LA LETTRE DU GOSHIN BUDOKAI N°32 printemps
2014
l'art du bunkai
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Définir l’art est une tâche délicate. En
cause, les multiples acceptions de ce mot : technique,
savoir-faire, métier ou « ensemble des activités humaines
créatrices visant à l’expression d’un idéal esthétique » (le petit
Robert). De plus, ce dernier sens, élément important du thème de cet
article, est l’objet de palabres interminables, la notion d’esthétique
étant elle-même un sujet philosophique aux contours assez flous.
Toutefois, s’il n’existe pas de consensus sur cette définition, une
constante saute aux yeux : tous les arts font appel à des
techniques assez bien répertoriées dont l’artiste use à sa guise pour
façonner son œuvre. La maîtrise d’une technique caractérise le
technicien, l’expert ; son utilisation élégante, brillante,
innovante ou surprenante, qui sollicite les sens, l’émotion ou
l’intellect, est le sceau de la création artistique. Ce qui démarque
l’artiste du technicien, c’est le supplément d’âme ajouté à une
réalisation. Ainsi, dans un budo à l’orientation résolument
martiale devrait-on différencier « technique martiale » et
« art martial ». L’artiste martial doit donner du sens au
terme « art », donc transcender la technique, lui conférer de
l’élégance, de la noblesse.
La technique martiale, en particulier
celle du karaté, est un outil perfectionné potentiellement dangereux,
voire létal. Cette particularité interdit à l’enseignant consciencieux
une transmission purement technique. Soit il édulcore la technique pour
la rendre inoffensive – elle devient éducative, sportive ou
ludique –, soit il en présente une vision aboutie et réellement
martiale qui s’intègre harmonieusement à des considérations
spirituelles, éthiques et philosophiques, révélant ainsi toute sa
beauté, son pouvoir créatif et l’élevant au niveau de l’art. Dans cette
voie martiale, pour ne pas rester éternellement un tâcheron, le budoka,
maître comme élève, doit impérativement adopter un tempérament
d’explorateur, de découvreur, d’inventeur ; car l’art est toujours
créatif. Cela n’est fondamentalement pas difficile puisque l’efficacité
d’un budo et ses implications offrent un champ d’investigation
incommensurable. Nous sommes donc fort nombreux à chercher, pas
forcément dans la même direction, ni avec la même intensité ou les
mêmes moyens, cependant seul un très petit nombre expose explicitement
le fruit de ses recherches. Aussi ai-je été enthousiasmé en apprenant
la parution d’un livre écrit par Areski Ouzrout intitulé « Bunkai,
l’art de décoder les katas(*) », qui sillonne des contrées qui me
sont familières, préfacé par trois karatékas français respectés :
Jacques Tapol, Jean-Louis Morel et Pierre Berthier.
Mes lecteurs et mes élèves savent
l’intérêt que je porte aux bunkai depuis de très nombreuses
années – j’ai écrit un article sur la création des bunkai en 2005. Néanmoins ma quête est
sans fin et je n’hésite pas à l’enrichir des découvertes d’autrui, à
condition, bien sûr, qu’elles soient pertinentes et s’intègrent sans
heurt à ma philosophie. J’ai donc entamé la lecture de ce livre, dont
le titre élève le bunkai au rang de l’art, avec beaucoup
d’espoirs.
Le sujet est présenté de façon
académique, d’abord la théorie, ensuite la pratique ; les bunkai
sont nombreux et parfois inédits ; les commentaires, très
détaillés, permettent de les comprendre aisément ; l’iconographie
est riche et pertinente ; le travail éditorial, en dépit de
quelques erreurs, est de qualité et la fabrication somptueuse.
Cet ouvrage propose des clés pour élaborer des bunkai
personnels, efficaces et réalistes. J’approuve totalement cette
démarche car, comme le dit l’auteur, « il vaut mieux apprendre à
pêcher que donner du poisson ». Malheureusement, la lecture de ce
livre risque de ne pas former beaucoup de bons pêcheurs de bunkai.
Afin d’expliciter mon point de vue, je vous propose une lecture
commentée de ce gros livre – pas loin de 500 pages. Ce débat
d’idées pourra ainsi permettre aux karatékas moins aguerris de mieux
orienter leur recherche personnelle.
Qui est Areski Ouzrout ?
Dans tous les domaines, il existe des amateurs plus compétents que des
professionnels, des autodidactes plus performants que des diplômés, des
inconnus plus doués que des célébrités. Les cartes de visite à rallonge
cachent parfois la médiocrité ; je ne m’attache donc pas aux
titres, réputations et autres attributs de l’hypothétique capacité à
s’imposer comme maître à penser. Je signalerai donc un unique élément
du cursus d’Areski Ouzrout : il est, depuis 1999, responsable de
la formation à la ligue de karaté du Val-de-Marne. Cette particularité
pourra expliquer bon nombre des choix, bons ou mauvais, exposés dans
cet ouvrage.
Commençons donc la lecture de ce beau livre.
Introduction
Je suis rapidement séduit par le
discours de l’auteur qui déplore l’évolution du karaté vers une
activité dénuée de toute vision martiale. Il expose assez précisément
les raisons de cette détérioration :
- Modification drastique de la finalité
du karaté :
Il devint une sorte de gymnastique lors de l’introduction de son
enseignement dans les écoles d’Okinawa, puis lors de sa diffusion dans
les universités japonaises. Sous l’appellation karaté traditionnel a
été diffusé un karaté sportif et éducatif qu’un grand nombre de
karatékas a confondu avec le vrai karaté martial.
- Limitations culturelles :
Au judo les projections, à l’aïkido les luxations et au karaté les
percussions. C’est le Dai Nippon Butokukai qui imposa ces exigences
lors des reconnaissances officielles. Des décennies de pratique
obéissante du karaté ont occulté les techniques qui répondaient à des
situations réservées à des arts martiaux déjà répertoriés.
- Valorisation de plus en plus
prégnante de l’esprit de compétition dans tous les domaines :
La compétition de karaté – la première au Japon en 1957 – est
considérée comme la meilleure vitrine promotionnelle. En conséquence,
son omniprésence dans les clubs, ses règles strictes (interdiction des
techniques dangereuses donc efficaces) et arbitraires (prime au
spectaculaire) induisent des formes de travail totalement standardisées
à vocation uniquement sportive.
- Contraintes administratives
(notamment les règles de passage de grade) :
Elles imposent des cadres trop limitatifs et figent la pratique dans
les formes définies officiellement. L’introduction des bunkai
dans les passages de grade est une heureuse initiative mais qui demande
à être affinée et étayée.
Ce dernier point mérite un commentaire
de ma part.
Tout examen dont le contenu est défini incite à potasser le programme
de celui-ci et uniquement le programme. Dans de nombreux clubs de
karaté, les entraînements se limitent donc à ce contenu et à une
préparation aux compétitions. Mais pour le karatéka qui souhaite
pratiquer dans l’esprit martial, le seul aspect important est la
progression sur la voie martiale. Or ce qui ne figure pas dans le
programme des examens ressemble à la partie immergée d’un iceberg.
Certes, la partie émergée, visible, doit être maîtrisée, mais le plus
important pour un vrai budoka est sous la surface. Ne vous
polarisez donc pas sur les dan. Développez vos compétences
d’artiste martial, les dan en seront la conséquence. Ils ne
doivent pas être un but.
Historique
Suit un historique, dans l’ensemble très
correct, qui met en exergue la disparition de la pratique des bunkai
au cours du 20e siècle. Constat indiscutable, je peux en
témoigner. Mais l’auteur affirme : « Il existait un
enseignement oral qui accompagnait chaque kata. Celui-ci était en
quelque sorte le mode d’emploi qui permettait de retrouver les
applications, les bunkai des katas. Il ne nous a pas été
transmis et a disparu. »
Cela me laisse plutôt dubitatif. Certes, l’apprentissage de techniques
de base standardisées, étape incontournable, et la répétition des kata,
exercice immuable, semblent conduire à une uniformisation, mais bushi,
samurai ou experts du Tode (ou Okinawa-te et, plus
tard, kara-te), tous ont développé une expression martiale
personnelle. J’émets donc des doutes sur l’existence d’un supposé mode
d’emploi des kata qui aurait plutôt conduit à l’établissement
d’une norme de pratique et d’enseignement. Doutes confortés par la
multiplication des styles après Sokon Matsumura (1797-1889) qui
enseigna le Shorin-ryu (synthèse de Tomari-te et Shuri-te) à tous les
futurs maîtres de l’époque (y compris ceux du Naha-te). Doutes qui se
renforcent quand l’auteur assène des arguments improbables qui amputent
sa crédibilité.
Exemple : « D’abord on apprenait l’utilisation des techniques
avec un partenaire, sous forme de combats codifiés. Ensuite, le kata
était pratiqué comme un aide-mémoire pour se souvenir de ce travail en
duo. ». À plusieurs reprises, l’auteur présente le kata
comme une suite d’enchaînements techniques mis bout à bout pour ne pas
les oublier ; c’est très réducteur. D’ailleurs, si l’objectif est
essentiellement mnémonique, nul besoin du kata, une liste de yakusoku-gumite
(assaut codifié) suffit.
De fait, une analyse sérieuse des kata démontre qu’ils
contiennent énormément d’informations couvrant de nombreux domaines et
que chaque kata possède une logique d’ensemble qui exclut
l’idée d’une simple accumulation de séquences techniques. Cantonner le kata
à une fonction de mémorisation des techniques, témoigne d’une cécité
consternante. De très nombreuses répétitions d’un kata, un peu
d’intelligence et de perspicacité démontrent sans ambiguïté une
construction cohérente où on décèle, outre des techniques et tactiques,
des éléments de stratégie, des astuces psychologiques, des principes
éthiques et, à condition de creuser suffisamment, des considérations
philosophiques, mais le kata est finalisé dans une forme
idéalisée, harmonieuse et pédagogique. Toutes ces informations
soigneusement structurées n’ont pas pu apparaître par hasard. De
toute évidence le (ou les) concepteur avait en tête une représentation
très précise du combat à encoder, des concepts à enseigner, des
principes éthiques à inculquer et des idées spirituelles ou
philosophiques à propager. Il ne s’est évidemment pas contenté
d’agglutiner des techniques de combat qui n’ont pas besoin du kata
pour exister et prospérer.
Toutefois, si une pratique assidue d’un kata
permet à certains de découvrir toutes les subtilités du scénario mis en
scène par le concepteur, d’autres ont besoin d'éclaircissements pour
arriver à la même perception. Le bunkai est donc l’explication
détaillée du déroulement d’un combat codifié sous forme de kata.
Exégèse technique, ce n’est pas l’essentiel, mais surtout tactique,
stratégique, psychologique, éthique et philosophique. Il est le ciment
qui témoigne de la cohérence de l’ensemble du kata. Hypothèse
confortée par la tradition orale qui, bien avant la recherche de bunkai
de l’ère moderne, évoquait « le » bunkai et la
nécessité de répéter inlassablement le kata afin de découvrir
par soi-même « le » fil qui guidait son auteur au moment de
la conception.
Le bunkai n’est donc pas centré
sur les techniques ou les séquences techniques, mais sur la logique qui
articule les différentes composantes du kata. D’ailleurs,
Areski Ouzrout amène de l’eau à mon moulin en citant deux maîtres.
« Un kata entier était en quelque sorte une technique et apprendre
une technique signifiait apprendre un kata. » Kenei Mabuni (fils
du fondateur du Shito-ryu)
« Une fois qu’un kata a été assimilé, on doit s’y exercer sans
arrêt jusqu’à ce qu’on puisse l’utiliser en cas de besoin, car la
connaissance d’une séquence isolée d’un kata en karaté est
inutile. » Gichin Funakoshi (fondateur du Shotokan-ryu)
Au début du 20e siècle, le
karaté perd son caractère martial. Nul besoin dès lors d’expliciter des
gestes qui deviennent purement gymniques et éducatifs. Les bunkai
disparaissent donc de l’enseignement.
Mais, est-ce bien ces bunkai là que certains voudraient
retrouver aujourd’hui ?
Suivons l’auteur de « l’art de décoder les katas » qui expose
fort justement la distinction entre bunkai et oyo.
Aujourd’hui, nous confondons les deux termes dans l’appellation bunkai.
En simplifiant, bunkai fait référence à l’analyse, oyo
à l’application. Bunkai est l’explication académique
(technique, tactique, stratégique, psychologique, éthique et
philosophique) du kata, celle qui a présidé à l’élaboration du kata
et telle que le concepteur pouvait la présenter ; celle évoquée
dans ces lignes un peu plus haut. Oyo concerne les applications
possibles des mouvements ou séquences du kata. Bunkai
est figé puisque le kata est une forme immuable ; oyo
est une recherche libre. Dans la pratique actuelle, bunkai
correspond à une application basique, respectueuse de la forme du kata
et du nom des techniques. Oyo est une forme avancée et
évolutive où le kata est parfois difficilement
reconnaissable ; un paradigme des déclinaisons possibles d’un
concept contenu dans une séquence de kata.
Aujourd’hui, on ne connaît plus avec
certitude la teneur du bunkai originel puisque le concepteur du
kata a disparu et que les transmissions orales
successives déforment toujours le message. Mais nous avons toujours les
kata qui contiennent intrinsèquement tous les
renseignements utiles pour avancer sur la voie martiale même s’ils ont
été quelque peu édulcorés, en particulier par Anko
Itosu (1830-1915). Il suffit de faire preuve d’un peu de discernement
pour retrouver l’essentiel des idées du fondateur.
Le concept oyo fait référence à la recherche qui, sur la base
du kata, permet de développer des interprétations personnelles.
Mais un enseignement traditionnel et codifié de cette recherche, sorte
de mode d’emploi attaché à chaque kata comme l’évoque Areski
Ouzrout, a-t-il jamais existé ? Pour tenter d’y voir plus clair,
explorons le passé de notre art martial.
Jusqu’en 1868, le Tode, ou Te, est martial. L’entraînement, interdit
par le pouvoir des shogun et destiné pour l’essentiel à faire
face aux humeurs de samurai prompts à dégainer leur sabre, se
déroule en catimini et souvent de nuit (il semble toléré, mais
étroitement surveillé, pour la garde du palais de Shuri, donc pour
Sokon Matsumura qui en est le chef). Les kata sont une base
d’entraînement qui doit permettre de faire face à tout type d’agression
et en particulier à la vindicte des samurai du shogun.
Dans ces conditions il est évident que les maîtres, comme tout bon
enseignant, donnent des directives à leurs disciples pour guider leur
progression et affûter leur efficacité. Bien que n’étant plus
interdites après la fin du shogunat, les pratiques martiales restent
empreintes de l’habitude du secret jusqu’à la fin du 19e
siècle.
Ces directives, orales car clandestines jusqu’en 1868 et par tradition
ensuite, sont-elles standardisées et communes à tous ou chaque maître
transmet-il ses idées personnelles sur l’efficacité du kata ?
Sur la période antérieure à 1868, nous avons peu de renseignements sur
les rapports qu’entretenaient les maîtres mais chacun n’enseigne qu’un,
deux ou, au maximum, trois kata et souvent différents de ceux
de ses collègues. De plus n’oublions pas la volonté de chacun
d’afficher sa différence ou sa supériorité. Tout cela ne milite guère
pour une homogénéité des enseignements. Après 1868, les lieux
d’entraînement se multiplient progressivement dans un climat de
concurrence acharnée. Chaque école conserve précieusement ses petits
secrets censés assurer sa supériorité, car les affrontements sauvages
entre elles deviennent fréquents et violents, sans doute pour compenser
la disparition des samurai du shogun. Ces faits
suggèrent une conception personnelle des subtilités du Tode pour chaque
maître et excluent l’idée d’un mode d’emploi attaché au kata et
que tous auraient partagé dans une belle coopération.
Toute recherche sur la base du concept oyo a disparu avec
l’avènement du karaté gymnique à partir du début du 20e
siècle. Cependant, elle reposait vraisemblablement sur les compétences
martiales et pédagogiques de chaque maître. L’existence d’un prétendu
mode d’emploi du kata qui donnerait les clés du concept oyo
est donc une hypothèse hasardeuse. Il n’y a sans doute rien à retrouver
puisque nous n’avons rien perdu.
Aujourd’hui, comme hier, il est dans le rôle du professeur d’aider ses
élèves dans cette recherche comme le fait Areski Ouzrout avec ses clés
de décryptage des kata. Cependant, il est inutile de justifier
cette démarche en s’appuyant sur une prétendue tradition disparue dont
rien ne vient étayer l’existence. D’autant que la partie réellement
perdue concerne le bunkai originel, dont la reconstitution, au
moins dans les grandes lignes, n’est pas une tâche insurmontable, sauf
peut-être pour l’auteur. Il mentionne, en effet, Nakayama sensei
qui évoque dans Best karate les aspects spirituels de l’enseignement
des kata, mais seulement pour en dire, je cite :
« ils dépassent le cadre de cet ouvrage. » Il élude ainsi ce
qui aurait pu lui éviter quelques erreurs dans la suite de son exposé.
Puisque c’est actuellement l’usage, je continuerai à utiliser le terme bunkai
de façon générique pour toutes les explications (bunkai) et
applications (oyo) du kata, mais ce détour était
nécessaire pour comprendre ce que certains mots dissimulent.
Après des décennies d’appauvrissement de
l’art martial, le renouveau de la pratique des bunkai constitue
indiscutablement une avancée décisive qui aide à la compréhension des
enseignements du kata. Ils sont le lien qui assure la
transition entre la théorie du kata et la pratique du kumite.
Néanmoins, il faut prendre garde à ne pas restreindre cette recherche
de bunkai aux seuls aspects techniques, même si le programme
des examens de dan y incite. Le kata recèle une infinie
richesse qu’il serait dommageable d’amputer.
Oublions donc les tortueux détours de l’auteur et examinons ses
propositions.
Agression
L’art martial véritable est conçu pour
affronter efficacement toute forme de conflit le plus sereinement
possible. Areski Ouzrout semble vouloir réhabiliter l’aspect martial du
karaté en empruntant la voie royale du bunkai. Je ne peux
qu’applaudir à cette initiative.
L’agression moderne n’est pas la seule situation qui peut conduire à
l’utilisation de la force, mais elle est sûrement la plus courante.
L’auteur commence donc fort judicieusement par une exploration des
différentes formes d’agression pour être sûr de coller à la réalité,
mais là où le bât blesse, c’est, entre autres et surtout, dans le choix
de l’étude qui lui permet de définir les agressions les plus
fréquentes. Je ne résiste pas à la tentation de le citer :
« Je vais m’appuyer sur une recherche effectuée aux États-Unis en
1996 par le National Institute of Justice. Des données ont été
collectées dans six juridictions par deux chercheurs. Leur enquête
porte sur un échantillon de 7512 arrestations effectuées par des
officiers de police. Cette recherche analyse l’utilisation de la force
par et contre la police durant les arrestations.
L’utilisation des armes à feu et des armes blanches est assez
faible. »
Suit un tableau que je vous demande de lire attentivement :
TACTIQUES |
% |
NOMBRE |
Crachat |
7 % |
74 |
Saisie |
11 % |
114 |
Torsion du bras |
12 % |
128 |
Lutte |
26 % |
262 |
Pousser, bousculer |
16 % |
166 |
Frapper du poing |
6 % |
66 |
Frapper du pied |
7 % |
74 |
Mordre, griffer |
4 % |
39 |
étranglement respiratoire |
2 % |
16 |
étranglement sanguin |
1 % |
12 |
Contrôle par saisie |
2 % |
21 |
Autre tactique |
5 % |
54 |
TOTAL |
100 % |
1026 |
Surgit une première incertitude :
« Cette recherche analyse l’utilisation de la force PAR et CONTRE
la police… » Or le tableau ne dit pas qui, des personnes arrêtées
ou des policiers, est l’auteur des violences constatées. Imputons-les
donc arbitrairement aux personnes arrêtées. De plus il n’est pas
précisé si elles concernent de vrais délinquants ou de supposés
délinquants ultérieurement innocentés ; auquel cas ce sont eux qui
se sentent agressés et il est logique qu’ils ne coopèrent pas ou qu’ils
se rebellent.
Vous remarquerez néanmoins la relative retenue de ces prétendues
agressions qui s’explique par ce contexte très particulier. En nombre
d’abord : moins d’une sur sept arrestations (1026 prétendues
rébellions sur 7512 arrestations). En intensité ensuite : cracher,
saisir, tordre le bras, lutter, pousser, bousculer, ensemble qui
totalise 72 % de ce qui est qualifié d’agression ne ressortit pas
à la
grande férocité. Quant à l’utilisation si marginale des armes qu’elle
ne figure pas dans le tableau, elle est liée à une évidence : seul
le grand banditisme, dans des circonstances exceptionnelles, se permet
de menacer des policiers ou de leur tirer dessus délibérément.
Pourtant les médias relatent quotidiennement des agressions d’une
sauvagerie consternante ; les armes, blanches ou à feu, sont
couramment utilisées pour menacer, blesser ou tuer ; une soirée
dans un bal ou une boîte de nuit est l’assurance d’assister à quelques
échauffourées parfois dramatiques ; la nuit, certaines cités sont
de vrais coupe-gorge.
Nonobstant ces évidences, Areski Ouzrout préfère se cantonner à une
étude hors de propos qui va sous-tendre toute la suite de son discours
et constitue donc un énorme biais qui rend caduque toute son analyse.
D’ailleurs s’étonne-t-il de ne pas voir mentionnés les coups de tête
qui, dit-il, sont fréquents en combat de rue. Pourtant l’étude ne parle
pas de combats de rue mais d’arrestations. Naïveté ou rouerie ?
Et il poursuit en réduisant les formes d’agression à quatre catégories,
on ne sait par quel tour de passe-passe :
- Saisies : 54% ;
- Poussées : 16% ;
- Coups de pieds : 7% ;
- Coups de poing : 6% ;
- Autres tactiques : 16% (qui passeront à la
trappe et ne seront pas analysés).
Je ne vais pas vous ennuyer avec le
reste de sa revue de détail des agressions possibles, car elle est
totalement inepte compte tenu des prémisses absurdes sur lesquelles
tout est construit. De plus, j’ai déjà rédigé un article sur l’agression en 2006 – et non sur les
arrestations mouvementées – auquel on pourra se référer.
Ajoutons tout de même un point capital : les agressions les plus
dangereuses, les plus violentes et surprenantes sont, c’est heureux,
les plus rares. C’est pourtant sur celles-ci que devrait porter
l’essentiel de l’entraînement. En art martial, le précepte « qui
peut le plus peut le moins » se vérifie chaque jour et c’est en se
frottant à de vraies difficultés que le mental se forge. Il serait en
effet ridicule de passer son temps à esquiver des crachats ou à
résister à des poussées. Ces évidences n’empêchent pas l’auteur de se
gargariser de ses 56 % de bunkai (sur le kata
Kanku-dai)
en réponse à des saisies ; mieux que les statistiques présentées
plus haut !
Toutefois, même si on peut déplorer ce biais, l’objectif principal de
cet ouvrage, qui est de donner des clés pour élaborer des bunkai
valables, c’est-à-dire selon l’auteur « réalistes et
efficaces », devrait répondre à l’attente légitime de nombreux
karatékas.
Critères d’évaluation des bunkai
Vous avez élaboré un bunkai à
partir d’une séquence de kata et, en budoka avisé, vous
vous interrogez. Quels sont ses défauts et qualités ? Puis-je le
valider en l’état ou dois-je l’améliorer ? Présente-t-il un vice
rédhibitoire ?
Comme le bunkai est une phase bien précise de la recherche
martiale, il est logique qu’il réponde à certains critères. Areski
Ouzrout nous présente donc ceux qu’il estime pertinents pour juger leur
validité. Il vise d’ailleurs explicitement deux formes de
jugement : l’auto-évaluation et l’appréciation par un jury. À la
première lecture, j’ai repéré quelques bizarreries ; alors j’ai
relu plusieurs fois cette liste. Voici de quoi elle est composée,
accompagnée de commentaires de mon cru :
- Quelques évidences :
« Envisager une distance d’attaque réaliste ».
C’est une des bases essentielles du karaté qu’on doit avoir compris
quand on ambitionne de créer des bunkai. Si une erreur de cet
ordre survient, il n’est pas nécessaire d’examiner le reste ; rien
de bon ne peut émerger.
- Des vœux pieux : « Finir le
combat rapidement ».
Certes, c’est ce que tout le monde souhaiterait ; mais
l’adversaire ne le voit pas forcément du même œil. Et si l’on suit ce
précepte à la lettre tous les bunkai devraient s’interrompre
après la première technique d’attaque sur le modèle du ippon-gumite
et de préférence en sen-no-sen (réponse simultanée à
l’attaque). Alors à quoi sert le bunkai, si c’est la même chose
que le ippon-gumite ?
- Des quasi-redondances trop
élitistes : « Anticiper » ; « Garder
l’initiative ».
Anticiper, c’est prendre l’initiative ; qui songerait à ne pas la
conserver ? Cependant, ce schéma est un idéal qui se réalise quand
on domine son ou ses adversaires. Travailler en permanence sur la
certitude de sa supériorité est une hérésie qui expose à de sérieuses
désillusions si l’adversaire se révèle trop rapide, trop mobile ou tout
bonnement meilleur que soi. N’oubliez pas qu’un bunkai reste un
exercice codifié, que la réalité est rarement en concordance avec vos
désirs et qu’il est bon de vous entraîner à des situations impossibles
à contrôler immédiatement. Envisagez donc la même séquence en
anticipant, puis en étant momentanément débordé. Par exemple, on peut
passer à l’extérieur de la première attaque, ce qui interrompt un
éventuel enchaînement et permet d’utiliser le reste de la gestuelle
dans une projection ou une immobilisation. On peut également rester sur
l’intérieur et enchaîner plusieurs blocages ou esquives avant de
conclure. Idéalement, la première solution est préférable, mais la
seconde constitue un exercice largement profitable. Dernier reproche,
anticiper c’est travailler en sen-no-sen. Ne serait-ce pas un
peu redondant avec le critère précédent ?
- Des éléments invérifiables :
« Fonctionner sous état de stress » ; « Prédire la
réaction de l’adversaire » ; « Choisir des habiletés
transférables ».
Rien n’est contestable dans ces conseils, toutefois ils ne sont pas
présentés comme conseils mais comme critères de jugement. Or, même le
pratiquant peut s’abuser sur sa capacité à suivre ces consignes ;
alors, que peut donc bien en faire un jury d’examen ?
- Des erreurs monumentales :
« Prévoir d’enchaîner ».
Prévoir c’est mobiliser l’esprit dans une direction définie. Esprit
qui, faut-il le rappeler, fait très difficilement plusieurs choses en
même temps. Si vous prévoyez quelque chose à un instant crucial, votre
esprit n’est plus disponible pour une observation efficace. Si vous
prévoyez d’exécuter un mae-geri, vous aurez beaucoup de mal à
voir survenir le kizami adverse. L’esprit doit être disponible,
donc vide ; c’est un précepte incontournable de tous les vrais
arts martiaux. Mokuso ! De plus, comment un jury
pourrait-il savoir si quelqu’un a prévu une suite au cas où
l’adversaire ne serait pas hors de combat à la fin du bunkai ?
- Des critères discutables :
« Ne pas reposer sur des qualités physiques ».
L’auteur dit lui-même qu’en situation de stress les capacités physiques
diminuent notablement. Il est donc nécessaire de les cultiver y-compris
dans les bunkai pour qu’il en reste suffisamment lors d’une
agression. Certes, il est souhaitable de considérer qu’en cas
d’agression on ne sera pas échauffé, mais certains font l’écart facial
ou un salto à froid ; faut-il leur interdire un coup de pied jodan ?
- Des fausses pistes :
« Envisager une maintenance facile de la réponse ».
L’auteur conseille d’utiliser des gestes simples et instinctifs pour
faciliter l’acquisition, la mémorisation et l’utilisation spontanée du bunkai.
Première objection : les gestes sont ceux du kata. Simples
ou complexes, c’est le kata qui les imposent et leur
application
réaliste et efficace n’est jamais simple sauf si on a atteint un niveau
d’expertise. Deuxième objection : il est aberrant de travailler un
bunkai dans l’optique d’une réponse adaptée et
instantanée à une forme définie d’agression. Sur tel type d’agression,
vous ouvrez le tiroir X, vous sortez le dossier Y dans lequel vous
trouverez la réponse Z. C’est la même erreur que proposent les
pseudo-spécialistes de la self-défense : « Sur une
attaque de couteau comme ceci, vous réagissez comme cela. » D’une
part cela exige autant de réponses qu’il existe de possibilités
d’attaque ; c’est sans doute pourquoi l’auteur conseille d’en
limiter le nombre. Comment ? Mystère ! Et d’autre part ça ne
se passe jamais dans la réalité comme prévu à l’entraînement. Or en
proposant une maintenance, c’est-à-dire la répétition régulière d’une
ou deux applications portant sur une même séquence, l’auteur suggère de
s’engager dans cette voie sans issue.
Pour ma part, je recommande de transformer une séquence de kata
dont vous avez compris la logique en une seule et même sensation
suffisamment malléable pour qu’elle s’adapte à de multiples situations.
Ainsi votre bunkai doit pouvoir s’ajuster à des trajectoires
d’attaque qui varient sensiblement, mais surtout vous devez cultiver la
possibilité d’utiliser le même concept, ou principe directeur,
issu de la gestuelle des kata dans des applications totalement
différentes en
ayant le sentiment de toujours exécuter la même forme fondamentale.
L’objectif est de développer la faculté d’adaptation et non la maîtrise
technique d’un bunkai standardisé. Certes l’examen de grade
exige le bunkai bien rôdé, mais ce ne doit pas être le seul axe
de travail.
- Des points inutiles :
« Équilibrer les applications dans le kata ».
Équilibrer selon quel barème ? La référence Ouzrout :
54 % de saisies ; 16 % de poussées ; 7 % de
coups
de pieds ; 6 % de coups de poing ? Vous avez vu d’où
elle
provenait ; oubliez. Ne construisez pas un bunkai pour
satisfaire des statistiques, mais parce que le kata vous
conduit naturellement à cette application.
Pratiquement tous les critères proposés
par Areski Ouzrout sont inexploitables. Alors, comment évaluer un bunkai
d’examen ?
D’abord en restant humble, car le bunkai est un exercice
codifié
qui tente modestement d’approcher la réalité en utilisant la gestuelle
du kata dans des applications variées. Il montre votre maîtrise
de l’exercice, pas votre réelle efficacité en cas d’agression. Donc,
centrez-vous sur ce qui peut être évalué : la technique,
votre savoir-faire et votre détermination ; rien de plus. Et
procédez de façon similaire à l’évaluation des différentes formes de yakusoku-gumite
en étant attentif aux deux points suivants :
- Les gestes du kata sont-ils
reconnaissables ?
Ou, du moins, la sensation, la logique, le principe directeur
correspondants sont-ils toujours présents ? Pour l’entraînement,
tout est possible, mais en examen de grade il vaut mieux présenter une
forme facilement identifiable.
- Ne commettez-vous pas d’erreur
flagrante ?
Par exemple : offrir des opportunités d’attaque ou de
contre-attaque à votre adversaire
et les négliger ; présenter une forme qui dépasse vos possibilités
techniques ; etc.
L’objectif de cet indispensable travail,
complémentaire des kata, kihon et des différentes
formes de kumite, est de découvrir les concepts et
enseignements dissimulés dans les kata et de les mettre en
pratique dans des situations variées de façon à acquérir
progressivement les qualités d’adaptation qui permettent d’affronter
une agression sévère. Mais, même si vous vous entraînez correctement et
très régulièrement, vos chances de sortir indemne d’une confrontation
violente resteront toujours hypothétiques.
Le seul moyen de juger réellement la compétence martiale d’un budoka
serait d’observer comment il s’adapte de façon efficace à une véritable
agression totalement imprévue. Mission impossible ! Seul un très
bon professeur capable de pénétrer les arcanes du psychisme de son
élève pourrait apprécier sa capacité – probabilité et non
certitude – à répondre efficacement à une situation inédite et
violente. Pourtant, Areski Ouzrout prétend donner des clés pour
évaluer, je cite, « le réalisme et l’efficacité » du bunkai,
ce qui est totalement utopique. N’oublions pas que, dans le triptyque shin-ghi-tai,
shin (l’esprit) est le paramètre le plus important
et pourtant le plus inaccessible au jugement d’autrui. Les situations
de stress intense révèlent des caractères inattendus ; tel
individu discret va se comporter en héros, tel hâbleur va se dégonfler
lamentablement.
Peut-on toutefois parler du réalisme et de l’efficacité d’un bunkai, comme
le fait l’auteur, en se limitant à l’aspect technique ? à l’entraînement, l’étude de
réponses à des agressions codifiées est un passage obligé qui permet de
mettre en place les automatismes évitant des erreurs préjudiciables.
Mais le geste ne doit pas se figer dans une unique perception, car
l’adaptabilité est un impératif martial imposé par l’infinie diversité
des agressions. Cette diversité des attaques implique la diversité des
défenses. Cependant pour ne pas devenir ingérable, nous l’avons vu plus
haut, l’étendue de la gestuelle doit être limitée. Ce qui prime est
l’aptitude à formuler des répliques multiples et variées sur des
attaques tout aussi variées à l’aide d’un même geste, d’une même
séquence gestuelle ou, mieux, d’un même concept : un petit nombre
de techniques pour un nombre illimité d’applications (l’auteur cite
l’exemple du livre de Rick Clark qui présente 75 applications de gedan-barai ;
point de départ intéressant, mais certaines applications sont tirées
par les cheveux). L’intérêt de ce travail ne réside pas dans un bunkai,
mais dans la faculté d’adaptation, qualité primordiale du budoka.
Un geste, une séquence, un concept doivent engendrer de multiples bunkai.
Le nombre de bunkai issus du même modèle est d’ailleurs un bon
révélateur du niveau technique d’un karatéka. C’est donc l’ensemble de
cette recherche qui permet d’approcher un certain réalisme et un espoir
d’efficacité. Un bunkai constitue un tout petit morceau de ce
puzzle et n’est absolument pas caractéristique des qualités martiales
d’un karatéka. Certains critères proposés par Areski Ouzrout pourraient
éventuellement guider la recherche d’un ensemble de bunkai à
partir d’une même séquence de kata ; ils ne peuvent en
aucune manière permettre de juger un bunkai isolé. L’évaluation
d’un bunkai est donc fort simple : les deux critères
évoqués plus haut sont-ils respectés et l’exécution est-elle
correctement maîtrisée ? Un jury ponctuel ne peut rien en
dire de plus. Prétendre donner à un jury les moyens d’apprécier les
vraies qualités martiales d’un budoka au travers d’un unique bunkai
codifié est une vulgaire tromperie. Le bunkai réaliste et
efficace n’existe pas.
Oublions donc pour un temps cette grille
d’évaluation des bunkai, à première vue inexploitable, que
propose l’auteur et plongeons-nous dans ses 28 clés de décryptage qui
doivent conférer la compréhension du kata et la science du bunkai.
Les clés de décryptage
Le bunkai est un exercice
difficile pour de nombreuses personnes qui pratiquent le kata
sans bien voir où il les conduit. Pour les mettre sur la voie, il faut
ouvrir quelques pistes en émettant un certain nombre de suggestions
incitatives. Or, stupeur ! c’est exactement le contraire que
l’auteur propose dans deux de ses trois premières clés sous couvert de
la caution d’un maître, fondateur du Shorei-kan (école de la
courtoisie), Seikichi Toguchi (1917-1998) : il interdit de
s’engager dans certaines directions pourtant riches de potentialités.
Commençons par la clé de décryptage N°3, celle qui me hérisse le
plus :
- « Il n’y a qu’un ennemi et il
est face à vous. »
Les examens fédéraux suivent ce principe. Je peux le comprendre, car
l’organisation ne serait pas tenable avec des exercices mêlant trois ou
quatre karatékas, car bien trop compliqués à mettre en œuvre. Mais les bunkai
ne sont pas réservés à l’obtention des dan. Ils sont un élément
crucial de la progression sur la voie martiale. Pourquoi donc se
limiter à un seul adversaire ? pourquoi est-il toujours
devant ? et pourquoi bannir les armes ?
Areski Ouzrout tente une explication : « Cela ne veut pas
dire que dans une agression on ne peut pas être confronté à plusieurs
assaillants. Bien au contraire. Cependant, même contre plusieurs
agresseurs il n’est possible de s’occuper que d’une personne à la
fois. »
Ce qui est fâcheux, c’est la propension de nombreux délinquants à se
jeter simultanément sur leur victime. Conclusion : pratiquer un
art martial ne servirait à rien dans ce cas fréquent.
L’auteur poursuit dans la même veine : « Si l’adversaire est
derrière, lorsque l’on se retourne face à lui, il n’est donc plus dans
le dos. » On aurait envie de sourire à la lecture de ce truisme si
ce n’était si pathétique. Et puis on voit bien l’avantage quand on a un
adversaire devant et l’autre derrière : quand on se retourne, ce
n’est plus le même qui est devant !
Redevenons sérieux. Pratiquer des exercices qui mobilisent plusieurs
adversaires est un passage obligé de l’art martial qui permet de
développer le sens de l’observation, la science du placement, les
gestes dissociés, les tactiques d’évitement et toutes les stratégies
réellement martiales ; notamment, les transitions entre séquences
où il est nécessaire d’achever une action sur un adversaire alors que
le suivant développe déjà son attaque et, bien sûr, les attaques
simultanées, situations dont la présence est évidente dans les kata.
Une fabuleuse richesse, encore augmentée si on y ajoute l’usage des
armes, qui enthousiasme les vrais budoka. Et qui devrait
motiver les enseignants sérieux.
Oublions cette pseudo-clé (sauf en examen de grade) et passons à la
clef N°2 de la liste de l’auteur.
- « Les techniques exécutées en
avançant impliquent des techniques d’attaque. Celles effectuées en
reculant impliquent des techniques défensives ou des parades. »
Une question Monsieur Ouzrout : Quand je couple défense et
contre-attaque dans un même geste, que dois-je faire ? rester sur
place ?
Et puis dans des kata comme Heian-shodan, à part sur le tetsui-uchi,
on ne recule jamais ; c’est donc un kata d’attaque !
Puisque vous aimez bien les citations, Monsieur Ouzrout, permettez-moi
de citer Gichin Funakoshi : « Karate ni sente nashi »
souvent traduit par : « Il n’y a pas de première attaque en
karaté. » Tout cela est bien confus ; mais sans doute n’ai-je
pas le niveau pour comprendre. Poursuivons l’explorations de vos clés
d’incompréhension.
- « Ne pas se laisser abuser par l’embusen. »
L’embusen est le schéma des déplacements d’un kata. Nous
sommes sur ce point bien d’accord : l’embusen est une
indication pédagogique soulignant des actions se déroulant dans
différentes directions. Nul besoin de le respecter à la lettre dans les
applications. Mais l’auteur revient à son obsession – il n’y a
qu’un ennemi – et propose pour démontrer l’indémontrable un bunkai
avec un seul adversaire. Belle démonstration qui prouve l’impossibilité
de respecter l’embusen dans une application sur un seul
adversaire. Montrez-lui comment vous respectez l’embusen dans
une application avec plusieurs adversaires et vous déclencherez les
foudres du censeur : « un seul adversaire ; et il est
devant vous ! » Monsieur Ouzrout est un philosophe
ordonné ; dans la vie tout est simple, il suffit de régler les
problèmes les uns après les autres même s’ils vous tombent dessus tous
en même temps. Oubliez donc ces divagations. L’embusen peut être
une aide, il ne doit jamais être un obstacle.
- « Chaque mouvement a une
signification et peut être utilisé en combat. »
On reconnaît bien là ce qui est considéré par beaucoup comme un diktat
fédéral malgré l’absence d’une telle consigne dans les règlements de
passage de grade. Les gestes visés sont ceux qui ont ou peuvent avoir
une signification symbolique. Là encore, l’auteur se croit obligé de
justifier l’arbitraire : « Les maîtres qui créèrent les
formes codifiées étaient guidés par un impératif d’efficacité. […]
C’est pourquoi, il n’y a probablement pas de mouvement superflu dans un
kata. » Et plus loin, en conclusion du deuxième livre « En
effet, pourquoi perdre du temps à étudier des mouvements qui ne
fonctionneraient pas dans le feu de l’action ? »
Un kata n’est certainement pas créé pour un usage personnel. Il
est destiné à transmettre des idées martiales et pas seulement des
techniques efficaces comme le soutient l’auteur. Sa première fonction
est donc pédagogique et véhicule tous les éléments qui se rapportent de
près ou de loin à l’art martial (stratégiques, éthiques, philosophiques
ou spirituels) susceptibles d’orienter correctement le karatéka dans sa
pratique. Le symbolisme y a donc toute sa place. Laissons ceux qui
souhaitent profiter de l’enseignement de ces symboles pratiquer ces
mouvements selon leur perception. Toutefois, il n’est pas interdit de
les intégrer dans un bunkai.
- « Le nom des techniques peut
induire en erreur. »
Enfin nous sommes totalement d’accord. « Ainsi une technique de
karaté peut avoir des fonctions diverses. Le même mouvement peut servir
à frapper, dévier, parer, projeter, faire une clé… Il n’y a de limite
que notre imagination. C’est pourquoi il faut s’affranchir de la
terminologie. »
Je n’ai rien à ajouter.
- « Chaque partie d’un mouvement a
son importance. »
Nous sommes encore globalement sur la même ligne : le contact avec
l’adversaire peut s’effectuer en tout point de la trajectoire d’un
geste et, très souvent, l’application ne sera plus en concordance avec
la signification originale du nom de la technique. A contrario, je
n’adhère pas à l’idée qu’une longue trajectoire sert juste à trouver de
la puissance, ce qui en soit invalide l'allégation suivante :
seuls 20 % de la technique seraient utiles. Beaucoup de karatékas
pratiquent de manière étriquée. C’est d’ailleurs un exemple donné par
l’auteur qui exécute gedan-barai sans préparation. Or plus les
gestes s'amplifient, plus on occupe d’espace et plus on maintient
l’adversaire éloigné. De plus, les larges trajectoires offrent une
meilleure protection en permettant un balayage éventuel des attaques
mal perçues ; elles donnent également la possibilité de faire plus
facilement évoluer le geste vers une utilisation différente Sans
oublier un kime plus énergique ce qui n’est pas un aspect
négligeable.
Il faudrait également m’expliquer comment on peut faire cohabiter
« chaque partie d’un mouvement a son importance » et
« seuls 20 % de la technique sont utiles ».
- « Considérer les attaques les
plus courantes. »
Sans exclure les défenses sur des agressions bénignes, je préfère pour
ma part centrer l’entraînement sur les attaques les plus dangereuses.
Cela me paraît être plus conforme à l’idée d’un système de défense
personnelle et plus pertinent pour progresser sur la Voie et pas
seulement sur un aspect technique. Et puis, nous avons déjà vu la
fiabilité qu’il fallait accorder aux statistiques utilisées par
l’auteur. Passons.
Cependant, sous le titre de cette clé de décryptage l’auteur enchaîne
avec des considérations totalement ubuesques. L’assaillant qui enchaîne
plusieurs techniques est pour lui « un mauvais postulat de
départ ». Et en guise de démonstration : « en effet, que
devient l’application si l’adversaire enchaîne autrement ? »
Pourquoi ne s’est-il pas demandé ce que devenait son propre bunkai
si l’assaillant attaquait autrement ? Tout cela n’est pas sérieux.
Primo, l’auteur refuse d’admettre que Tori puisse enchaîner
efficacement. Il condamne donc son lecteur à trouver des bunkai
sur une seule technique d’attaque isolée, ce qui le prive d’un travail
réaliste d’une grande richesse ; d’autant plus qu’il considère
comme attaque une simple saisie et n’envisage même pas l’atemi
qui devrait logiquement suivre. Secundo, l’auteur aurait-il oublié le
début de son livre où il explique que « [le] bunkai est un
exercice académique, théorique… » Il doit donc correspondre à une
situation d’agression définie et non aléatoire.
Suit une assertion non étayée : « Je ne pense pas que les
katas aient été conçus dans l’optique de faire face à plusieurs
attaques simultanées. » Je ne chercherai pas à démontrer le
contraire, mais il m’importe de travailler sur l’hypothèse d’une
agression multiple et simultanée ; or les kata regorgent
de séquences où cette exploration est possible.
- « Ne pas isoler la technique,
considérer celle qui vient avant et celle qui vient après. »
Je pourrais être globalement d’accord, mais un détail me fait
sourciller. « Il faut garder l’esprit ouvert car plusieurs
solutions sont toujours possibles. » Fort bien ! Mais un peu
plus haut : « Il arrive parfois qu’un enchaînement se termine
par une technique de parade. Comme un échange ne peut pas être finalisé
de cette manière,… » Voilà un exemple parfait d’esprit fermé. Il
est vrai qu’Areski Ouzrout n’évoque jamais les composantes
psychologiques, éthiques, spirituelles et philosophiques du kata.
C’est un pur et dur ; soit il est débordé et il s’enfuit, soit il
maîtrise et il achève le travail. L’adversaire qui admet son
infériorité, abandonne son hostilité et à qui on accorde sa grâce n’est
pas une option pour lui.
Cela étant, les bunkai d’un kata peuvent se construire
sur tous les assemblages possibles : techniques juxtaposées ou
distantes, séquences qui se chevauchent ; ils peuvent porter sur
un seul geste, voire une partie d’un geste, un nombre de techniques
variable ou même sur le kata dans son intégralité – travail
intéressant avec plusieurs adversaires mais contraire à la recherche
fondamentale du coup décisif caractéristique du karaté si vous vous
limitez à l’adversaire unique. Vous pouvez enchaîner la même séquence
gestuelle sur plusieurs adversaires successifs en réalisant un bunkai
différent à chaque fois – application intéressante des séquences
de kata où une technique se répète deux ou trois fois. Vous
pouvez les faire fonctionner sur des attaques simultanées ou très
légèrement décalées. Et vous gagnerez beaucoup à dépasser la gestuelle
pour vous attarder sur la logique, les grands principes et les concepts
du kata que vous déclinerez selon votre imagination. Il faut
garder l’esprit ouvert !
N’oubliez pas toutefois les règles coercitives des passages de grade
mais ne vous enfermez pas dans cette seule optique.
- « Le kata démontre les angles
corrects. »
Ce qui est en parfaite contradiction avec le précepte de ne pas se
laisser abuser par l’embusen. Comme l’auteur persiste avec son
unique adversaire de face, il se lance dans une interprétation loufoque
des déplacements.
- « Sortir de l’axe
d’attaque. »
C’est une des premières consignes données aux combattants. Inutile de
ressortir ici toutes les bases du karaté. La seule conséquence de cet
étalage de prescriptions inutiles est de noyer les messages essentiels
dans un salmigondis indigeste.
- « La main qui va en arrière
(hikite) tient quelque chose. »
Cela est trop restrictif. Je préfère suggérer d’attribuer une fonction
supplémentaire au hikite. Ainsi peut-il servir d'ushiro-empi-uchi,
de parade, de luxation, de projection et, bien sûr, de traction.
Cependant, afin d’éviter une accumulation inexploitable on pourrait
formuler de façon synthétique que tout mouvement, ou ensemble de
mouvements, ou partie de mouvement, peut être utilisé à une fin et dans
une optique différentes de sa fonction de base ce qui recoupe la
prescription de ne pas se laisser abuser par le nom de la technique.
- « Utiliser les deux
mains. »
C’est la base du karaté que l’on apprend en faisant hikite dans
tous les uke-waza, tsuki-waza et uchi-waza. Or
on a vu plus haut la possibilité d’utiliser le hikite hors de
sa destination première. Encore un conseil inutile.
- « Il peut y avoir quelqu’un dans
l’espace entre les bras et le corps. »
Il est rare qu’on ne s’en aperçoive pas ! Voir la suite du
commentaire ci-dessous.
- « Envisager différentes
distances de combat. »
Une relecture sérieuse aurait évité des redondances aussi évidentes.
Mais, c’est vrai, la même gestuelle permet souvent des applications à
des distances différentes.
Dans ces lignes, Areski Ouzrout découvre une lacune embarrassante dans
sa pratique martiale : « Le chercheur de bunkai, pour
décoder des passages qui lui semblent obscurs, a besoin d’un éclairage
nouveau. C’est pourquoi il doit donc s’inspirer d’autres styles de
karaté ou des principes d’autres arts martiaux pour éviter de tourner
en rond. »
De nombreux enchaînements techniques des kata correspondent à
des situations de corps à corps, à des saisies, dégagements, luxations,
immobilisations, contrôles ou projections, mais également à des
techniques d’armes, notamment bâton ou sabre. Indiscutablement,
puisqu’elles sont parties intégrantes des kata, elles devraient
se retrouver dans l’enseignement du karaté.
Suggérer aux élèves d’aller chercher les réponses dans un autre art
martial est une absurdité. Autant leur conseiller de s’adonner au
krav-maga qui prétend avoir réponse à tout. Il incombe aux enseignants
de combler ces lacunes au plus vite. Mais en prenant soin de ne pas
intégrer à l’art martial des techniques qui seraient strictement
sportives. Les projections de judo par exemple, sont presque toutes
inexploitables en combat réel. Observez bien les kata ;
les solutions y sont dissimulées.
- « Les positions sont des
techniques. »
Argumentation assez peu convaincante. En fait, ce sont plutôt les
déplacements qui sont le sujet de cette prétendue clé de décryptage et
c’est redondant avec l’utilisation particulière de n’importe quel
mouvement.
- « Les coups de pied sont plus
efficaces au niveau bas. »
C’est faux ; un mawashi-geri dans la tête ou dans les
côtes peut être plus invalidant que la même technique dans la cuisse.
Cependant, pour le plus grand nombre, ils seront plus faciles à
exécuter au niveau gedan, surtout en situation d’agression.
Encore une analyse bâclée qui confond efficacité et facilité. Il est
toutefois judicieux d’inciter à l’utilisation de coups de pied bas,
redoutables quand ils sont bien maîtrisés, car les règles de
compétition toujours envahissantes ont privé de nombreux karatékas de
cette arme. De plus, l’enchaînement pied/poing est plus rapide avec un
coup de pied bas et expose moins certains kyusho.
- « Contrôler la tête. »
Le contrôle est effectif quand les deux mains enserrent la tête. C’est
effectivement intéressant, mais pourquoi se limiter à la tête ?
L’adversaire est dominé quand on contrôle deux points de son corps de
manière à créer un levier. Exemple : un genou appuie sur
l’extérieur de sa jambe, une main pousse sa tête dans la direction
opposée. Comme le préconise l’auteur un peu plus loin, il faut dégager
le principe qui sous-tend la technique. Il a sûrement oublié de se
relire.
- « Frapper sur des points
faibles. »
Les kyusho sont une mine d’or qui devrait être exploitée dès
les premiers apprentissages de l’art martial. Pas seulement en
percussion, mais également en pression, frottement ou pincement. Quant
à la supposition que certains gestes de kata indiquent de viser
un point vital déterminé, elle relève d’un onirisme débridé.
Fondamentalement toutes les techniques doivent porter sur des kyusho.
- « Utiliser toutes les parties du
corps. »
Encore une redondance : si chaque geste peut être employé dans une
application qui diffère de celle suggérée par son nom, il est évident
que les points de contact avec l’adversaire peuvent varier aussi bien
sur soi que sur lui.
- « Une technique récurrente est
une technique importante. »
Et lorsque vous rencontrez une technique originale une seule fois,
est-elle sans importance ? Bien sûr que non ; dans un kata
tout est important et pas seulement les techniques. Mais le discours
d’Areski Ouzrout montre bien sa propension à considérer le kata
comme un simple répertoire de techniques. Encore une clé qui n’ouvre
rien !
- « Immobiliser l’adversaire avant
de frapper. »
L’auteur fait référence à un idéal commun à tous les arts martiaux
japonais mais dont l’origine est à rechercher du côté du ken-jutsu
(art du sabre des samurai), « frapper après avoir
gagné », qu’il ne comprend pas. L’idée consiste à placer
l’adversaire dans une situation où il lui est impossible de contrer
l’éventuelle frappe finale que, parfois on n’accomplira pas si le
vaincu accepte sa défaite. Il ne s’agit pas forcément d’immobilisation,
de saisie ou de corps à corps, mais de toute situation où l’adversaire
sait qu’il ne pourra plus se défendre, car les positions, attitudes ou
armements des protagonistes lui sont beaucoup trop défavorables. C’est
le cas lorsque vous réussissez à le désarmer et à récupérer son arme. À
main nue, cela peut se produire quand vous parvenez à entraver sa
liberté de manœuvre, en l’enfermant dans l’angle de deux murs par
exemple, en vous plaçant dans son dos ou en l’immobilisant, mais
également lorsque son intégrité, physique ou psychologique, est
tellement dégradée qu’il n’est plus en mesure de manifester la moindre
opposition. Il peut aussi se soumettre avant le début de son agression
s’il se sent dominé par la puissance de votre ki.
- « Prendre l’avantage en se
plaçant derrière. »
Voir ci-dessus.
- « Les sauts et les changements
de direction représentent des projections. »
La formulation est trop directive. Il faut suggérer et non imposer. Les
sauts et pivots peuvent servir à projeter mais également à beaucoup
d’autres choses et, entre autres, à sauter ou changer de direction.
Encore une redondance avec « le nom des techniques peut
induire en erreur ».
- « Les positions jambes croisées
et pliées peuvent représenter une rotation du corps ou un coup de pied
aux articulations. »
Areski Ouzrout présente la position kosa-dachi puis nous
explique que ce n’est pas elle qui va être étudiée mais les
déplacements des Tekki qui ressemblent dans une certaine phase à cette
position. Des détours oiseux pour aboutir à une utilisation
particulière des déplacements déjà évoquée dans la clé de décryptage
« chaque partie d’un mouvement a son importance ». L’auteur a
sans doute peur de perdre ses clés (de décryptage) ; il les fait
dupliquer en grande série.
- « S’efforcer de comprendre sur
quel principe s’appuie la technique. »
Comme je l’ai souligné plus haut c’est ce que devrait envisager
l’auteur qui profite de ce chapitre pour nous livrer une leçon de
grammaire : passionnant !
Cependant cette consigne est essentielle et je vais m’y attarder.
Construire un bunkai à partir d’un ou plusieurs gestes d’un kata
est une étape qui permet l’acquisition de diverses aptitudes martiales.
On ne saurait en faire l’économie. En produire des dizaines avec la
même gestuelle serait ridicule et improductif, leur nombre devenant
rapidement vertigineux. D’autre part, plus un bunkai est long,
plus la probabilité de pouvoir l’appliquer en combat réel diminue. On
voit mal, en effet, comment un grand nombre de longs bunkai
sans lien logique pourrait conférer l’adaptabilité instinctive
nécessaire à la maîtrise du combat. Les gestes du kata, après
les premiers apprentissages de bunkai, n’ont finalement guère
d’importance – ils sont travaillés en kihon et yakusoku-gumite – ;
ce qui compte réellement, ce sont les concepts (ou principes) qui les
sous-tendent et ceux qui les dirigent (techniques, tactiques,
statégiques, pédagogiques, éthiques, philosophiques et
psychologiques) dont le nombre est limité, donc parfaitement
exploitable.
Entre la fin du 19e siècle et le début du 20e, de
nombreux gestes des kata ont été modifiés, standardisés,
édulcorés et sont devenus moins explicites, surtout sous l’impulsion
d’Itosu pour l’ensemble du Shorin-ryu, puis au sein du style Shotokan
par la suite. Cela a rendu la gestuelle apparemment plus difficile à
décrypter, mais ce fut, à mon sens, l’instauration d’une aide
précieuse, car ils mirent en exergue les principes et non les exemples.
À propos des principes ou concepts, on pourra relire l'article « pédagogie ».
- « Le kata et le combat sont
différents. »
Je ne vois absolument pas le bénéfice que l’on peut espérer de cette
clé dite de compréhension. Mais il faut bien écrire quelque chose pour
remplir 500 pages. Dans cette page d’élucubrations, j’ai trouvé deux
perles :
- « Le kata […] contient des symboles. »
Une centaine de pages plus tôt, il n’y avait pas de gestes superflus
donc pas de symboles.
- « Le kata est un outil qui pourrait à
l’extrême limite ne plus être utilisé une fois que le pratiquant a
atteint un niveau supérieur. » On se demande bien pourquoi les
vieux maîtres se consacrent presque en exclusivité à la pratique des kata.
- « Il y a plusieurs applications
efficaces pour chaque mouvement. »
Ne ressentez-vous pas, comme moi, une certaine ressemblance à du déjà
dit ?
- « Il y a toujours une exception
à la règle. »
Sauf que, par définition, il n’y a pas de règle. Le bunkai est
une application martiale et libre d’un kata ou d’une séquence
de kata, inscrite dans le cadre d’une agression qui ne respecte
aucune règle. L’essentiel du bunkai réside dans la maîtrise
dont fait preuve le karatéka. Un bon bunkai pour l’un sera jugé
médiocre par un autre. Il n’existe pas de bunkai parfait. La
perfection serait d’arrêter le conflit avant que l’attaque ne se
produise (Cf. les combats de ki).
Quel bilan tirer de ce laïus ?
Chacun s’en fera sa propre idée, mais je doute de l’efficacité
pédagogique de ce discours. Trois ou quatre conseils sont judicieux,
mais ils sont noyés dans des redondances et du remplissage. Certaines
clés vont même à l’encontre de l’indispensable ouverture d’esprit
nécessaire à l’idée d’un art du bunkai. J’aurais envie
d’intituler tout cela « comment gâcher une bonne idée ».
Cependant l’auteur n’a pas fini de nous torturer, car nous n’en sommes
même pas à la moitié de l’ouvrage. En effet, la suite est encore une
bonne idée saccagée.
Si le kata est la théorie, le bunkai
est une mise en pratique qui reste relativement conventionnelle. Pour
rendre le bunkai opérationnel, l’auteur propose de faire
évoluer la forme vers le combat réel.
Suivons donc l’auteur dans l’exposé de cette démarche.
D’abord, Areski Ouzrout recopie son cours du diplôme d’état sur l’acte
moteur ; ça ne sert à rien, mais ça fait sérieux. Ensuite, il nous
explique le contenu des différents yakusoku-gumite
conventionnels et la manière d’enrichir les attaques avec des
crochets, uppercuts, coups de pied de footballeur, et les défenses
grâce aux bunkai. Comme il a conseillé de ne pas s’enfermer
dans les règles de passage de grade, il prend pour exemple les
techniques d’attaque du kihon-ippon-gumite exigé pour l’examen
du 1er dan. Mais nous commençons à nous
habituer à son absence de logique. Les réponses sont des bunkai
de son cru issus des Heian, Tekki, Bassai, Unsu, Jion, Wankan et
Gangaku.
Ces bunkai sont globalement corrects, mais, car il y a un
énorme MAIS, j’ai vainement cherché à quel critère il fallait rattacher
la découverte de chacun d’entre eux. On attend, en effet, la
démonstration de l’efficacité des clés de décryptage des kata
pour créer des bunkai puisque c’est l’objectif affiché de cet
ouvrage. Nenni, aucune corrélation n’est opérée. Autrement dit ces
critères sont d’une telle inefficacité que même l’auteur est incapable
d’en tirer la moindre lumière.
À moins que cette démonstration ne soit réservée à la deuxième partie
de ce livre.
Étude de cas : le kata
Kanku-dai
Après présentation du kata,
Areski Ouzrout nous démontre que Kanku est un vrai kata
d’autodéfense puisqu’il va nous présenter des bunkai qui
collent parfaitement aux statistiques fantaisistes dont il nous a
gentiment gratifiés au début de son ouvrage.
Peu importe ces arguties, ce kata mérite toute notre attention.
Surviennent alors des instructions pour
la compréhension du kata qui seraient celles que donnait Gichin
Funakoshi. Elles sont tirées du livre « Hidden karate »
publié par Gennosuke Higaki, élève de Shozan Kubota, lui-même disciple
de Funakoshi.
Un vrai magicien, Areski Ouzrout. Au début de son livre, ce mode
d’emploi est irrémédiablement perdu et voilà qu’il nous le sort de son
chapeau !
Alors, ces directives ; perdues ou pas ?
J’ai émis, au début de cet article, de sérieux doutes sur l’existence
d’instructions attachées à chaque kata qui seraient des clés
pour le comprendre et élaborer de multiples applications. Que valent
les instructions, prétendument attribuées à Funakoshi, présentées
aujourd’hui par l’auteur ?
D’abord, on peut s’interroger sur la fiabilité de la chaîne de
transmission. Entre Funakoshi et Ouzrout, s’insèrent deux
intermédiaires et beaucoup de temps qui a l’art d’éroder les souvenirs.
Ensuite, en s’installant sur l’île principale du Japon, Gichin
Funakoshi a éliminé les aspects martiaux de son enseignement. De fait,
ces consignes ne sont pas très guerrières. Or c’est le côté martial des
kata et des bunkai qui est l’objet de cet
ouvrage. L’auteur a sans doute perçu ces faiblesses et a préféré ne pas
construire toute son argumentation sur cette base. C’est certainement
la raison qui l’a poussé à nous les présenter dans la deuxième partie
du livre.
La lecture de ces instructions me conforte dans cette analyse.
Tout d’abord elles sont dans l’ensemble assez banales et ne méritent
pas de s’extasier. Ensuite elles sont données pour des séquences
précises et non pour l’ensemble du kata. Ainsi la consigne
« il n’y a qu’un adversaire et il est devant » concerne les
mouvements 25 à 38, 50 à 64 et 78 à 82. Conclusion : elle ne
concerne pas les autres séquences où on peut penser qu’on est en
présence de plusieurs adversaires. D’autre part, on y trouve des
mouvements tels que manji-uke souvent interprété comme un
double blocage sur des attaques simultanées diamétralement opposées.
Cette directive permet d’éviter cette utopie, mais les bons professeurs
n’en ont jamais eu besoin pour formuler des conseils logiques.
« Les changements de direction sont des projections »
s’applique uniquement aux mouvements 54 à 64 et 78 à 82. Cette consigne
n’a donc pas le caractère permanent de celle d’Areski Ouzrout dans ses
clés de décryptage. « Immobiliser l’adversaire avant de
frapper » affectée aux mouvements 25 à 44, 50 à 53 et 71 à 77 ne
sera pas une grande découverte pour la plupart des enseignants sérieux,
car elle est donnée sur des mouvements des deux bras qui incitent
clairement à une saisie ou à des frappes du coude dans la main qui
évoquent sans ambiguïté la prise en étau de l’adversaire. La consigne
« il n’y a pas de technique qui se termine par une parade »
conduit à utiliser un blocage (shuto-uke) dans une autre
application ; rien de bien difficile à découvrir soi-même.
Ces instructions concernent plutôt le bunkai originel et non le
concept oyo. Elles restent donc très basiques et n’aideront
personne à construire des bunkai variés.
On voit donc bien ce qu’il faut penser de la prétendue disparition des
clés d’interprétation des kata qui auraient dramatiquement
compromis l’enseignement martial et auraient nécessité le laborieux
travail que nous présente aujourd’hui Areski Ouzrout.
L’enrichissement du jyu-ippon-gumite avec des bunkai
n’a pas permis à l’auteur d’étayer la pertinence de ses critères de
décryptage pour générer des bunkai. Voyons ce qu’il en est pour
la production des bunkai de Kanku-dai.
L’auteur présente 59 bunkai.
Pris individuellement, la plupart d’entre eux ne sont guère
critiquables ; quelques-uns ne m’ont pas séduit, mais cela
n’engage que moi. En revanche, considérés dans leur ensemble, en dépit
de la prétention de l’auteur, ils manquent totalement de réalisme,
puisqu’à aucun moment il envisage une victoire qui ne serait pas
acquise dès le premier geste de l’adversaire. Très fort, Monsieur
Ouzrout ! Car, comme il fallait s’y attendre à la lecture de ses
clés de décryptage, tous sont dans la forme jyu-ippon-gumite,
soit sur une seule technique d’attaque.
Ce schéma constitue l’issue idéale d’un combat mais n’est pas du tout
représentatif des évolutions possibles d’une véritable confrontation
pour la survie où, même sérieusement blessé, l’adversaire va réagir
furieusement. De plus, des saisies qui s’arrêtent à ce stade, sans atemi
à leur suite, ne sont pas bien méchantes et ne devraient guère
perturber un artiste martial. Pourtant, Areski Ouzrout paraît
sérieusement perturbé quand, sur de simples saisies, il finit en
brisant les cervicales de son adversaire. Sur la planète où il vit, la
légitime défense n’est visiblement pas encadrée par une loi bien
stricte. Dans un cours où on commet une erreur, on peut la rectifier,
mais dans un livre qui sera lu et relu, il est interdit de commettre de
telles bévues. Passons sur les erreurs ponctuelles et les analyses
superficielles.
Là où le bât blesse vraiment, c’est que trois bunkai seulement
sur un total de cinquante-neuf sont reliés explicitement aux critères
de compréhension. Cet ouvrage ambitionnait d’aider le lecteur à
inventer des bunkai originaux grâce à des consignes bien
choisies. La logique exigeait de démontrer que l’utilisation de ces
recommandations conduisait facilement à la création d’un bunkai.
Or l’auteur n’est même pas en mesure de dire comment il a élaboré ses bunkai
et à quel moment ses fameuses clés de décryptage lui ont été d’une
quelconque utilité. C’est donc un fiasco complet ; mais cela
s’explique car, comme on l’a constaté plus haut, ces clés sont
construites en dépit du bon sens. À quoi, dans ces conditions,
auraient-elles bien pu servir ?
Monsieur Ouzrout est capable d’élaborer des bunkai, cela ne
fait aucun doute, mais ses qualités pédagogiques sont faibles pour ne
pas dire plus ; c’est dommage pour un responsable de la formation.
Comme on pouvait s’y attendre, tous ces bunkai
sont strictement techniques ; de stratégie, il n’en a
qu’une : « finir le combat rapidement ». Pas l’ombre
d’un concept correctement formulé et réutilisé judicieusement. Pas
d’approche psychologique du combat, pourtant un aspect crucial des
confrontations violentes. Évidemment pas de considérations éthiques,
spirituelles ou philosophiques. Areski Ouzrout est un technicien
« besogneux » dixit Jean-Louis Morel dans son interview
figurant en préface ; de fait, son art du bunkai n’a rien
d’artistique.
Quant à ses critères d’évaluation dont on a vu l’indigence au début de
ce livre, ils ont visiblement été taillés sur mesure pour permettre
d’accorder les meilleurs scores envisageables à ses 59 bunkai.
Je n’ose qualifier le procédé ; chacun se forgera sa propre
opinion.
Mon enthousiasme en découvrant le thème de cet ouvrage a donc été
copieusement douché. Areski Ouzrout était sûrement trop pressé de
livrer ses cogitations à la vindicte publique. Gageons que c’était un
coup d’essai et qu’une nouvelle édition revue et corrigée, enfin
constructive et pédagogique, verra le jour d’ici quelques années.
Un beau livre donc, mais loin d’être indispensable et, osons le dire,
plutôt nocif.
En conclusion
Le karate-do est un art dont le
support technique est le karaté. Comme tous les arts, il s’exprime en
fonction de la voie choisie par l’artiste. Ce peut être de l’art pur,
l’art pour l’art, mais le plus souvent il lui est attribué une fonction
sociale, par exemple éducative, récréative, sportive, martiale, etc.
Dans tous les cas, pour mériter le nom d’art, il doit être créatif, ce
qui ne s’observe pas dans beaucoup de dojos. De nombreux instructeurs
prétendent pratiquer un art martial, mais le contenu de leurs cours est
très souvent purement sportif et l’adjectif martial un simple décorum
qui ne peut qu’abuser les néophytes et créer des malentendus.
Finalement, le karaté est parfois martial, de temps en temps un art
mais rarement un art martial.
Un véritable art martial doit conférer une bonne condition
physique, la sérénité liée à une technique qui permette d’assurer sa
sécurité, la satisfaction sensorielle et intellectuelle procurée par
une expression réellement créative, une maîtrise des émotions
handicapantes et sur un plan spirituel, il doit élever au-dessus des
contingences qui accablent le commun des mortels. Cependant, malgré
cette immense richesse, comment savoir si lors d’une confrontation
violente on sera capable de fournir instantanément une réponse juste,
élégante et efficace ?
Dans certains arts, la création est un processus à étapes. En musique
par exemple, une symphonie peut paraître géniale à la lecture de la
partition, mais c’est lors de sa création par l’orchestre qu’elle
pourra être appréciée dans toute sa splendeur. D’ailleurs une
merveilleuse composition peut être sabordée par une exécution
défectueuse, mais jamais une partition médiocre ne deviendra un
chef-d’œuvre. Le jugement de valeur s’effectue relativement aux
différentes étapes de la création.
L’art martial est encore plus délicat à apprécier, car l’étape finale,
celle du combat pour la survie, n’aura certainement jamais lieu, ou, si
elle survient, rien ne garantit que la chance n’aura pas aidé et que
l’exploit pourra être renouvelé. Cependant, comme dans l’exemple de la
musique, chaque étape conduisant à cet éventuel exploit doit
s’approcher de l’excellence, faute de quoi la désillusion est assurée.
Ainsi, kata, bunkai, et kumite, parties d’un
tout fondamentalement indissociable, doivent-ils être travaillés
jusqu’à la perfection technique et c’est celle-ci, et uniquement
celle-ci, qu’un jury d’examen pourra évaluer. Mais ce n’est pas assez
pour espérer se sortir élégamment et sereinement de l’épreuve ultime.
Pour côtoyer ce Graal, techniques, tactiques et stratégies ne doivent
pas être figées, mais suffisamment malléables pour s’adapter
instantanément à n’importe quelle situation inédite. Les considérations
spirituelles, philosophiques et éthiques guideront une réflexion
approfondie sur la finalité de l’art martial et permettront de
construire des stratégies, tactiques et techniques efficaces et
innovantes, en harmonie avec l’humanisme qui devrait guider tout
individu animé d’une conscience. Cette démarche nécessite de
l’intelligence, de la logique, de l’imagination, beaucoup de temps et
énormément de sueur abandonnée au dojo.
Citons une dernière fois Gichin Funakoshi : « Connais
l’ennemi, connais-toi toi-même, et dans cent combats tu ne seras jamais
mis en péril.
Si tu ignores tout de l’ennemi mais te connais toi-même, tu as autant
de chances de perdre que de vaincre.
Si tu ignores tout de l’ennemi et de toi-même, tu seras en péril dans
chaque combat.
Vaincre cent fois au cours de cent combats n’est pas la preuve d’une
grande habileté ; celle-ci réside plutôt dans le fait de soumettre
l’adversaire sans avoir à combattre. »
(Miyamoto Musashi, célèbre maître de sabre du 17e siècle
disait déjà la
même chose dans des termes semblables.)
Vaste programme qu’il faut entreprendre sans tarder mais qui ne sera
certainement jamais achevé.
L’incertitude qui planera donc toujours sur sa capacité à surmonter
l’épreuve ultime impose l’humilité, mais les étapes qui jalonnent la
préparation martiale nécessitent la perfection. Faire cohabiter
élégamment la perfection et l’humilité, voilà l’art.
Sakura Sensei
(*) Areski Ouzrout a francisé le mot kata
et lui fait prendre la marque du pluriel. Dans ses citations ce mot
n'est donc pas en italique.
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