LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI janvier 2011
éveiller l'esprit
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Freud l’a bien montré : nous sommes compliqués.
Tellement compliqués que nous
risquons à tout moment de nous perdre dans les tortueux méandres de
notre
conscience. Aussi, dans le vain espoir de ne point nous fourvoyer, tels
des petits Poucet, nous suivons un chemin jalonné de petits cailloux
blancs. Mais
qui donc a semé ces repères dans notre esprit ? Pas vraiment nous,
même si nous ne pouvons nier y être pour quelque chose. Les auteurs de ce
balisage sont plutôt à rechercher du côté de l’atavisme, de la culture, de
l’éducation, de la pression médiatique, toutes traces qui, si l’on veut bien
examiner la question sereinement, sont les témoins du passé. Or le chemin que nous
avons tranquillement parcouru hier peut bien avoir été emporté par un
glissement de terrain. Si nous le suivons aveuglément aujourd’hui, nous avons toutes
les chances de nous retrouver au fond d’un ravin.
Ces petits cailloux blancs, ce
sont les conditionnements qui façonnent nos pensées, guident nos
comportements, perturbent nos sentiments, enflamment nos émotions.
Oh ! quand rien ne brouille la routine quotidienne, ils ne nous posent guère
de problèmes, si ce n’est de nous maintenir dans cette consternante
routine, mais quand nous sommes confrontés à une situation exceptionnelle
— le karatéka pense évidemment à l’agression, mais l’imprévu ne se limite
pas à cela —, ils deviennent des pièges dans lesquels nous nous
précipitons.
Le présent ne saurait être une perpétuelle répétition du passé.
De plus, quelle garantie
avons-nous de la validité de ce chemin tracé par les générations
passées ? Prenons un sujet essentiel : le bonheur. En dépit de fugitifs
moments de joie, d’euphorie et d’une recherche débridée du plaisir, la plupart
d’entre nous ne connaissent pas vraiment le bonheur, cet état permanent
de sereine plénitude, plus souvent rêvé que vécu. Mais nous
prétendons tous, en dépit de notre ignorance, rendre nos enfants heureux et nous
suivons pour cela les préceptes dictés par de prétendus maîtres à penser :
écrivains, philosophes, psychologues, cinéastes et autres idéologues médiatiques
qui imaginent tous détenir l’ultime vérité. Là où le bât blesse, c’est
qu’aucun ne peint le même tableau. Et ces divergences ne sont pas
de l’ordre de la nuance. Elles ne naissent pas non plus d’une
confrontation de points de vue. L’objectif et les moyens à mettre en œuvre pour
accéder au Graal sont à chaque fois différents et souvent antagoniques.
D’ailleurs, j’ai moi-même fait le test auprès d’un large public ; très peu de
gens peuvent donner une définition du mot « bonheur » et
parmi ceux qui formulent une réponse, les références les plus fréquentes tournent
autour de l’argent, de la chance, de Dieu, du destin ou de la négation
pure et simple : « le bonheur n’existe pas ». Tout cela n’a
rien d’étonnant ; la fatalité a longtemps été le fil conducteur de la
vie. Saint Just ne proclamait-il pas en 1794 : « Le bonheur est
une idée neuve en Europe. » L’idée n’est plus neuve, mais elle s’est fanée
avant même de s’être épanouie. Quel espoir ces errements donnent-ils à
nos enfants d’être plus heureux que nous ou que leurs aïeux ? Certes,
les nouvelles générations ont gagné en confort, mais le bonheur peut-il se
résumer à cela ? Au final, le bonheur reste un rêve pour la majorité
d’entre nous et nous nous évertuons à lui trouver de pauvres substituts qui ne
nous procurent que des frustrations.
Ainsi nous perdons-nous, en suivant les chemins balisés de notre inconscience.
Freud avait tort, cependant !
Malgré quelques incontestables
lumières, son modèle théorique de la psyché, ce foisonnement confus de
la conscience, ce conflit permanent entre ce qu’il a nommé principe de
plaisir et principe de réalité, tout cela est l’esprit de l’homme malade. S’il
a généralisé les résultats de ses observations prétendument médicales (on
sait aujourd'hui qu'il a falsifié celles-ci), c’est, sans
doute, qu’il était lui-même atteint des mêmes dysfonctionnements, lui
faisant croire à une vérité universelle. Et peut-être, la majorité
d’entre nous est-elle victime de semblables troubles psychiques.
Mais les hommes sains ne
fonctionnent pas selon le schéma freudien. Les hommes en pleine
possession de leurs
moyens n’ont pas d’« inconscient ». Les hommes sages ne sont
pas la proie d’éternels conflits. Les hommes heureux sont maîtres de leur
esprit.
Je vous l’accorde, ces
bienheureux élus n’abondent pas, mais, quels que soient l’époque ou le
lieu, des hommes de cette trempe ont toujours émergé — surrections
merveilleuses au sein d’un océan d’hommes accablés. Malheureusement,
ces modèles sont toujours discrets, aussi Monsieur Tout-le-Monde, aveuglé
par notre civilisation de l’apparence, se tourne-t-il vers ce qui lui
semble être l’évidence : le discours des hâbleurs, menteurs et autres
beaux-parleurs. Ainsi, ces êtres sages, sereins, épanouis, sur lesquels
tous les regards devraient converger, privés des feux de la rampe,
restent-ils cantonnés dans l’ombre et le mépris. Pourtant, parmi ces hommes
d’exception qui jalonnent l’histoire humaine, certains, peu nombreux il
est vrai, ont laissé de leur expérience une trace écrite d’une
incontestable pertinence. Le point culminant et, à mon avis, ultime est atteint dans
l’œuvre de Jiddu Krishnamurti (1895-1986). Le principal apport de ce dernier
est sans doute l’immense espoir qu’il amène à tout homme de bonne volonté
soucieux de son épanouissement et de celui de son entourage. Certes, nous sommes
compliqués, malades, torturés, mais il n’y a pas de fatalité ;
chacun peut accéder à la félicité. La seule question évidente qui semble
s’ensuivre est : comment ? Cependant, si Krishnamurti décrit
férocement les aberrations qui habitent notre esprit afin de nous inciter à agir,
il ne donne pas de véritable réponse à cette question — peut-être la
question n’est-elle pas pertinente !
« Celui qui sait ne parle
pas. Celui qui parle ne sait pas », disait déjà Lao Tseu (6e
et 5e siècles avant notre ère).
Vous voulez savoir néanmoins ?
N’attendez pas la réponse puisque ceux qui la connaissent ne vous la
livreront pas puisqu'elle est cryptée en chacun de nous. Prenez votre
baluchon et partez, seul, à la découverte
de cette « terra incognita ». Et nul besoin de vous réfugier dans
l’ésotérisme pour expliquer l’apparemment inexplicable. L’objectif est la maîtrise
absolue de toutes les composantes de votre esprit qui, enfin,
pourra s’ouvrir à la Vérité. Soyez extrêmement attentif à la valeur des
mots : maîtriser, c’est être maître. Cela implique de cesser d’être disciple,
de rejeter toute forme de dépendance psychologique — vis-à-vis des
hommes mais aussi des idées et des choses. Si un gourou prétend vous
guider jusqu’à la divine lumière, fuyez, c’est un charlatan qui, lui-même, n’a
jamais approché la sagesse en dépit des simagrées affichées par ce type
de dangereux énergumène. Attendu que le but est l’indépendance
psychologique, dès l’instant où vous vous placez dans la dépendance de quelqu’un, vous
êtes absolument certain de ne pas être dans la Voie. La lumière que
vous cherchez est en vous ; aucun éclairage extérieur ne vous aidera.
Tout au plus peut-on vous donner quelques indications sur la porte étroite qui
conduit sur la Voie, mais c’est à vous seul que revient la tâche de la
franchir, puis de parcourir ce chemin mythique. Le maître, c’est vous !
Une seule certitude : il
faudra fournir de sérieux efforts ; rien n’est gratuit ! Mais
cela ne saurait rebuter un authentique budoka.
J’ai toujours été frappé
par la similitude qui existe entre les arts martiaux
orientaux qui suivent le do (la Voie) et la
recherche du bonheur telle qu’elle est appréhendée en Occident. Je
sais, aujourd’hui que similitude n’est pas le terme
adéquat ; do et quête du bonheur sont un seul et même
concept abordé différemment selon les cultures. Et pour que la
correspondance soit parfaite, ajoutons la même propension à se fourvoyer. Sans doute
le bonheur est-il quelque chose de trop simple pour nos esprits
embrouillés !
L’art martial permet au budoka
de se sortir sereinement d’un conflit. Avec un certain degré de
maîtrise, il permet d’éviter les conflits.
Le bonheur est l’art de vivre sans conflit — y
compris, et surtout, avec soi-même.
Cette singulière correspondance mérite bien d’être approfondie.
L’art martial, voie de la perfection humaine !
La grande supériorité des véritables
arts martiaux réside dans la primauté qu’ils accordent à la maîtrise de
l’esprit. Que devient, en effet, l’efficacité technique si le
combattant ne maîtrise pas ses émotions, manque de détermination ou néglige
d’observer des détails pourtant essentiels ? De nombreuses activités de type
self-défense, krav-maga ou même des sports de combat dont la finalité est uniquement
sportive, affichent sans vergogne la prétention de conférer rapidement
une efficacité en cas d’agression. Cependant, dans leur grande majorité,
elles se limitent à une panoplie technique. Panoplie souvent indigente
d’ailleurs quand elles se targuent de rendre performant un large public en peu de
temps. Aussi peuvent-elles parfois faire illusion à l’entraînement ou en
compétition, mais, lors d’un véritable affrontement où la vie est en jeu, le manque
de préparation mentale se fera cruellement sentir. Certes, quelques experts en
self-défense aux qualités exceptionnelles, véritables vitrines promotionnelles,
pourront se sortir sans dommage d’une agression, mais ce qui est en jeu ici, c’est
l’efficacité des méthodes de combat elles-mêmes, le bénéfice que le
pratiquant de base peut en espérer quand il se trouve confronté à ces
accès de violence dont regorgent nos sociétés modernes. Et là, force est de
reconnaître leurs énormes lacunes en termes de maîtrise de soi et d’élévation
spirituelle qui devraient accompagner l’acquisition d’une technique
réputée efficace. L’éthique minimaliste, le renforcement de la réaction
impulsive et l’absence de philosophie qui les caractérisent, incitent à régler les
conflits physiquement, instantanément et sans discernement. De nombreux
instructeurs contribuent ainsi à rendre le monde plus agressif, plus
violent, en dépit de leur prétention à lutter contre ce fléau, et exposent leurs
élèves à des déconvenues cuisantes. Déconvenues protéiformes pour la victime
d’une agression qui se jette dans la bagarre. Dans certains cas, son
intégrité physique sera largement compromise, alors qu’avec quelque lucidité, une
solution pacifique aurait pu être mise en œuvre. Dans d’autres cas,
l’escalade inhérente aux manifestations de violence conduira à des
comportements regrettables qui empêcheront de dormir pendant longtemps.
Et il faudra peut-être répondre de ses actes devant la justice. Mieux vaut
réfléchir avant, car il est des situations où l’agresseur obtiendra le soutien
des juges, où, par un mystérieux concours de circonstances, les rôles
d’agresseur et de victime seront curieusement inversés.
Mais comment pourrait-on jeter
la pierre à ces enseignants qui se conforment simplement à un
comportement universel. Dans un monde dualiste qui oppose dominants et dominés, la
règle couramment admise est de se situer du côté des dominants. Mieux vaut
écraser qu’être écrasé. Et ça marche… parfois… pour quelques-uns !
Jusqu’au jour où ils sont eux-mêmes écrasés. Nous suivons ainsi de
multiples principes à la structure empreinte d’une effarante puérilité.
À croire que la majorité des individus est incapable de raisonner
spontanément au-delà du premier degré. Malheureusement pour nous, la réalité est
rarement conforme à nos idées simplificatrices et les exemples de solutions
évidentes qui se sont révélées fausses sont légion.
Ainsi, lorsque la mode des
sports de compétition occidentaux envahit le Japon, à partir de la fin
du 19e siècle et durant la première moitié du 20e, le besoin de
prouver sa supériorité — raison d’être de la compétition — se
propagea rapidement dans les clubs d’arts martiaux de l’empire du
soleil levant. À cette époque marquée par l’abolition du pouvoir des shogun,
la fin de l’isolationnisme nippon et le rejet des valeurs ancestrales
consécutif à l’irruption de la modernité occidentale, les arts martiaux japonais
étaient considérés comme une culture et n’auraient su, dans l’esprit des
principaux maîtres, dériver vers le combat libre, la dangerosité des
techniques excluant une utilisation sportive. Mais sous la poussée
populaire enivrée de nouveautés occidentales, les rencontres sauvages entre les
adeptes de dojos concurrents devinrent extrêmement fréquentes et d’une
bestialité à peine imaginable.
Pour contenir cette dérive, les maîtres de karaté — l’ensemble des
arts martiaux suivit à peu près le même parcours — prirent deux initiatives :
- Afin de coller à l’air du temps et de canaliser la violence,
ils orientèrent l’art martial vers une pratique sportive, encadrée par des règles
strictes interdisant toutes les techniques dangereuses, les toutes nouvelles
sociétés de gymnastique françaises et les clubs de boxe anglais servant de
modèles. Ils vidèrent ainsi leur art de toute substance martiale. De la culture de
l’art martial, on glisse vers le sport de compétition. Cette mutation sera
achevée en 1957, date des premiers championnats de karaté du Japon.
L’erreur est ici manifeste : le meurtrier cessera-t-il ses agressions si on
lui enlève son poignard ? Dans ce cas, il croisera bien une cuisine où il
pourra se réarmer. Le danger n’est pas dans la technique ou dans l’arme mais dans l’esprit
de celui qui la détient.
- Ils systématisèrent
le discours philosophique sur la finalité de l’art martial et
accentuèrent le message éthique afin de provoquer la réflexion nécessaire à la
maîtrise de soi, qualité indispensable au bénéficiaire de l’enseignement d’une
technique dont ils souhaitaient préserver un minimum d'efficacité. Cela
se concrétisa par le remplacement du suffixe jutsu (technique) par do
(Voie), qui traduit, dans l’esprit japonais, le
parallélisme entre la maîtrise technique et la perfection humaine. De
plus, la plupart des sensei adoptèrent un dojo kun (compilation
de préceptes moraux) qu'ils affichèrent dans leurs dojos.
Seuls des naïfs pouvaient
croire à ce programme qui amalgamait la démagogie et l’élitisme. Car
comment ne pas être frappé par l’antagonisme de ces deux
décisions ? L’une transforme le karaté en gymnastique apparemment inoffensive,
alors que la compétition forge des esprits de plus en plus
agressifs ; l’autre préserve son efficacité martiale, mais en bannissant toute
forme d’agressivité non immédiatement nécessaire. Paradoxe qui
n'empêcha pas de nombreux maîtres de
soutenir, au moins dans le discours, ces deux initiatives. Sport de
compétition et art
martial n’ont pourtant pas grand-chose de comparable sur le plan
technique ! Et que dire de l’esprit qui correspond à chacun d’eux ?
Indubitablement, c’est le grand écart ! À la vérité, le paradoxe
n’est qu’apparent, car il y eut très peu de maîtres pour promouvoir un
véritable enseignement martial au début du 20e siècle. L’introduction
du karaté dans les écoles et universités, d’abord à Okinawa puis, un peu
plus tard, dans tout le Japon, incita les maîtres de l’époque à se
préoccuper avant tout d’éducation physique de masse, ce qui excluait dans leur
esprit, peut-être à regret, toute efficacité martiale afin de contenir la
violence de leur jeune public. D‘ailleurs, cet art martial s’est propagé sous
l’appellation karate et non karate-do,
ce qui démontre une préoccupation essentiellement technique, gymnique,
éducative, sportive, loin de la spiritualité et de l’efficacité afférentes au do.
N'oublions pas qu'au Japon le dojo est un lieu de culte (étymologiquement
lieu [jo] où on pratique la voie [do]).
Et, si les écrits de cette période mentionnent des préoccupations
éthiques et philosophiques, la réalité quotidienne des entraînements fut
beaucoup plus prosaïque : les beaux principes théoriques se sont réduits à
l’instauration d’une discipline très stricte. Ajoutons le précédent
créé par la fulgurante expansion du judo, version sportive du ju-jutsu,
dont les premiers championnats se déroulèrent au Japon en 1936 et l’on
comprendra aisément l’empressement de tous les maîtres d’Okinawa à s’engouffrer
dans la promotion du karaté sportif, au Japon d’abord puis dans le
monde entier ensuite, en arguant de sa prétendue capacité à pacifier les
esprits — prétention colportée à l’envi par l’ensemble du monde
sportif. Cette démarche n’empêcha pas le peuple japonais, avec les
adeptes des dojos en fer de lance, de faire preuve de la plus extrême barbarie
durant la première moitié du 20e siècle. Malgré cet
antécédent désastreux, et après plus d’un siècle d’expériences éloquentes, le
grand public, soutenu par le discours lénifiant de pseudo-spécialistes,
est toujours persuadé de la valeur du sport de compétition pour lutter
contre l’agressivité. La comparaison entre un vrai dojo d’art martial
— si, si, ça existe ! — et un stade de foot est
pourtant éloquente. Ce constat commence à pénétrer
les consciences, puisque, aujourd’hui, une bonne partie des maîtres
japonais revient à un karaté martial, attestant ainsi de l’erreur constituée par
l’expérience du karaté exclusivement sportif.
Cependant et indépendamment de
cette confusion entre les démarches guerrières, pacifiques, agressives ou
sportives, la tradition japonaise s’appuyait, dans les siècles passés,
sur le
concept « shin-ghi-tai » pour juger la valeur d’un bushi
ou d’un samurai et cette trilogie est toujours mise en avant
par les instances fédérales pour évaluer la maîtrise du pratiquant moderne.
- « Shin » souligne
l’importance de l’esprit, du mental dans l’efficacité ; car, de
tout temps, la prédominance de l’esprit sur le corps a été reconnue.
- « Ghi » recouvre le savoir-faire technique.
- « Tai » représente le corps et ses diverses
capacités : force, souplesse, précision, rapidité, détente, etc.
De « shin-ghi-tai » à « technique-psychologie-philosophie »
Tradition n’est pas vérité !
Pouvez-vous imaginer un tsuki
(coup de poing) théoriquement maîtrisé (concept ghi),
mais sans puissance, ni vitesse, ni précision (concept tai) ?
Avez-vous déjà vu un parfait yoko tobi geri (coup de pied
latéral sauté) (concept ghi) exécuté par un
karatéka sans souplesse, ni détente (concept tai) ?
C’est évident, nous sommes face à des
impossibilités, aussi la dichotomie entre ghi
et tai est-elle absurde. Capacités physiques et maîtrise technique sont
indissociables. Quant à shin, généralement
traduit par esprit, mais qui recouvre une infinité d’aspects plus ou
moins imbriqués — psychisme, psychologie, mental, volonté,
motivation, intelligence, mémoire, émotion, sentiment, intuition, ego,
etc. —, le concept est trop vaste, véritable fourre-tout, pour conférer une
quelconque utilité pratique. Sauf si on y voit uniquement les aspects hargne,
mordant, volonté de gagner tels qu’on les observe chez les champions. Dans ce
cas il suffit de travailler au développement de l’agressivité, mais on entre
en contradiction avec le do qui implique sérénité et
bienveillance. Cela ne saurait satisfaire un vrai budoka.
Finalement, shin-ghi-tai
ne nous offre pas les repères susceptibles de nous guider sur la Voie.
En conséquence, je lui préfère, malgré d’évidentes faiblesses indissociables de la
volonté de faire court, la trilogie technique, psychologie et
philosophie qui confère plus de poids au volet spirituel en y intégrant les
éléments indispensables à une discipline qui prétend suivre le do.
Car, si la maîtrise de l’esprit peut s’avérer vitale en situation de
conflit, elle confère avant tout la capacité de les éviter. De plus,
elle offre de telles perspectives d’épanouissement, de bonheur et autres
bienfaits dont nous parlerons plus tard qu’il serait absurde de la négliger ou de
la sous-estimer.
- Technique.
Inutile de s’étendre sur ce terme qui, dans ce nouveau contexte, englobe ghi
et tai. Cette intégration évite de travailler des
qualités physiques, comme la souplesse ou la force, pour elles-mêmes,
sans lien avec la forme technique — j’ai souvent entendu les maîtres
japonais reprocher à des karatékas occidentaux d’être trop forts, trop
musclés. Cela étant, cette partie de l’évaluation est relativement
aisée pour un jury ou un instructeur expérimenté. L’élève pourra donc
toujours être guidé dans sa progression technique.
A contrario, l’évaluation de shin
— au sens large — se heurte à des difficultés quasiment
insurmontables. D’abord, seule une profonde et délicate exploration
peut révéler
l’origine des difficultés d’un budoka. Or les professeurs très
avancés sur la Voie qui peuvent pénétrer les arcanes de la conscience
d’autrui sont extrêmement rares. Ensuite, sauf dans quelques cas
particuliers, un sensei possédant cette compétence ne pourra
guère aider son élève directement. Il devra utiliser de subtiles ruses pour
modifier une caractéristique préjudiciable. L’explication est simple :
évaluer les qualités psychiques d’un élève et amener des améliorations, c’est
pénétrer dans les arcanes de son esprit et le diriger de l’extérieur ;
c’est, in fine, se substituer à son ego qui est, en quelque sorte, l’organe
directeur de l’esprit. Sauf dans des situations désespérées, jamais
l’ego n’accepte cette éviction. L’ego n’admet qu’un seul maître :
lui-même — ce qui est cocasse quand on sait l’importance des
conditionnements, attachements et autres dépendances chez la plupart
des individus. Illusion quand tu nous tiens !
En ce domaine, le rôle du
professeur est donc malaisé et très limité ; une éventuelle petite
avancée demandera un temps infini. Certes, il existe des techniques à
base de programmation neurolinguistique, de sophrologie ou de méthodes
prétendument novatrices qui permettent de préparer mentalement un athlète pour une
compétition, mais elles agissent superficiellement, de façon ponctuelle et ciblée.
Elles sont à ranger dans le même sac que le développement de
l’agressivité ;
elles concernent les sportifs avides de collecter quelques médailles et
de voir leur nom s’afficher au fronton du monument d’orgueil. On est loin de
l’humilité indispensable à celui qui s’engage sur la Voie d’un
véritable art martial.
Pour améliorer de manière pérenne
les performances de l’esprit — être plus clairvoyant, prendre
rapidement les meilleures décisions, ne plus subir d’émotions
paralysantes, etc. —, mieux vaut donc ne pas trop compter sur son professeur.
Néanmoins, ceux qui veulent réellement progresser sur ce plan ne sont pas
totalement démunis.
En effet, chacun peut mener la guerre aux travers de son esprit s’il a
soif de perfection. Encore faut-il les avoir repérés et se donner les moyens de
les éradiquer.
La mise en lumière des déficiences
de l’esprit les plus courantes est une des rares aides qui puissent
venir de l’extérieur, car elle se contente de décrire ce qui est.
Quand cette description fait mouche, cela déclenche une réaction,
parfois d’hostilité, parfois de défense ; mais, dans certains cas, un
processus de transformation profonde s’engage lorsque l’individu réalise
pleinement l’horreur que son esprit héberge. C’est cette prise de conscience qui
incite à pousser cette fameuse porte étroite et à s’engager sur la
Voie. Quant à ce qui devrait être, cela n’a aucun sens ;
le devenir spirituel de chacun est une affaire strictement personnelle.
Pourtant, tout le monde accepte plus facilement d’entendre ce qui devrait
être, la loi et la morale nous y ont déjà préparé, que ce qui
est, la description rigoureuse des tares de l’esprit étant toujours vécue de
façon douloureuse et souvent à l'origine d'une réaction agressive. En ce sens,
un écrit qui, par définition,
s’adresse à un large lectorat est moins perçu comme une violation
qu’une intervention directe, chacun restant libre de ne pas adhérer sans se
placer dans une opposition flagrante. L’élève désireux de s’améliorer peut, au
moment où il se sent réceptif, y puiser librement les idées adaptées à
sa situation personnelle. Ainsi, il ne se sent jamais forcé et agit
toujours de son propre chef, disposition d’esprit indispensable dès lors que l’ego
est la cible.
Les deux items psychologie et philosophie sont destinés à fournir des repères plus
ciblés que l’habituel shin pour procéder à une auto-évaluation, démarche
indispensable puisque, on l’a vu, ce qui vient de l’extérieur est
rarement bien toléré.
- Psychologie.
Ce terme correspond à la santé mentale, à la
structure de l’esprit et à la place de l’ego au sein de cette
structure, à
la résolution des fréquents conflits avec soi-même, au traitement des
divers
parasites qui brouillent les pensées, à l’aptitude à ne pas laisser
divaguer son esprit, à la maîtrise des divers états de conscience.
Quand ces
différents éléments sont portés à leur optimum, il en découle une
capacité
d’observation hors norme et une maîtrise totale des émotions.
On juge ici de l’état de son esprit.
- Philosophie.
Faculté de se poser des questions pertinentes sur des sujets éclectiques, simples
ou complexes, amenant des réponses utiles, éliminant de fait les
philosophies dogmatique, scolastique et toutes celles qui se complaisent dans les
questions insolubles. Notons au passage que les questions sans réponse dans
lesquelles nos civilisations aiment se vautrer — sur le sens de la vie, les
recettes du bonheur, la crainte de la mort, l’existence de Dieu, les
caprices du destin, etc. — sont la source de multiples angoisses
insurmontables puisque sans solution. La sérénité exige de sortir de ce
cercle infernal, de comprendre l’inanité de ces questions insensées.
Trouver des réponses repose sur l’art de poser les questions : une
question sans réponse est une question mal formulée. Dans le cadre d’une agression,
une question sans réponse peut conduire à la mort.
On aborde là la manière d’utiliser son esprit.
Commençons par identifier les
obstacles à un parfait fonctionnement de l’esprit.
De l’origine des difficultés psychologiques.
Sauf lésion ou pathologie, nous
possédons tous un cerveau susceptible de fonctionner de façon optimale,
certes avec quelques nuances de niveau de performance. Malheureusement les
entraves à cette perfection théorique sont si nombreuses qu’il est rare de
rencontrer un esprit serein, efficient et objectif. Qui donc ne souhaiterait pouvoir
intervenir, sur soi ou sur autrui, afin de modeler un esprit plus
harmonieux et performant ? En pratique, cela s’avère extrêmement
difficile ; voyons pourquoi.
L’être humain, comme les animaux supérieurs, a conscience de soi.
D’abord conscience de son corps
— ce qui permet d’éviter de se cogner dans tous les
obstacles — elle s’étend, chez l’homme, au psychisme pour former
le moi ou ego. Cet ego peut être construit consciemment et
volontairement sur la base d’une philosophie que l’on a développée ou
validée, ce qui limite les influences extérieures aux éléments en
accord avec celle-ci ; on évite ainsi de se colleter avec les infinies
contradictions d’une vie conventionnelle. Mais, le plus souvent la
construction relève plutôt de l’anarchie, les événements dirigeant de
façon aléatoire le façonnement du moi. Comme les fondations de l’ego
s’établissent dès la petite enfance, âge qui ne connaît pas encore la réflexion
philosophique, la construction du moi n’est pas guidée et subit, chez
la plupart des enfants, des influences diverses et antinomiques. À l’âge
de l’école, l’enseignement inculque l’habitude d’emmagasiner de
l’information sans critique, l’apprentissage par l’expérience — la
fameuse pédagogie de la découverte, qui est accusée d’être trop
dispendieuse de notre précieux temps — étant réduit à la portion
congrue. Ainsi met-on en place, chez de jeunes êtres déjà lourdement
conditionnés, une perméabilité à toutes les nouvelles sources de
conditionnement. Par la suite, cet ego tortueux, rempli de
contradictions,
construit de bric et de broc, n’en finit pas d’accumuler préceptes,
enseignements et influences qui ne manquent pas de se télescoper. L’ego
est le conducteur de l’esprit ; hélas ! la plupart du temps il
est en quasi état d’ivresse.
De plus, cet ego, c’est soi. Même
si cette construction mentale est débile, inutile ou dangereuse, elle
n’en reste pas moins le contenu de la conscience de soi, or il est naturel
de se protéger,
donc de défendre son ego quels que soient ses défauts. À cette fin,
l’ego se barricade, s’irrite quand il perçoit une amorce de critique, ce qui
rend toute tentative de le pénétrer fort improbable.
La psychanalyse a prétendu détenir
la clé, mais elle n’a franchi que des portes ouvertes. De précédents
articles évoquaient des solutions radicales mais inaccessibles au
commun des mortels : museler l’ego, trancher l’ego, etc. Celui-ci s’adresse à
tous ceux qui n’envisagent pas le grand chambardement de leur mode de
vie mais souhaitent avancer en douceur, de leur propre chef, sans la contrainte
d’un censeur. L’objectif, limité mais non dénué d’ambition, est l’ouverture
du champ de l’esprit — voir plus large — et l’amélioration
de la pertinence de son travail — voir plus clair.
évidemment,
seuls ceux qui acceptent l’idée d’un ego source de la plupart de leurs
difficultés psychologiques, notamment à cause des conditionnements et
de leurs conséquences, se sentiront concernés. Certains réfutent cette emprise
ou pensent la subir seulement à la marge. Ne pas être maître chez soi
s’avère en effet difficile à accepter. Pourtant, une introspection sérieuse ne
peut manquer de mettre en lumière que pratiquement toutes les pensées,
toutes les décisions,
tous les gestes, toutes les actions qui rythment nos journées sont
guidés, infléchis, corrompus par les myriades de conditionnements qui
encombrent notre esprit. Car il n’y a pas que la publicité qui nous conditionne.
- Chaque langue, par exemple,
caractérisée par une structure de la phrase — place du verbe, du
sujet, des compléments —, repose sur un mode de pensée qui
détermine la façon d’appréhender les concepts.
- Les diverses cultures ne perçoivent
pas les réalités du monde de façon identique :
- Si nous distinguons quatre points cardinaux,
les Chinois en citent cinq car, pour eux, le centre est une direction.
- Le système décimal conduit de
nombreux alpinistes à se focaliser sur les montagnes de plus de 4000
mètres en Europe et sur les plus de 8000 mètres dans
l’Himalaya, car nous aimons tous les chiffres ronds ; les
alpinistes anglo-saxons, qui raisonnent en pieds, ne s’intéressent pas
aux mêmes montagnes à l’exception des plus hautes.
En fait, je pourrais citer des
millions d’exemples car tout, culture, éducation, religion, profession,
relations et, évidemment, la publicité sous toutes ses formes, agit
comme une source de conditionnement. Cette prise de conscience est
primordiale ; le
traitement ne peut arriver qu’après le diagnostic.
Attention toutefois à ne pas
tout confondre. Les automatismes ressemblent à des conditionnements,
mais ils ont été mis en place intentionnellement afin de libérer l’esprit. De
même, la connaissance n’est pas, en général, un conditionnement ; à
condition de ne pas la laisser nous guider sans esprit critique. Tout
ce qui s’imprime dans notre mémoire peut rester à l’état d’information
purement technique, mais nous y associons presque toujours une charge
psychologique dont l'ascendant sera plus ou moins sensible
ultérieurement.
Les conditionnements
s’installent insidieusement et nous influencent à notre insu. Chaque
conditionnement est un barreau de la cage dans laquelle nous nous
enfermons inconsciemment.
À celui qui souhaite s’évader
de cette prison et ne se sent pas en mesure de passer par
l’illumination, une question se pose : « comment s’attaquer à ces
conditionnements ? »
Les éliminer un par un serait une entreprise titanesque. De plus chaque
conditionnement évacué est, dans les faits, automatiquement remplacé
par un autre conditionnement. Il faut donc mobiliser d’autres moyens.
Voici quelques pistes pragmatiques pour muscler votre esprit.
Un esprit plus ouvert.
Dans les Hautes-Alpes, ce n’est pas une exclusivité,
si les traces de l’activité humaine ne sont pas toujours heureuses dans
les fonds de vallées, dès que l’on s’élève sur les flancs des montagnes, et
en excluant quelques verrues d’origine humaine, la nature est d’une
beauté à couper le souffle. Comment ne pas s’intéresser aux divers éléments
qui composent ce sublime tableau : la flore, la faune, la géologie, la
géographie, l’hydrographie, la glaciologie, la météorologie, le climat, les
vestiges de l’histoire et, bien sûr, l’homme et ses activités. Depuis que je réside
dans ce paradis, j’ai rencontré des passionnés de géologie, des
amoureux de la flore, des amis des animaux, des férus d’histoire… et très peu
d’esprits réellement ouverts, disponibles, attentifs. Untel scrute la
consistance du manteau neigeux et ne voit pas le ballet de l’aigle
royal qui le survole. Tel autre, dans un massif calcaire, s’émerveille du dessin
d’un pli couché en piétinant un magnifique et rare sabot de Vénus. Les
exemples d’aveuglement ne manquent pas. Et plus on se passionne, plus on devient
hermétique à tout ce qui est étranger à sa passion ; plus on est prêt à
défendre l’indéfendable quand celui-ci alimente sa passion. Des exemples ?
Facile ! ils pullulent. Il vous suffit d’observer votre voisin — sur
soi-même, c’est plus difficile. Dès qu’il se passionne pour quelque chose, vous
voyez son champ de vision se rétrécir. Vous allez bien sûr me
rétorquer : « lorsqu’on approfondit un sujet, il est normal de s’y consacrer
totalement en laissant de côté ce qui lui est étranger ». C’est
vrai ! c’est la norme. Mais la norme est loin d’être idéale. Trop de gens se
spécialisent et deviennent strictement incapables de replacer un problème ou un
événement dans un contexte global. N’est-ce pas, d’ailleurs, le reproche
couramment formulé envers les technocrates ? Mais la plupart des
spécialistes, professionnels ou amateurs, sont victimes de cette étroitesse de vue.
Pour quelle raison majeure un sujet d’étude devrait-il occulter le reste de
la réalité ? Et, de toute façon, aucun sujet n’a fondamentalement de vie autonome.
Tout est partie d’un ensemble plus large, et les parties se chevauchent,
interfèrent, présentent des similitudes. Comment pourrait-on occulter tout cela
quand on a soif de comprendre, quand on aspire à la Vérité ?
Je ne peux pas parler du karaté
sans l’intégrer dans l’ensemble des arts martiaux orientaux, lesquels
m’imposent d’aborder le zen qui leur est congénital, avec ses
considérations sur l’ego et ses méfaits. Et je ne peux me dispenser d’une réflexion
philosophique sur la vie et la mort puisque l’art martial peut
préserver la vie et donner la mort.
Cependant, certains karatékas
ont bien du mal à quitter spontanément les œillères qui accompagnent
leur passion du karaté. Car c’est bien une passion, durable ou éphémère, qui
les anime. Or, la passion, à l’inverse de la raison qui se construit
logiquement et en contact étroit avec la réalité, est un élan de
l’esprit qui ne s’explique pas aisément, l’origine étant souvent confuse. Elle
s’est installée dans les tréfonds de la conscience et a créé une
volonté qui trouve sa force dans le besoin irrépressible de la
satisfaire. Tout ce processus se passe en circuit quasiment fermé, l’ouverture sur
l’extérieur étant réduite à des broutilles. La source de la passion
étant en soi et non dans la réalité qui nous entoure, cela signe une
manifestation de l’ego. Or, si la passion est une manifestation de l’ego
— « moi !
d’abord moi ! toujours moi ! » est son credo — et,
en dépit de tout ce qui se dit, s’écrit ou se chante, cela
implique une absence totale d’amour.
De l’amour ou… rien !
Cette dernière phrase a
certainement suscité quelques récriminations. Tant mieux !
L’objectif visé ne sera pas atteint sans bousculer quelques consciences.
L’origine de notre différend est simple : amour et passion sont
généralement considérés comme synonymes ; je souhaite parvenir à vous
convaincre de leur antinomie.
Oui ! la passion aveugle. Les élans irrépressibles qui poussent à l’assouvir
sont rarement lucides. Voyez donc comment certains défendent leurs idées.
Oui ! passion et violence
font bon ménage. Les crimes passionnels en témoignent et les supporters
sportifs inscrivent le mariage de ces deux mots dans la banalité.
Mais je me refuse à relier ces
scènes de la vie à une quelconque notion d’amour.
Amour et le verbe aimer qui lui correspond font partie, avec liberté
et bonheur, des mots les plus versatiles du langage. Si
nous utilisons un vocabulaire d’une grande précision pour communiquer sur la
plupart des sujets, dès qu’une once de psychologie se glisse dans un
échange, confusion et illusion semblent devenir nos principes directeurs.
Ainsi, le coup de foudre constitue le rêve amoureux de
la plupart des gens. Pourtant, et au risque de choquer quelque
fleur bleue, celui-ci n’est que le reflet d’une pulsion sexuelle d’origine
hormonale ; c’est le strict équivalent du rut des animaux. Certes, cette pulsion
paroxystique ne se manifeste pas avec n’importe quel partenaire, car
certains possèdent des attributs physiques ou psychologiques plus excitants pour
le système endocrinien que d’autres. Et bien sûr, notre culture habille ces
ardeurs impérieuses du vêtement de l’honorabilité, mais il n’y a rien de durable
là-dedans ; si l’amour, le vrai, ne s’en mêle pas très vite, le rêve s’éteint
rapidement. Les statistiques ne sauraient me démentir.
Amour est un mot galvaudé, malmené, détourné : grand amour, amour passion, faire
l’amour, amour platonique, mariage d’amour, preuve d’amour, amour
vénal, amour de Dieu, amour du sport… l’amour est dans de nombreuses
expressions, mis à toutes les sauces ; l’amour est nulle part.
Mais pourquoi parler d’amour dans un texte qui traite d’arts martiaux ?
Parce que l’amour est la clé
de l’ouverture d’esprit, la clé de la santé mentale, la clé de la
lucidité indispensable au budoka.
Qu’est-ce que l’amour ?
Jiddu Krishnamurti aborde la question, lors d’une conférence,
en la prenant à revers et énumère tous les comportements en rapport
avec le mot amour où chacun est bien obligé de reconnaître qu’il
ne s’agit pas d’amour. (Vous en trouverez le texte complet dans le
chapitre N°10 du livre « Se libérer du connu » qui compile
un échantillon éloquent de la pensée de Krishnamurti exprimée lors
de ses conférences.) L’unanimité se réalise sur la notion d’oubli de
soi, quand l’attention et la disponibilité envers l’objet de l’amour
sont totales, quand tous les soins apportés à cet objet — personne,
activité ou autre — concourent à son épanouissement ou à sa
parfaite réalisation. Ainsi et contrairement à tous les poncifs
habituels, quand l’ego est jeté aux oubliettes, on parvient à un état de
conscience qui associe liberté, sérénité, lucidité et félicité. Alors seulement
l’amour peut s’épanouir… et c’est très éloigné des clichés véhiculés
par des millénaires d’égarement et amplifiés par les médias modernes. À
chacun de choisir s’il préfère conserver ses préjugés ou enfin voir la
réalité.
Ce qui caractérise la vie, c’est le fait d’être en
relation. Quand une plante cesse d’être en relation avec son biotope,
elle meurt. La vie humaine n’échappe pas à cette règle : relations à
autrui, aux objets, aux idées ou à soi-même sont la marque de notre
existence. Schématiquement, les relations peuvent se classer en trois
grands types :
- Les échanges superficiels, sans
amour ni passion, dans lesquels on ne se sent pas réellement impliqué.
Chez la plupart des individus, ils représentent une partie non
négligeable de l’existence. Quand cette part devient par trop
prépondérante, un ressenti de vie morne et terne s’installe. C’est ce
qui pousse la plupart des gens à faire la fête, boire ou se droguer et,
pour quelques autres, à rechercher le risque ou à commettre quelque
incivilité afin de donner un peu de relief à leur vie ; y mettre
un peu de passion.
- Les relations où l’ego jouit, se
gonfle, se défend : chacun peut bien les baptiser comme il
l’entend, on verra que passion convient bien, mais
l’amour en est banni. L’ego jouit quand il recherche un plaisir, un
avantage, un dérivatif à son ennui ou ses angoisses. L’ego se gonfle
quand il veut dominer, acquérir des pouvoirs. L’ego se défend, devient
agressif ou se caparaçonne quand il se sent menacé, en danger.
De façon évidente,
les relations à soi-même relèvent de l’égotisme.
- Celles où l’ego s’efface ; les
mots amour et aimer y ont tout leur sens.
La difficulté sémantique
provient de la confusion habituelle entre l’offre et la demande
d’amour. Offrir son amour c’est oublier son ego. Demander de l’amour — ou
des preuves d’amour — c’est chercher une reconnaissance, une
valorisation, un plaisir, in fine satisfaire les désirs de son
ego ; cela ne peut pas s’appeler de l’amour.
Je me souviens d’une formation
commerciale où l’intervenant affirmait : « Aimer, c’est
exiger. » Concernant l’offre et la demande, certains gèrent mieux
leurs placements financiers que leurs amours.
L’antagonisme de ces deux attitudes doit sauter aux yeux de chacun.
En conséquence, nous adopterons l’idée directrice suivante :
- L’amour est attention à
l’autre ; il s’épanouit dans l’oubli de soi.
- La passion est attention à
soi ; l’objet passionnel n’est qu’un moyen de satisfaire les
désirs de l'ego.
Il n’est pas très difficile,
si l’on est honnête avec soi-même, de sentir la présence de la passion,
donc de l’ego, dans ses relations et de s’efforcer à un glissement
progressif vers l’amour. Car le bénéfice est immense et chaque pas
apporte sa pierre à l’édifice. Quand l’ego disparaît, l’esprit devient réceptif
et ne subit plus les influences pernicieuses ; la lucidité
s’installe ; la raison dirige ; l’amour apparaît ; la liberté s’épanouit.
Cela s’explique aisément : l’ego est l’instance dirigeante du
psychisme ; c’est lui qui décide et c’est également lui qui subit
les influences. Si notre ego se meurt, nos conditionnements tombent comme
les feuilles mortes à l’automne. Or ces conditionnements agissent comme des
prismes déformants, nous imposent des points de vue, occultent une
grande partie de la réalité. Comment avec tout cela pourrions-nous être
lucides et sereins ? Comment pourrions-nous nous sentir libres ? Et
libres d’aimer ?
Et n’allez surtout pas croire
que sans ego l’existence se réduirait à celle d’un légume, crainte
souvent manifestée ; ce serait une illusion de plus. L’ego est une
petite parcelle de notre esprit ; sa disparition n’implique pas la
disparition de tout le reste. Sans ego, nous sommes en prise directe
avec la réalité ;
c’est elle qui, maintenant, dirige notre existence, car plus rien n’en
parasite la perception. Là est la vie, la vraie.
Cependant, pour le budoka,
l’effacement de l’ego a une heureuse conséquence : il est
débarrassé de la peur. Reste une peur animale qui prédispose à l’action
— voir l’article sur la peur — mais les peurs psychologiques importunes,
qui sont produites par l’ego, ne gênent plus son efficacité.
On peut illustrer cette différence
avec l’exemple d’une agression qui commence verbalement. Si l’ego
s’interpose, on obtiendra une réponse de ce type : « Je vais
lui mettre mon poing dans la gueule. » Mais si l’ego se met en
sourdine, la
réaction sera plutôt : « Mais quel est donc le problème
de cet homme ? » Dans un cas, la réaction est passionnelle, donc
victime d’aveuglement ; le conflit va certainement dégénérer. Dans
l’autre, l’amour d’autrui et la lucidité qui va de pair dominent ;
une conciliation est probable. Le parallèle avec ce que chacun
peut constater dans les sports de compétition saute aux yeux. Il n’y
aurait aucune raison d’être réservé envers la compétition si elle drainait
essentiellement des gens à l’esprit empreint d’une certaine sagesse.
Mais de tels esprits, comme nous l’avons souligné plus haut, sont rares. Et
quand le stade se remplit d’individus dont l’ego souffre d’hypertrophie, dont
l’esprit se perd dans un tortueux labyrinthe, ce qui représente la plus
grande probabilité, il devient inéluctablement l’arène de toutes les
turpitudes, surtout si ce sport de compétition glisse vers le sport
spectacle. Car, si la compétition constitue une émulation dénuée d’effets
secondaires pour les esprits sains, elle provoque chez les autres de nombreux
débordements, conséquences de l’agressivité qui la caractérise, et inculque la
pseudo-philosophie de la raison du plus fort, ce qui est fort éloigné
de ce que tout
le monde admet comme étant la philosophie des arts martiaux. De plus,
elle n’a aucunement le pouvoir d’améliorer un esprit perturbé, bien au
contraire.
Ce n’est donc pas la compétition elle-même qui pose
problème, mais l’esprit des pratiquants et spectateurs.
Tout entraîneur devrait s’assurer de la qualité de
l’esprit — c’est-à-dire plus porté vers l’amour que
passionné — de son poulain avant de le pousser vers la compétition.
Cela implique qu’il
ait lui-même quelque peu muselé son ego. Malheureusement, rares sont
ceux qui n’ont pas besoin de quelques porte-faix pour véhiculer un ego fort
encombrant.
Une méthode simple pour éveiller un esprit en sommeil.
Nos relations passionnelles, au
sens défini plus haut, et, sans doute, une partie de nos relations
ressenties comme insignifiantes, doivent donc se muer en relations d’amour. Cela
se produira instantanément si nous parvenons à l’illumination, également
nommée éveil ou satori, qui constitue l’aboutissement théorique de
pratiques comme le zen ou le yoga, mais les véritables arts martiaux ne sont
pas en reste. Cet état de conscience confère également une
perception juste de la réalité, ce qui induit l’évidence des décisions
à prendre et une parfaite tranquillité de l’esprit. Tout budoka
rêve d’acquérir ces qualités. Toutefois l’illumination n’est
pas comparable à l’obtention d’un dan, examen accessible à tous
ceux qui ont fourni les efforts nécessaires. Elle est hors de portée du
plus grand nombre ; même en pratiquant le zen, la proportion d’heureux
élus est infime. Cependant, si l’on suit un peu trop à la lettre le discours
du zen ou de divers gourous, il y aurait d’une part de rares éveillés et,
d’autre part, le reste de l’humanité engluée dans une énorme crasse
psychologique. Ce manichéisme n’est pas le reflet de la réalité. De
nombreux individus se situent entre ces deux extrêmes, certains, sans
avoir pratiqué zen ou technique équivalente, à seulement quelques encablures
du nirvana. Dans la mesure où nous ne nous situons pas dans un système
tout ou rien, il apparaît logique d’imaginer une possible progression sur
l’échelle de la sagesse sans pour autant se préoccuper d’atteindre le satori.
Si cet improbable et difficile
cheminement qui conduit à l’éveil ne nous semble pas envisageable, nous
devrons entreprendre un travail de fourmi. Ce sera long mais qu’importe
le temps si nous voyons les ténèbres s’éclaircir ?
Il faut commencer cette
entreprise en la faisant porter sur des relations d’importance
secondaire et
l’étendre petit à petit. L’amour que l’on porte à une personne ou à un
loisir sont fondamentalement de même nature ; il s’agit d’être
attentif, ouvert, lucide et disponible. Dans « j’aime ma
compagne »
et « j’aime les arts martiaux », la valeur du verbe aimer est
la même. Certes, « l’objet » étant différent, la relation est
différente — c’est bien la preuve qu’on est attentif —, mais la
disposition de l’esprit, entièrement tourné vers l’objet d’amour, est
comparable.
Bien entendu, « j’aime »
doit être interprété avec discernement, puisqu’il peut, dans le langage
courant, s’appliquer à des relations d’amour — comme
ci-dessus —, passionnelles ou simplement signifier « j’apprécie ».
Ne nous laissons donc pas abuser
par les mots ; si nous voulons réellement aimer, avoir de vraies
relations d’amour, il faut, c’est impératif, oublier notre ego et nous rendre
attentif, disponible et ouvert.
Toutefois, pour la plupart des
individus, modifier son comportement vis-à-vis d’une activité sera
certainement plus facile qu’envers une personne. J’imagine mal l’homme
qui considère sa femme comme un simple objet de plaisir, voire comme un
tableau de
chasse exposé avec fierté ou encore l’esclave bonne pour le ménage, la
cuisine et l’hygiène sexuelle, se métamorphoser en un éclair. Mais
peut-être pourra-t-il, sans avoir l’air de renier ce qu’il croit être sa
supériorité, changer son approche d’un de ses hobbies.
Une précision toutefois :
je ne cherche à juger personne et je ne me pose pas en modèle. J’exerce
simplement mes prérogatives de professeur d’art martial qui essaie de
conduire ses élèves sur la voie de la perfection technique et mentale.
J’exploite simplement une heureuse coïncidence : la qualité
d’esprit utile au budoka est la même que celle qui préside à
l’épanouissement, au bonheur, et l’amour — le vrai ! — en est le
paramètre principal. Quand l’ego s’en va, l’amour fleurit, la lucidité
fructifie. Mais quand l’ego préside, les passions, violentes de
préférence, constituent sa drogue, sa raison d’exister, ce qui induit une
focalisation sur
l’objet passionnel et un aveuglement pour tout ce qui est extérieur à
sa passion. Certes le langage courant conduit à des amalgames fâcheux,
mais, une fois bien défini chaque terme, il est facile de reconnaître les
comportements
qui tiennent de la passion et ceux qui relèvent de l’amour. S’efforcer
de passer de l’un à l’autre devrait être plus facile après avoir bien
compris ce que recouvrent réellement ces mots. Or, qui donc pourrait
refuser les conséquences de cette transformation : sérénité, lucidité,
félicité ? Sûrement pas le karatéka à qui j’ai déjà souvent répété :
« Il faut aimer ses adversaires ! »
Nous l’avons évoqué plus
haut, l’idéal est de se débarrasser définitivement de notre ego en
passant par l’illumination. Cependant le processus qui y conduit est délicat,
douloureux et souvent très long malgré des exemples — comme
Krishnamurti — d’éveil au cours de la jeunesse. Le nirvana n’est
pas pour autant réservé à cette élite. Nous pouvons tous, de façon
ponctuelle, oublier notre ego, nous connecter à la réalité et répandre
notre amour. Évidemment, l’ego reprendra vite ses droits, mais durant
quelques secondes, quelques minutes peut-être, nous aurons été un vrai sage avec
toutes les qualités afférentes. Croyez-moi ! dans les moments
difficiles, personne ne regrette d’avoir été guidé par la sagesse.
La méthode que je vous propose
est donc susceptible de conférer ce don durant quelques instants. À
chacun de la mobiliser au moment crucial. Et elle n’interdit pas d’aller plus
loin, voire d’accéder à l’illumination.
L’amour n’a pas de limite.
Vous adorez les fleurs qui
tapissent les montagnes ! D’ailleurs vous les connaissez toutes
par leurs noms et vous affirmez que votre passion ne vous empêche pas d’être
ouvert à beaucoup d’autres connaissances. Bravo ! Mais alors, si vous les
aimez, cessez de les cueillir. Cueillir, c’est au minimum amputer et souvent,
par maladresse ou ignorance, détruire. Juste pour le plaisir ! Quelle
barbarie ! Comment pourriez-vous utiliser le verbe aimer pour qualifier votre
geste ? De plus, la beauté a besoin d’un écrin pour s’exprimer. Une jeune femme
habillée par un grand couturier resplendit dans une soirée
mondaine ; prenez la même, parée des mêmes atours, et placez-la dans une favela.
Est-elle encore belle ? Non, elle est ridicule.
Certes, en bordure d’une
source claire, la rare swertie est magnifique, mais si nous la
cueillons, pourrons-nous encore admirer son jeu de cache-cache avec les soyeuses
linaigrettes et les sublimes parnassies cadencé par les fluctuations de
la brise matinale ? Et pourquoi restreindre l’ampleur du
tableau ? Non
loin de là, des coussins de saxifrages étoilées et quelques gentianes
asclépiades perchées sur un rocher qui surplombe ajoutent de subtiles touches de
couleur. Toutes ces fleurs forment un ensemble dont nul esthète ne saurait
perturber l’harmonie. Mais l’écrin, tant végétal que minéral, qui les met en
valeur est digne également de notre admiration. Et la scène n’est pas
complète si nous nous limitons à cette première image. Comment ne pas
s’intéresser aux insectes pollinisateurs qui viennent les butiner, à la composition
du sol qui les nourrit, au système d’irrigation qui les abreuve… ! La
beauté des paysages que nous contemplons est née de la conjonction d’une
infinité de paramètres. Peut-on s’en émerveiller en détruisant, en prélevant ou
en ne regardant qu’une infime partie de cette sublime peinture ?
L’érudition, la spécialisation ne sont pas des maux en soi, mais ils ne doivent pas
empêcher de s’élever vers une compréhension intuitive — quelques
connaissances techniques ne seront pas nuisibles — du miracle de
l’existence.
Quel que soit notre centre
d’intérêt, nous pouvons toujours procéder à cet élargissement de notre
champ d’investigation. Plus nous nous ouvrons, plus nous observons sans
a priori, plus nous nous émerveillons des beautés du monde, plus nous
plongeons dans l’inconnu, et plus nous accédons à un niveau de compréhension
supérieur grâce à la mise en réseau d’informations de diverses provenances.
D’ailleurs, j’ai déjà eu l’occasion de souligner le peu d’intérêt
d’une accumulation décousue de connaissances. La méthode décrite
ci-dessus permet de construire d’innombrables passerelles, seule manière de
conférer une véritable utilité au savoir. Entre l’aveugle passion qui nous rend
étriqué et la clairvoyance de l’amour qui nous prédispose à toutes les joies,
le choix ne me paraît pas très compliqué.
Cette démarche n’est pas
difficile ; il suffit de prendre la décision et de commencer. Une
fois cette habitude prise, elle s’appliquera naturellement à tous les
domaines.
Nous pouvons toujours entreprendre ce travail de stimulation de
l’esprit car aucune capacité intellectuelle particulière n'est requise.
La seule condition est d’en avoir compris l’urgence : quand
le blessé saigne, on ne tire pas des plans sur la comète, on stoppe
l’hémorragie.
Néanmoins, l’intérêt de ces efforts déborde largement du cadre personnel.
Ainsi, dans certains sites
naturels ou culturels, la composition est d’une telle beauté que la
plupart des visiteurs manifeste l’envie de ramener un souvenir ; qui un
caillou, qui un végétal, qui une photo de soi se pavanant au cœur de la
merveille. Et bientôt ne reste que ruine et désolation.
Mais nous, qui aimons réellement ces lieux, comprenons
les nombreuses interférences susceptibles d’en altérer l’harmonie et
avons à cœur de les préserver, saurons convaincre les inconscients des
erreurs qu’ils commettent par méconnaissance. Ainsi, le message d’amour se
propageant, les beautés du monde seront-elles préservées et
pourrons-nous
continuer à les admirer. Peut-être en communion profonde avec celui que
nous venons de convertir.
Les principales difficultés
surgiront quand ce travail portera sur les relations humaines. Le
premier obstacle réside dans l’image que nous avons de nous et d’autrui.
Personne, ou peu s’en faut, ne vit dans la réalité. J’essaie de transmettre une
image de moi qui soit valorisante. Pour cela, j’utilise tous les
artifices à ma disposition : le discours, le maquillage, le vêtement, les
bijoux, la voiture, ma position sociale, etc. Mais les autres ont une image de
moi, souvent fort différente et tout aussi fausse.
Pourquoi des parents qui découvrent
que leur fils sombre dans la délinquance ou la drogue sont-ils toujours
surpris ?
Parce qu’ils le voient au travers d’une image idéalisée. Image qui, par
définition, est figée. C’est souvent le même scénario entre amants. Et le jour où
les yeux se dessillent, malheur à l’autre qui n’y est pourtant pour rien.
Rares sont donc les véritables
relations car chacun a une image de soi qu’il souhaite promouvoir et
une image de chaque personne de son entourage. Bien entendu, l’image est souvent
très loin de la réalité.
Vous m’avez insulté l’autre
jour et je me suis senti offensé, profondément marqué. Maintenant, je
vous en veux, je vous considère comme une personne répugnante. Pourtant, ce
jour-là, vous étiez énervé, fatigué, peut-être malade et ce débordement
d’agressivité vous a échappé alors que d’habitude vous êtes un homme
charmant, dévoué et tout à fait recommandable. Mais l’image détestable
que j’ai de vous occultera définitivement vos tentatives de rachat de ce
malencontreux écart de comportement.
De façon équivalente chacun rêve
d’un conjoint beau, intelligent, prévenant, spirituel, etc. Chaque
parent rêve d’un bel enfant, doué, respectueux, etc. Malheureusement,
ce rêve dont la
force est entretenue par la pression sociétale supplante bien souvent
la réalité.
Ainsi se construisent des images
d’autrui qui nous éloignent d’autrui même si l’image est valorisante,
car l’image et la réalité sont deux choses distinctes. Et, comble de
malheur, aucun amour n’est possible dans ce type de relation, pourtant courant
sur un plan filial ou conjugal. En effet, lorsque nous voyons autrui au moyen
d’une représentation, celle-ci est une projection de notre esprit. Or, notre
esprit, c’est nous. Tout ceci n’est donc qu’une manifestation de l’ego qui
souhaite plier la réalité à ses désirs.
Il va donc falloir revenir au réel,
oublier toutes nos images, la nôtre et celles des autres. Mais
attention !
nous avons décidé de changer, cependant notre entourage risque de nous
imposer l’immobilité. Car notre image, imprimée dans l’esprit de celui-ci, sera
fausse et nous devrons lutter pour faire accepter une modification.
- Quand on veut arrêter de fumer, il
faut beaucoup de temps avant qu’on cesse de nous tenter avec
d’incessantes offres de cigarettes.
- Après avoir compris que les
« preuves d’amour » qu’on nous réclame sont une manifestation
d’un ego en pleine crise de croissance qui se gave de flatteries et
autres salamalecs, nous souhaiterions répandre notre amour sans subir
les obligations — l’amour n’a pas de loi ! — liées à des
dates, des événements particuliers ou des conventions dont le véritable
amour n’a que faire. Mais comment va réagir notre conjoint si nous
oublions l’anniversaire de mariage ?
Confronté à ces diktats
d’une société qui marche sur la tête, nous impose des comportements
absurdes et conformistes, demande de l’amour et s’avère incapable d’en
donner, valorise l’ego qui est en fait le mal absolu, il nous faut être
pédagogue et persévérant, convaincre du bénéfice potentiel offert par cette
nouvelle approche des relations et surtout ne pas nous laisser ramener dans les
rituels du troupeau. Le chemin de l’enfer — la destination n’est jamais
affichée — ressemble à une publicité d’agence de voyage ;
la foule s’y agglutine. Celui du paradis est semé d’embûches ; les
pèlerins sont rares.
Quand tout le monde se trompe de
chemin et que nos exhortations ne sont pas entendues, nous nous
retrouvons seul. Il est alors tentant de se tromper avec les autres pour éviter la
solitude. Mais alors nous savons que nous nous trompons et vivons un pénible
conflit. Cependant, en dépit des apparences, nous ne sommes pas seul sur cette
voie. Nombreux sont ceux qui ont compris les dérives du comportement humain
au sein de notre civilisation et ont décidé de quitter les fallacieuses
autoroutes suivies aveuglément par les masses dociles et moutonnières pour
s’engager sur un autre chemin, celui qui mène à la décapitation du roi ego. À
petits pas ou grandes enjambées, peu importe ! l’essentiel est d’avancer
vers l’amour, la lucidité et la liberté. Amour, puisque tourné vers
autrui ; lucidité, puisque débarrassé des images qui masquent la réalité ;
liberté, puisque libéré de la dictature de l’ego. Or, même nombreux
nous resterons seuls ; car être libre psychologiquement, c’est être
seul. Cela demande une force de caractère. Voilà bien des obstacles !
En dépit des obstructions, des
résistances et même des hostilités, nous pouvons toujours nous efforcer
d’observer les autres, et en particulier ceux pour lesquels la
difficulté semble plus grande — proches, relations hiérarchiques, personnes
agressives, etc. —, avec amour, sans a priori, sans référence à
une image forgée dans le passé, sans cogitation intempestive et sans
nous limiter à un aspect du personnage. Quand on observe ainsi, totalement
débarrassé des idées préconçues qui nous encombrent habituellement, on voit la
réalité dans sa vérité absolue et surtout, dans sa totalité. Aimer autrui,
c’est-à-dire être attentif et disponible, n’est absolument pas tributaire du bon
vouloir de l’autre, mais repose intégralement sur notre volonté de nous
comporter de cette manière. Fondamentalement, il n’y a pas d’obstacle ; nous
pouvons toujours aimer autrui, même si celui-ci nous méprise. Pour
nous, budoka, c’est impératif : nous devons aimer autrui, surtout
s’il est hostile. Car aimer, je le répète, c’est être serein et lucide,
qualités indispensables aux adeptes des dojos.
Certes, la tâche est inhabituelle, quelque peu dérangeante — elle dérange
surtout notre ego qui, face à l’ennemi, a appris à attaquer ou à se
barricader — mais loin d’être insurmontable. Il suffit d’être vigilant
afin de repérer les besoins des autres et de mettre en œuvre les moyens de les
satisfaire. J’ai bien dit besoins, terme qui s’applique à des
réalités, et non désirs, produits de nos élucubrations mentales.
Exemple : un
agresseur manifeste un désir — de l’argent — qui tente, avec
maladresse, de répondre à un besoin — nourrir sa famille. Découvrons le besoin et
l’issue de la confrontation nous surprendra. Dans le même temps, il
conviendra d’oublier quelque peu nos propres désirs, fruits
envahissants de notre ego.
Modifier ainsi ses rapports à
autrui demande un peu de courage, mais celui-ci ne devrait pas faire
défaut quand on a compris où mène le difficile chemin sur lequel on s’engage.
Avec un peu d’expérience, on
s’aperçoit que les relations aux choses et aux êtres ne sont pas deux
mondes hermétiques. En voici une illustration.
De nombreux chemins de montagne
passent près de maisons, parfois en longeant les habitations, parfois
en faisant un détour pour les éviter. Il arrive souvent, cependant, de se
tromper d’itinéraire et de traverser une propriété privée. Les gens qui
habitent ces lieux isolés sont théoriquement des amoureux de la nature. Mais
comment pourrait-on aimer la nature et, conjointement, haïr les autres amoureux
de grands espaces ? Car certains, qui disent vivre en harmonie avec
leur petit bout de montagne, vous chassent impitoyablement en vous donnant
l’impression que vous venez de commettre un crime en foulant leur propriété. Pauvres
hommes à l’esprit obtus qui vivent dans l’irritation permanente et ne savent
apprécier ni les choses ni les individus. Leur vécu passionnel les prive de toute
relation d’amour et surtout de la clairvoyance qui leur permettrait
d’assurer leur tranquillité et de jouir sereinement du spectacle de la
nature. Pourtant, dans des conditions comparables, d’autres sont
heureux d’échanger
quelques paroles, de nous indiquer le bon chemin ou de nous faire
partager quelques plaisirs visuels que nous aurions ratés sans leurs judicieux
conseils. D’autres encore, qui préfèrent éviter les cohortes de touristes ont
pris soin d’améliorer le balisage du chemin pour éviter au randonneur une
erreur de direction. Ainsi peuvent-ils s’imprégner des beautés naturelles qui
entourent leur résidence de vacances en toute quiétude et choisir les
moments où ils souhaitent rencontrer leurs congénères. Quand l’esprit s’ouvre à
l’amour, c’est autant envers les choses qu’envers les gens.
Car l’amour ne saurait être exclusif. C’est
pourtant cette exigence qu’ont la plupart des amants et des époux.
Comme il faut bien faire cohabiter l’amour de son conjoint et l’amour de ses
enfants, on invente des catégories à l’amour : conjugal, filial, etc. Les
religieux ont créé l’amour divin, car ils décelaient dans l’amour
humain des préoccupations triviales : concupiscence,
jalousie, désir de posséder, de dominer, etc. Et eux aussi se refusent
à aimer quiconque autre que Dieu. Tous assèchent leur cœur pour assouvir
les impératifs de leur passion. Ces relations étriquées n’ont rien à voir avec
l’amour. Le véritable amour ne connaît ni loi, ni limite, ni exclusivité ;
là résident sa beauté et sa grandeur.
En résumé, et afin de bien
clarifier ce discours qui bouscule quelques idées reçues, nous
retiendrons que les relations — celles avec une implication
psychologique — s’établissent selon deux principes antagonistes :
l’amour et la passion.
- L’amour apparaît quand l’ego
s’estompe ; il en résulte une parfaite paix intérieure, une
extrême clairvoyance, une totale liberté d’esprit et un état de
conscience sans conflit, bref le bonheur, le vrai. C’est le mode de
fonctionnement normal du sage.
- La passion est plus violente ;
c’est ce qui attire ceux qui croient le bonheur lié à l’intensité des
sensations. Mais elle concerne l’individu lui-même, la recherche de
satisfaction, donc l’ego. Or l’ego en veut toujours plus, ce qui
entraîne la frustration ; l’ego veut dominer, ce qui mène au
conflit ; l’ego a peur, ce qui provoque l’agressivité. C’est le
registre de l’exalté.
La passion devrait être un péché
de jeunesse. Cependant de nombreux adultes n’ayant pas découvert la
vraie nature de l’amour continuent de se fourvoyer.
Quand on a bien compris ces définitions
et qu’une introspection rigoureuse nous indique la véritable teneur de
nos relations, le besoin de transformer nos passions en amour devrait
apparaître comme une nécessité, pas seulement pour le budoka qui a besoin
de la lucidité qui va de pair, mais également pour tout individu qui rêve de
s’épanouir dans un monde meilleur.
Néanmoins, ces évolutions me
paraissent fortement limitatives. Nous nous adonnons à une, deux ou
trois passions permanentes ; nous avons des réactions purement
passionnelles environ dix fois par jour. Si nous saupoudrons d’amour ces relations,
nous aurons fait un net progrès, mais il restera une grande partie de notre
vie placée sous le signe de la routine ou du désintérêt. Il serait dommage de
s’arrêter en si bon chemin.
Quitter les œillères de la
passion a élargi le champ de nos observations. Élargissons
encore ! C’est toujours possible, car n’importe quelle composante de notre vie
peut s’intégrer dans un ensemble plus vaste, qui, lui-même peut s’intégrer
dans un ensemble plus vaste, qui, lui-même… Et quelques activités
placées sous le signe de l’indifférence méritent également un peu plus
d’attention. Bientôt, nos différents champs d’investigation se
chevaucheront et l’essentiel de notre vie sera conduit par l’amour et
la lucidité. Enfin ! bientôt est un tic de langage. Il
faudra du temps bien sûr, mais nous avons toute la vie devant
nous !
Que la lumière soit.
L’exploration méticuleuse de
l’esprit et de la psychologie, dévoile rapidement des phénomènes qui
n’ont pas d’équivalent dans d’autres domaines. Par exemple, certains
comportements sont la conséquence d’un état psychologique antérieur qui
constitue la cause. Mais si on s’efforce de modifier ces comportements,
on verra la structure psychologique responsable se transformer et
s’adapter à ce nouveau mode de fonctionnement. Ainsi devient-il difficile de
différencier la cause et la conséquence.
L’éradication de l’ego
entraîne l’apparition de plusieurs effets : sérénité, lucidité,
amour, etc. Nous postulons — avec quelque raison fondée sur
l’expérience — qu’un travail ciblé sur la sérénité, la lucidité ou
l’amour provoque une modification ou un dégonflement de l’ego. Nous avons suggéré
quelques pistes concernant l’amour ; en voici quelques-unes qui visent la
lucidité.
Une des caractéristiques de
l’intelligence est la capacité à réaliser des opérations plus ou moins
complexes sur des données. Encore faut-il qu’il y ait des données à
traiter.
Nous avons cinq sens : la
vue, l’odorat, le goût, l’ouïe et le toucher, auxquels nous pouvons
ajouter la proprioception. Les données que nous traitons peuvent venir
de ces sens ou de notre mémoire. Malheureusement, la majorité des individus
s’applique, certes inconsciemment, à anesthésier ses sens. Il en
résulte une sorte de fonctionnement en circuit fermé, les idées alimentant
d’autres idées toujours plus éloignées de la réalité. Cependant, il est
extrêmement difficile d’en convaincre quiconque, chacun étant persuadé d’être en
totale possession de ses moyens. Pourtant, quelques situations de test
donnent des indications probantes :
- Certaines installations de
reproduction sonore transmettent fidèlement les inflexions du jeu d’un
violoniste ; d’autres transforment un stradivarius en ignoble
crin-crin. Pourtant, peu de gens entendent la différence en dépit d’une
oreille fonctionnelle.
- Certains vins de Sauternes procurent
aux papilles la sensation de déguster toute la vitrine d’un confiseur,
mais de nombreux consommateurs préfèrent un médiocre Monbazillac, au
motif qu’il est plus sucré.
- J’ai vu, il y a longtemps, un
reportage étonnant. Lors d’un vernissage où étaient exposés des
tableaux représentant, pour une bonne moitié, des couchés de soleil, le
film montrait alternativement les badauds en extase devant les toiles
et les majestueuses colorations crépusculaires qui pavoisaient le ciel
en face de la galerie. Filmés à leur sortie, les visiteurs n’étaient
pas plus d’un sur dix à remarquer le spectacle naturel qui leur était
offert.
Ces exemples sont
indiscutablement tirés d’un contexte bourgeois. Mais on
trouvera strictement les mêmes, en modifiant quelques détails, dans un
contexte rural. Personne, dans nos sociétés modernes,
n’est à l’abri de ces déficiences.
On imagine aisément les conséquences
de ces pertes d’acuité dans des circonstances où une perception exacte
de la réalité est vitale, notamment en cas d’agression. Et la peur qui ne
manquera pas de survenir dans un tel cas risque bien d’occulter le peu de
lucidité procuré par ces sens atrophiés.
Cependant, ces défaillances perceptives ne sont pas rédhibitoires, car
les performances sensorielles
peuvent s’améliorer grâce à un entraînement approprié. Les aveugles
développent souvent des capacités tactiles, auditives, olfactives et gustatives
supérieures à la moyenne ; les peuplades qui vivent en contact étroit
avec la nature
ont des sens nettement plus acérés que les nôtres. Un bon programme
d’éveil des sens devrait donc porter ses fruits.
En conséquence, qui veut progresser doit solliciter son imagination
afin de découvrir les activités
susceptibles de développer ses qualités sensorielles. Cependant, il
faut être attentif à toujours attribuer à nos perceptions une finalité pratique.
Nous ne développerons pas l’acuité d’un sens sans l’intégrer dans la chaîne
de perception liant les qualités de l’organe concerné au traitement
opéré par le cerveau sur les données qui lui parviennent. Les sens
s’atrophient, car les informations qu’ils envoient ne sont pas ou peu utilisées.
Pourquoi continueraient-ils à se fatiguer pour rien ? Inversement, ils
s’affinent quand leur acuité est requise dans le processus décisionnel.
Chez la plupart des individus,
la réalité occupe peu de place dans les décisions qui ponctuent
l’existence. Au mieux sert-elle de déclencheur, mais la maturation de
l’idée est presque exclusivement conduite par ce que chacun a en tête :
souvenirs, idées préconçues, contraintes diverses, appréhensions, etc.
Certes, la vue et l’ouïe sont constamment mobilisés par nos
envahissants médias
— visuels, audio et surtout audio-visuels —, mais les
informations qu’ils nous transmettent sont formatées, triturées,
aménagées. Elles sont déjà de parfaits produits commerciaux, élaborés et packagés.
Finalement les décisions issues d’une véritable perception de la
réalité physique sont extrêmement rares, ce qui fait de nous tous, quel que
soit notre statut social, de purs intellectuels. Attention, ce n’est pas une
qualité, mais une caractéristique qui implique une quasi totale déconnexion avec
la réalité. Il faut réinstaller nos sens dans la chaîne de traitement de
l’information, reprendre contact avec le réel et celui-ci, avant d’être
intellectualisé, est d’abord physique. Voilà pourquoi les activités physiques et
manuelles sont indispensables, à condition qu’elles exigent une participation de
l’esprit. S’agiter sur un rameur ou un vélo d’appartement n’a jamais
fait avancer quiconque. Mais les arts martiaux, les activités de nature
et même le bricolage peuvent conduire à cette symbiose du physique et du
mental : la mythique union du corps et de l’esprit.
La morosité meuble une grande
partie de l’existence du plus grand nombre, d’où cette tendance à
s’échapper dans le rêve, les artefacts, la transcendance. Le verdict
inlassablement
ressassé se formule ainsi : la réalité n’est pas réjouissante.
Il y a erreur ! car ce que
chacun voit n’est pas la réalité. C’est, au mieux, une déformation du
réel, souvent une simple projection de son univers intérieur.
Redonnons à nos sens leur
fonction première de collecte de l’information, mettons à distance le
monde des idées, élaguons les excroissances de l’ego ; nous aurons fait
un grand pas vers la perception de la Vérité. Vérité parfois merveilleuse,
parfois hideuse ; jamais terne. Malgré ses épines, comme les
roses, la Vérité
est admirable et suscite toujours l’enthousiasme. Elle est génératrice
d’une immense énergie qu’un esprit apaisé n’aura pas gaspillé.
Contenir ses émotions.
Nous avons élargi notre champ
d’investigation et l’acuité de nos sens s’est sensiblement améliorée.
La qualité de notre observation a ainsi enregistré un net progrès, nos
décisions s’appuient sur des données fiables, notre lucidité nous permet de
prévoir les actes de nos adversaires, nous nous sentons propulsé par une force
irrépressible, mais il ne faudrait pas perdre ces bénéfices à cause d’un débordement
d’émotion incontrôlée.
L’émotion est une réaction
disproportionnée à un stimulus. L’entité qui la provoque est évidemment
l’ego. Sans lui, la réponse reste mesurée et adaptée à l’importance de
la sollicitation. Sans l’ego, plus de peur, plus de haine, plus de
colère, plus de passion. Oui, mais il est toujours là qui nous impose sa loi.
Or la sérénité est cruciale pour nous, budoka, qui nous préparons à affronter
l’épreuve ultime. À défaut d’atteindre cet état de conscience où plus aucun
événement ne provoque de vague, il nous est sans doute possible de limiter
l’amplitude de nos réactions émotives, surtout si nous nous contentons de maîtriser
quelques situations particulières. L’article sur la peur fournissait
déjà plusieurs réponses ; j’amènerai seulement quelques compléments.
Il fut un temps, disons au début
du 20e siècle, où l’éducation, qu’elle soit familiale,
scolaire, religieuse ou professionnelle, exigeait le contrôle des
émotions, surtout pour les garçons. Pas question de montrer sa peur ou de pleurer
en public. Puis vinrent les psychologues. L’émotion avait besoin d’un
exutoire ; la garder en soi risquait de produire des effets désastreux sur la
psychologie d’un enfant. Aujourd’hui, l’enfant, garçon ou fille, doit exprimer ses
peurs, pleurer quand l’émotion le submerge, exhiber ses états d’âme. Il
faut accepter ses penchants naturels — notion dont l’existence est
largement discutable — ; accepter le destin. Retour à la case
fatalisme.
Pourtant, à un siècle d’écart,
peut-on dire que, grâce à ces belles théories, les enfants sont
maintenant plus équilibrés, plus sereins ? J’en doute ! Quant aux
adultes, l’incessante augmentation de leur consommation de médicaments
psychotropes permet-elle un diagnostic moins alarmant ?
Que le troupeau suive aveuglément
le dernier gourou en date ou une tradition éculée m’attriste. Mais
nous, budoka,
allons-nous laisser les événements nous submerger ? N’avons-nous
pas envie d’être maître de notre vie ? N’est-ce pas, d’ailleurs,
l’objectif de l’art martial ?
Les peurs irraisonnées de l’enfance s’ancrent
durablement et perdurent à l’âge adulte. Cependant elles peuvent se
soigner, mais il vaut mieux intervenir le plus tôt possible, c’est-à-dire dès
qu’elles apparaissent. Plus tard, s’en débarrasser devient une
entreprise ardue. Bien sûr, on arrive le plus souvent à les dominer ; presque
jamais à les éradiquer. En conséquence, elles restent ancrées dans les abysses
de l’esprit et créent des tensions qui risquent de s’exprimer dans de
nombreuses affections psychosomatiques.
Les peurs, qu’elles
apparaissent dans l’enfance ou à l’âge adulte, doivent donc être
traitées dès leurs premières manifestations. Ne pas permettre aux
symptômes de l’émotion de s’épancher a toutes les chances d’en freiner
l’apparition, voire d’en supprimer la cause grâce au phénomène de
feed-back mis en lumière précédemment susceptible de modifier la
structure mentale responsable.
En escalade, tout le monde a
peur de tomber. Jusqu’au jour où on se décide à monter au-dessus du
dernier point d’assurage et à sauter dans le vide. Et là, malgré une chute
vertigineuse, on se rend compte que la corde remplit bien son office et
amortit correctement le choc. Quand, peu de temps après, on se retrouve en
difficulté dans un passage délicat, on peut se concentrer sur la technique sans
craindre une chute qui n’apparaît plus comme le problème majeur. De plus, les
très jeunes grimpeurs maîtrisent beaucoup plus rapidement la crainte de la
chute que les seniors. Cela confirme l’avantage d’agir dès l’enfance sur les
différentes manifestations de la peur. Plus une caractéristique psychologique est
ancienne, plus il est difficile de la modifier. C’est pourquoi de nombreux
moniteurs d’escalade initient les débutants à la chute avant même de leur
apprendre à grimper.
Affronter volontairement des
situations jugées angoissantes est un bon moyen de ramener leur
difficulté ressentie à de plus justes proportions. En prenant soin, bien sûr, de
se lancer dans l’épreuve avec les moyens nécessaires pour la dominer. Il
ne s’agit en aucune manière d’adopter un comportement suicidaire.
À qui a peur de combattre, une
seule consigne : combattre ! À qui a peur de pénétrer dans
l’attaque adverse, on ne peut que conseiller de pénétrer, puisque là
réside un des principaux atouts du budoka. Mais il ne faut pas le
faire sans précautions.
Apprenons et travaillons
d’abord les gardes dynamiques qui permettent de chasser les éventuelles
menaces qui nous guettent et commençons avec un adversaire de très bon
niveau qui saura faire de vraies attaques tout en nous préservant en cas de
maladresse de notre part. Toujours, évidemment, en projetant sur notre adversaire
un regard d’aigle, perçant, incisif.
Listons les différentes appréhensions
dont nous souhaitons nous débarrasser et procédons ainsi pour chacune
d’elle sans trop limiter notre investigation. Appréhension, inquiétude,
crainte, frayeur, angoisse, anxiété, sont les déclinaisons d’une émotion
fondamentale : la peur et, à l’origine de toutes les peurs, la
peur de la mort. Qu’est-ce qui nous empêche d’affronter cette dernière ?
Je ne suggère pas le suicide, loin de moi cette pensée ridicule, mais de
se colleter avec l’idée de la mort, sereinement et sans a priori, sans se
cacher derrière des croyances, des dogmes, en regardant la réalité en face,
notamment lors du décès d’un proche. Et ne négligeons pas des peurs que
nous n’osons pas baptiser peur. N’avons-nous pas peur,
parfois, de ne pas être à la hauteur d’une tâche ? N’avons-nous
pas peur, parfois, de ne pas être capable de convaincre un
interlocuteur ? Ces
peurs n’induisent-elles pas des tergiversations, voire des abandons qui
nous portent souvent préjudice ? Nous avons du pain sur la planche.
Ne nous attendons pas à des
miracles, mais à un recul progressif des freins que notre ego actionne
à notre insu.
Et soyons subtil ; décortiquons
et comprenons chaque composante de nos perceptions. La réalité seule
doit conduire nos prises de décision. Je viens de conseiller de pénétrer
dans l’attaque adverse. Pour l’instant, ce n’est qu’une idée qui doit être
impérativement confrontée au vécu d’un vrai combat. L’expérience me
l’a prouvé en de multiples occurrences, certains vont interpréter cette
préconisation en avançant continuellement sur l’adversaire. D’autant plus aisément
qu’ils ne maîtrisent pas les déplacements et combattent de ce fait
toujours trop près. D’autant plus inconsidérément que la règle du contrôle en
karaté les met à l’abri des conséquences de leur insuffisance. Voilà
une accumulation d’erreurs à éradiquer de toute urgence. Cette pénétration
doit surprendre l’adversaire ; elle doit partir de loin et au
moment où,
sûr de sa victoire, il lance son attaque. Si nous faisons un peu trop
confiance aux idées et pas assez à la réalité, celle-ci a toutes les chances de
se manifester de façon très brutale.
D’ailleurs, rappelons-nous
cette caractéristique de l’esprit : il n’a pas la capacité
d’effectuer deux opérations conscientes simultanément. Si nous
observons la réalité sans laisser divaguer notre esprit, il ne lui reste aucune
latitude pour construire la pensée d’une peur. Mobilisons nos sens au maximum
et, très naturellement, nous expulserons toutes les peurs de notre conscience.
Pour en finir avec l’illusion.
Sans doute pourrait-on ouvrir d’autres volets, suggérer
d’autres pistes. L’essentiel réside dans la prise de conscience des
potentialités de notre esprit. Nous avons tous la possibilité de mieux
utiliser notre cerveau. Pas seulement dans le domaine des capacités
intellectuelles, mais également et surtout dans tous les aspects du
psychisme et de la psychologie. Et contrairement aux clichés usuels, ce n’est pas
en gavant notre esprit de nouvelles connaissances, mais en lui ôtant ce
qui l’encombre : les excroissances de l’ego. Certes, l’idéal est de
mettre fin à la tyrannie de l’ego en passant par l’illumination,
cependant, sans nous imposer une ascèse ni bousculer les fondements de notre vie,
il nous est possible d’avancer tranquillement sur la voie qui mène à la
sagesse. Toutefois, notre esprit ne s’épanouira pas seul ; il a besoin de
notre corps et en particulier de nos sens pour s’ancrer dans le réel. Or le
réel implique la raison qui s’oppose à la passion. Cela, tout le monde le
sait et le choix s’avère cornélien quand on considère l’amour comme une
passion. Mais l’amour n’est pas une passion, c’est même exactement le contraire.
Celle-ci nous aveugle et nous pousse à des extrémités parfois
fâcheuses. L’amour est serein, lucide, libre. Si, chaque jour, nous en instillons
une petite dose dans nos relations, il aura tôt fait de contraindre l’ego à
abandonner quelques privilèges acquis abusivement.
Finalement, chacun est libre de confirmer ou de réfuter
par l’expérience la théorie de Freud. Laissons-nous aller, suivons le
troupeau et, en accord avec la psychanalyse et, peut-être, le
portefeuille d’un analyste bienveillant, nous vivrons mal, avec un esprit torturé,
des sens atrophiés, des émotions paralysantes.
Nous pouvons également décider
de mettre de l’ordre dans notre esprit en le connectant plus
étroitement avec la réalité et en plaçant l’amour au cœur de nos relations. Si c’est
votre option, il est inutile que j’en souligne l’intérêt, vous avez
déjà tout compris. Mon seul souhait est que nous soyons nombreux à accéder à
cette compréhension afin de pouvoir, enfin, annoncer la mort de Freud.
Sakura sensei
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