LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI N°46 décembre 2022
KUMITE
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S’opposer manu militari à la barbarie d’un forcené, être attaqué par des individus furieux pour une obscure raison,
voir surgir des armes dans ce qui n’était qu’une simple altercation, tenter d’entraver une tentative d’attentat suicide,
aider une femme dont des hommes veulent abuser ou être soi-même la victime... Cette liste pourrait s’allonger indéfiniment
et même être complétée par certains sports !? de combat qui confinent à l’absurde. Les situations violentes dans
lesquelles chacun pourrait être impliqué physiquement ou comme témoin sont donc d’une extrême variété, même si elles
peuvent se résumer à des coups, des saisies et autres gentillesses. Néanmoins si ces échantillons de la malfaisance
humaine présentent quelques points communs, les différences abondent. En effet, les particularités du combat, kumite en
japonais, découlent des circonstances, des objectifs, des moyens, des contraintes, voire des règles ou des interdictions,
qui le caractérisent. S’ensuivent des comportements, des actions, des techniques et stratégies spécifiques, théoriquement
adaptés à la situation. D’ailleurs, si kumite signifie littéralement rencontre de mains, le kanji te évoque plutôt ce qui
se fait avec la main, vide, outillée ou armée. Cela élargit le champ d’investigation du budoka.
Les sports de combat, même les plus brutaux, ne se conçoivent pas sans règles ni une longue liste d’interdictions et ce
sont celles-ci qui définissent leur configuration, mais il existe une constante : la rencontre arbitrée n’oppose
toujours que deux adversaires qui utilisent des techniques similaires et respectent les mêmes directives. Quasiment rien
de tout cela ne se retrouve dans l’art martial (budo) qui est censé répondre avec tous les moyens disponibles dans l’instant,
parfois dans un autre registre, à tous les cas de figure de la violence physique : agresseurs seuls ou multiples,
sans foi ni loi, armés, voulant voler, violer, rosser ou tuer... ; la riposte sera-t-elle pour autant sans limites ?
Non, bien évidemment, même si les agresseurs les transgressent toutes.
D’abord, le respect de la loi s’impose. La légitime défense s’inscrit dans un cadre parfaitement défini. Citons, en
particulier, la proportionnalité de la riposte en regard de la gravité de l’agression. Certains instructeurs de self-défense
ne s’embarrassent pas d’autre contrainte et prônent des réponses sans état d’âme. Néanmoins, beaucoup d’autres font preuve
d’un minimum de retenue et ne préconisent pas une loi du talion systématique. Pour le budoka, cet embryon de bienveillance
n’est pas suffisant, car le budo, loin de se borner aux techniques qui permettent de surmonter bagarres de rue et saisies
intempestives quelle qu’en soit la finalité, s’élabore autour de deux piliers correspondant aux kanji qui forment le mot budo :
- Bu (guerre) exige une préparation physique et technique qui confère les aptitudes nécessaires pour affronter avec quelque
chance de succès toutes les formes de la violence individuelle ou collective, fussent-elles du plus haut degré d’abomination.
C’est ce caractère extrême que le budo met en exergue afin d’inciter le budoka à se doter de la meilleure panoplie martiale
possible et à développer les capacités mentales indispensables à sa mise en œuvre dans les situations les plus éprouvantes.
Pour ce faire, kata et kihon, qui se pratiquent seul, ont souvent été qualifiés de zen en mouvement, car en recherchant leur
perfection ils constituent une porte ouverte sur la perception fine du corps, sur les tréfonds de l’esprit en pleine activité,
sur l’origine des difficultés rencontrées, tant techniques que mentales, et sur la possibilité d’y remédier.
- Do (voie) impose de cultiver des qualités spirituelles hors du commun pour porter la technique à son
apogée et l’employer
à bon escient : maîtrise et connaissance de soi, sérénité, lucidité, esprit de justice, empathie et humanisme. Imaginer
se retrouver au cœur des violences extrêmes, fondement du budo, conduit à s’interroger sur la mort, la sienne ou celle qu’on
pourrait infliger, et à susciter des réflexions éthiques ou philosophiques, conditions sine qua non pour permettre à l’esprit
de se sublimer.
Évidemment, tout cela ne se réalise pas en un tournemain ; une vie s’avère rarement suffisante, mais l’essentiel est de
s’engager sur cette voie et d’y avancer.
Ces préalables établis, examinons ce qu’ils impliquent dans la pratique du budo.
Le combat total, allant potentiellement jusqu’à la mort du vaincu, ne peut pas, à titre d’entraînement, s’envisager tel quel
au dojo, chacun le comprend bien. Néanmoins, les dispositions qui permettraient de dominer ce genre d’épreuve doivent se
cultiver ; il faut donc trouver comment s’y préparer de la façon la plus réaliste possible sans s’exposer à d’éventuelles
blessures, certes néfastes et désagréables, mais surtout qui obligent à interrompre l’entraînement.
Durant plusieurs siècles, les maîtres de l’Okinawa-te, puis du karaté, ont privilégié kihon, kata, bunkai et yakusoku gumite
(assaut codifié). Le jyu gumite (combat libre), ou randori (combat d’entraînement), était peu pratiqué et seulement lorsque
la maîtrise de l’art martial était acquise. D’ailleurs, certains sensei, à l’instar de Gichin Funakoshi qui qualifiait le
jyu gumite de pratique de voyou, l’ont complètement banni. Cela n’a pas empêché l’émergence de redoutables bushi (guerriers).
Aujourd’hui, les jyu gumite sont monnaie courante dans les clubs de karaté et les débutants n’apprécieraient pas qu’on les leur
interdise puisque même des gamins de six ans qui ne comprennent rien aux décisions arbitrales s’affrontent en championnat,
encouragés par les hurlements de parents hystériques. Cependant, il faut être conscient du gouffre qui sépare l’art martial
du sport de combat, notamment en karaté, terme susceptible de désigner indifféremment l’une ou l’autre de ces disciplines.
Celui qui souhaite s’orienter vers un authentique budo a tout intérêt à s’abreuver aux sources de l’Okinawa-te et à délaisser
le trop-plein actuel de modernité sportive, flagrante jusque dans les examens de grade où toutes les formes de kumite et bunkai
n’envisagent qu’un adversaire et toujours sans arme. Ces restrictions n’ont pas lieu d’être dans l’entraînement du budoka.
Certes le jyu gumite présente un aspect ludique attrayant même pour un novice, mais à trop y recourir, surtout quand on suit
en permanence les règles de la compétition, on s’éloigne d’une réelle préparation martiale.
Par ailleurs, il ne sert à rien d’exécuter des prouesses techniques ou acrobatiques si elles ne permettent pas de clore
instantanément une agression. Pour former de vrais budoka, l’entraîneur doit insister sur l’acquisition et le perfectionnement
des bases du budo, car si une simple touche est validée par l’arbitre en karaté sportif, l’efficacité martiale impose la
recherche du chi mei (coup décisif qui entraîne une mise hors de combat immédiate). Bien sûr, en travail avec un partenaire,
même si celui-ci se précipite en avant, l’atemi sera stoppé avant de toucher le point vital visé (sun dome), mais réalisé
avec un maximum de puissance et de précision. En revanche, les pratiques mollassonnes, justifiées par le désir utopique de ne
pas blesser, quand elles s’installent durablement, n’ont jamais produit l’émergence de vrais budoka. Ainsi comprend-on les
sensei des temps héroïques de l’Okinawa-te qui ne toléraient le combat libre qu’une fois les bases techniques maîtrisées et
le mental affûté ; c’est-à-dire après de nombreuses années de pratique. Actuellement, cela n’est plus concevable ;
l’hégémonie du karaté sportif a changé les mœurs. J’aurais d’ailleurs mauvaise conscience à supprimer les randori de mes
entraînements, arguant de leur inutilité, car j’y ai moi-même pris beaucoup de plaisir. Voyons donc comment concilier ces
exigences contradictoires.
Il me semble nécessaire de ne forcer personne. Partons du principe attesté par les pionniers du karaté que, outre le travail
des kata, des bunkai et du kihon, des yakusoku gumite riches et variés sont suffisants pour acquérir une vraie compétence
martiale. Aussi, quand du jyu gumite est proposé, laissons chacun décider s’il veut combattre ou s’abstenir et consacrer ce
laps de temps à l’approfondissement des kata. Une précision toutefois : la valeur didactique du jyu gumite traditionnel
est limitée. C’est pour l’essentiel un test révélateur de la qualité d’observation et du niveau de maîtrise atteint par le
karatéka, néanmoins largement limité par les conventions qui l’encadrent. En effet, en dépit du kanji jyu, la liberté n’est
jamais totale, il reste toujours des consignes pour éviter les accidents et préserver la noblesse de l’art martial. Cet
exercice ne permet donc pas de juger de la capacité à surmonter des agressions réelles ni d’acquérir des compétences martiales
supérieures à ce que confèrent kata, bunkai et yakusoku gumite. Quant à combattre deux ou trois opposants, ce qui permet de
développer sa vigilance et sa stratégie, cela se réalise trop souvent avec une détérioration des techniques ; mieux vaut
l’envisager dans le cadre rigoureux des yakusoku gumite. Je conseillerai donc aux budoka qui souhaitent pratiquer le jyu gumite
de l’aborder de telle sorte qu’il ne nuise pas à leur préparation martiale.
Quand nous réalisons un enchaînement de gestes, un schéma s’imprime en nous ; c’est la mémoire procédurale. La répétition
affine le schéma, mais si elle est défectueuse ou relâchée, celui-ci se détériore. Mieux vaut ne rien faire que pratiquer
mollement ou approximativement, quand on est fatigué ou démotivé par exemple, ce qui mène à une régression. Quoi qu’il en soit,
nous avons, au cours de notre vie, enregistré, dans différents domaines, une multitude de plans d’action plus ou moins judicieux
qui ne sont pas souvent compatibles avec les besoins du moment. Lors de notre pratique budo, il faut donc se garder de mobiliser
ceux qui ne correspondent pas à celle-ci. Ce pourrait être : un reste d’apprentissage de judo ou de boxe anglaise ;
l’habitude de toiser son contradicteur en s’approchant exagérément de lui ; une confiance démesurée, car trop
intellectualisée, en ses capacités de défense ; la résurgence de réflexes de défense archaïques qui exposent plus qu’ils
ne protègent ; la tendance à se soumettre systématiquement à une manifestation d’autorité ; la certitude qu’une bombe
lacrymogène dans son sac à main permettra de se débarrasser des importuns... De nombreuses actions ou réactions préétablies que
l’on serait tenté d’utiliser ne conviennent pas ou peu. La vigilance s’impose envers les adversaires, mais plus encore
envers soi-même.
Au début d’une agression, un assaillant peut sembler seul ; la tentation de faire appel à l’expérience du randori classique,
donc de nous concentrer sur ce trublion, est grande, mais ce serait une magistrale erreur. Dans tous les cas il est impératif
d’envisager la survenue d’un ou de plusieurs complices ; une attention multisensorielle s’avère indispensable. Par ailleurs,
tout ce qui expose à une attaque imprévue sans possibilité de réaction immédiate ou de fuite est à bannir. On ne sera pas surpris
de trouver ces enseignements dans les kata, qui transpirent l’art martial. Dans ceux-ci, jamais on ne marque une station prolongée
dans un angle, ce qui limiterait la liberté de manœuvre ; tous les pivots permettent de toujours connaître l’emplacement des
différents assaillants ou d’en découvrir de nouveaux ; les contrôles et immobilisations - cherchez bien ; il y en a
beaucoup - se réalisent dans des attitudes qui permettent de riposter instantanément en cas de nouvelle attaque ; les
projections sont assurées par la dynamique du hara et par de judicieux leviers pour réduire la force nécessaire puis s’achèvent
dans des positions stables et bien ancrées. Tout cela doit se transposer dans des yakusoku gumite avec plusieurs adversaires,
nous y reviendrons, mais de nombreux autres points sont à considérer.
Commençons avec le sun dome (contrôle) qui caractérise la gestuelle du karaté. Quand le budoka maîtrise cette technique, les
entraînements à mains nues ou avec armes sont sans danger malgré la vivacité et la puissance des attaques. Malheureusement, cette
absence de risque incite les débutants à combattre trop près, à une distance du partenaire qui leur serait fatale si un atemi était
réellement porté et parfois des karatékas plus avancés en profitent pour pénétrer, bousculer leur adversaire et
poursuivre en combat au sol comme cela se pratique en grappling, forme moderne de lutte sans coup porté. Face à un karatéka aguerri
dont l’atemi sans contrôle peut se révéler létal, ce serait du suicide. Certes, le jyu gumite est un exercice ludique qui offre la
possibilité d’explorer des techniques d’origines diverses, mais il faut être conscient de l’aberration que représentent certaines
d’entre elles dans le cadre du budo. Ainsi, pour envisager une saisie, prélude à une projection, ne nous jetons pas sur un assaillant
et son probable atemi ; envisageons cette action après avoir nous-même infligé un atemi ou attendons une attaque que l’on aura
détournée. De toute façon, gardons-nous d’aller au sol volontairement avec l’adversaire, car cela expose exagérément à l’attaque
d’un comparse. Néanmoins, quand on projette, il arrive d’être soi-même entraîné dans le mouvement ; un atemi à la réception,
empi uchi par exemple, permet de se dégager et de se redresser rapidement, mais une meilleure technique et une position plus solide
auraient évité cet écueil. En fait, celui qui est projeté mais réussi à saisir son adversaire peut renverser la situation en réalisant
lui-même une projection, mais il faut posséder d’excellents réflexes et une bonne technique. Dans le cas contraire mieux vaut au dojo
abandonner sa saisie pour ne pas emmener son partenaire avec soi et tomber l’un sur l’autre, cause fréquente de blessure, dans un
enchevêtrement plus près du crêpage de chignon que de l’art martial.
Évoquons maintenant l’observation, l’attention, la vigilance, la perception, tout ce qui va présider à la prise de décision.
En karaté sportif, l’objectif est de gagner, ce qui implique de multiplier les attaques pour marquer des points et tant pis si on se
fait contrer, on pourra toujours remonter au score ultérieurement. Si la vie est en jeu, le premier impératif est de ne pas la perdre,
or même une simple dispute peut dégénérer, les journaux regorgent de ces faits divers. Donc, pas d’initiative hasardeuse, mais une
observation lucide qui informe du relâchement de la vigilance adverse ou des prémices d’une attaque. Revoyons ce qui a été écrit ou
filmé sur les combats de samouraïs : phase d’observation très longue, recherche de l’ascendance mentale (combat de ki :
énergie vitale), explosion de l’attaque et riposte sobre, mais décisive.
L’état d’esprit avec lequel on aborde le kumite conditionne sa physionomie. Peu importe le mode de combat de l’adversaire qui ne doit
pas déteindre sur le nôtre. En effet, il est courant de se laisser imposer le rythme ou le style (préhension ou percussion ;
souple ou dur ; mobile ou statique…) de l’adversaire. Il ne faut pas subir, sauf si c’est une ruse pour inciter l’adversaire à
commettre une faute. Si nous nous attachons à construire un vrai budo, entamons chaque randori comme si le danger était réel, avec un
esprit ouvert, calme, vigilant, déterminé, réactif et déclenchons nos attaques ou contre-attaques avec parcimonie et à bon escient.
L’article sur le jyu ippon gumite fournit quelques pistes pour rendre le jyu gumite plus pertinent.
Les bushi et samouraïs cultivaient leur sérénité et leur lucidité grâce à la pratique kufu inhérente au zen qui consiste à s’efforcer
de tout faire à la perfection. Cette tranquille assurance, qui n’excluait pas une éventuelle et soudaine réaction violente en cas
d’attaque surprise, leur conférait une évidente dignité. Le budoka serait bien inspiré en adoptant cette attitude, en particulier en
randori, s’il souhaite faire de son karaté un art martial efficace et susceptible de le transcender. Dans cet esprit, quand on estime
avoir été marqué, il conviendrait d’arrêter momentanément l’échange afin d’honorer la performance de l’adversaire, or au dojo de
nombreux combattants se soucient peu de ce qui ne les percute pas. Attendu qu’un atemi contrôlé n’a pas entamé leur pugnacité, ils
poursuivent leur assaut. D’ailleurs, la fréquence de cette attitude qui refuse d’accepter une défaite augmente quand les atemi manquent
de vigueur ou sont enchaînés trop vite sur des trajectoires courtes, devenant ainsi moins incisifs, moins rigoureux, donc moins
convaincants.
La conclusion est évidente. Toutes les attaques et contre-attaques - en deux minutes, le grand maximum devrait avoisiner la
dizaine - doivent s’approcher de l’idéal recherché en kihon et kata : vives, précises et techniquement justes, bien sûr
avec kime et sun dome. Ainsi seront-elles parfaitement identifiables par l’adversaire. Certes, il est difficile pour celui qui débute
de réaliser des techniques irréprochables, mais aussi pour celui, plus aguerri, qui a pris de mauvaises habitudes ; cependant,
il faut s’efforcer d’aller dans le sens de la perfection martiale ou d’y revenir. Quant à celui qui concède la défaite, il adopte la
position musubi dachi et salue debout (ritsurei) ; son partenaire lui rend son salut et le jyu gumite reprend.
Il peut arriver qu’un karatéka ne perçoive pas un atemi pourtant correct ou l’estime raté et continue le combat. En sport, il est
inconvenant de s’opposer aux décisions arbitrales. En jyu gumite, l’arbitre est celui qui accepte ou non sa défaite ; on ne
conteste pas son jugement quel qu’il soit. Si le partenaire poursuit l’échange sans marquer d’arrêt, on s’adapte sans manifester une
quelconque désapprobation. Le budoka doit rester digne. Précisons tout de même que si le sun dome doit être présent sur tous les points
vitaux, il est possible de porter un véritable atemi sur les abdominaux - à moduler en fonction du grade ou de la stature du
partenaire -, le seul risque étant le spasme du diaphragme, douloureux mais sans conséquence. À utiliser sur celui qui ne s’arrête
jamais quand il est marqué.
Malgré les multiples thèmes que je propose lors des jyu gumite afin d’explorer au maximum les conditions des agressions, une prescription
est permanente : préserver l’intégrité physique des partenaires. Cependant, ce n’est pas suffisant, car si tout est théoriquement
permis dans la limite des consignes du moment, des actions mal maîtrisées entraînent parfois des blessures malencontreuses. Il faut donc
ajouter l’impérieuse nécessité de recourir uniquement aux techniques suffisamment travaillées en kihon, kata ou yakusoku gumite en évitant
de les détériorer ; ne confondons pas vitesse et précipitation. Ce challenge est suffisamment ardu ; inutile de rajouter des
difficultés supplémentaires et surtout de causer des dommages en présumant de ses capacités. Le randori n’est pas le moment de
l’apprentissage, mais celui de la bonne utilisation de ses connaissances.
Ces quelques lignes permettront-elles de gonfler les rangs des budoka authentiques ? Il est loisible pour chacun d’agréer mes conseils
ou de les négliger, mais un choix, martial ou sportif, doit s’opérer, l’entre-deux n’étant guère profitable. Si l’orientation est martiale,
il ne faut pas pour autant s’enfermer dans un carcan. Le jyu gumite est pour beaucoup un moment de détente ; quand on en possède une
assez longue expérience, rien n’interdit d’y mettre de la fantaisie, d’essayer des techniques inhabituelles ou d’innover. Dans ce cas,
le partenaire doit être au diapason, mais si on s’octroie des récréations occasionnelles, il faut savoir revenir à l’essence du budo.
Forts de ce besoin de nouveauté, certains imaginent enrichir leur pratique grâce à quelques incursions dans le combat avec contact, car
prétendument plus réaliste que le karaté et son sun dome. À chacun ses convictions, mais le sport, avec ses nombreuses règles et
interdictions, ne peut guère se comparer au budo qui envisage l’éventuelle confrontation à la violence la plus extrême, sans limite de moyens
hormis celles dictées par la loi et la morale. Lequel est le plus riche et le plus réaliste ?
Quant à ceux qui préfèrent s’abstenir de pratiquer le randori, ils ne risquent pas de s’égarer hors du budo, mais je pense que lorsqu’ils se
sentent suffisamment aguerris, ils devraient de temps en temps tester leur art sur un adversaire qui ne coopère pas. Toutefois, il arrive un
âge où l’on devient plus fragile. Dans ce cas, la sagesse commande de s’en tenir aux kata, bunkai, kihon et yakusoku gumite, bien suffisants
pour grandir l’esprit, toujours le meilleur outil pour répondre sereinement aux événements stressants.
Le jyu gumite et le budo ne sont donc pas antinomiques, mais par souci de cohérence, il est souhaitable que le budoka conserve un esprit
martial dans cet exercice, même si l’aspect ludique reste l’ingrédient qui lui donne sa saveur. Néanmoins, quelle que soit l’orientation prise,
sport ou budo, il est hautement souhaitable de pratiquer dans la dignité. J’ai encore en tête le comportement des karatékas français et
japonais à l’issue des finales du championnat du monde de karaté en 2012 à Paris. La comparaison était éloquente. J’ai eu honte pour notre
équipe de guignols dont la victoire acquise péniblement aurait mérité un peu d’humilité.
Sakura sensei
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