tréfonds de sa conscience. Le
désir de
devenir un être supérieur ne forge que des individus vils, arrogants et
méprisables.
Les voies martiales, karate-do notamment,
présentent un aspect utilitaire bienvenu pour se
sentir moins vulnérable au sein de l’agressivité du monde moderne, mais
elles ont surtout l’insigne mérite de solliciter harmonieusement
l’ensemble
des capacités physiques, techniques et toutes les facettes de l’esprit,
ce
qui, à longue échéance, s’avère crucial et fournit toutes les qualités
transversales nécessaires pour surmonter les multiples difficultés de
l’existence. Quant au mokuso qui permet de bien se connaître et
au kufu
qui ordonne l’esprit, deux avancées majeures vers la sagesse, ils
libèrent
du besoin insatiable, obsessionnel, mais totalement illusoire de
sécurité
psychologique.
Quand on pense « sécurité »,
pas en regard d’un danger précis mais
pour traverser la vie sereinement, lucidement et libéré du poids des
mirages
pseudo-sécuritaires, ces authentiques budo, non édulcorés et
empreints
de philosophie zen, représentent la meilleure voie.
Sakura Sensei
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