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LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI janvier 2011

 

 

éveiller l'esprit

 


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Freud l’a bien montré : nous sommes compliqués.
Tellement compliqués que nous risquons à tout moment de nous perdre dans les tortueux méandres de notre conscience. Aussi, dans le vain espoir de ne point nous fourvoyer, tels des petits Poucet, nous suivons un chemin jalonné de petits cailloux blancs. Mais qui donc a semé ces repères dans notre esprit ? Pas vraiment nous, même si nous ne pouvons nier y être pour quelque chose. Les auteurs de ce balisage sont plutôt à rechercher du côté de l’atavisme, de la culture, de l’éducation, de la pression médiatique, toutes traces qui, si l’on veut bien examiner la question sereinement, sont les témoins du passé. Or le chemin que nous avons tranquillement parcouru hier peut bien avoir été emporté par un glissement de terrain. Si nous le suivons aveuglément aujourd’hui, nous avons toutes les chances de nous retrouver au fond d’un ravin.
Ces petits cailloux blancs, ce sont les conditionnements qui façonnent nos pensées, guident nos comportements, perturbent nos sentiments, enflamment nos émotions. Oh ! quand rien ne brouille la routine quotidienne, ils ne nous posent guère de problèmes, si ce n’est de nous maintenir dans cette consternante routine, mais quand nous sommes confrontés à une situation exceptionnelle — le karatéka pense évidemment à l’agression, mais l’imprévu ne se limite pas à cela —, ils deviennent des pièges dans lesquels nous nous précipitons.
Le présent ne saurait être une perpétuelle répétition du passé.
De plus, quelle garantie avons-nous de la validité de ce chemin tracé par les générations passées ? Prenons un sujet essentiel : le bonheur. En dépit de fugitifs moments de joie, d’euphorie et d’une recherche débridée du plaisir, la plupart d’entre nous ne connaissent pas vraiment le bonheur, cet état permanent de sereine plénitude, plus souvent rêvé que vécu. Mais nous prétendons tous, en dépit de notre ignorance, rendre nos enfants heureux et nous suivons pour cela les préceptes dictés par de prétendus maîtres à penser : écrivains, philosophes, psychologues, cinéastes et autres idéologues médiatiques qui imaginent tous détenir l’ultime vérité. Là où le bât blesse, c’est qu’aucun ne peint le même tableau. Et ces divergences ne sont pas de l’ordre de la nuance. Elles ne naissent pas non plus d’une confrontation de points de vue. L’objectif et les moyens à mettre en œuvre pour accéder au Graal sont à chaque fois différents et souvent antagoniques. D’ailleurs, j’ai moi-même fait le test auprès d’un large public ; très peu de gens peuvent donner une définition du mot « bonheur » et parmi ceux qui formulent une réponse, les références les plus fréquentes tournent autour de l’argent, de la chance, de Dieu, du destin ou de la négation pure et simple : « le bonheur n’existe pas ». Tout cela n’a rien d’étonnant ; la fatalité a longtemps été le fil conducteur de la vie. Saint Just ne proclamait-il pas en 1794 : « Le bonheur est une idée neuve en Europe. » L’idée n’est plus neuve, mais elle s’est fanée avant même de s’être épanouie. Quel espoir ces errements donnent-ils à nos enfants d’être plus heureux que nous ou que leurs aïeux ? Certes, les nouvelles générations ont gagné en confort, mais le bonheur peut-il se résumer à cela ? Au final, le bonheur reste un rêve pour la majorité d’entre nous et nous nous évertuons à lui trouver de pauvres substituts qui ne nous procurent que des frustrations.
Ainsi nous perdons-nous, en suivant les chemins balisés de notre inconscience.

Freud avait tort, cependant !
Malgré quelques incontestables lumières, son modèle théorique de la psyché, ce foisonnement confus de la conscience, ce conflit permanent entre ce qu’il a nommé principe de plaisir et principe de réalité, tout cela est l’esprit de l’homme malade. S’il a généralisé les résultats de ses observations prétendument médicales (on sait aujourd'hui qu'il a falsifié celles-ci), c’est, sans doute, qu’il était lui-même atteint des mêmes dysfonctionnements, lui faisant croire à une vérité universelle. Et peut-être, la majorité d’entre nous est-elle victime de semblables troubles psychiques.
Mais les hommes sains ne fonctionnent pas selon le schéma freudien. Les hommes en pleine possession de leurs moyens n’ont pas d’« inconscient ». Les hommes sages ne sont pas la proie d’éternels conflits. Les hommes heureux sont maîtres de leur esprit.
Je vous l’accorde, ces bienheureux élus n’abondent pas, mais, quels que soient l’époque ou le lieu, des hommes de cette trempe ont toujours émergé — surrections merveilleuses au sein d’un océan d’hommes accablés. Malheureusement, ces modèles sont toujours discrets, aussi Monsieur Tout-le-Monde, aveuglé par notre civilisation de l’apparence, se tourne-t-il vers ce qui lui semble être l’évidence : le discours des hâbleurs, menteurs et autres beaux-parleurs. Ainsi, ces êtres sages, sereins, épanouis, sur lesquels tous les regards devraient converger, privés des feux de la rampe, restent-ils cantonnés dans l’ombre et le mépris. Pourtant, parmi ces hommes d’exception qui jalonnent l’histoire humaine, certains, peu nombreux il est vrai, ont laissé de leur expérience une trace écrite d’une incontestable pertinence. Le point culminant et, à mon avis, ultime est atteint dans l’œuvre de Jiddu Krishnamurti (1895-1986). Le principal apport de ce dernier est sans doute l’immense espoir qu’il amène à tout homme de bonne volonté soucieux de son épanouissement et de celui de son entourage. Certes, nous sommes compliqués, malades, torturés, mais il n’y a pas de fatalité ; chacun peut accéder à la félicité. La seule question évidente qui semble s’ensuivre est : comment ? Cependant, si Krishnamurti décrit férocement les aberrations qui habitent notre esprit afin de nous inciter à agir, il ne donne pas de véritable réponse à cette question — peut-être la question n’est-elle pas pertinente !
« Celui qui sait ne parle pas. Celui qui parle ne sait pas », disait déjà Lao Tseu (6e et 5e siècles avant notre ère).
Vous voulez savoir néanmoins ? N’attendez pas la réponse puisque ceux qui la connaissent ne vous la livreront pas puisqu'elle est cryptée en chacun de nous. Prenez votre baluchon et partez, seul, à la découverte de cette « terra incognita ». Et nul besoin de vous réfugier dans l’ésotérisme pour expliquer l’apparemment inexplicable. L’objectif est la maîtrise absolue de toutes les composantes de votre esprit qui, enfin, pourra s’ouvrir à la Vérité. Soyez extrêmement attentif à la valeur des mots : maîtriser, c’est être maître. Cela implique de cesser d’être disciple, de rejeter toute forme de dépendance psychologique — vis-à-vis des hommes mais aussi des idées et des choses. Si un gourou prétend vous guider jusqu’à la divine lumière, fuyez, c’est un charlatan qui, lui-même, n’a jamais approché la sagesse en dépit des simagrées affichées par ce type de dangereux énergumène. Attendu que le but est l’indépendance psychologique, dès l’instant où vous vous placez dans la dépendance de quelqu’un, vous êtes absolument certain de ne pas être dans la Voie. La lumière que vous cherchez est en vous ; aucun éclairage extérieur ne vous aidera. Tout au plus peut-on vous donner quelques indications sur la porte étroite qui conduit sur la Voie, mais c’est à vous seul que revient la tâche de la franchir, puis de parcourir ce chemin mythique. Le maître, c’est vous !
Une seule certitude : il faudra fournir de sérieux efforts ; rien n’est gratuit ! Mais cela ne saurait rebuter un authentique budoka.

J’ai toujours été frappé par la similitude qui existe entre les arts martiaux orientaux qui suivent le do (la Voie) et la recherche du bonheur telle qu’elle est appréhendée en Occident. Je sais, aujourd’hui que similitude n’est pas le terme adéquat ; do et quête du bonheur sont un seul et même concept abordé différemment selon les cultures. Et pour que la correspondance soit parfaite, ajoutons la même propension à se fourvoyer. Sans doute le bonheur est-il quelque chose de trop simple pour nos esprits embrouillés !

L’art martial permet au budoka de se sortir sereinement d’un conflit. Avec un certain degré de maîtrise, il permet d’éviter les conflits.
Le bonheur est l’art de vivre sans conflit — y compris, et surtout, avec soi-même.
Cette singulière correspondance mérite bien d’être approfondie.

 

L’art martial, voie de la perfection humaine !

La grande supériorité des véritables arts martiaux réside dans la primauté qu’ils accordent à la maîtrise de l’esprit. Que devient, en effet, l’efficacité technique si le combattant ne maîtrise pas ses émotions, manque de détermination ou néglige d’observer des détails pourtant essentiels ? De nombreuses activités de type self-défense, krav-maga ou même des sports de combat dont la finalité est uniquement sportive, affichent sans vergogne la prétention de conférer rapidement une efficacité en cas d’agression. Cependant, dans leur grande majorité, elles se limitent à une panoplie technique. Panoplie souvent indigente d’ailleurs quand elles se targuent de rendre performant un large public en peu de temps. Aussi peuvent-elles parfois faire illusion à l’entraînement ou en compétition, mais, lors d’un véritable affrontement où la vie est en jeu, le manque de préparation mentale se fera cruellement sentir. Certes, quelques experts en self-défense aux qualités exceptionnelles, véritables vitrines promotionnelles, pourront se sortir sans dommage d’une agression, mais ce qui est en jeu ici, c’est l’efficacité des méthodes de combat elles-mêmes, le bénéfice que le pratiquant de base peut en espérer quand il se trouve confronté à ces accès de violence dont regorgent nos sociétés modernes. Et là, force est de reconnaître leurs énormes lacunes en termes de maîtrise de soi et d’élévation spirituelle qui devraient accompagner l’acquisition d’une technique réputée efficace. L’éthique minimaliste, le renforcement de la réaction impulsive et l’absence de philosophie qui les caractérisent, incitent à régler les conflits physiquement, instantanément et sans discernement. De nombreux instructeurs contribuent ainsi à rendre le monde plus agressif, plus violent, en dépit de leur prétention à lutter contre ce fléau, et exposent leurs élèves à des déconvenues cuisantes. Déconvenues protéiformes pour la victime d’une agression qui se jette dans la bagarre. Dans certains cas, son intégrité physique sera largement compromise, alors qu’avec quelque lucidité, une solution pacifique aurait pu être mise en œuvre. Dans d’autres cas, l’escalade inhérente aux manifestations de violence conduira à des comportements regrettables qui empêcheront de dormir pendant longtemps. Et il faudra peut-être répondre de ses actes devant la justice. Mieux vaut réfléchir avant, car il est des situations où l’agresseur obtiendra le soutien des juges, où, par un mystérieux concours de circonstances, les rôles d’agresseur et de victime seront curieusement inversés.
Mais comment pourrait-on jeter la pierre à ces enseignants qui se conforment simplement à un comportement universel. Dans un monde dualiste qui oppose dominants et dominés, la règle couramment admise est de se situer du côté des dominants. Mieux vaut écraser qu’être écrasé. Et ça marche… parfois… pour quelques-uns ! Jusqu’au jour où ils sont eux-mêmes écrasés. Nous suivons ainsi de multiples principes à la structure empreinte d’une effarante puérilité. À croire que la majorité des individus est incapable de raisonner spontanément au-delà du premier degré. Malheureusement pour nous, la réalité est rarement conforme à nos idées simplificatrices et les exemples de solutions évidentes qui se sont révélées fausses sont légion.
Ainsi, lorsque la mode des sports de compétition occidentaux envahit le Japon, à partir de la fin du 19e siècle et durant la première moitié du 20e, le besoin de prouver sa supériorité — raison d’être de la compétition — se propagea rapidement dans les clubs d’arts martiaux de l’empire du soleil levant. À cette époque marquée par l’abolition du pouvoir des shogun, la fin de l’isolationnisme nippon et le rejet des valeurs ancestrales consécutif à l’irruption de la modernité occidentale, les arts martiaux japonais étaient considérés comme une culture et n’auraient su, dans l’esprit des principaux maîtres, dériver vers le combat libre, la dangerosité des techniques excluant une utilisation sportive. Mais sous la poussée populaire enivrée de nouveautés occidentales, les rencontres sauvages entre les adeptes de dojos concurrents devinrent extrêmement fréquentes et d’une bestialité à peine imaginable. Pour contenir cette dérive, les maîtres de karaté — l’ensemble des arts martiaux suivit à peu près le même parcours — prirent deux initiatives :

  • Afin de coller à l’air du temps et de canaliser la violence, ils orientèrent l’art martial vers une pratique sportive, encadrée par des règles strictes interdisant toutes les techniques dangereuses, les toutes nouvelles sociétés de gymnastique françaises et les clubs de boxe anglais servant de modèles. Ils vidèrent ainsi leur art de toute substance martiale. De la culture de l’art martial, on glisse vers le sport de compétition. Cette mutation sera achevée en 1957, date des premiers championnats de karaté du Japon.
    L’erreur est ici manifeste : le meurtrier cessera-t-il ses agressions si on lui enlève son poignard ? Dans ce cas, il croisera bien une cuisine où il pourra se réarmer. Le danger n’est pas dans la technique ou dans l’arme mais dans l’esprit de celui qui la détient.
  • Ils systématisèrent le discours philosophique sur la finalité de l’art martial et accentuèrent le message éthique afin de provoquer la réflexion nécessaire à la maîtrise de soi, qualité indispensable au bénéficiaire de l’enseignement d’une technique dont ils souhaitaient préserver un minimum d'efficacité. Cela se concrétisa par le remplacement du suffixe jutsu (technique) par do (Voie), qui traduit, dans l’esprit japonais, le parallélisme entre la maîtrise technique et la perfection humaine. De plus, la plupart des sensei adoptèrent un dojo kun (compilation de préceptes moraux) qu'ils affichèrent dans leurs dojos.

Seuls des naïfs pouvaient croire à ce programme qui amalgamait la démagogie et l’élitisme. Car comment ne pas être frappé par l’antagonisme de ces deux décisions ? L’une transforme le karaté en gymnastique apparemment inoffensive, alors que la compétition forge des esprits de plus en plus agressifs ; l’autre préserve son efficacité martiale, mais en bannissant toute forme d’agressivité non immédiatement nécessaire. Paradoxe qui n'empêcha pas de nombreux maîtres de soutenir, au moins dans le discours, ces deux initiatives. Sport de compétition et art martial n’ont pourtant pas grand-chose de comparable sur le plan technique ! Et que dire de l’esprit qui correspond à chacun d’eux ? Indubitablement, c’est le grand écart ! À la vérité, le paradoxe n’est qu’apparent, car il y eut très peu de maîtres pour promouvoir un véritable enseignement martial au début du 20e siècle. L’introduction du karaté dans les écoles et universités, d’abord à Okinawa puis, un peu plus tard, dans tout le Japon, incita les maîtres de l’époque à se préoccuper avant tout d’éducation physique de masse, ce qui excluait dans leur esprit, peut-être à regret, toute efficacité martiale afin de contenir la violence de leur jeune public. D‘ailleurs, cet art martial s’est propagé sous l’appellation karate et non karate-do, ce qui démontre une préoccupation essentiellement technique, gymnique, éducative, sportive, loin de la spiritualité et de l’efficacité afférentes au do. N'oublions pas qu'au Japon le dojo est un lieu de culte (étymologiquement lieu [jo] où on pratique la voie [do]). Et, si les écrits de cette période mentionnent des préoccupations éthiques et philosophiques, la réalité quotidienne des entraînements fut beaucoup plus prosaïque : les beaux principes théoriques se sont réduits à l’instauration d’une discipline très stricte. Ajoutons le précédent créé par la fulgurante expansion du judo, version sportive du ju-jutsu, dont les premiers championnats se déroulèrent au Japon en 1936 et l’on comprendra aisément l’empressement de tous les maîtres d’Okinawa à s’engouffrer dans la promotion du karaté sportif, au Japon d’abord puis dans le monde entier ensuite, en arguant de sa prétendue capacité à pacifier les esprits — prétention colportée à l’envi par l’ensemble du monde sportif. Cette démarche n’empêcha pas le peuple japonais, avec les adeptes des dojos en fer de lance, de faire preuve de la plus extrême barbarie durant la première moitié du 20e siècle. Malgré cet antécédent désastreux, et après plus d’un siècle d’expériences éloquentes, le grand public, soutenu par le discours lénifiant de pseudo-spécialistes, est toujours persuadé de la valeur du sport de compétition pour lutter contre l’agressivité. La comparaison entre un vrai dojo d’art martial — si, si, ça existe ! — et un stade de foot est pourtant éloquente. Ce constat commence à pénétrer les consciences, puisque, aujourd’hui, une bonne partie des maîtres japonais revient à un karaté martial, attestant ainsi de l’erreur constituée par l’expérience du karaté exclusivement sportif.

Cependant et indépendamment de cette confusion entre les démarches guerrières, pacifiques, agressives ou sportives, la tradition japonaise s’appuyait, dans les siècles passés, sur le concept « shin-ghi-tai » pour juger la valeur d’un bushi ou d’un samurai et cette trilogie est toujours mise en avant par les instances fédérales pour évaluer la maîtrise du pratiquant moderne.

  • « Shin » souligne l’importance de l’esprit, du mental dans l’efficacité ; car, de tout temps, la prédominance de l’esprit sur le corps a été reconnue.
  • « Ghi » recouvre le savoir-faire technique.
  • « Tai » représente le corps et ses diverses capacités : force, souplesse, précision, rapidité, détente, etc.

 

De « shin-ghi-tai » à « technique-psychologie-philosophie »

Tradition n’est pas vérité !
Pouvez-vous imaginer un tsuki (coup de poing) théoriquement maîtrisé (concept ghi), mais sans puissance, ni vitesse, ni précision (concept tai) ? Avez-vous déjà vu un parfait yoko tobi geri (coup de pied latéral sauté) (concept ghi) exécuté par un karatéka sans souplesse, ni détente (concept tai) ? C’est évident, nous sommes face à des impossibilités, aussi la dichotomie entre ghi et tai est-elle absurde. Capacités physiques et maîtrise technique sont indissociables. Quant à shin, généralement traduit par esprit, mais qui recouvre une infinité d’aspects plus ou moins imbriqués — psychisme, psychologie, mental, volonté, motivation, intelligence, mémoire, émotion, sentiment, intuition, ego, etc. —, le concept est trop vaste, véritable fourre-tout, pour conférer une quelconque utilité pratique. Sauf si on y voit uniquement les aspects hargne, mordant, volonté de gagner tels qu’on les observe chez les champions. Dans ce cas il suffit de travailler au développement de l’agressivité, mais on entre en contradiction avec le do qui implique sérénité et bienveillance. Cela ne saurait satisfaire un vrai budoka.
Finalement, shin-ghi-tai ne nous offre pas les repères susceptibles de nous guider sur la Voie. En conséquence, je lui préfère, malgré d’évidentes faiblesses indissociables de la volonté de faire court, la trilogie technique, psychologie et philosophie qui confère plus de poids au volet spirituel en y intégrant les éléments indispensables à une discipline qui prétend suivre le do. Car, si la maîtrise de l’esprit peut s’avérer vitale en situation de conflit, elle confère avant tout la capacité de les éviter. De plus, elle offre de telles perspectives d’épanouissement, de bonheur et autres bienfaits dont nous parlerons plus tard qu’il serait absurde de la négliger ou de la sous-estimer.

  • Technique.
    Inutile de s’étendre sur ce terme qui, dans ce nouveau contexte, englobe ghi et tai. Cette intégration évite de travailler des qualités physiques, comme la souplesse ou la force, pour elles-mêmes, sans lien avec la forme technique — j’ai souvent entendu les maîtres japonais reprocher à des karatékas occidentaux d’être trop forts, trop musclés. Cela étant, cette partie de l’évaluation est relativement aisée pour un jury ou un instructeur expérimenté. L’élève pourra donc toujours être guidé dans sa progression technique.

A contrario, l’évaluation de shin — au sens large — se heurte à des difficultés quasiment insurmontables. D’abord, seule une profonde et délicate exploration peut révéler l’origine des difficultés d’un budoka. Or les professeurs très avancés sur la Voie qui peuvent pénétrer les arcanes de la conscience d’autrui sont extrêmement rares. Ensuite, sauf dans quelques cas particuliers, un sensei possédant cette compétence ne pourra guère aider son élève directement. Il devra utiliser de subtiles ruses pour modifier une caractéristique préjudiciable. L’explication est simple : évaluer les qualités psychiques d’un élève et amener des améliorations, c’est pénétrer dans les arcanes de son esprit et le diriger de l’extérieur ; c’est, in fine, se substituer à son ego qui est, en quelque sorte, l’organe directeur de l’esprit. Sauf dans des situations désespérées, jamais l’ego n’accepte cette éviction. L’ego n’admet qu’un seul maître : lui-même — ce qui est cocasse quand on sait l’importance des conditionnements, attachements et autres dépendances chez la plupart des individus. Illusion quand tu nous tiens !
En ce domaine, le rôle du professeur est donc malaisé et très limité ; une éventuelle petite avancée demandera un temps infini. Certes, il existe des techniques à base de programmation neurolinguistique, de sophrologie ou de méthodes prétendument novatrices qui permettent de préparer mentalement un athlète pour une compétition, mais elles agissent superficiellement, de façon ponctuelle et ciblée. Elles sont à ranger dans le même sac que le développement de l’agressivité ; elles concernent les sportifs avides de collecter quelques médailles et de voir leur nom s’afficher au fronton du monument d’orgueil. On est loin de l’humilité indispensable à celui qui s’engage sur la Voie d’un véritable art martial.
Pour améliorer de manière pérenne les performances de l’esprit — être plus clairvoyant, prendre rapidement les meilleures décisions, ne plus subir d’émotions paralysantes, etc. —, mieux vaut donc ne pas trop compter sur son professeur. Néanmoins, ceux qui veulent réellement progresser sur ce plan ne sont pas totalement démunis. En effet, chacun peut mener la guerre aux travers de son esprit s’il a soif de perfection. Encore faut-il les avoir repérés et se donner les moyens de les éradiquer.

La mise en lumière des déficiences de l’esprit les plus courantes est une des rares aides qui puissent venir de l’extérieur, car elle se contente de décrire ce qui est. Quand cette description fait mouche, cela déclenche une réaction, parfois d’hostilité, parfois de défense ; mais, dans certains cas, un processus de transformation profonde s’engage lorsque l’individu réalise pleinement l’horreur que son esprit héberge. C’est cette prise de conscience qui incite à pousser cette fameuse porte étroite et à s’engager sur la Voie. Quant à ce qui devrait être, cela n’a aucun sens ; le devenir spirituel de chacun est une affaire strictement personnelle. Pourtant, tout le monde accepte plus facilement d’entendre ce qui devrait être, la loi et la morale nous y ont déjà préparé, que ce qui est, la description rigoureuse des tares de l’esprit étant toujours vécue de façon douloureuse et souvent à l'origine d'une réaction agressive. En ce sens, un écrit qui, par définition, s’adresse à un large lectorat est moins perçu comme une violation qu’une intervention directe, chacun restant libre de ne pas adhérer sans se placer dans une opposition flagrante. L’élève désireux de s’améliorer peut, au moment où il se sent réceptif, y puiser librement les idées adaptées à sa situation personnelle. Ainsi, il ne se sent jamais forcé et agit toujours de son propre chef, disposition d’esprit indispensable dès lors que l’ego est la cible.
Les deux items psychologie et philosophie sont destinés à fournir des repères plus ciblés que l’habituel shin pour procéder à une auto-évaluation, démarche indispensable puisque, on l’a vu, ce qui vient de l’extérieur est rarement bien toléré.

  • Psychologie.
    Ce terme correspond à la santé mentale, à la structure de l’esprit et à la place de l’ego au sein de cette structure, à la résolution des fréquents conflits avec soi-même, au traitement des divers parasites qui brouillent les pensées, à l’aptitude à ne pas laisser divaguer son esprit, à la maîtrise des divers états de conscience. Quand ces différents éléments sont portés à leur optimum, il en découle une capacité d’observation hors norme et une maîtrise totale des émotions.
    On juge ici de l’état de son esprit.

  •  
  • Philosophie.
    Faculté de se poser des questions pertinentes sur des sujets éclectiques, simples ou complexes, amenant des réponses utiles, éliminant de fait les philosophies dogmatique, scolastique et toutes celles qui se complaisent dans les questions insolubles. Notons au passage que les questions sans réponse dans lesquelles nos civilisations aiment se vautrer — sur le sens de la vie, les recettes du bonheur, la crainte de la mort, l’existence de Dieu, les caprices du destin, etc. — sont la source de multiples angoisses insurmontables puisque sans solution. La sérénité exige de sortir de ce cercle infernal, de comprendre l’inanité de ces questions insensées. Trouver des réponses repose sur l’art de poser les questions : une question sans réponse est une question mal formulée. Dans le cadre d’une agression, une question sans réponse peut conduire à la mort.
    On aborde là la manière d’utiliser son esprit.

Commençons par identifier les obstacles à un parfait fonctionnement de l’esprit.

 

De l’origine des difficultés psychologiques.

Sauf lésion ou pathologie, nous possédons tous un cerveau susceptible de fonctionner de façon optimale, certes avec quelques nuances de niveau de performance. Malheureusement les entraves à cette perfection théorique sont si nombreuses qu’il est rare de rencontrer un esprit serein, efficient et objectif. Qui donc ne souhaiterait pouvoir intervenir, sur soi ou sur autrui, afin de modeler un esprit plus harmonieux et performant ? En pratique, cela s’avère extrêmement difficile ; voyons pourquoi.
L’être humain, comme les animaux supérieurs, a conscience de soi. D’abord conscience de son corps — ce qui permet d’éviter de se cogner dans tous les obstacles — elle s’étend, chez l’homme, au psychisme pour former le moi ou ego. Cet ego peut être construit consciemment et volontairement sur la base d’une philosophie que l’on a développée ou validée, ce qui limite les influences extérieures aux éléments en accord avec celle-ci ; on évite ainsi de se colleter avec les infinies contradictions d’une vie conventionnelle. Mais, le plus souvent la construction relève plutôt de l’anarchie, les événements dirigeant de façon aléatoire le façonnement du moi. Comme les fondations de l’ego s’établissent dès la petite enfance, âge qui ne connaît pas encore la réflexion philosophique, la construction du moi n’est pas guidée et subit, chez la plupart des enfants, des influences diverses et antinomiques. À l’âge de l’école, l’enseignement inculque l’habitude d’emmagasiner de l’information sans critique, l’apprentissage par l’expérience — la fameuse pédagogie de la découverte, qui est accusée d’être trop dispendieuse de notre précieux temps — étant réduit à la portion congrue. Ainsi met-on en place, chez de jeunes êtres déjà lourdement conditionnés, une perméabilité à toutes les nouvelles sources de conditionnement. Par la suite, cet ego tortueux, rempli de contradictions, construit de bric et de broc, n’en finit pas d’accumuler préceptes, enseignements et influences qui ne manquent pas de se télescoper. L’ego est le conducteur de l’esprit ; hélas ! la plupart du temps il est en quasi état d’ivresse.
De plus, cet ego, c’est soi. Même si cette construction mentale est débile, inutile ou dangereuse, elle n’en reste pas moins le contenu de la conscience de soi, or il est naturel de se protéger, donc de défendre son ego quels que soient ses défauts. À cette fin, l’ego se barricade, s’irrite quand il perçoit une amorce de critique, ce qui rend toute tentative de le pénétrer fort improbable.
La psychanalyse a prétendu détenir la clé, mais elle n’a franchi que des portes ouvertes. De précédents articles évoquaient des solutions radicales mais inaccessibles au commun des mortels : museler l’ego, trancher l’ego, etc. Celui-ci s’adresse à tous ceux qui n’envisagent pas le grand chambardement de leur mode de vie mais souhaitent avancer en douceur, de leur propre chef, sans la contrainte d’un censeur. L’objectif, limité mais non dénué d’ambition, est l’ouverture du champ de l’esprit — voir plus large — et l’amélioration de la pertinence de son travail — voir plus clair. évidemment, seuls ceux qui acceptent l’idée d’un ego source de la plupart de leurs difficultés psychologiques, notamment à cause des conditionnements et de leurs conséquences, se sentiront concernés. Certains réfutent cette emprise ou pensent la subir seulement à la marge. Ne pas être maître chez soi s’avère en effet difficile à accepter. Pourtant, une introspection sérieuse ne peut manquer de mettre en lumière que pratiquement toutes les pensées, toutes les décisions, tous les gestes, toutes les actions qui rythment nos journées sont guidés, infléchis, corrompus par les myriades de conditionnements qui encombrent notre esprit. Car il n’y a pas que la publicité qui nous conditionne.

  • Chaque langue, par exemple, caractérisée par une structure de la phrase — place du verbe, du sujet, des compléments —, repose sur un mode de pensée qui détermine la façon d’appréhender les concepts.
  • Les diverses cultures ne perçoivent pas les réalités du monde de façon identique :
    • Si nous distinguons quatre points cardinaux, les Chinois en citent cinq car, pour eux, le centre est une direction.
    • Le système décimal conduit de nombreux alpinistes à se focaliser sur les montagnes de plus de 4000 mètres en Europe et sur les plus de 8000 mètres dans l’Himalaya, car nous aimons tous les chiffres ronds ; les alpinistes anglo-saxons, qui raisonnent en pieds, ne s’intéressent pas aux mêmes montagnes à l’exception des plus hautes.

En fait, je pourrais citer des millions d’exemples car tout, culture, éducation, religion, profession, relations et, évidemment, la publicité sous toutes ses formes, agit comme une source de conditionnement. Cette prise de conscience est primordiale ; le traitement ne peut arriver qu’après le diagnostic.
Attention toutefois à ne pas tout confondre. Les automatismes ressemblent à des conditionnements, mais ils ont été mis en place intentionnellement afin de libérer l’esprit. De même, la connaissance n’est pas, en général, un conditionnement ; à condition de ne pas la laisser nous guider sans esprit critique. Tout ce qui s’imprime dans notre mémoire peut rester à l’état d’information purement technique, mais nous y associons presque toujours une charge psychologique dont l'ascendant sera plus ou moins sensible ultérieurement.
Les conditionnements s’installent insidieusement et nous influencent à notre insu. Chaque conditionnement est un barreau de la cage dans laquelle nous nous enfermons inconsciemment.
À celui qui souhaite s’évader de cette prison et ne se sent pas en mesure de passer par l’illumination, une question se pose : « comment s’attaquer à ces conditionnements ? » Les éliminer un par un serait une entreprise titanesque. De plus chaque conditionnement évacué est, dans les faits, automatiquement remplacé par un autre conditionnement. Il faut donc mobiliser d’autres moyens.

Voici quelques pistes pragmatiques pour muscler votre esprit.

 

Un esprit plus ouvert.

Dans les Hautes-Alpes, ce n’est pas une exclusivité, si les traces de l’activité humaine ne sont pas toujours heureuses dans les fonds de vallées, dès que l’on s’élève sur les flancs des montagnes, et en excluant quelques verrues d’origine humaine, la nature est d’une beauté à couper le souffle. Comment ne pas s’intéresser aux divers éléments qui composent ce sublime tableau : la flore, la faune, la géologie, la géographie, l’hydrographie, la glaciologie, la météorologie, le climat, les vestiges de l’histoire et, bien sûr, l’homme et ses activités. Depuis que je réside dans ce paradis, j’ai rencontré des passionnés de géologie, des amoureux de la flore, des amis des animaux, des férus d’histoire… et très peu d’esprits réellement ouverts, disponibles, attentifs. Untel scrute la consistance du manteau neigeux et ne voit pas le ballet de l’aigle royal qui le survole. Tel autre, dans un massif calcaire, s’émerveille du dessin d’un pli couché en piétinant un magnifique et rare sabot de Vénus. Les exemples d’aveuglement ne manquent pas. Et plus on se passionne, plus on devient hermétique à tout ce qui est étranger à sa passion ; plus on est prêt à défendre l’indéfendable quand celui-ci alimente sa passion. Des exemples ? Facile ! ils pullulent. Il vous suffit d’observer votre voisin — sur soi-même, c’est plus difficile. Dès qu’il se passionne pour quelque chose, vous voyez son champ de vision se rétrécir. Vous allez bien sûr me rétorquer : « lorsqu’on approfondit un sujet, il est normal de s’y consacrer totalement en laissant de côté ce qui lui est étranger ». C’est vrai ! c’est la norme. Mais la norme est loin d’être idéale. Trop de gens se spécialisent et deviennent strictement incapables de replacer un problème ou un événement dans un contexte global. N’est-ce pas, d’ailleurs, le reproche couramment formulé envers les technocrates ? Mais la plupart des spécialistes, professionnels ou amateurs, sont victimes de cette étroitesse de vue. Pour quelle raison majeure un sujet d’étude devrait-il occulter le reste de la réalité ? Et, de toute façon, aucun sujet n’a fondamentalement de vie autonome. Tout est partie d’un ensemble plus large, et les parties se chevauchent, interfèrent, présentent des similitudes. Comment pourrait-on occulter tout cela quand on a soif de comprendre, quand on aspire à la Vérité ?

Je ne peux pas parler du karaté sans l’intégrer dans l’ensemble des arts martiaux orientaux, lesquels m’imposent d’aborder le zen qui leur est congénital, avec ses considérations sur l’ego et ses méfaits. Et je ne peux me dispenser d’une réflexion philosophique sur la vie et la mort puisque l’art martial peut préserver la vie et donner la mort.
Cependant, certains karatékas ont bien du mal à quitter spontanément les œillères qui accompagnent leur passion du karaté. Car c’est bien une passion, durable ou éphémère, qui les anime. Or, la passion, à l’inverse de la raison qui se construit logiquement et en contact étroit avec la réalité, est un élan de l’esprit qui ne s’explique pas aisément, l’origine étant souvent confuse. Elle s’est installée dans les tréfonds de la conscience et a créé une volonté qui trouve sa force dans le besoin irrépressible de la satisfaire. Tout ce processus se passe en circuit quasiment fermé, l’ouverture sur l’extérieur étant réduite à des broutilles. La source de la passion étant en soi et non dans la réalité qui nous entoure, cela signe une manifestation de l’ego. Or, si la passion est une manifestation de l’ego — « moi ! d’abord moi ! toujours moi ! » est son credo — et, en dépit de tout ce qui se dit, s’écrit ou se chante, cela implique une absence totale d’amour.

 

De l’amour ou… rien !

Cette dernière phrase a certainement suscité quelques récriminations. Tant mieux ! L’objectif visé ne sera pas atteint sans bousculer quelques consciences.
L’origine de notre différend est simple : amour et passion sont généralement considérés comme synonymes ; je souhaite parvenir à vous convaincre de leur antinomie.
Oui ! la passion aveugle. Les élans irrépressibles qui poussent à l’assouvir sont rarement lucides. Voyez donc comment certains défendent leurs idées.
Oui ! passion et violence font bon ménage. Les crimes passionnels en témoignent et les supporters sportifs inscrivent le mariage de ces deux mots dans la banalité.
Mais je me refuse à relier ces scènes de la vie à une quelconque notion d’amour.
Amour et le verbe aimer qui lui correspond font partie, avec liberté et bonheur, des mots les plus versatiles du langage. Si nous utilisons un vocabulaire d’une grande précision pour communiquer sur la plupart des sujets, dès qu’une once de psychologie se glisse dans un échange, confusion et illusion semblent devenir nos principes directeurs.
Ainsi, le coup de foudre constitue le rêve amoureux de la plupart des gens. Pourtant, et au risque de choquer quelque fleur bleue, celui-ci n’est que le reflet d’une pulsion sexuelle d’origine hormonale ; c’est le strict équivalent du rut des animaux. Certes, cette pulsion paroxystique ne se manifeste pas avec n’importe quel partenaire, car certains possèdent des attributs physiques ou psychologiques plus excitants pour le système endocrinien que d’autres. Et bien sûr, notre culture habille ces ardeurs impérieuses du vêtement de l’honorabilité, mais il n’y a rien de durable là-dedans ; si l’amour, le vrai, ne s’en mêle pas très vite, le rêve s’éteint rapidement. Les statistiques ne sauraient me démentir.
Amour est un mot galvaudé, malmené, détourné : grand amour, amour passion, faire l’amour, amour platonique, mariage d’amour, preuve d’amour, amour vénal, amour de Dieu, amour du sport… l’amour est dans de nombreuses expressions, mis à toutes les sauces ; l’amour est nulle part.
Mais pourquoi parler d’amour dans un texte qui traite d’arts martiaux ?
Parce que l’amour est la clé de l’ouverture d’esprit, la clé de la santé mentale, la clé de la lucidité indispensable au budoka.

Qu’est-ce que l’amour ?
Jiddu Krishnamurti aborde la question, lors d’une conférence, en la prenant à revers et énumère tous les comportements en rapport avec le mot amour où chacun est bien obligé de reconnaître qu’il ne s’agit pas d’amour. (Vous en trouverez le texte complet dans le chapitre N°10 du livre « Se libérer du connu » qui compile un échantillon éloquent de la pensée de Krishnamurti exprimée lors de ses conférences.) L’unanimité se réalise sur la notion d’oubli de soi, quand l’attention et la disponibilité envers l’objet de l’amour sont totales, quand tous les soins apportés à cet objet — personne, activité ou autre — concourent à son épanouissement ou à sa parfaite réalisation. Ainsi et contrairement à tous les poncifs habituels, quand l’ego est jeté aux oubliettes, on parvient à un état de conscience qui associe liberté, sérénité, lucidité et félicité. Alors seulement l’amour peut s’épanouir… et c’est très éloigné des clichés véhiculés par des millénaires d’égarement et amplifiés par les médias modernes. À chacun de choisir s’il préfère conserver ses préjugés ou enfin voir la réalité.

Ce qui caractérise la vie, c’est le fait d’être en relation. Quand une plante cesse d’être en relation avec son biotope, elle meurt. La vie humaine n’échappe pas à cette règle : relations à autrui, aux objets, aux idées ou à soi-même sont la marque de notre existence. Schématiquement, les relations peuvent se classer en trois grands types :

  • Les échanges superficiels, sans amour ni passion, dans lesquels on ne se sent pas réellement impliqué. Chez la plupart des individus, ils représentent une partie non négligeable de l’existence. Quand cette part devient par trop prépondérante, un ressenti de vie morne et terne s’installe. C’est ce qui pousse la plupart des gens à faire la fête, boire ou se droguer et, pour quelques autres, à rechercher le risque ou à commettre quelque incivilité afin de donner un peu de relief à leur vie ; y mettre un peu de passion.
  • Les relations où l’ego jouit, se gonfle, se défend : chacun peut bien les baptiser comme il l’entend, on verra que passion convient bien, mais l’amour en est banni. L’ego jouit quand il recherche un plaisir, un avantage, un dérivatif à son ennui ou ses angoisses. L’ego se gonfle quand il veut dominer, acquérir des pouvoirs. L’ego se défend, devient agressif ou se caparaçonne quand il se sent menacé, en danger.
    De façon évidente, les relations à soi-même relèvent de l’égotisme.
  • Celles où l’ego s’efface ; les mots amour et aimer y ont tout leur sens.

La difficulté sémantique provient de la confusion habituelle entre l’offre et la demande d’amour. Offrir son amour c’est oublier son ego. Demander de l’amour — ou des preuves d’amour — c’est chercher une reconnaissance, une valorisation, un plaisir, in fine satisfaire les désirs de son ego ; cela ne peut pas s’appeler de l’amour.
Je me souviens d’une formation commerciale où l’intervenant affirmait : « Aimer, c’est exiger. » Concernant l’offre et la demande, certains gèrent mieux leurs placements financiers que leurs amours.
L’antagonisme de ces deux attitudes doit sauter aux yeux de chacun.
En conséquence, nous adopterons l’idée directrice suivante :

  • L’amour est attention à l’autre ; il s’épanouit dans l’oubli de soi.
  • La passion est attention à soi ; l’objet passionnel n’est qu’un moyen de satisfaire les désirs de l'ego.

Il n’est pas très difficile, si l’on est honnête avec soi-même, de sentir la présence de la passion, donc de l’ego, dans ses relations et de s’efforcer à un glissement progressif vers l’amour. Car le bénéfice est immense et chaque pas apporte sa pierre à l’édifice. Quand l’ego disparaît, l’esprit devient réceptif et ne subit plus les influences pernicieuses ; la lucidité s’installe ; la raison dirige ; l’amour apparaît ; la liberté s’épanouit. Cela s’explique aisément : l’ego est l’instance dirigeante du psychisme ; c’est lui qui décide et c’est également lui qui subit les influences. Si notre ego se meurt, nos conditionnements tombent comme les feuilles mortes à l’automne. Or ces conditionnements agissent comme des prismes déformants, nous imposent des points de vue, occultent une grande partie de la réalité. Comment avec tout cela pourrions-nous être lucides et sereins ? Comment pourrions-nous nous sentir libres ? Et libres d’aimer ?
Et n’allez surtout pas croire que sans ego l’existence se réduirait à celle d’un légume, crainte souvent manifestée ; ce serait une illusion de plus. L’ego est une petite parcelle de notre esprit ; sa disparition n’implique pas la disparition de tout le reste. Sans ego, nous sommes en prise directe avec la réalité ; c’est elle qui, maintenant, dirige notre existence, car plus rien n’en parasite la perception. Là est la vie, la vraie.
Cependant, pour le budoka, l’effacement de l’ego a une heureuse conséquence : il est débarrassé de la peur. Reste une peur animale qui prédispose à l’action — voir l’article sur la peur — mais les peurs psychologiques importunes, qui sont produites par l’ego, ne gênent plus son efficacité.
On peut illustrer cette différence avec l’exemple d’une agression qui commence verbalement. Si l’ego s’interpose, on obtiendra une réponse de ce type : « Je vais lui mettre mon poing dans la gueule. » Mais si l’ego se met en sourdine, la réaction sera plutôt : « Mais quel est donc le problème de cet homme ? » Dans un cas, la réaction est passionnelle, donc victime d’aveuglement ; le conflit va certainement dégénérer. Dans l’autre, l’amour d’autrui et la lucidité qui va de pair dominent ; une conciliation est probable.
Le parallèle avec ce que chacun peut constater dans les sports de compétition saute aux yeux. Il n’y aurait aucune raison d’être réservé envers la compétition si elle drainait essentiellement des gens à l’esprit empreint d’une certaine sagesse. Mais de tels esprits, comme nous l’avons souligné plus haut, sont rares. Et quand le stade se remplit d’individus dont l’ego souffre d’hypertrophie, dont l’esprit se perd dans un tortueux labyrinthe, ce qui représente la plus grande probabilité, il devient inéluctablement l’arène de toutes les turpitudes, surtout si ce sport de compétition glisse vers le sport spectacle. Car, si la compétition constitue une émulation dénuée d’effets secondaires pour les esprits sains, elle provoque chez les autres de nombreux débordements, conséquences de l’agressivité qui la caractérise, et inculque la pseudo-philosophie de la raison du plus fort, ce qui est fort éloigné de ce que tout le monde admet comme étant la philosophie des arts martiaux. De plus, elle n’a aucunement le pouvoir d’améliorer un esprit perturbé, bien au contraire.
Ce n’est donc pas la compétition elle-même qui pose problème, mais l’esprit des pratiquants et spectateurs.
Tout entraîneur devrait s’assurer de la qualité de l’esprit — c’est-à-dire plus porté vers l’amour que passionné — de son poulain avant de le pousser vers la compétition. Cela implique qu’il ait lui-même quelque peu muselé son ego. Malheureusement, rares sont ceux qui n’ont pas besoin de quelques porte-faix pour véhiculer un ego fort encombrant.

 

Une méthode simple pour éveiller un esprit en sommeil.

Nos relations passionnelles, au sens défini plus haut, et, sans doute, une partie de nos relations ressenties comme insignifiantes, doivent donc se muer en relations d’amour. Cela se produira instantanément si nous parvenons à l’illumination, également nommée éveil ou satori, qui constitue l’aboutissement théorique de pratiques comme le zen ou le yoga, mais les véritables arts martiaux ne sont pas en reste. Cet état de conscience confère également une perception juste de la réalité, ce qui induit l’évidence des décisions à prendre et une parfaite tranquillité de l’esprit. Tout budoka rêve d’acquérir ces qualités.
Toutefois l’illumination n’est pas comparable à l’obtention d’un dan, examen accessible à tous ceux qui ont fourni les efforts nécessaires. Elle est hors de portée du plus grand nombre ; même en pratiquant le zen, la proportion d’heureux élus est infime. Cependant, si l’on suit un peu trop à la lettre le discours du zen ou de divers gourous, il y aurait d’une part de rares éveillés et, d’autre part, le reste de l’humanité engluée dans une énorme crasse psychologique. Ce manichéisme n’est pas le reflet de la réalité. De nombreux individus se situent entre ces deux extrêmes, certains, sans avoir pratiqué zen ou technique équivalente, à seulement quelques encablures du nirvana. Dans la mesure où nous ne nous situons pas dans un système tout ou rien, il apparaît logique d’imaginer une possible progression sur l’échelle de la sagesse sans pour autant se préoccuper d’atteindre le satori.
Si cet improbable et difficile cheminement qui conduit à l’éveil ne nous semble pas envisageable, nous devrons entreprendre un travail de fourmi. Ce sera long mais qu’importe le temps si nous voyons les ténèbres s’éclaircir ?

Il faut commencer cette entreprise en la faisant porter sur des relations d’importance secondaire et l’étendre petit à petit. L’amour que l’on porte à une personne ou à un loisir sont fondamentalement de même nature ; il s’agit d’être attentif, ouvert, lucide et disponible. Dans « j’aime ma compagne » et « j’aime les arts martiaux », la valeur du verbe aimer est la même. Certes, « l’objet » étant différent, la relation est différente — c’est bien la preuve qu’on est attentif —, mais la disposition de l’esprit, entièrement tourné vers l’objet d’amour, est comparable.
Bien entendu, « j’aime » doit être interprété avec discernement, puisqu’il peut, dans le langage courant, s’appliquer à des relations d’amour — comme ci-dessus —, passionnelles ou simplement signifier « j’apprécie ».
Ne nous laissons donc pas abuser par les mots ; si nous voulons réellement aimer, avoir de vraies relations d’amour, il faut, c’est impératif, oublier notre ego et nous rendre attentif, disponible et ouvert.
Toutefois, pour la plupart des individus, modifier son comportement vis-à-vis d’une activité sera certainement plus facile qu’envers une personne. J’imagine mal l’homme qui considère sa femme comme un simple objet de plaisir, voire comme un tableau de chasse exposé avec fierté ou encore l’esclave bonne pour le ménage, la cuisine et l’hygiène sexuelle, se métamorphoser en un éclair. Mais peut-être pourra-t-il, sans avoir l’air de renier ce qu’il croit être sa supériorité, changer son approche d’un de ses hobbies.

Une précision toutefois : je ne cherche à juger personne et je ne me pose pas en modèle. J’exerce simplement mes prérogatives de professeur d’art martial qui essaie de conduire ses élèves sur la voie de la perfection technique et mentale. J’exploite simplement une heureuse coïncidence : la qualité d’esprit utile au budoka est la même que celle qui préside à l’épanouissement, au bonheur, et l’amour — le vrai ! — en est le paramètre principal. Quand l’ego s’en va, l’amour fleurit, la lucidité fructifie. Mais quand l’ego préside, les passions, violentes de préférence, constituent sa drogue, sa raison d’exister, ce qui induit une focalisation sur l’objet passionnel et un aveuglement pour tout ce qui est extérieur à sa passion. Certes le langage courant conduit à des amalgames fâcheux, mais, une fois bien défini chaque terme, il est facile de reconnaître les comportements qui tiennent de la passion et ceux qui relèvent de l’amour. S’efforcer de passer de l’un à l’autre devrait être plus facile après avoir bien compris ce que recouvrent réellement ces mots. Or, qui donc pourrait refuser les conséquences de cette transformation : sérénité, lucidité, félicité ? Sûrement pas le karatéka à qui j’ai déjà souvent répété : « Il faut aimer ses adversaires ! »

Nous l’avons évoqué plus haut, l’idéal est de se débarrasser définitivement de notre ego en passant par l’illumination. Cependant le processus qui y conduit est délicat, douloureux et souvent très long malgré des exemples — comme Krishnamurti — d’éveil au cours de la jeunesse. Le nirvana n’est pas pour autant réservé à cette élite. Nous pouvons tous, de façon ponctuelle, oublier notre ego, nous connecter à la réalité et répandre notre amour. Évidemment, l’ego reprendra vite ses droits, mais durant quelques secondes, quelques minutes peut-être, nous aurons été un vrai sage avec toutes les qualités afférentes. Croyez-moi ! dans les moments difficiles, personne ne regrette d’avoir été guidé par la sagesse.
La méthode que je vous propose est donc susceptible de conférer ce don durant quelques instants. À chacun de la mobiliser au moment crucial. Et elle n’interdit pas d’aller plus loin, voire d’accéder à l’illumination.

 

L’amour n’a pas de limite.

Vous adorez les fleurs qui tapissent les montagnes ! D’ailleurs vous les connaissez toutes par leurs noms et vous affirmez que votre passion ne vous empêche pas d’être ouvert à beaucoup d’autres connaissances. Bravo ! Mais alors, si vous les aimez, cessez de les cueillir. Cueillir, c’est au minimum amputer et souvent, par maladresse ou ignorance, détruire. Juste pour le plaisir ! Quelle barbarie ! Comment pourriez-vous utiliser le verbe aimer pour qualifier votre geste ? De plus, la beauté a besoin d’un écrin pour s’exprimer. Une jeune femme habillée par un grand couturier resplendit dans une soirée mondaine ; prenez la même, parée des mêmes atours, et placez-la dans une favela. Est-elle encore belle ? Non, elle est ridicule.
Certes, en bordure d’une source claire, la rare swertie est magnifique, mais si nous la cueillons, pourrons-nous encore admirer son jeu de cache-cache avec les soyeuses linaigrettes et les sublimes parnassies cadencé par les fluctuations de la brise matinale ? Et pourquoi restreindre l’ampleur du tableau ? Non loin de là, des coussins de saxifrages étoilées et quelques gentianes asclépiades perchées sur un rocher qui surplombe ajoutent de subtiles touches de couleur. Toutes ces fleurs forment un ensemble dont nul esthète ne saurait perturber l’harmonie. Mais l’écrin, tant végétal que minéral, qui les met en valeur est digne également de notre admiration. Et la scène n’est pas complète si nous nous limitons à cette première image. Comment ne pas s’intéresser aux insectes pollinisateurs qui viennent les butiner, à la composition du sol qui les nourrit, au système d’irrigation qui les abreuve… ! La beauté des paysages que nous contemplons est née de la conjonction d’une infinité de paramètres. Peut-on s’en émerveiller en détruisant, en prélevant ou en ne regardant qu’une infime partie de cette sublime peinture ? L’érudition, la spécialisation ne sont pas des maux en soi, mais ils ne doivent pas empêcher de s’élever vers une compréhension intuitive — quelques connaissances techniques ne seront pas nuisibles — du miracle de l’existence.
Quel que soit notre centre d’intérêt, nous pouvons toujours procéder à cet élargissement de notre champ d’investigation. Plus nous nous ouvrons, plus nous observons sans a priori, plus nous nous émerveillons des beautés du monde, plus nous plongeons dans l’inconnu, et plus nous accédons à un niveau de compréhension supérieur grâce à la mise en réseau d’informations de diverses provenances. D’ailleurs, j’ai déjà eu l’occasion de souligner le peu d’intérêt d’une accumulation décousue de connaissances. La méthode décrite ci-dessus permet de construire d’innombrables passerelles, seule manière de conférer une véritable utilité au savoir. Entre l’aveugle passion qui nous rend étriqué et la clairvoyance de l’amour qui nous prédispose à toutes les joies, le choix ne me paraît pas très compliqué.
Cette démarche n’est pas difficile ; il suffit de prendre la décision et de commencer. Une fois cette habitude prise, elle s’appliquera naturellement à tous les domaines.
Nous pouvons toujours entreprendre ce travail de stimulation de l’esprit car aucune capacité intellectuelle particulière n'est requise. La seule condition est d’en avoir compris l’urgence : quand le blessé saigne, on ne tire pas des plans sur la comète, on stoppe l’hémorragie.
Néanmoins, l’intérêt de ces efforts déborde largement du cadre personnel.
Ainsi, dans certains sites naturels ou culturels, la composition est d’une telle beauté que la plupart des visiteurs manifeste l’envie de ramener un souvenir ; qui un caillou, qui un végétal, qui une photo de soi se pavanant au cœur de la merveille. Et bientôt ne reste que ruine et désolation.
Mais nous, qui aimons réellement ces lieux, comprenons les nombreuses interférences susceptibles d’en altérer l’harmonie et avons à cœur de les préserver, saurons convaincre les inconscients des erreurs qu’ils commettent par méconnaissance. Ainsi, le message d’amour se propageant, les beautés du monde seront-elles préservées et pourrons-nous continuer à les admirer. Peut-être en communion profonde avec celui que nous venons de convertir.

Les principales difficultés surgiront quand ce travail portera sur les relations humaines. Le premier obstacle réside dans l’image que nous avons de nous et d’autrui. Personne, ou peu s’en faut, ne vit dans la réalité. J’essaie de transmettre une image de moi qui soit valorisante. Pour cela, j’utilise tous les artifices à ma disposition : le discours, le maquillage, le vêtement, les bijoux, la voiture, ma position sociale, etc. Mais les autres ont une image de moi, souvent fort différente et tout aussi fausse.
Pourquoi des parents qui découvrent que leur fils sombre dans la délinquance ou la drogue sont-ils toujours surpris ? Parce qu’ils le voient au travers d’une image idéalisée. Image qui, par définition, est figée. C’est souvent le même scénario entre amants. Et le jour où les yeux se dessillent, malheur à l’autre qui n’y est pourtant pour rien.
Rares sont donc les véritables relations car chacun a une image de soi qu’il souhaite promouvoir et une image de chaque personne de son entourage. Bien entendu, l’image est souvent très loin de la réalité.
Vous m’avez insulté l’autre jour et je me suis senti offensé, profondément marqué. Maintenant, je vous en veux, je vous considère comme une personne répugnante. Pourtant, ce jour-là, vous étiez énervé, fatigué, peut-être malade et ce débordement d’agressivité vous a échappé alors que d’habitude vous êtes un homme charmant, dévoué et tout à fait recommandable. Mais l’image détestable que j’ai de vous occultera définitivement vos tentatives de rachat de ce malencontreux écart de comportement.
De façon équivalente chacun rêve d’un conjoint beau, intelligent, prévenant, spirituel, etc. Chaque parent rêve d’un bel enfant, doué, respectueux, etc. Malheureusement, ce rêve dont la force est entretenue par la pression sociétale supplante bien souvent la réalité.
Ainsi se construisent des images d’autrui qui nous éloignent d’autrui même si l’image est valorisante, car l’image et la réalité sont deux choses distinctes. Et, comble de malheur, aucun amour n’est possible dans ce type de relation, pourtant courant sur un plan filial ou conjugal. En effet, lorsque nous voyons autrui au moyen d’une représentation, celle-ci est une projection de notre esprit. Or, notre esprit, c’est nous. Tout ceci n’est donc qu’une manifestation de l’ego qui souhaite plier la réalité à ses désirs.
Il va donc falloir revenir au réel, oublier toutes nos images, la nôtre et celles des autres. Mais attention ! nous avons décidé de changer, cependant notre entourage risque de nous imposer l’immobilité. Car notre image, imprimée dans l’esprit de celui-ci, sera fausse et nous devrons lutter pour faire accepter une modification.

  • Quand on veut arrêter de fumer, il faut beaucoup de temps avant qu’on cesse de nous tenter avec d’incessantes offres de cigarettes.
  • Après avoir compris que les « preuves d’amour » qu’on nous réclame sont une manifestation d’un ego en pleine crise de croissance qui se gave de flatteries et autres salamalecs, nous souhaiterions répandre notre amour sans subir les obligations — l’amour n’a pas de loi ! — liées à des dates, des événements particuliers ou des conventions dont le véritable amour n’a que faire. Mais comment va réagir notre conjoint si nous oublions l’anniversaire de mariage ?

Confronté à ces diktats d’une société qui marche sur la tête, nous impose des comportements absurdes et conformistes, demande de l’amour et s’avère incapable d’en donner, valorise l’ego qui est en fait le mal absolu, il nous faut être pédagogue et persévérant, convaincre du bénéfice potentiel offert par cette nouvelle approche des relations et surtout ne pas nous laisser ramener dans les rituels du troupeau. Le chemin de l’enfer — la destination n’est jamais affichée — ressemble à une publicité d’agence de voyage ; la foule s’y agglutine. Celui du paradis est semé d’embûches ; les pèlerins sont rares.
Quand tout le monde se trompe de chemin et que nos exhortations ne sont pas entendues, nous nous retrouvons seul. Il est alors tentant de se tromper avec les autres pour éviter la solitude. Mais alors nous savons que nous nous trompons et vivons un pénible conflit. Cependant, en dépit des apparences, nous ne sommes pas seul sur cette voie. Nombreux sont ceux qui ont compris les dérives du comportement humain au sein de notre civilisation et ont décidé de quitter les fallacieuses autoroutes suivies aveuglément par les masses dociles et moutonnières pour s’engager sur un autre chemin, celui qui mène à la décapitation du roi ego. À petits pas ou grandes enjambées, peu importe ! l’essentiel est d’avancer vers l’amour, la lucidité et la liberté. Amour, puisque tourné vers autrui ; lucidité, puisque débarrassé des images qui masquent la réalité ; liberté, puisque libéré de la dictature de l’ego. Or, même nombreux nous resterons seuls ; car être libre psychologiquement, c’est être seul. Cela demande une force de caractère. Voilà bien des obstacles !
En dépit des obstructions, des résistances et même des hostilités, nous pouvons toujours nous efforcer d’observer les autres, et en particulier ceux pour lesquels la difficulté semble plus grande — proches, relations hiérarchiques, personnes agressives, etc. —, avec amour, sans a priori, sans référence à une image forgée dans le passé, sans cogitation intempestive et sans nous limiter à un aspect du personnage. Quand on observe ainsi, totalement débarrassé des idées préconçues qui nous encombrent habituellement, on voit la réalité dans sa vérité absolue et surtout, dans sa totalité. Aimer autrui, c’est-à-dire être attentif et disponible, n’est absolument pas tributaire du bon vouloir de l’autre, mais repose intégralement sur notre volonté de nous comporter de cette manière. Fondamentalement, il n’y a pas d’obstacle ; nous pouvons toujours aimer autrui, même si celui-ci nous méprise. Pour nous, budoka, c’est impératif : nous devons aimer autrui, surtout s’il est hostile. Car aimer, je le répète, c’est être serein et lucide, qualités indispensables aux adeptes des dojos.
Certes, la tâche est inhabituelle, quelque peu dérangeante — elle dérange surtout notre ego qui, face à l’ennemi, a appris à attaquer ou à se barricader — mais loin d’être insurmontable. Il suffit d’être vigilant afin de repérer les besoins des autres et de mettre en œuvre les moyens de les satisfaire. J’ai bien dit besoins, terme qui s’applique à des réalités, et non désirs, produits de nos élucubrations mentales. Exemple : un agresseur manifeste un désir — de l’argent — qui tente, avec maladresse, de répondre à un besoin — nourrir sa famille. Découvrons le besoin et l’issue de la confrontation nous surprendra. Dans le même temps, il conviendra d’oublier quelque peu nos propres désirs, fruits envahissants de notre ego.
Modifier ainsi ses rapports à autrui demande un peu de courage, mais celui-ci ne devrait pas faire défaut quand on a compris où mène le difficile chemin sur lequel on s’engage.

Avec un peu d’expérience, on s’aperçoit que les relations aux choses et aux êtres ne sont pas deux mondes hermétiques. En voici une illustration.
De nombreux chemins de montagne passent près de maisons, parfois en longeant les habitations, parfois en faisant un détour pour les éviter. Il arrive souvent, cependant, de se tromper d’itinéraire et de traverser une propriété privée. Les gens qui habitent ces lieux isolés sont théoriquement des amoureux de la nature. Mais comment pourrait-on aimer la nature et, conjointement, haïr les autres amoureux de grands espaces ? Car certains, qui disent vivre en harmonie avec leur petit bout de montagne, vous chassent impitoyablement en vous donnant l’impression que vous venez de commettre un crime en foulant leur propriété. Pauvres hommes à l’esprit obtus qui vivent dans l’irritation permanente et ne savent apprécier ni les choses ni les individus. Leur vécu passionnel les prive de toute relation d’amour et surtout de la clairvoyance qui leur permettrait d’assurer leur tranquillité et de jouir sereinement du spectacle de la nature. Pourtant, dans des conditions comparables, d’autres sont heureux d’échanger quelques paroles, de nous indiquer le bon chemin ou de nous faire partager quelques plaisirs visuels que nous aurions ratés sans leurs judicieux conseils. D’autres encore, qui préfèrent éviter les cohortes de touristes ont pris soin d’améliorer le balisage du chemin pour éviter au randonneur une erreur de direction. Ainsi peuvent-ils s’imprégner des beautés naturelles qui entourent leur résidence de vacances en toute quiétude et choisir les moments où ils souhaitent rencontrer leurs congénères. Quand l’esprit s’ouvre à l’amour, c’est autant envers les choses qu’envers les gens.
Car l’amour ne saurait être exclusif. C’est pourtant cette exigence qu’ont la plupart des amants et des époux. Comme il faut bien faire cohabiter l’amour de son conjoint et l’amour de ses enfants, on invente des catégories à l’amour : conjugal, filial, etc. Les religieux ont créé l’amour divin, car ils décelaient dans l’amour humain des préoccupations triviales : concupiscence, jalousie, désir de posséder, de dominer, etc. Et eux aussi se refusent à aimer quiconque autre que Dieu. Tous assèchent leur cœur pour assouvir les impératifs de leur passion. Ces relations étriquées n’ont rien à voir avec l’amour. Le véritable amour ne connaît ni loi, ni limite, ni exclusivité ; là résident sa beauté et sa grandeur.
En résumé, et afin de bien clarifier ce discours qui bouscule quelques idées reçues, nous retiendrons que les relations — celles avec une implication psychologique — s’établissent selon deux principes antagonistes : l’amour et la passion.

  • L’amour apparaît quand l’ego s’estompe ; il en résulte une parfaite paix intérieure, une extrême clairvoyance, une totale liberté d’esprit et un état de conscience sans conflit, bref le bonheur, le vrai. C’est le mode de fonctionnement normal du sage.
  • La passion est plus violente ; c’est ce qui attire ceux qui croient le bonheur lié à l’intensité des sensations. Mais elle concerne l’individu lui-même, la recherche de satisfaction, donc l’ego. Or l’ego en veut toujours plus, ce qui entraîne la frustration ; l’ego veut dominer, ce qui mène au conflit ; l’ego a peur, ce qui provoque l’agressivité. C’est le registre de l’exalté.

La passion devrait être un péché de jeunesse. Cependant de nombreux adultes n’ayant pas découvert la vraie nature de l’amour continuent de se fourvoyer.
Quand on a bien compris ces définitions et qu’une introspection rigoureuse nous indique la véritable teneur de nos relations, le besoin de transformer nos passions en amour devrait apparaître comme une nécessité, pas seulement pour le budoka qui a besoin de la lucidité qui va de pair, mais également pour tout individu qui rêve de s’épanouir dans un monde meilleur.
Néanmoins, ces évolutions me paraissent fortement limitatives. Nous nous adonnons à une, deux ou trois passions permanentes ; nous avons des réactions purement passionnelles environ dix fois par jour. Si nous saupoudrons d’amour ces relations, nous aurons fait un net progrès, mais il restera une grande partie de notre vie placée sous le signe de la routine ou du désintérêt. Il serait dommage de s’arrêter en si bon chemin.
Quitter les œillères de la passion a élargi le champ de nos observations. Élargissons encore ! C’est toujours possible, car n’importe quelle composante de notre vie peut s’intégrer dans un ensemble plus vaste, qui, lui-même peut s’intégrer dans un ensemble plus vaste, qui, lui-même… Et quelques activités placées sous le signe de l’indifférence méritent également un peu plus d’attention. Bientôt, nos différents champs d’investigation se chevaucheront et l’essentiel de notre vie sera conduit par l’amour et la lucidité. Enfin ! bientôt est un tic de langage. Il faudra du temps bien sûr, mais nous avons toute la vie devant nous !

 

Que la lumière soit.

L’exploration méticuleuse de l’esprit et de la psychologie, dévoile rapidement des phénomènes qui n’ont pas d’équivalent dans d’autres domaines. Par exemple, certains comportements sont la conséquence d’un état psychologique antérieur qui constitue la cause. Mais si on s’efforce de modifier ces comportements, on verra la structure psychologique responsable se transformer et s’adapter à ce nouveau mode de fonctionnement. Ainsi devient-il difficile de différencier la cause et la conséquence.
L’éradication de l’ego entraîne l’apparition de plusieurs effets : sérénité, lucidité, amour, etc. Nous postulons — avec quelque raison fondée sur l’expérience — qu’un travail ciblé sur la sérénité, la lucidité ou l’amour provoque une modification ou un dégonflement de l’ego. Nous avons suggéré quelques pistes concernant l’amour ; en voici quelques-unes qui visent la lucidité.

Une des caractéristiques de l’intelligence est la capacité à réaliser des opérations plus ou moins complexes sur des données. Encore faut-il qu’il y ait des données à traiter.
Nous avons cinq sens : la vue, l’odorat, le goût, l’ouïe et le toucher, auxquels nous pouvons ajouter la proprioception. Les données que nous traitons peuvent venir de ces sens ou de notre mémoire. Malheureusement, la majorité des individus s’applique, certes inconsciemment, à anesthésier ses sens. Il en résulte une sorte de fonctionnement en circuit fermé, les idées alimentant d’autres idées toujours plus éloignées de la réalité. Cependant, il est extrêmement difficile d’en convaincre quiconque, chacun étant persuadé d’être en totale possession de ses moyens. Pourtant, quelques situations de test donnent des indications probantes :

  • Certaines installations de reproduction sonore transmettent fidèlement les inflexions du jeu d’un violoniste ; d’autres transforment un stradivarius en ignoble crin-crin. Pourtant, peu de gens entendent la différence en dépit d’une oreille fonctionnelle.
  • Certains vins de Sauternes procurent aux papilles la sensation de déguster toute la vitrine d’un confiseur, mais de nombreux consommateurs préfèrent un médiocre Monbazillac, au motif qu’il est plus sucré.
  • J’ai vu, il y a longtemps, un reportage étonnant. Lors d’un vernissage où étaient exposés des tableaux représentant, pour une bonne moitié, des couchés de soleil, le film montrait alternativement les badauds en extase devant les toiles et les majestueuses colorations crépusculaires qui pavoisaient le ciel en face de la galerie. Filmés à leur sortie, les visiteurs n’étaient pas plus d’un sur dix à remarquer le spectacle naturel qui leur était offert.

Ces exemples sont indiscutablement tirés d’un contexte bourgeois. Mais on trouvera strictement les mêmes, en modifiant quelques détails, dans un contexte rural. Personne, dans nos sociétés modernes, n’est à l’abri de ces déficiences.
On imagine aisément les conséquences de ces pertes d’acuité dans des circonstances où une perception exacte de la réalité est vitale, notamment en cas d’agression. Et la peur qui ne manquera pas de survenir dans un tel cas risque bien d’occulter le peu de lucidité procuré par ces sens atrophiés.
Cependant, ces défaillances perceptives ne sont pas rédhibitoires, car les performances sensorielles peuvent s’améliorer grâce à un entraînement approprié. Les aveugles développent souvent des capacités tactiles, auditives, olfactives et gustatives supérieures à la moyenne ; les peuplades qui vivent en contact étroit avec la nature ont des sens nettement plus acérés que les nôtres. Un bon programme d’éveil des sens devrait donc porter ses fruits.
En conséquence, qui veut progresser doit solliciter son imagination afin de découvrir les activités susceptibles de développer ses qualités sensorielles. Cependant, il faut être attentif à toujours attribuer à nos perceptions une finalité pratique. Nous ne développerons pas l’acuité d’un sens sans l’intégrer dans la chaîne de perception liant les qualités de l’organe concerné au traitement opéré par le cerveau sur les données qui lui parviennent. Les sens s’atrophient, car les informations qu’ils envoient ne sont pas ou peu utilisées. Pourquoi continueraient-ils à se fatiguer pour rien ? Inversement, ils s’affinent quand leur acuité est requise dans le processus décisionnel.
Chez la plupart des individus, la réalité occupe peu de place dans les décisions qui ponctuent l’existence. Au mieux sert-elle de déclencheur, mais la maturation de l’idée est presque exclusivement conduite par ce que chacun a en tête : souvenirs, idées préconçues, contraintes diverses, appréhensions, etc. Certes, la vue et l’ouïe sont constamment mobilisés par nos envahissants médias — visuels, audio et surtout audio-visuels —, mais les informations qu’ils nous transmettent sont formatées, triturées, aménagées. Elles sont déjà de parfaits produits commerciaux, élaborés et packagés. Finalement les décisions issues d’une véritable perception de la réalité physique sont extrêmement rares, ce qui fait de nous tous, quel que soit notre statut social, de purs intellectuels. Attention, ce n’est pas une qualité, mais une caractéristique qui implique une quasi totale déconnexion avec la réalité. Il faut réinstaller nos sens dans la chaîne de traitement de l’information, reprendre contact avec le réel et celui-ci, avant d’être intellectualisé, est d’abord physique. Voilà pourquoi les activités physiques et manuelles sont indispensables, à condition qu’elles exigent une participation de l’esprit. S’agiter sur un rameur ou un vélo d’appartement n’a jamais fait avancer quiconque. Mais les arts martiaux, les activités de nature et même le bricolage peuvent conduire à cette symbiose du physique et du mental : la mythique union du corps et de l’esprit.
La morosité meuble une grande partie de l’existence du plus grand nombre, d’où cette tendance à s’échapper dans le rêve, les artefacts, la transcendance. Le verdict inlassablement ressassé se formule ainsi : la réalité n’est pas réjouissante.
Il y a erreur ! car ce que chacun voit n’est pas la réalité. C’est, au mieux, une déformation du réel, souvent une simple projection de son univers intérieur.
Redonnons à nos sens leur fonction première de collecte de l’information, mettons à distance le monde des idées, élaguons les excroissances de l’ego ; nous aurons fait un grand pas vers la perception de la Vérité. Vérité parfois merveilleuse, parfois hideuse ; jamais terne. Malgré ses épines, comme les roses, la Vérité est admirable et suscite toujours l’enthousiasme. Elle est génératrice d’une immense énergie qu’un esprit apaisé n’aura pas gaspillé.

 

Contenir ses émotions.

Nous avons élargi notre champ d’investigation et l’acuité de nos sens s’est sensiblement améliorée. La qualité de notre observation a ainsi enregistré un net progrès, nos décisions s’appuient sur des données fiables, notre lucidité nous permet de prévoir les actes de nos adversaires, nous nous sentons propulsé par une force irrépressible, mais il ne faudrait pas perdre ces bénéfices à cause d’un débordement d’émotion incontrôlée.
L’émotion est une réaction disproportionnée à un stimulus. L’entité qui la provoque est évidemment l’ego. Sans lui, la réponse reste mesurée et adaptée à l’importance de la sollicitation. Sans l’ego, plus de peur, plus de haine, plus de colère, plus de passion. Oui, mais il est toujours là qui nous impose sa loi. Or la sérénité est cruciale pour nous, budoka, qui nous préparons à affronter l’épreuve ultime. À défaut d’atteindre cet état de conscience où plus aucun événement ne provoque de vague, il nous est sans doute possible de limiter l’amplitude de nos réactions émotives, surtout si nous nous contentons de maîtriser quelques situations particulières. L’article sur la peur fournissait déjà plusieurs réponses ; j’amènerai seulement quelques compléments.
Il fut un temps, disons au début du 20e siècle, où l’éducation, qu’elle soit familiale, scolaire, religieuse ou professionnelle, exigeait le contrôle des émotions, surtout pour les garçons. Pas question de montrer sa peur ou de pleurer en public. Puis vinrent les psychologues. L’émotion avait besoin d’un exutoire ; la garder en soi risquait de produire des effets désastreux sur la psychologie d’un enfant. Aujourd’hui, l’enfant, garçon ou fille, doit exprimer ses peurs, pleurer quand l’émotion le submerge, exhiber ses états d’âme. Il faut accepter ses penchants naturels — notion dont l’existence est largement discutable — ; accepter le destin. Retour à la case fatalisme.
Pourtant, à un siècle d’écart, peut-on dire que, grâce à ces belles théories, les enfants sont maintenant plus équilibrés, plus sereins ? J’en doute ! Quant aux adultes, l’incessante augmentation de leur consommation de médicaments psychotropes permet-elle un diagnostic moins alarmant ?
Que le troupeau suive aveuglément le dernier gourou en date ou une tradition éculée m’attriste. Mais nous, budoka, allons-nous laisser les événements nous submerger ? N’avons-nous pas envie d’être maître de notre vie ? N’est-ce pas, d’ailleurs, l’objectif de l’art martial ?
Les peurs irraisonnées de l’enfance s’ancrent durablement et perdurent à l’âge adulte. Cependant elles peuvent se soigner, mais il vaut mieux intervenir le plus tôt possible, c’est-à-dire dès qu’elles apparaissent. Plus tard, s’en débarrasser devient une entreprise ardue. Bien sûr, on arrive le plus souvent à les dominer ; presque jamais à les éradiquer. En conséquence, elles restent ancrées dans les abysses de l’esprit et créent des tensions qui risquent de s’exprimer dans de nombreuses affections psychosomatiques.
Les peurs, qu’elles apparaissent dans l’enfance ou à l’âge adulte, doivent donc être traitées dès leurs premières manifestations. Ne pas permettre aux symptômes de l’émotion de s’épancher a toutes les chances d’en freiner l’apparition, voire d’en supprimer la cause grâce au phénomène de feed-back mis en lumière précédemment susceptible de modifier la structure mentale responsable.
En escalade, tout le monde a peur de tomber. Jusqu’au jour où on se décide à monter au-dessus du dernier point d’assurage et à sauter dans le vide. Et là, malgré une chute vertigineuse, on se rend compte que la corde remplit bien son office et amortit correctement le choc. Quand, peu de temps après, on se retrouve en difficulté dans un passage délicat, on peut se concentrer sur la technique sans craindre une chute qui n’apparaît plus comme le problème majeur. De plus, les très jeunes grimpeurs maîtrisent beaucoup plus rapidement la crainte de la chute que les seniors. Cela confirme l’avantage d’agir dès l’enfance sur les différentes manifestations de la peur. Plus une caractéristique psychologique est ancienne, plus il est difficile de la modifier. C’est pourquoi de nombreux moniteurs d’escalade initient les débutants à la chute avant même de leur apprendre à grimper.
Affronter volontairement des situations jugées angoissantes est un bon moyen de ramener leur difficulté ressentie à de plus justes proportions. En prenant soin, bien sûr, de se lancer dans l’épreuve avec les moyens nécessaires pour la dominer. Il ne s’agit en aucune manière d’adopter un comportement suicidaire.
À qui a peur de combattre, une seule consigne : combattre ! À qui a peur de pénétrer dans l’attaque adverse, on ne peut que conseiller de pénétrer, puisque là réside un des principaux atouts du budoka. Mais il ne faut pas le faire sans précautions.
Apprenons et travaillons d’abord les gardes dynamiques qui permettent de chasser les éventuelles menaces qui nous guettent et commençons avec un adversaire de très bon niveau qui saura faire de vraies attaques tout en nous préservant en cas de maladresse de notre part. Toujours, évidemment, en projetant sur notre adversaire un regard d’aigle, perçant, incisif.
Listons les différentes appréhensions dont nous souhaitons nous débarrasser et procédons ainsi pour chacune d’elle sans trop limiter notre investigation. Appréhension, inquiétude, crainte, frayeur, angoisse, anxiété, sont les déclinaisons d’une émotion fondamentale : la peur et, à l’origine de toutes les peurs, la peur de la mort. Qu’est-ce qui nous empêche d’affronter cette dernière ? Je ne suggère pas le suicide, loin de moi cette pensée ridicule, mais de se colleter avec l’idée de la mort, sereinement et sans a priori, sans se cacher derrière des croyances, des dogmes, en regardant la réalité en face, notamment lors du décès d’un proche. Et ne négligeons pas des peurs que nous n’osons pas baptiser peur. N’avons-nous pas peur, parfois, de ne pas être à la hauteur d’une tâche ? N’avons-nous pas peur, parfois, de ne pas être capable de convaincre un interlocuteur ? Ces peurs n’induisent-elles pas des tergiversations, voire des abandons qui nous portent souvent préjudice ? Nous avons du pain sur la planche.
Ne nous attendons pas à des miracles, mais à un recul progressif des freins que notre ego actionne à notre insu.
Et soyons subtil ; décortiquons et comprenons chaque composante de nos perceptions. La réalité seule doit conduire nos prises de décision. Je viens de conseiller de pénétrer dans l’attaque adverse. Pour l’instant, ce n’est qu’une idée qui doit être impérativement confrontée au vécu d’un vrai combat. L’expérience me l’a prouvé en de multiples occurrences, certains vont interpréter cette préconisation en avançant continuellement sur l’adversaire. D’autant plus aisément qu’ils ne maîtrisent pas les déplacements et combattent de ce fait toujours trop près. D’autant plus inconsidérément que la règle du contrôle en karaté les met à l’abri des conséquences de leur insuffisance. Voilà une accumulation d’erreurs à éradiquer de toute urgence. Cette pénétration doit surprendre l’adversaire ; elle doit partir de loin et au moment où, sûr de sa victoire, il lance son attaque. Si nous faisons un peu trop confiance aux idées et pas assez à la réalité, celle-ci a toutes les chances de se manifester de façon très brutale.
D’ailleurs, rappelons-nous cette caractéristique de l’esprit : il n’a pas la capacité d’effectuer deux opérations conscientes simultanément. Si nous observons la réalité sans laisser divaguer notre esprit, il ne lui reste aucune latitude pour construire la pensée d’une peur. Mobilisons nos sens au maximum et, très naturellement, nous expulserons toutes les peurs de notre conscience.

 

Pour en finir avec l’illusion.

Sans doute pourrait-on ouvrir d’autres volets, suggérer d’autres pistes. L’essentiel réside dans la prise de conscience des potentialités de notre esprit. Nous avons tous la possibilité de mieux utiliser notre cerveau. Pas seulement dans le domaine des capacités intellectuelles, mais également et surtout dans tous les aspects du psychisme et de la psychologie. Et contrairement aux clichés usuels, ce n’est pas en gavant notre esprit de nouvelles connaissances, mais en lui ôtant ce qui l’encombre : les excroissances de l’ego. Certes, l’idéal est de mettre fin à la tyrannie de l’ego en passant par l’illumination, cependant, sans nous imposer une ascèse ni bousculer les fondements de notre vie, il nous est possible d’avancer tranquillement sur la voie qui mène à la sagesse. Toutefois, notre esprit ne s’épanouira pas seul ; il a besoin de notre corps et en particulier de nos sens pour s’ancrer dans le réel. Or le réel implique la raison qui s’oppose à la passion. Cela, tout le monde le sait et le choix s’avère cornélien quand on considère l’amour comme une passion. Mais l’amour n’est pas une passion, c’est même exactement le contraire. Celle-ci nous aveugle et nous pousse à des extrémités parfois fâcheuses. L’amour est serein, lucide, libre. Si, chaque jour, nous en instillons une petite dose dans nos relations, il aura tôt fait de contraindre l’ego à abandonner quelques privilèges acquis abusivement.

Finalement, chacun est libre de confirmer ou de réfuter par l’expérience la théorie de Freud. Laissons-nous aller, suivons le troupeau et, en accord avec la psychanalyse et, peut-être, le portefeuille d’un analyste bienveillant, nous vivrons mal, avec un esprit torturé, des sens atrophiés, des émotions paralysantes.
Nous pouvons également décider de mettre de l’ordre dans notre esprit en le connectant plus étroitement avec la réalité et en plaçant l’amour au cœur de nos relations. Si c’est votre option, il est inutile que j’en souligne l’intérêt, vous avez déjà tout compris. Mon seul souhait est que nous soyons nombreux à accéder à cette compréhension afin de pouvoir, enfin, annoncer la mort de Freud.

Sakura sensei


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