LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI N°45 janvier 2022
KATA HAKUTSURU
Les
kata, formes techniques qui simulent un combat, sont
la bible du karaté. Grâce à ceux-ci, les enseignants d’aujourd’hui
peuvent élaborer un cursus de transmission du savoir martial accumulé
au cours des âges par des bushi (guerriers) qui vécurent à
Okinawa durant
plusieurs siècles une situation unique au monde : prohibition du
port
d'arme, assignation à résidence de tous les nobles du royaume et
diverses autres mesures coercitives imposées par le
roi en 1477, et toujours maintenues ensuite, pour juguler les
éventuelles tentatives d'insurrection, fréquentes en ces temps agités.
En 1609, le shogun (le général en chef du Japon), irrité par les liens
jugés trop étroits entre Okinawa et la Chine, envoie ses samurai
envahir l'île, reconduit les prescriptions royales et y ajoute
l'interdiction de toute pratique
martiale. Ces contraintes exacerbèrent la
détermination des bushi, bien épaulés par l'ensemble de la
population
d'Okinawa, à perfectionner, évidemment dans le plus
grand secret, les moyens de défense à main nue pratiquée de longue date
dans
l'île et à développer ceux utilisant les outils de
travail, plus efficaces face au terrible sabre nippon. Cette longue
période d'optimisation du budo s'acheva en 1879, date de
l'annexion d'Okinawa à l'empire
nippon et début de l'omniprésence des armes à feu au Japon qui
rendaient budo et kobudo obsolètes.
Les kata sont donc les seuls témoins des concepts
martiaux conçus et mis en œuvre à une époque marquée par la
confidentialité des
entraînements et l’absence de documents écrits ou visuels, conséquences
de l'étroite surveillance et des brimades subies par un peuple meurtri
mais jamais soumis. Il serait présomptueux de
prétendre s’affranchir de cet héritage, fruit d'une histoire
exceptionnelle — que les conceptions modernes du combat
peuvent compléter mais jamais remplacer, le contexte ne s'y prête
plus — car, outre un fantastique
répertoire technique, les kata
contiennent de nombreux enseignements encore
pertinents de nos jours : tactique, stratégie, psychologie,
éthique, philosophie, pédagogie... Encore faut-il les avoir
suffisamment pratiqués et étudiés pour en tirer la substantifique
moelle, car les nombreuses générations de maîtres ou prétendus tels qui
se sont succédé ont chacune amené leur lot d'erreurs,
d'incompréhensions et de remaniements, les rendant
ainsi de plus en plus difficiles à décrypter.
Chaque
style, système, courant, organisation ou école (ryu) de karaté a
sa propre liste de kata. Certains sont spécifiques à un ou deux
ryu, d’autres communs à plusieurs, souvent sous des
noms distincts, mais ils affichent toujours de larges différences
conceptuelles et gestuelles. De fait, chaque ryu tient à se
démarquer et
privilégie une certaine forme de combat : souple ou ferme,
rapproché ou à distance, avec ou sans kime, offensif ou
défensif, mains ouvertes ou poings fermés, martial ou sportif...
S’ensuivent, dans le même kata pratiqué dans différentes
organisations, des modifications liées à des
interprétations particulières de certains gestes, des rajouts
purement esthétiques, des maniérismes ou de la théâtralité, des
séquences entièrement différentes — la justification est souvent
opaque — et parfois de véritables incongruités quand la finalité
d’un ryu
n’est pas clairement établie. Laissons de côté les aspects
spectaculaires, esthétiques, standardisés et l'absence de réalisme des
formes destinées à la compétition et penchons-nous sur l’art vraiment
martial dont la finalité réside intégralement dans l'efficacité, même
si celle-ci implique en préalable la possession de nombreuses
dispositions physiques
et surtout mentales. Il n'est pas nécessaire de pratiquer beaucoup de kata
pour être efficace, mieux vaut en maîtriser un petit nombre, cependant,
il convient de soigneusement sélectionner ceux qui constitueront notre
base de travail. Le réalisme impose d’envisager toutes les situations
potentiellement ou réellement agressives et de proposer des solutions
variées, graduées et adaptées au contexte. Ainsi, mixer dans son
programme d’entraînement des kata d’origines différentes
proposant des méthodes et stratégies sans équivalent ailleurs s’avère
toujours judicieux, car le meilleur combattant est toujours celui qui
dispose des plus grandes capacités d’adaptation conférées par un
savoir-faire
martial apte à faire face aux violences les plus variées. À condition
toutefois
d'harmoniser judicieusement les différentes sources pour ne pas créer
de conflit conceptuel. Pour un enrichissement
maximum, il serait intéressant de rechercher des kata anciens (koshiki
no kata), ce qui permettrait d'apprécier l'état de la connaissance
martiale à une époque du passé et de comprendre leur évolution
lorsqu’une correspondance moderne existe. Néanmoins, cette quête est
pour le moins ardue, peu d’archives étant disponibles et rien ne
garantissant qu’un koshiki no kata soit supérieur à une version
récente qui aura peut-être bénéficié d'améliorations. D’ailleurs, les
prétendus kata anciens que certains pensent détenir ont tous
subi les affres de la transmission orale et certains, pourtant
essentiels, dont l’existence sur une longue période est attestée, se
sont même quasiment effacés de la mémoire collective.
Cependant, un kata dont
le nom est mentionné dans tous les documents relatant la genèse des
différents ryu, qui par un curieux concours de circonstances a
disparu totalement des dojos pendant plus d’un siècle, a
ressuscité au début du 21e siècle pour le plus grand bonheur
des budoka. Il serait invraisemblable de ne pas s’y intéresser,
d’autant que ce kata qui se nomme Hakutsuru est d’une grande
originalité, surtout en regard des kata
Shotokan dont la gestuelle est beaucoup plus hachée.
Hakutsuru
(haku = blanc, tsuru = grue, soit : Grue blanche)
illustre le style de wushu (art martial chinois) Bai he quan (bai
= blanc, he = grue, quan = boxe, soit : boxe de la
Grue blanche) pratiqué en Chine à partir du 18e siècle dans
la région du Fujian. Le premier à avoir introduit ce kata à Okinawa fut, selon toute
vraisemblance, Chatan Yara (1668-1756) qui séjourna plus d’une
vingtaine d’années en Chine. S’agit-il de la transcription d’un taolu
(l’équivalent chinois du kata)
préexistant ou d’une création ex nihilo s’inspirant du style de la Grue
blanche ? Mystère quasi-insoluble actuellement. Chatan Yara
l'aurait enseigné à Takahara Peichin (1683-1760), puis à Tode Sakugawa
(1733-1815) qui le transmit, cela est assuré, à son élève et successeur
Sokon Matsumura (1797-1889). Tous ces protagonistes eurent le loisir de
perfectionner leur art de la Grue blanche lors de fréquents voyages
dans le Fujian, donc d'en affiner la perception, ce qui a évidemment
amené des modifications dans l'exécution du kata.
Sokon Matsumura, chef et instructeur de la garde du royaume des Ryukyu
de 1816 à 1868, représente à mes yeux la référence absolue de
l’Okinawa-te puisqu’il a détenu et maîtrisé une large panoplie martiale
avec arme (ken-jutsu, iai-jutsu, bo-jutsu...),
outils (kobu-jutsu) ou à mains nues, notamment grâce à sa
fonction qui lui octroyait des prérogatives exceptionnelles alors que
les samurai du shogun interdisaient armes et tode
(art martial local) aux habitants d'Okinawa. Tous ses compatriotes,
les pionniers du Goju-ryu et du Ueshi-ryu inclus malgré leur
revendication d'une filiation essentiellement chinoise, se sont démenés
pour
recevoir son enseignement, ce qui atteste de ses grandes compétences, à
la fois martiales (même les samurai étaient admiratifs) et
pédagogiques. Hakutsuru, un de ses premiers apprentissages auprès de
Sakugawa, figurait en bonne place dans la liste des kata du
Shorin-ryu que Sokon Matsumura fonda vers la fin de sa vie en unissant
le shuri-te et le tomari-te. Tous ceux qui furent ses
élèves pratiquèrent Hakutsuru.
Que
s’est-il passé pour que ce jalon essentiel de l’histoire du karaté,
pratiqué par tous les précurseurs des styles développés ultérieurement,
disparaisse à lafin du 19e siècle alors que les autres kata
du Shorin-ryu nous sont tous parvenus, certainement avec de
substantielles modifications ? Nous ne le saurons sans doute
jamais, mais force est de constater que parmi tous les styles
référencés par la Fédération Française de Karaté, y compris ceux qui
ont conservé le terme Shorin dans leur dénomination officielle, aucun
ne mentionne Hakutsuru, ou une des nombreuses dénominations faisant
référence à la Grue blanche, dans sa liste de kata. Le même
constat
peut d’ailleurs s’opérer dans la plupart des pays. Cependant, nous
devons à Hirokazu Kanazawa son exhumation en 2000 à l’occasion d’un
rassemblement du Shotokan Karate International à Bali dont la vidéo est
maintenant visible sur YouTube. Malheureusement, celui-ci étant décédé
en 2019, il ne pourra pas nous révéler sa source ; peut-être une
création personnelle s’inspirant du Bai he quan ou d'un taolu pratiqué
à Shaolin, ou plus vraisemblablement l'interprétation personnelle d'une
forme faisant référence à la Grue
blanche recelée par quelque ryu sous un
autre nom. Cette dernière
hypothèse semble d’ailleurs tout à fait plausible puisque Kanazawa a
déjà élaboré un Gankaku-sho convaincant et un Nijuhachiho, version
Shotokan et sensiblement différente du Nipaipo Shito. Quoi qu’il en
soit, l’histoire de la création de ce style de wushu dont
découle Hakutsuru est assez bien documentée, ce qui a dû et devrait
éviter les égarements dans des exécutions hors de propos.
Bien
que différentes versions de l’origine de ce style existent, elles
fournissent toutes un récit similaire : l’observation par une
jeune
fille du comportement d’une grue.
Fang Qi Niang, née au début du 18e siècle dans la province
du Fujian, fut instruite en wushu par son père, Fang Zhengdong,
un expert laïc formé dans un temple Shaolin. Un jour, Qi Niang, alors
très jeune, faisait sécher du grain devant chez elle quand elle vit une
grande grue blanche (le plus grand oiseau du Japon ; environ 1,5
mètres de haut) descendre du toit et commencer à picorer sa récolte.
Elle s’arma d’une tige de bambou afin de chasser l’intruse qui lui
inspirait à la fois crainte et curiosité. Elle tenta d’abord de lui
frapper la tête, mais la grue se montra habile à l’esquive. La jeune
fille essaya ensuite de piquer son corps ; l’oiseau recula et
frappa la tige de bambou d’un violent coup de bec. Qi Niang continua
d'utiliser les techniques apprises de son père, mais en vain, la
promesse d’un festin de grains étant trop tentante pour que la grue se
laisse dissuader. Étonnée par l’adresse de l’animal, elle laissa les
jours suivants quelques grains accessibles pour le faire revenir. Elle
put ainsi continuer à l’attaquer de diverses manières pour tester ses
réactions. Elle aurait même eu le privilège d’assister à un combat fort
instructif entre la grue et un serpent que celle-ci finit par tuer d’un
coup de bec sur la tête. Toutes ces expériences minutieusement
observées permirent à Qi Niang d’analyser, de comprendre et d’assimiler
les stratégies d'attaque et d’autodéfense de cette grue blanche.
En mariant ce que son père lui avait appris du Shaolin quan et les
techniques de la grue — gestuelle, agilité, tactique, ruse,
élégance, etc. —, Fang Qi Niang créa, après trois années de
réflexion, le Bai he quan qui influença une large partie des arts
martiaux en Chine, à Okinawa et au Japon.
Cette histoire est souvent agrémentée de péripéties liées à la conquête
de la Chine par les Mandchous, qui correspondent parfaitement aux
événements de l’époque. Ces détails authentiques crédibilisent ce qui
aurait pu n’être qu’une légende, mais même dans ce cas, le modèle de la
grue saute aux yeux dans Hakutsuru.
Parce
que l’art de la Grue blanche du Fujian a été élaboré hors du temple,
plusieurs maîtres de Bai he quan le considèrent comme un art
indépendant. Cependant, la fondatrice a appris surtout de son père qui
maîtrisait le Shaolin quan. Il est donc judicieux de reconnaître à la
fois les racines ancestrales et l’apport créatif de son concepteur.
D'ailleurs, le Bai he quan, intégré aujourd’hui au Shaolin quan, est
devenu un des styles majeurs enseignés à Shaolin avec
plusieurs déclinaisons : la grue qui vole, qui chasse, qui chante,
dans son nid...
Un kata provenant plus ou moins
directement de Shaolin, estimé de Sokon Matsumura, fondateur du
Shorin-ryu (Shorin est la traduction japonaise de Shaolin), n’aurait
jamais dû connaître l’oubli. Il faut reconnaître à Kanazawa Sensei
l’immense mérite de l’avoir sorti de l’ombre. En conséquence, intégrer
Hakutsuru dans notre programme technique semble tout à fait pertinent
puisqu’il se révèle largement différent de l’ensemble des kata
du Shotokan-ryu, même si
Gankaku (Chinto dans d'autres styles) semble s’inspirer ponctuellement
de la Grue
blanche. Cependant, les vidéos de face,
ICI,
et de dos, ICI,
où l’on voit Hirokazu Kanazawa effectuer ce kata
puis quelques bunkai sont de médiocre qualité, ce qui nuit à la
perception des détails. De plus, de
multiples
différences entre ces deux vidéos enregistrées à quelques heures
d'intervalle indiquent qu'à cette époque la forme de ce kata
n'était pas totalement fixée. Une autre vidéo du kata Hakutsuru
présenté par Javier Gutiérrez Baldor,
ICI,
8e dan Shotokan-ryu espagnol, affiche une meilleure
définition, là aussi avec de notables nuances d’exécution. Quant à
celle d'Élida Wagner,
ICI,
nous la qualifierons de particulière. On pourra
également s'inspirer d'une exécution par Erkan Kemir, mieux maîtrisée
mais malheureusement
tronquée, ICI.
Toutes les
prestations de karatékas de style Shotokan disponibles sur le
web présentent des particularités plus ou moins marquées qui traduisent
une certaine liberté d'expression. Ensuite,
quelques ryu présentent aujourd'hui des versions diversement
nommées qui leur sont
propres. Sont-elles récentes ou plus anciennes ? Je n'ai pas de
réponse tranchée ; comme pour Paiho, Hakucho ou Hakkaku, kata
ressemblant vaguement à Hakutsuru, dont les exécutions sont à géométrie
variable, pratiqués par divers ryu. Je me suis entraîné de
nombreuses fois avec des experts Shito, Goju ou Shorin durant les vingt
dernières années du 20e siècle ; aucun n'a évoqué
Hakutsuru, ou ses variantes, qui semble bien avoir subi une éclipse
totale durant environ un siècle. Qui a réhabilité le premier un kata
faisant référence à la Grue blanche ?
Kanazawa, Alexander, Ayashi, Sakumoto, Matayoshi ou un autre maître ?
On ne le
saura sans doute jamais
puisque plusieurs sont décédés et que les rivalités entre ryu
restent fortes,
ce qui entrave l'éclosion de la vérité, mais tous ces maîtres ont
laissé leur empreinte en enregistrant leur version, chaque fois
différente.
Voici celles de Teruo Ayashi et Shinpo Matayoshi,
ICI ;
de George Alexander,
ICI ;
de Sakumoto Tsuguo,
ICI.
Toutefois, Hakucho fut enseigné au Goju
Kensha Hombu dojo de Tokyo en 1985 lors d'un stage. Afin de ne pas
l'oublier, un participant a filmé sa propre prestation,
ICI.
Évidemment, cette forme est celle adoptée par une école Goju, mais de
larges passages sont comparables aux exécutions Shotokan. Serait-ce la
source d'inspiration de Kanazawa ? Mystère !
Alors,
quelle forme privilégier ?
Aucun kata japonais ne copie
strictement un taolu chinois ; rechercher un éventuel
modèle originel, qui n’existe peut-être pas, est donc inutile, car les
maîtres okinawaïens, et plus tard japonais, ont toujours aménagé les
apports chinois de façon à les intégrer harmonieusement au Tode, à
l’Okinawa-te, au karaté ou aux spécificités de leur ryu, voire
à les plier à leurs désirs. De plus, lors des transmissions, chaque
maître a imprimé sa propre marque, faisant ainsi évoluer, souvent à la
marge, parfois profondément, le déroulé du kata ; les
vidéos précédentes en attestent. Néanmoins, les versions de Hakutsuru
véhiculées par les experts en Shorin-ryu, ne pourrait-elle pas
bénéficier de l'hypothèse d'un héritage plus
fiable ? Pas nécessairement, car si la dénomination Shorin fait
évidemment référence à Sokon Matsumura, cela ne constitue aucunement
une garantie d’authenticité, les filiations officielles n’étant pas
souvent respectueuses du legs des générations précédentes ; je l'ai
moi-même constaté à
plusieurs reprises. D'ailleurs, toutes les vidéos de Hakutsuru
enregistrées par des karatékas Shorin-ryu exposent de substantielles
dissemblances. Et n’oublions pas que de nombreux ryu
(Shotokan,
Shito, Shotokai, Shukokai, Wado...), en dépit de noms différents,
sont des descendants du Shorin-ryu. Finalement, compte
tenu de la multitude de versions disparates pratiquées dans les
différentes écoles,
je préfère, en dépit de captages vidéo imparfaits, me référer, à
quelques détails près, à la prestation
de Hirokazu Kanazawa filmé de face lors d'une répétition, dont la
maîtrise martiale, la
pédagogie et la créativité furent universellement reconnues. Sa
démonstration publique, vue de dos, est nettement moins aboutie. Les
autres
vidéos de karatékas Shotokan disponibles permettront
de préciser certains points. Cependant, j'ai
été gêné par la fin du Hakutsuru de Kanazawa, qui emprunte des
mouvements caractéristiques de Unsu, rompant ainsi avec la gestuelle du
style de la grue qui ignorait à sa création le hikite,
qui n'a été systématisé qu'à la fin du 18e siècle, et le
poing fermé,
dont l'efficacité est bien moindre que les subtilités offertes par la
main ouverte. J'ai tout de même décidé de conserver cette fin en
l'état, n'étant pas habilité à modifier un kata créé par un
maître
reconnu. J'exploiterai mes idées personnelles dans les bunkai
de ce kata.
Toutefois,
reproduire la gestuelle ne
suffit pas ; il faut s’installer dans l’esprit du concepteur pour
en saisir les subtilités et vivre le kata sans fausse note. À
cette fin, des échassiers tels que la grue ou le héron méritent d’être
observés puisqu’ils sont à l’origine du style de la Grue blanche et du kata
Hakutsuru.
Ces oiseaux aux longues pattes se nourrissent fréquemment de poissons
ou de crustacés, aussi les trouve-t-on dans les étendues d’eau peu
profonde, couramment en position d’attente sur une patte (tsuru ashi
dachi ou ippon dachi). Le malheureux poisson qui passe à
leur portée ne verra pas venir la fulgurante attaque de bec (washide
uchi : cinq doigts réunis en forme de bec). Pour se déplacer
en milieu aquatique, les grues lèvent souvent la patte au-dessus de la
surface, caractéristique gestuelle bien imitée par Hakutsuru, et
parfois, en se reposant, elle emprisonnera ou assommera une proie (fumi
komi geri : coup de pied écrasant). Leurs élégantes
ondulations correspondent dans le kata à une flexibilité du
tronc inhabituelle, surtout en Shotokan-ryu qui apparaît souvent un peu
trop rigide. Quant aux majestueuses
élévations des ailes observables dans leurs parades amoureuses ou
lorsque l’oiseau est surpris et adopte une attitude de garde, elles ne
manquent pas d’être évoquées par les amples mouvements de bras du kata.
Cependant, si la grue est généralement paisible, elle se montre capable
d’accélérations fulgurantes de ses armes naturelles (pattes, ailes et
bec) que le kata reproduit à merveille. Hakutsuru véhicule donc
une bonne part de mimétisme, comme les doigts écartés à l’image des
rémiges au bout des ailes de la grue, qu’il sera bon de considérer.
Exécuter
correctement un kata
constitue une première étape, mais il prendra tout son sens et révélera
ses secrets grâce aux nombreux bunkai dont il recèle. Plusieurs
séquences de Hakutsuru suggèrent une application évidente ;
Hirokazu Kanazawa en propose d’ailleurs quelques-unes. Cependant,
excepté quelques rares mouvements symboliques, aucun geste d’un kata
ne sert à rien ; ils doivent tous pouvoir s’appliquer en combat.
De plus, c’est le nombre de bunkai réellement fonctionnels
fournis instantanément sur chaque geste ou séquence qui atteste du
niveau atteint par un budoka.
Un kata comme Hakutsuru est potentiellement la source de
centaines, voire de milliers d’applications. Pour cheminer vers cette
quintessence de l’art martial, s’inspirer de l'exquise gestuelle de
la grue, s’imprégner de l’atmosphère particulière qui doit présider à
toute exécution d’Hakutsuru, stimuler son imagination créative et
installer le kata au cœur de son efficacité martiale, je
conseille de visionner une des nombreuses vidéos de grues du Japon
disponibles sur la toile. Par exemple :
ICI.
Et n'oublions pas que cet oiseau élégant est un redoutable
combattant ;
ses exploits guerriers évoqués précédemment en témoignent. Ainsi, les
gracieux mouvements du kata
Hakutsuru ne doivent pas occulter sa finalité fondamentalement
martiale. Surtout pour des karatékas du Shotokan-ryu, souvent un peu
trop guindés, mais la plupart des
styles de karaté sont concernés, il y a là un potentiel de recherche de
l'efficacité en combat réel que le karaté moderne, plus souvent sport
de combat qu'art martial, a totalement occulté, car il privilégie la
force, la vitesse et la virtuosité, qualités cardinales de la
compétition sportive. Le vrai budo se construit dans le
réalisme
des différentes formes possibles de l'agression ; il exige
sérénité,
lucidité et s'il n'exclue pas la puissance ou la souplesse, il mise
davantage sur l'aisance gestuelle, la
ruse et la subtilité. Dans cette optique, Hakutsuru constitue un bon
vecteur de la voie réellement martiale, en tout cas un complément
bienvenu des kata historiques du Shotokan-ryu. Ajoutons un élément
capital :
attendu que Hakutsuru n'est pas répertorié par la fédération, il
n'intéressera pas les purs compétiteurs ni les enragés de la course aux dan ;
seuls les vrais budoka y trouveront l'opportunité
d'élargir et d'affiner leur perception de l'efficacité.
Il
ne nous reste plus qu’à imbiber le karate-gi
de notre sueur pour élever nos prestations de ce kata et
de ses bunkai à un niveau honorable, ce qui augure de très
nombreuses années de pratique, de recherche et de progrès vers la
maîtrise, car son originalité est quelque peu déroutante, mais nous
avons toute la vie devant nous.
Sakura sensei
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